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Article pp.577-587 du Vol.23 n°5-6 (2003)

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Texte intégral

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© Lavoisier – La photocopie non autorisée est un délit

L’ALIMENTATION ET LA VIE

Justus Liebig et les extraits de viande

H. This1, G. Bram2

ABSTRACT

After settling in Munich, the German chemist Justus Liebig tried to apply organic chemistry to agriculture and to human food. His meat extracts were commercial successes, but his theories, that are still influential today, were wrong.

RÉSUMÉ

Après s’être installé à Munich, le chimiste allemand Justus Liebig tenta d’appliquer les résultats de la chimie organique à l’agriculture et à l’alimen- tation humaine. Ses extraits de viande eurent beaucoup de succès, mais les idées qui présidaient à leur confection n’étaient pas originales. Ses théories culinaires eurent une influence durable, mais elles sont dépassées.

1. Groupe INRA de gastronomie moléculaire, Laboratoire de chimie des interactions moléculaires, Collège de France, Place Marcellin-Berthelot, F-75005 Paris, France (herve.this@college-de-france.fr).

2. Professeur émerite, GHDSO, Université Paris-Sud, 17, rue de Paris, F-91400 Orsay, France (geor- ges.bram@wanadoo.fr).

Dans chaque numéro, cette rubrique met en avant un article traitant d’un des aspects de la nutrition, du rôle des technologies agroalimentaires sur la qualité des aliments jusqu’à la

« cuisine », en passant par les problèmes nutritionnels, la toxicologie alimentaire, et plus générale- ment les conséquences sur la santé des pratiques alimentaires. Les articles retenus sont soit des travaux de synthèse de haut niveau faisant le point sur une question, soit des publications origina- les rendant compte de travaux de recherche appliquée récents apportant un regard nouveau.

La Société scientifique d’hygiène alimentaire (SSHA), société savante créée en 1904 pour contri- buer à la diffusion des connaissances en nutrition et sécurité sanitaire, est aujourd’hui formée de deux départements : l’Institut supérieur de l’alimentation (ISA) développe des actions de formation, d’information et de conseil ; l’Institut supérieur d’hygiène alimentaire (ISHA) propose un catalogue complet d’analyses (composants nutritionnels, contaminants, analyse sensorielle, microbiologie…).

Les propositions d’articles, remarques et suggestions peuvent être envoyées à : Claude Bourgeois

SSHA

Rue du Chemin Blanc, BP 138, Champlan F-91163 Longjumeau cedex Tél. : + 33 (0)1 69 79 31 50

Fax : + 33 (0)1 64 48 82 49 http://www.ssha.asso.fr cbourgeois@ssha.asso.fr

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Célèbre dans le monde de la chimie pour ses remarquables travaux de chi- mie organique et pour ses équipements de laboratoire innovants, notamment en analyse, Justus Liebig (1803-1873) est surtout connu du public pour ses extraits de viande. Il a raconté (Liebig, 1865) qu’il avait appris le français grâce à l’épouse d’un cuisinier, dans les cuisines du duc de Hesse-Darmstadt, et que c’était là qu’il avait été initié aux mystères de la cuisine.

Liebig fit l’essentiel de son travail de chimie organique à Giessen, où il forma de nombreux chimistes, venus du monde entier. Puis il se retira avec quelques étudiants et assistants choisis à Munich, où il s’était fait construire un labora- toire sur mesure. Là, il se livra à des travaux d’écriture et d’application de la chi- mie organique : en agronomie, en alimentation humaine, en physiologie…

Ayant commencé sa remarquable carrière de chimiste par l’analyse élémen- taire de diverses fractions animales ou végétales (masse de carbone, d’hydro- gène, d’oxygène…), il utilisa ces résultats pour comprendre la croissance des végétaux, la respiration, et, plus généralement, la physiologie animale et végé- tale (Brock, 1993). Notamment il pensait que les nutriments essentiels n’étaient pas dans les fibres musculaires, mais dans des fluides qui étaient perdus durant la cuisson. Il proposa d’éviter ces pertes en « cautérisant » la surface des viandes, de sorte que l’ « albumine » (Liebig utilisait ce mot pour décrire la partie de la viande qui forme une écume, lors de la confection d’un bouillon de viande) coagule et prévienne la perte des jus.

Ici, nous verrons comment Liebig est arrivé à cette théorie dépassée, dont l’influence subsiste aujourd’hui dans le monde culinaire... peut-être parce qu’elle n’est pas un produit de la science, mais la suite d’une longue tradition culinaire.

De la science à la cuisine : un grand écart

En 1847, Liebig publia un article important, Über die Bestandteile der Flüssig- keiten des Fleisches (« Des ingrédients des jus de viande ») (LIEBIG, 1847), qui fut rapidement traduit en anglais et en français (dans les Annales de chimie et de physique) (LIEBIG, 1848). Cet article est composé de deux parties : la première présente des résultats, obtenus par Liebig et par d’autres chimistes de son temps, d’analyse chimique des tissus animaux et végétaux ; la seconde partie considère les applications possibles de ces découvertes à la science des ali- ments.

Cherchant à comprendre les « principes de la viande », Liebig montre comment le chimiste suédois Jöns Jacob Berzelius (1779-1848), qu’il admirait et respectait, avait établi l’existence de l’acide lactique (CH3-CHO-COOH), qui semblait responsable du changement de couleur du papier tournesol appliqué aux viandes. Puis Liebig considère la créatine (figure 1), découverte en 1835 par Michel-Eugène Chevreul (1786-1889)1 et qu’il considérait comme un principe important des bouillons de viande. Louis-Jacques Thenard (1777-1857) avait été le premier à préparer un extrait de viande dans l’éthanol (THENARD, 1827 ;

1. La créatine est présente dans les viande en concentrations comprises entre 0,3 et 0,6 %, et la créatinine en concentrations comprises entre 0,02 et 0,04 %. Dans les muscles des animaux vivants, 50 à 80 % de la créatine est phosphorylée en créatine phosphate (BELITZ et GROSCH, 1999).

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THENARD 1836) ; il avait obtenu ce qu’il avait nommé l’« osmazôme », une subs- tance odorante qui fut célèbre dès 1825 grâce au gastronome Jean-Anthelme Brillat-Savarin (BRILLAT-SAVARIN, 1825). À l’époque, l’osmazôme semblait être un composé défini, responsable de l’odeur de la viande. Chevreul, en revanche, avait obtenu un composé différent quand il avait traité par l’éthanol les résidus de l’évaporation du bouillon de viande dans le vide.

Figure 1

La créatine, découverte en 1835 par Michel-Eugène Chevreul.

Dans son article de 1847, Liebig présente sa propre méthode d’extraction de ce « composé ». Il montre aussi que la créatine peut être purifiée par cristalli- sation, et il indique que les acides forts la transforment en créatinine (acide méthylguanidylacétique), qu’il pensait être une amide de la caféine. En 1844, Max Josef von Pettenkofer (1818-1901) (PETTENKOFFER, 1844) avait découvert la créatine et la créatinine dans les urines. Liebig trouva aussi la créatinine dans la viande. Il détermina ses propriétés (teneur en eau de cristallisation, composition élémentaire, formule de la créatinine cristallisée). En faisant bouillir de la créa- tine avec de la créatinine, il obtint une nouvelle base qu’il nomma sarcosine (méthylglycine) et de l’acide inosinique. Il confirma que l’acidité des jus de viande était due à l’acide lactique.

Avec ses observations de 1847 sur les composés azotés de la viande, Liebig ne faisait guère plus que Chevreul, mais il montra aussi que les jus de viande contiennent des sels alcalins, tels les phosphates de sodium et de potassium.

C’est de cette dernière observation, surtout, qu’il tira sa théorie nutritionnelle.

Il se fonda sur une longue série d’études effectuées par des cuisiniers fran- çais (L’ALBERT MODERNE, 1770) et aussi par des chimistes français (LEMERY, 1656 ; GLASER, 1676 ; BAUMÉ, 1773) qui avaient étudié les tablettes préparées à partir de bouillon de viande. On pensait que ces tablettes, dissoutes dans l’eau, avaient une valeur nutritive. Par exemple, ANTOINE BAUMÉ (1728-1804) écrivit à leur sujet : « On achève de sécher [les tablettes] au bain-marie, ou dans une étuve, jusqu’à ce qu’elles soient parfaitement sèches et cassantes : alors on les

HN

HN H O N

créatine

créatine phosphate

+ ATP HN + ADP

NH

créatinine

N N

NH2 PO3H2

CH2

CH3 CH3

CH3

COOH CH2 COOH

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enferme dans des bouteilles de verre qu’on bouche exactement avec du liège.

Ces tablettes peuvent se conserver quatre ou cinq années en bon état, pourvu qu’elles soient enfermées bien sèchement, comme nous venons de le dire. On peut, si l’on veut, faire entrer dans leur composition des volailles, des racines légumineuses, et des aromates, comme quelques clous de girofle, ou de la can- nelle. La plupart des tablettes de viande que l’on débite sont faites avec de la gelée de corne de cerf préparée sans sucre ; elles peuvent être aussi nourris- santes que celles de viandes, mais elles sont moins agréables au goût » (BAUMÉ, 1773).

Notons ici une indication gratuite, sur l’intérêt nutritif : il était alors bien diffi- cile de savoir si les tablettes, qui étaient utilisées en dilution dans l’eau, étaient plus ou moins nourrissantes quand elles comportaient de la corne de cerf.

Après bien des études sur l’intérêt nutritif des divers extraits de viande, une commission de l’Académie des sciences dirigée par François Magendie (1783- 1855) observa en 1841 que des chiens qui en sont nourris dépérissent et finis- sent par mourir : il semblait donc que la gélatine présente dans ces tablettes n’était pas nutritive. Quand s’imposa l’analyse élémentaire des composés orga- niques, on crut que la « faible vertu nutritive » de la gélatine était due à sa com- position élémentaire : la gélatine contient plus d’azote et moins de carbone que d’autres protéines (on disait « albumines ») de la chair.

Liebig ayant étudié les sels minéraux et les ayant retrouvés en grand nombre dans le bouillon de viande, lequel était prisé pour ses vertus nutritives, en con- clut que la gélatine ne sert pas à l’édification des chairs, et qu’il fallait manger la viande avec ses jus, parce que les composés inorganiques étaient des nutri- ments essentiels pour la formation de la chair. Sa théorie fut nommée « théorie minérale ».

Une lecture moderne de l’article de Liebig

Avant de voir comment l’article de 1847 fut à l’origine d’un développement commercial, examinons sa seconde partie (l’application des données de la pre- mière partie), en utilisant des données modernes de physiologie et de biochimie animales. La viande est composée de longues cellules, ou fibres musculaires, entourées et réunies par du collagène. Les fibres musculaires contiennent de nombreux composés, organiques ou minéraux, mais elles sont surtout riches en eau et en protéines, telles l’actine et la myosine (BELITZ et GROSCH, 1999).

Quand on cuit de la viande dans de l’eau pendant quelques heures, le tissu col- lagénique est désorganisé, et ses molécules se dissolvent lentement dans l’eau.

Simultanément, les dépôts de graisse fondent, diverses molécules intracellulai- res ou extracellulaires se dissolvent, et des échanges de masse ont lieu entre l’intérieur et l’extérieur des fibres, surtout quand ces dernières sont coupées.

La partie de l’article qui applique les résultats de chimie à la transformation des aliments est intitulée « Résultats généraux ». Elle commence par : « Il résulte des recherches précédentes que la chair musculaire subit, par la cuis- son, un changement essentiel dans sa composition. ». De façon très étonnante, le « Il résulte » est exagéré, car ce ne sont pas les découvertes chimiques qui montrent que la composition de la chair change à la cuisson : n’importe quel cuisinier sait que la composition de la chair change à la cuisson et que si le bouillon se teinte, quand on cuit de la viande dans l’eau, c’est que la chair a perdu « quelque chose » qui s’est dissout dans l’eau (en 1783, Antoine-Laurent

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de Lavoisier avait même pensé à mesurer la densité des bouillons afin de savoir combien la chair perdait) (LAVOISIER, 1783).

Plus loin, quand Liebig écrit « De la quantité d’eau et de la durée d’ébullition dépend la séparation plus ou moins parfaite des principes solubles », il ne donne aucun argument à l’appui de cette idée, que l’on sait aujourd’hui partiel- lement juste (DUMONT, 1981). Toutefois Liebig ne pouvait qu’observer la résul- tante de nombreux phénomènes simultanés. Aujourd’hui on connaît les températures de transition suivantes (GIRARD, 1990) : à 40 °C, les protéines commencent à se dénaturer, et la viande perd sa transparence ; à 50 °C, les fibres de collagène commencent à se contracter (OBUZ et DIKEMAN, 2003) ; à 55 °C, la partie fibrillaire de la myosine coagule ; à 55 °C, le collagène commence à se dissoudre ; à 66 °C, les protéines sarcoplasmiques, le colla- gène, la partie globulaire de la myosine coagulent ; à 70 °C, la myoglobine ne fixe plus l’oxygène, et l’intérieur de la viande devient rose ; à 79 °C, l’actine coa- gule ; à 80 °C, les parois cellulaires sont rompues, et la viande devient grise ; à 100 °C, l’eau est évaporée.

Quand Liebig écrit ensuite « La chair hachée cède à l’eau froide toute son albumine », il énonce une tautologie, car il dénommait précisément « albumine » ce qu’il récupérait dans l’eau froide (l’usage moderne s’est fixé sur des protéi- nes solubles dans l’eau ; c’est ainsi que l’on parle d’ovalbumine, pour une des protéines du blanc d’œuf, ou de sérum albumine bovine, pour une protéine pré- sente dans le sang des bovins). Récupère-t-on « toute » l’albumine de la viande ? La question n’a pas de sens, pour la chimie moderne, car cette albu- mine du XIXe siècle n’est pas plus définie que l’osmazôme précédemment évo- qué.

Vient ensuite la phrase : « La fibre musculaire est partout entourée d’un liquide albumineux qui constitue les propriétés de la chair ; si on enlève ce liquide par des lavages à l’eau, il reste une fibre qui est la même pour tous les animaux. Bouillie avec de l’eau, cette fibre durcit et devient cornée, et cela d’autant plus que la cuisson a été plus prolongée ».

Une telle phrase gagne à être comparée à la description donnée par le cuisi- nier français Marie Antoine Carême (1783-1833), qui, également en 1847, publie son Art de la cuisine française au XIXe siècle (CARÊME, 1847) : « Dans le ménage de l’artisan, le pot-au-feu est sa nourriture la plus substancielle […]. C’est la femme qui soigne la marmite nutritive, et sans avoir la moindre notion de chimie ; elle a simplement appris de sa mère la manière de soigner le pot-au- feu. D’abord, elle dépose la viande dans une marmite de terre, en y joignant l’eau nécessaire (pour trois livres de bœuf deux litres d’eau) ; puis elle la place au coin de son feu, et, sans s’en douter, elle va faire une action toute chimique.

Sa marmite s’échauffe lentement, la chaleur de l’eau s’élève graduellement, et dilate du bœuf les fibres musculaires en dissolvant la matière gélatineuse qui y est interposée. Par ce moyen de chaleur tempérée, le pot-au-feu s’écume doucement ; l’osmazôme, qui est la partie la plus savoureuse de la viande, se dissolvant peu à peu, donne de l’onction au bouillon, et l’albumine, qui est la partie des muscles qui produit l’écume, se dilate aisément, et monte à la sur- face de la marmite en écume légère ». Écrivant la même année, le chimiste et le cuisinier diffèrent pourtant sur le collagène, qui est mieux décrit par Carême que par Liebig : le tissu collagénique n’est pas un « liquide », mais une matière.

L’ « albumine » prend ici une définition différente, également.

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Reste cette « fibre » qui subsiste quand on lave à l’eau de la viande hachée : elle est notamment formée du tissu collagénique et de protéines variées qui ont coagulé, mais, contrairement à ce que pense Liebig, elle évolue au cours de la cuisson prolongée dans l’eau, puisque nous avons vu que le collagène se dis- sout lentement dans l’eau chaude (DUMONT, 1981).

Vient ensuite le passage crucial de l’article de Liebig : « L’influence de l’eau chaude sur la qualité du bouilli et du bouillon s’explique maintenant sans diffi- culté. Pour obtenir la viande la plus succulente, il faut plonger la chair dans l’eau bouillante et maintenir l’ébullition pendant quelques minutes, ajouter ensuite l’eau froide en quantité suffisante pour abaisser la température à 74 degrés ou à 70 degrés et entretenir cette température pendant plusieurs heures. En plongeant la chair dans l’eau bouillante, l’albumine se coagule à la surface et constitue une enveloppe qui s’oppose dès lors à la pénétration de l’eau sans empêcher la chaleur de se propager peu à peu et de faire passer l’albumine de l’état cru à l’état de cuisson : la viande reste aussi savoureuse et aussi succulente que le rôti : car, dans ces circonstances, les principes sapides de la viande sont en majeure partie retenus. »

Observons que si la viande rouge blanchit effectivement d’un coup quand elle est plongée dans l’eau bouillante, il n’est pas démontré que cette

« enveloppe » de protéines coagulées s’oppose aux échanges entre la viande et l’eau, et que les principes sapides de la viande sont en majeure partie retenus.

Il est troublant que la Physiologie du goût, écrite plus de 20 ans avant Liebig et le rapport de la Commission Magendie, indique déjà que : « Pour avoir du bon bouillon, il faut que l’eau s’échauffe lentement, afin que l’albumine ne se coagule pas dans l’intérieur avant d’être extraite » : dès 1825, on avait l’idée d’un croûtage de surface, qui aurait isolé la viande de son environnement culi- naire. Carême écrit de même (CARÊME, 1847) : « Le bouillon doit venir à l’ébulli- tion très lentement, sinon l’albumine coagule, se durcit ; l’eau n’ayant pas eu le temps nécessaire de pénétrer dans la viande, empêche la partie gélatineuse de l’osmazôme de s’en dégager ».

Le test expérimental de la théorie de Liebig est simple : s’il est exact que la coagulation de la surface conserve les jus et prévient les échanges entre l’inté- rieur et l’extérieur de la viande, la viande initialement placée dans l’eau froide, puis chauffée jusqu’à l’ébullition du bouillon, devrait peser moins que la viande initialement placée dans l’eau bouillante et conservée dans ce bouillon bouillant1. L’expérience proposée consiste donc à chauffer deux moitiés (de

1. Matériels :

– Viande (adductor), de la Boucherie de la Montagne, Paris ;

– deux casseroles identiques, en acier inoxydable (diamètre 25 cm, hauteur 17 cm) ; – balance LS2000 Ohaus, Gamme 0-2000 g, précision 1 g.

Méthode :

– on découpe deux morceaux de viande de même masse, ayant la même répartition de dépôts de graisses ; – puis on place la même quantité d’eau (700 ml) dans les deux casseroles. L’une des deux casseroles est chauffée jusqu’à ce que l’eau qu’elle contient vienne à l’ébullition (100 °C), et l’autre est conservée à la température ambiante (21 °C) ;

– quand l’eau de la casserole chauffée bout, un morceau de viande est déposé dans chaque casserole, et la deuxième casserole est chauffée comme la première (ébullition atteinte en 8 min 27 s).

À intervalles réguliers (une minute, initialement, puis plus espacés ensuite), les deux morceaux de viande sont sortis des casseroles, épongés, pesés, puis remis dans les casseroles.

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même masse) d’un même morceau de viande, dans deux casseroles différen- tes, l’une contenant de l’eau bouillante et l’autre contenant de l’eau froide, et à peser les deux moitiés à intervalles réguliers pour voir comment évoluent leur masse au cours de la cuisson. Il s’avère que les masses évoluent différem- ment… mais pas dans le sens prévu ! Cette observation s’explique facilement : la viande se contracte quand elle est chauffée, notamment en raison des modi- fication du collagène (OBUK et DIKEMAN, 2003) ; comme la viande est pleine d’une solution qui est incompressible, la contraction de la viande fait sortir les jus dans le bouillon. La quantité de jus perdu dépend de la température, mais quand les deux morceaux sont à la même température, après un temps de cuisson long (environ deux heures), elles sont dans le même état contracté, et ont perdu la même quantité de jus (figure 2). Au-delà de ce temps, la perte de masse est très faible (DUMONT, 1981), jusqu’à ce que la viande se désagrège.

Figure 2

Contrairement à une idée fausse, encore répandue dans les milieux culinaires modernes, la viande perd davantage de masse quand elle est mise dans l’eau bouillante (courbe inférieure)

que dans de l’eau froide (courbe supérieure). La masse de la viande est identique, après environ deux heures de cuisson, quel que soit le procédé

(eau chaude ou eau froide).

L’extractum carnis et l’aventure industrielle

Liebig développa toute une théorie de la cuisson de la viande dans l’eau :

« Si l’on met la viande en contact avec l’eau bouillante, on réunit les conditions les plus favorables à l’obtention d’une bonne qualité de bouilli, mais le bouillon qui en résulte n’en est que plus mauvais. Si, au contraire, on plonge la viande dans de l’eau froide, dont on élève graduellement la température jusqu’à l’ébul- lition, il s’établit aussitôt un échange entre le liquide musculaire et l’eau. Les principes sapides et solubles de la viande se dissolvent dans l’eau, qui, péné- trant à son tour dans l’intérieur du tissu, y opère un lavage plus ou moins

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Temps (en minutes)

Masse (en grammes)

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complet. La viande perd en qualité ce que gagne le bouillon : l’albumine se sépare à son tour, et est enlevée à l’état d’écume ; la perte d’albumine rend la viande dure et coriace. »

Il est exact que la viande placée dans l’eau bouillante voit sa surface coagu- ler immédiatement, mais cela ne prouve pas que la coagulation de surface pré- vienne les pertes de jus. En fait, les échanges sont limités : par exemple, si l’on cuit de la viande de bœuf dans une solution de fluorescéine, cette dernière pénètre très peu dans la viande (à peine 7 mm en 20 heures de cuisson) !)1 Quant au problème de l’écume, il est étrangement traité par le grand chimiste allemand : la viande n’est pas dure et coriace par la perte de l’albumine (ou même des protéines), mais plutôt par la perte du jus, la contraction du tissu col- lagénique, la coagulation des protéines sarcoplasmiques et la dissolution du collagène.

Malgré le caractère erroné des conceptions chimiques de l’époque sur le sujet, Liebig reprit une idée ancienne : faire une décoction de viande dans l’eau froide devait, supposait-il, permettre une meilleure extraction des principes nutritifs, qui seraient ensuite concentrés par évaporation. Il prépara ainsi, après des chimistes français, mais pour des raisons un peu différentes, un extrait nutritif, ou « extractum carnis », qu’il recommande « à l’attention des gouverne- ments, si les observations des médecins militaires viennent confirmer celles de Parmentier et de Proust. Parmentier dit avoir remarqué que l’extrait sec de viande offre aux soldats dangereusement blessés un remède extrêmement fortifiant ; administré avec un peu de vin, il relève immédiatement leurs forces épuisées par les pertes de sang et les met à même de supporter leur transport à l’hôpital ».

La « théorie minérale » en vertu de laquelle Liebig créditait l’extractum carnis de vertus nutritives suscitait pourtant quelque scepticisme : un demi-siècle avant Liebig, BENJAMIN THOMPSON (1753-1814), comte Rumford, avait démontré que les viandes cuites à basse température (moins de 100 °C) étaient plus juteuses que celles qui étaient rôties à plus de 100 °C. La question était com- plexe, car après DENIS PAPIN (1647-1712), dont le digesteur avait été utilisé pour préparer des tablettes nutritives, utiles pour les armées en marche, la

« Commission de la gélatine », composée des chimistes D’ARCET, PELLETIER et ANTOINE CADET DE VAUX (1743-1828), pendant la Révolution française, avait amélioré la méthode de Papin et mis au point des aliments pour les pauvres et les armées, en 1814. Puis, en 1841, Magendie avait montré que les chiens

1. Matériels :

– des morceaux de viande (adductor, 260,79 g, et semitendinosus, 256,23 g) ont été fournis par la Bou- cherie de la Montagne, Paris ; la viande était celle d’une génisse n’ayant pas vêlé, élevée par Louis Can- net, 71140 Chateauneuf, Charolais terroir, née le 27 mars 1999, n° 68 729 ;

– les expériences ont été faites dans de l’eau distillée (300 ml) dans deux réacteurs surmontés d’une colonne à reflux.

On dissout de la fluorescéine (3’6’-dihydroxyspiro[isobenzofuran-1(3H),9’-[9Hxanthen]-3-one) sodium (0,01175g) dans de l’eau distillée.

La viande est cuite à la température de 100 °C pendant 20 heures et 22 minutes.

Puis les deux morceaux de viande sont découpés en lamelles qui sont broyées avec 50 ml d’éthanol (96,2 %) ; après filtration, les solutions sont centrifugées (30 000 g, 20 min) et analysées par spectro- fluorimétrie (mode émission, 470-520 nm ; excitation : 494 nm). Chaque spectre est refait trois fois. Les spectres enregistrés sont comparés à ceux de solutions de référence.

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nourris de gélatine ne survivent que si la soupe de gélatine était additionnée de légumes. En 1821, le chimiste français JOSEPH LOUIS PROUST (1754-1826) avait préparé une soupe nutritive plus goûteuse en extrayant les essences de la viande qu’il laissait dans l’eau froide pendant plusieurs heures. Ainsi, le procédé pour faire des extraits de viande était connu bien avant 1847, mais ses proprié- tés nutritives restaient débattues.

Malgré les doutes, l’article de 1847 eut beaucoup d’influence, d’autant que Liebig en reprit les thèses dans les traductions en anglais (LIEBIG, 1847b) ou en français (LIEBIG, 1852) de ses Chemische Briefe (LIEBIG, 1847). En 1850, le jour- nal médical The Lancet présenta la traduction en anglais, mentionnant qu’elle donnait « the true principles of cooking » (HOFMANN, 1850 ; BENEKE, 1851). Une phrase de l’article intéressa des industriels : « Une demi-heure d’ébullition de la viande hachée dans 8 à 10 fois son poids d’eau suffit à dissoudre tous les ingrédients actifs. La décoction doit, avant d’être évaporée, être soigneusement débarrassée de toute graisse (qui la ferait rancir), et l’évaporation doit être conduite dans un bain-marie. L’ébullition de la viande doit avoir d’abord lieu dans des récipients en cuivre propres, mais pour l’évaporation de la soupe, des récipients en étain pur ou, mieux, en porcelaine, doivent être utilisés ».

En 1847, Liebig n’insistait pas beaucoup sur l’utilité du produit obtenu, comme il le fit ensuite ; il recommandait seulement ce procédé pour faire une soupe forte et parfumée, capable de redonner forces aux soldats blessés. En revanche, dans ses Nouvelles Lettres sur la chimie, il recommande la soupe comme remède pour les convalescents. Il discute également la question de la valeur diététique de la gélatine, et de la soupe qui la contient, citant à nouveau le rapport de la Commission dirigée par Magendie : la commission avait conclu que la valeur d’une soupe est peu augmentée par l’addition de gélatine ; puis- que ce n’était pas la gélatine qui faisait la valeur nutritive du bouillon, ce devai- ent être les composés de l’extrait de viande.

Des cuisiniers contemporains de Liebig reprirent rapidement l’idée fausse que nous subissons encore aujourd’hui. Eliza Acton, connue en Grande-Breta- gne pour Modern Cookery (ACTON, 1865), appliqua la même « recette chimique » à la cuisson des légumes (BROCK, 1998). Son livre eut beaucoup d’influence dans le monde culinaire de langue anglaise.

L’industrie, elle, fut intéressée par une remarque qui figurait dans l’article de 1847 et qui signalait que l’on gagnerait à produire de l’extrait de viande à partir de la viande de bovins, mal utilisée par l’industrie des peaux d’Amérique du Sud. En fait, cette idée n’est pas de Liebig : elle avait été émise par Proust (PROUST, 1821) en 1821 ! Ce dernier n’avait pas mis en application son idée, et Liebig la testa en 1860. Puis, en 1862, il se lança dans l’aventure industrielle avec l’ingénieur allemand Georg Giebert, en Uruguay. La Société des extraits de viande Liebig fut cotée à la bourse de Londres dès 1865 (c’est aujourd’hui une filiale du Groupe Campbell Soup). À une époque où la réfrigération domes- tique était insuffisante, la société avait des atouts considérables.

Des extraits aux décoctions

Grâce aux nombreux étudiants qui avaient été formés à Giessen, Liebig avait beaucoup d’influence en Grande-Bretagne. C’est là qu’il fit une bonne partie de l’étude de ses théories sur la fertilisation des plantes. L’un des amis

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britanniques de Liebig était le fabricant de soude irlandais JAMES MUSPRATT

(1793-1886), qui lui rendait souvent visite en Allemagne, et dont les fils avaient étudié à Giessen. Lors de l’hiver 1853-1854, une fille de Muspratt, Emma, séjournait à Munich chez Liebig pour apprendre l’allemand ; elle tomba grave- ment malade, au point de ne pouvoir s’alimenter. Liebig décida d’expérimenter ses décoctions de viande. Il prépara une potion faite de volaille émincée placée dans l’eau froide pendant plusieurs heures et à laquelle il avait ajouté quelques gouttes d’acide chlorhydrique pour attendrir la viande. Emma récupéra. Le doc- teur Pfeufer, qui avait soigné Emma, utilisa ensuite le procédé à Munich, dans les hôpitaux, rapportant dans les Annalen qu’il le devait à Liebig. Ainsi, la répu- tation de l’extrait de viande gagna de la crédibilité auprès du public.

Cependant, dans les années 1870, des physiologistes finirent par montrer que les extraits de viande avaient peu de valeur nutritive : ils n’étaient que des condiments. La Société Liebig changea sa réclame. Liebig demanda alors à la cuisinière Henriette Davidis de mettre au point une série de recettes utilisant l’extrait. Son Kraftküche von Liebig’s Fleischextract (FINLAY, 1992) eut tant de succès que la société demanda d’autres livres, dans d’autres langues.

Reste que l’influence de Liebig subsiste dans les cuisines. Par exemple, le Larousse gastronomique, traduit dans de nombreuses langues depuis presque un siècle (Larousse gastronomique, 1980) indique que « si la viande est plongée dans l’eau, en pleine ébullition, les albumines superficielles se coagulent aussitôt et empêchent la diffusion trop accentuée de celles qui ne sont pas encore arrivées à température de coagulation. Si, au contraire, elle est mise dans l’eau froide, lente- ment portée à ébullition, les albumines solubles passent dans le bouillon ».

Un siècle et demi après l’article de Liebig !

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