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L’effondrement de la dichotomie « enseigner des faits » / « enseigner de valeurs » ?

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Academic year: 2021

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Submitted on 23 Mar 2021

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“ enseigner de valeurs ” ?

Pierre Gégout

To cite this version:

Pierre Gégout. L’effondrement de la dichotomie “ enseigner des faits ” / “ enseigner de valeurs ” ?.

Éducation et valeurs, 2019. �hal-03177875�

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L’effondrement de la dichotomie

« enseigner des faits » / « enseigner de valeurs » ?

Résumé : Si l’enseignement des faits est sans doute une composante majeure des missions de l’école, l’enseignement scolaire des valeurs est régulièrement tenu pour problématique. Nous faisons l’hypothèse que la raison de cette réticence tient fondamentalement dans le maintient de la dichotomie classique fait/valeur. Alors que les faits seraient objectifs et réels, les valeurs seraient des constructions plus ou moins subjectives et ne renverraient à rien de précis. Dès lors, si l’école a pour mission de transmettre ce qui fait l’accord des esprits, l’enseignement des faits est nécessaire, celui des valeurs beaucoup moins voire contradictoire avec cette mission. Pourtant, le philosophe américain Hilary Putnam a proposé de revoir la distinction Fait/Valeur. Si son argumentaire est valide, cela pourrait remettre en cause l’argument fondamental qui motive les critiques à l’encontre d’un enseignement scolaire des valeurs. Sous certaines conditions, un enseignement des valeurs seraient tout à fait possible à l’école et sous des modalités proches de celles d’un enseignement des faits. L’objectif de cet article sera donc de présenter l’argument de Putnam et de tenter d’en tirer les conséquences éducatives, notamment en matière d’enseignement scolaire des valeurs.

Introduction

L’enseignement des valeurs dans le cadre de l’école rencontre souvent deux objections.

Premièrement, l’école doit enseigner des savoirs objectifs. Or, les valeurs sont tenues pour être relatives voire subjectives. En enseignant des valeurs, de risque-t-on pas de cesser d’enseigner et de commencer à endoctriner ? Deuxièmement, lorsque ces valeurs se présentent comme des valeurs- socle, des valeurs communes ou « des valeurs républicaines », elles semblent alors floues, indéterminées. Certes, ces valeurs seraient compatibles avec un certain pluralisme démocratique et donc suffisamment larges pour échapper au premier reproche, mais précisément, c’est cette indétermination qui rendrait leur enseignement impossible. Autrement dit : qu’enseignerait-on au juste ?

Ces deux reproches ont en commun de réduire l’enseignement des valeurs à l’enseignement des valeurs elles-mêmes. Dans les deux cas en effet, c’est parce que l’enseignement des valeurs comme la solidarité ou la générosité est envisagé comme un enseignement dont le but serait précisément et exclusivement celui de la transmissions de la valeur de générosité ou celle de solidarité, que le reproche est formulé. L’objet de l’enseignement est tenu pour relatif et/ou trop vague.

À l’inverse, l’enseignement des faits semble ne pas trop poser de problème. Un enseignement factuel serait par définition objectif et facilement délimitable. Enseigner le théorème de Pythagore

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ou l’histoire de la Révolution Française serait moins problématique non seulement parce qu’il s’agit là de faits, mais encore parce que l’on peut se mettre d’accord sur les « bornes » de ces faits. En somme, les faits s’enracinent ultimement dans une réalité qui serait garante d’une certaine stabilité et donc objectivité.

S’opposeraient donc enseignement des valeurs d’un côté, risquant l’endoctrinement ou le relativisme, et l’enseignement des faits, bien plus sûr et scientifique. Il est assez évident que cette opposition tient moins à l’idée d’enseignement elle-même qu’à la nature de ce qui est enseigné. Ce n’est pas tant l’idée de transmission de quelque chose de quelqu’un à quelqu’un d’autre qui serait ici mise en question (il est admis que les valeurs, comme les faits, peuvent bien être transmises) mais l’impossibilité de transmettre des valeurs de la même manière que l’on transmet des faits.

Fondamentalement, si ces deux enseignements ne seraient pas assimilables, c’est parce que l’enseignement des valeurs serait un enseignement des valeurs elles-mêmes et exclusivement, que l’enseignement des faits serait un enseignement des faits eux-mêmes et exclusivement et que faits et valeurs doivent être distingués. Si l’enseignement des valeurs est critiqué, c’est donc fondamentalement parce que tenues comme opposées aux faits, les valeurs ne sauraient être enseignées de manière objective comme l’exige l’école.

La distinction voire la dichotomie fait/valeur semble donc jouer à plein dans ce qui motive les critiques à l’encontre de l’enseignement des valeurs à l’école. Pourtant, le philosophe américain Hilary Putnam (1926-2016) a montré combien cette dichotomie était loin d’être radicale. Si l’argument de Putnam est valide, alors faits et valeurs ne constituent pas deux domaines hétérogènes l’un à l’autre. Et si ces deux domaines ne sont pas si hétérogènes que cela, alors l’enseignement des valeurs n’a pas forcément rien à voir avec celui des faits. Et si tel est le cas, alors l’enseignement des valeurs peut, sous certaines conditions, être tout à fait acceptable au sein de l’école, comme l’est l’enseignement des faits.

Cette contribution souhaite revenir sur la distinction fait/valeur telle qu’elle a été proposée par Hilary Putnam et tenter d’en découvrir les conséquences éducatives, notamment en ce qui concerne l’enseignement des valeurs.

Dans un premier temps donc, nous présenterons l’argument de Putnam. Dans un second temps nous essaierons d’en tirer les conséquences éducatives et didactiques relatives à la transmission scolaire des valeurs.

La dichotomie fait/valeur remise en cause

Fait/Valeur : un dichotomie classique

« Chacun de nous a déjà entendu dire : « S’agit-il d’un jugement de fait ou d’un jugement de valeur ? » Cette « colle » présuppose que si nous avons affaire à un

« jugement de valeur », il est absolument impossible que nous ayons affaire à une

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proposition de « fait » ; et présuppose de plus que les jugements de valeurs sont subjectifs. L’idée que les jugements de valeurs ne sont pas des affirmations factuelles, et l’inférence selon laquelle, s’ils ne le sont pas, alors ils doivent être subjectifs, est le produit d’une longue histoire. » (Putnam, 2002/2004, p. 17)

Pour Putnam, le rapport entre faits et valeurs est aujourd’hui largement conçu comme un rapport de différence radicale, ontologique : il y aurait d’un côté la sphère des valeurs et de l’autre côté celle des faits. Chacune de ces sphères auraient des caractéristiques propres et exclusives. Pour le dire autrement, faits et valeurs renverraient à des objets métaphysiques totalement différents et c’est cette différence qui justifierait un traitement différent dans le langage ou la réflexion. Fait/Valeur serait l’un de ces dualismes classiques et constitutifs de la philosophie1 qu’un philosophe comme John Dewey2 n’a cessé de combattre.

Putnam situe l’origine et la constitution de cette dichotomie en deux temps : d’abord instituée par l’empirisme classique représenté par David Hume, elle a été renforcée jusqu’à en devenir intenable par l’empirisme logique d’un Rudolf Carnap. C’est sans doute à cette dernière tradition que nous devons aujourd’hui la manière de distinguer si radicalement les faits et les valeurs.

Si nous suivons Putnam, la distinction fait/valeur se trouve une première fois mentionnée dans les travaux de Hume, notamment sous sa célèbre maxime selon laquelle on ne peut inférer un « doit » d’un « est ». La raison invoquée par le philosophe anglais tient à sa conception empiriste des idées et des faits. Pour Hume, les concepts qui relèvent des faits dérivent des sens. Le concept de « bleu » dérive du sens de la vue ; on peut montrer la couleur bleue de quelque chose à quelqu’un qui peut la percevoir et ainsi en avoir une idée. De même pour un son grave ou une odeur de brûlé : le premier peut-être entendu et l’autre senti. Il y a là un fait parce que les caractéristiques dont nous parlons sont « représentables » dans l’esprit. On peut visualiser la couleur bleue, se rappeler d’un exemple de son grave, se remémorer l’odeur du brûlé. Comme dit Putnam, « le critère d’un « fait » présuppose [chez Hume] ce qu’on pourrait appeler une « sémantique de l’image » » (Putnam, 2002/2004, p.25). En d’autres termes ce qui fait qu’un fait est un fait, c’est qu’il est pensable grâce à des idées qui « lui ressemblent ». Or, note Hume, les concepts de justice, de crime ou de bien et de mal ne sont pas représentables. Il n’est pas possible, face à un fait que l’on dira injuste ou à une personne que l’on estimera vertueuse de montrer où est l’injustice ou la vertu. Il ne sera pas possible de fournir une base sensible à partir de laquelle construire une idée représentationnelle de l’injustice ou de la vertu. Par conséquent, ces concepts et plus largement les valeurs ne sont pas des concepts de fait. Ils s’agit d’idées secondaires, qui traduisent autre chose qu’une propriété factuelle d’une situation. Ces idées sont plutôt des manières de désigner des situations internes qui vont susciter en nous certaines émotions, sentiments ou réactions. Voici par exemple ce que dit Hume du crime :

« Où est ce fait que nous appelons crime ? Qu’on le montre. Qu’on détermine le moment de son existence : qu’on en dérive l’essence ou la nature ; qu’on explique le sens ou la faculté qui permet de le découvrir. Il réside dans l’esprit de la personne qui fait preuve d’ingratitude. Elle doit donc le sentir et en être consciente. Mais il n’y a rien

1 Comme celui du Corps et de l’Esprit, de l’Analytique et du Synthétique, de la Pensée et de l’Action…

2 Voir par exemple (Dewey, 1938/1993) ou (Dewey, 2011).

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d’autre que la passion d’une volonté malade ou d’une indifférence absolue. On ne peut pas dire qu’elles constituent en elles-mêmes, en tout temps et en toutes circonstances, un crime. Elles ne constituent un crime qu’à partir du moment où elles frappent les personnes qui ont probablement exprimé et apporté la preuve d’une bonne volonté à notre égard. Par conséquent, nous pouvons en déduire que le crime d’ingratitude n’est pas un fait particulier, mais qu’il naît d’un complexe de circonstances qui, présentées au spectateur, suscitent le sentiment de blâme, en raison de la structure particulière et de l’étoffe de son esprit. »3. Cité par Putnam (2002/2004, p 17)

Les valeurs n’appartiennent pas aux jugements de fait. Déduire un « doit » d’un « est », c’est passer d’une catégorie de jugement à un autre ou, plus exactement ne pas opérer cette distinction et confondre ce qui relève de l’objectif, du communicable, du testable et ce qui relève du subjectif, de l’incommunicable, de l’intestable. C’est confondre ce qui est et ce que aimerions qui soit. Les deux registres doivent donc être séparés bien que cela ne signifie aucunement que les jugements de valeur, comme les jugements éthiques, soient sans importance ou dépourvus de sens.

La relativisation plus importante que vont subir les jugements de valeur sera l’œuvre du positivisme logique qui n’hésitera pas à les qualifier comme étant dépourvus de sens puisque incapables de répondre aux critères de rationalité qu’il a pu développer. D’après Putnam, c’est surtout à Carnap que l’on doit l’exclusion des jugements de valeur (en réalité, de tout jugement « non-scientifique ») de la sphère de la signification. Pour le positivisme logique représenté par Carnap, une proposition comme un jugement n’est pour vu de sens que s’il est vérifiable. Autrement dit, la rationalité d’une proposition dépend de l’existence d’un test objectif en mesure de l’affirmer ou la réfuter. Par exemple, « l’eau bout à 100°C dans des conditions normales de pression » est une proposition sensée car un simple test permet de la confirmer ou de la réfuter. En revanche, une proposition comme « le meurtre est un mal » ou plus précisément, « cette action est mauvaise » sont intestables.

Il n’existe pas de test rigoureux permettant de mesurer le degré de bien ou de mal (ni de justice, de générosité, de courage, de solidarité, de beauté, de laideur…) d’une action. Les valeurs4 ne renvoient donc pas à une caractéristique objectivable. Leur détermination est le fruit de variables si complexes que les proposions qui les mentionnent ne peuvent être tenues pour fiables, objectives.

Ces propositions sont donc des non-sens. Elles sont certes, sans doute utiles dans la vie ordinaire ou dans l’éducation, pour la vie en société ou pour développer une certaine personnalité, mais elles ne respectent pas les standards suffisants pour en faire des objets objectifs à propos desquels discuter et argumenter a un sens. Elles semblent davantage relatives à la personne, à un groupe social, à un contexte ou une époque qu’à des caractéristiques s’imposant à l’ensemble des esprits via un test impartial.

Par conséquent, les valeurs doivent être manipulées avec une grande précaution. Dans la perspective positiviste, les jugements de valeur sont radicalement différents des jugements de fait en ceci que, contrairement à ces derniers, ils ne peuvent être vérifiés. De là une méfiance positiviste à

3 Dans cette citation, « crime » renvoie à une valeur morale, non à un fait juridiquement caractérisé. Je souligne.

4 À l’exception des valeurs scientifiques mesurables comme la taille, la température, la pression, la viscosité...

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l’égard des discours invoquant des valeurs, toujours suspects de subjectivisme, d’idéologie, de parti-pris et non d’objectivité, de rationalité ou de vérité.

Les trois arguments de Putnam à l’encontre de la dichotomie :

On peut distinguer trois arguments que Putnam adresse à la dichotomie fait/valeur. Tous n’ont pas le même effet sur cette dichotomie mais tous participent de son effondrement. Précisons cependant un point : l’objectif de Putnam n’est pas d’aboutir à la conclusion qu’un fait est une valeur ou inversement. La distinction entre fait et valeur persistera. Ce que Putnam a en vue, c’est la dichotomie, c’est-à-dire la distinction radicale, pour ainsi dire « métaphysique » entre deux sphères totalement hétérogènes que seraient la sphère des jugements de faits et celle des jugements de valeurs. En montrant que ces sphères ne s’excluent nullement et qu’elles sont bien souvent intriquées, le philosophe espère montrer qu’un tel dualisme n’est plus tenable… mais non que faits et valeurs ne sont qu’une seule et même chose. Comme le dit Putnam lui même :

« Je défendrai [...] une conception sur la relation entre les « faits » et les « valeurs » qui est celle que John Dewey a très probablement défendue tout au long d’une carrière exemplaire. Dewey n’entendait pas contester qu’il puisse être utile de tracer une distinction (disons, entre les « faits » et les « valeurs ») à certaines fins ; ce qu’il avait en vue était plutôt ce qu’il appelait le dualisme « fait/valeur ». C’est l’un de ces très nombreux dualismes philosophiques que Dewey avait entrepris d’identifier, de diagnostiquer et d’exorciser de notre pensée. Un malentendu que son œuvre tend constamment à susciter (comme je l’ai appris en l’enseignant) est celui qui consiste à croire que lorsqu’il attaque ce qu’il appelle des « dualismes », il attaque par là toutes les distinctions philosophiques apparentées. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité.

[…] il est important de respecter la distinction entre un dualisme philosophique et une distinction philosophique. » (Putnam, 20002/2004, p. 19)

Une compréhension erronée de l’exercice auquel se livre Putnam consisterait à y voir une tentative de fusion entre faits et valeurs qui appellerait, par la suite, une assimilation totale des jugements éthiques (de valeur) à des jugements de faits, donc à rabattre les critères de valuation des uns sur ceux des autres5. Ce n’est évidemment pas l’objectif poursuivi, lequel consiste en un affaiblissement, un assouplissement et donc un effondrement de la dichotomie.

La place des valeurs en science

Le positivisme faisait des énoncés mentionnant des valeurs, des énoncés dépourvus de sens. À l’inverse, les énoncés scientifiques, en tant qu’ils étaient constitués de concepts et des termes dont la valeur pouvait être vérifiée par un test expérimental, étaient tenus pour les seuls véritablement doués de sens. L’un des arguments développés de Putnam est de montrer que même les énoncés scientifiques peuvent avoir besoin d’user de valeurs qui ne sont pas testables. Dès lors, ou bien il faudra tenir ces énoncés pour non scientifiques (ce qui amputerait gravement l’ensemble des

5 C’est une telle lecture qui me semble être celle de A. Dussault (2007), notamment parce qu’il ne semble pas faire la distinction entre dichotomie philosophique et distinction philosophique. Cet article reste cependant une bonne synthèse de la pensée de Putnam sur la question des faits et des valeurs.

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énoncés scientifiques) ou bien il faudrait trouver un moyen de « tester » ces valeurs (ce qui s’avère difficile selon les critères de la science admis par le positivisme)6.

Les valeurs que Putnam a en tête sont ce qu’il appelle « les valeurs épistémiques » : cohérence, simplicité, plausibilité, raisonnabilité, pertinence… Il s’agit de valeurs à l’aune desquels sont jugés certains énoncés qui guident la recherche. Une hypothèse jugée moins plausible qu’une autre ne sera pas prioritairement examinée. Deux théories ayant le même pouvoir prédictif et explicatif ne seront pas également reconnues : on choisira la plus simple ou la plus économe. En mathématique, bien que plusieurs démonstrations puissent exister pour un même théorème, certaines seront préférées car on les jugera plus élégantes… Pourtant, il n’existe aucun test expérimental permettant de déterminer le degré objectif de plausibilité, de simplicité, d’économie ou d’élégance d’un énoncé scientifique.

L’usage de valeurs est bien réel en science. Il est donc possible de tenir un discours à la fois réputé sérieux et objectif tout en y incluant des valeurs. Il n’y a donc pas deux mondes strictement séparés, celui des faits et celui des valeurs, celui de la description et celui de l’évaluation. Certes ces deux sphères ne se confondent pas mais il serait abusif de les tenir pour des domaines n’ayant rien à voir l’un avec l’autre, ne se rencontrant jamais et ne devant pas se rencontrer.

L’intrication des faits et des valeurs

Un autre argument de Putnam va renforcer l’idée que fait et valeur, description et évaluation entretiennent des rapports parfois étroits. L’argument est le suivant : certains termes renvoient à la fois à un état de fait et à une évaluation. Autrement dit, il existe des termes descriptifs qui sont aussi des jugements évaluatifs et inversement. Putnam prend ainsi l’exemple de « cruel » :

« Le mot « cruel » a manifestement un usage normatif […]. Si l’on me me demande de dire quel genre de personne est l’instituteur de mon fils, et que je dise « il est très cruel », j’en fais la critique à la fois comme instituteur est comme homme. […]

Pourtant, « cruel » peut aussi avoir un usage purement descriptif, comme lorsqu’un historien écrit qu’un certain monarque était exceptionnellement cruel et que la cruauté du régime a provoqué un certain nombre de révoltes. « Cruel » ignore tout simplement la prétendue dichotomie fait/valeur et se permet allégrement d’être utilisé parfois dans un dessein normatif, parfois comme un terme descriptif. » (Putnam 2002/2004, p. 43)

Il existe un ensemble de termes qui, comme « cruel » sont difficilement assimilables à la classe des prédicats descriptifs seulement ou à celles des valeurs éthiques uniquement. Il s’agit de ce qu’on appelle « les concepts éthiques épais ». Ces concepts sont dits « épais » justement parce qu’ils dénotent une situation complexe mêlant descriptif et évaluatif, contrairement aux « concepts éthiques minces » qui ne recouvrent que de l’évaluatif. Ainsi, « vulgaire », « faible », « habile » ou

« grossier » sont des concepts éthiques épais qui servent à la fois pour décrire et pour évaluer

6 Cette critique me paraît être une variante d’un défaut fondamental du positivisme : celui de ne pas appliquer son critère de démarcation entre énoncés doués de sens et énoncés dépourvu de sens… à l’énoncé du critère. Autrement dit, la règle qui permettrait, selon le positivisme logique, de décider si un énoncé est doué de sens ou non, n’est elle- même pas douée de sens. Or, si tel est le cas, cette règle n’est pas fiable et ce qu’elle édicte ne saurait l’être non plus.

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quelqu’un ou quelque chose. À l’inverse, les concepts comme « bien », « mal », « vertueux »,

« juste », « immoral »… sont des concepts minces car ils ne dénotent qu’un aspect proprement éthique de quelqu’un ou de quelque chose.

Il semble donc qu’il existe un ensemble de concepts situés à mi-distance des concepts purement descriptifs et des concepts purement évaluatifs ou normatifs. Précisons que pour Putnam, il n’est pas question de distinguer ici deux usages de ces termes : ceux-ci sont intrinsèquement descriptifs et normatifs. Ainsi, l’historien qui affirmerait que Caligula était un empereur cruel, non seulement nous fournirait une description de Caligula mais porterait un jugement de valeur à son propos. À moins de se passer d’une partie importante du vocabulaire descriptif et donc des outils nécessaires à la qualification et à la compréhension du monde, il semble impossible d’éviter « ce problème ».

Une autre conception de l’objectivité

Comme le fait remarquer Dussault (2007), il existe un autre argument développé par Putnam visant à attaquer la dichotomie fait/valeur. Cet argument repose sur la conception pragmatiste (et plus précisément putnamienne) de l’objectivité. En effet, selon la dichotomie, si les faits diffèrent à ce point des valeurs, c’est que les faits désignent des états du monde, « ce qui est ». Ils sont donc objectifs en ceci qu’ils s’imposent à nous, quitte à aller à l’encontre de ce que nous croyons ou souhaiterions. À l’inverse, les valeurs sont des manières subjectives, historiques ou culturelles de qualifier ce qui est. Un même fait peut alors être qualifié de bien des manières sans qu’il existe de procédure standard et reconnue permettant de déterminer quelle est la bonne voire la meilleure manière de le qualifier. Si l’objectivité des faits est reconnue contrairement à celle des valeurs, c’est en raison d’une référence à des « objets »7, à un substrat métaphysique qui manque aux valeurs. Les faits renvoient à quelque chose de réel, les valeurs, non. Or, pour Putnam, l’association objet/objectivité, c’est-à-dire la définition de l’objectivité comme ce qui requiert nécessairement existence d’objets à propos desquels on parle, est problématique (Putnam 2013). Pour le philosophe américain, l’objectivité ne requiert pas forcément qu’existent des « objets métaphysiques ». Dès lors, il devient possible de développer un jugement objectif sans se référer à un « état du monde » ou, plus exactement une « ontologie d’objets ».

Pour Putnam, la meilleure démonstration que cela est possible est de prendre l’exemple de la logique et des mathématiques.

« Considérez, par exemple, un énoncé qui porte explicitement sur la connexion logique, c’est-à-dire sur ce qui est une conséquence de quelque chose, ce qui s’ensuit de quelque chose – par exemple l’énoncé suivant : « Si tous les ornithorynques sont des mammifères ovipares, alors il s’ensuit que tout ce qui n’est pas un mammifère ovipare n’est pas un ornithorynque ». C’est vrai, vous pouvez appeler cela une description, si nous voulez – vous pourriez dire que c’est une description de la « relation logique entre deux énoncés » […]. Mais peu de philosophes aujourd’hui pensent qu’il est correct de parler de la « description des relations entre énoncés » avec une conviction métaphysique inflationniste, c’est-à-dire de penser que nous sommes littéralement en

7 Au sens métaphysique du terme : il y a quelque chose.

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train de décrire un certain type de relation entre certains objets immatériels quand nous soulignons ainsi la validité d’une simple inférence logique. » (Putnam, 2013, pp. 89-90) Si l’objectivité n’a pas à s’appuyer sur des entités métaphysiques, alors l’objectivité n’a plus à être obligatoirement liée aux seuls faits8. Les axiomes de la logique ou des mathématiques peuvent être tenus pour objectifs sans pour autant admettre qu’ils renvoient à des objets métaphysiques qui s’imposent à nous. Ce qui assure dès lors l’objectivité d’un énoncé, ce n’est plus qu’il reflète un état de chose qui s’impose à nous, mais que nous sommes contraints de l’admettre à partir du moment où nous l’incorporons dans un corpus plus vaste d’autres énoncés. Autrement dit, ce qui fait l’objectivité d’un énoncé, c’est qu’il ne peut pas ne pas être admis par tout ceux qui partagent ce même ensemble. Cela ne signifie pas que cet ensemble puisse dire n’importe quoi parce qu’une situation donnée, si elle peut donner lieu à différentes interprétations, ne peut pas donner lieu à n’importe quelle interprétation. L’objectivité découle donc d’une délibération rationnelle menée à partir d’un ensemble de concepts articulés entre-eux et possédant un certain pouvoir d’efficacité9. Dans cette optique, la vérité possède à la fois son aspect « apodictique » dû au fait qu’elle est le résultat d’une réflexion rationnelle, et à la fois historiquement ou contextuellement changeante dû au fait que l’ensemble à partir duquel elle est construite n’est pas forcément unique.

C’est fondamentalement l’idée d’objectivité comme accès une vérité immuable, qui se trouve remise en cause ici. En cela, nous retrouvons une thèse proche de celle de Dewey (1929/2014) qui voyait déjà dans « la quête de certitude » l’origine de nombreux problèmes et dilemmes philosophiques. Une fois admis que la vérité peut être solide, robuste, implacable et en même temps évolutive, changeante, mouvante, l’objectivité n’a pas à être entendue comme ce qui s’impose et s’imposera à tous et à toutes, en tout temps et en tout lieux. Elle devient davantage, ce qui ne peut pas ne pas être admis étant donné un certain contexte conceptuel (susceptible de changer sans pour autant devenir n’importe quoi).

La possibilité de développer un discours objectif sans référence à des objets conduit Putnam à soutenir que l’éthique, comme la logique et les mathématiques, peut prétendre à une forme d’objectivité sans pour autant affirmer, dans le même temps, que ses jugements de valeur renvoient à « des objets métaphysiques », ni qu’ils sont absolument vrais et incontestables. L’éthique devient alors l’objet d’une discussion rationnelle dans laquelle certaines thèses sont vraies et d’autres fausses, certaines situations objectivement morales ou immorales sans que ces qualificatifs ne dénotent « un objet métaphysique ».

8 À moins de donner à « fait » une signification analogue à celle « d’objet immatériel » comme dans la citation précédente.

9 Au sens où ces concepts doivent pouvoir effectivement aider ceux qui les portent à penser le monde, à agir sur lui, ce qui assure leur pertinence.

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Conséquences éducatives

Conséquences éducatives de la dichotomie

Dans la perspective d’une école républicaine, seuls les discours objectifs peuvent être admis. En effet, si l’école de la République est le lieu de la construction de la raison à partir duquel chaque individu est libre d’opter pour une option morale, politique ou religieuse, elle ne doit pas elle-même être un endroit d’enseignement moral10, politique ou religieux. Seules des valeurs universelles sont acceptables en son sein, comme celle de vérité ou d’objectivité.

D’emblée, toute référence à la morale et suspecte. Même cette morale minimale, « républicaine » ou

« laïque » comme on l’appelle parfois, semble gêner. Car, quand bien même les valeurs de cette morale semblent larges et relativement partagées, elles restes morales. Contrairement au savoir mathématique, historique, scientifique, géographique ou linguistique traditionnellement enseignés par l’école, la morale, même laïque, échappe aux critères vérificationnistes. L’argument de Hume paraît pouvoir fonctionner à l’encontre des « valeurs communes » brandies par la morale laïque : dans la République, où est « le vivre ensemble », « la tolérance », « le respect d’autrui » ? Peut-on le montrer ? Peut-on en donner un exemple qui fasse l’accord des esprits ?

Bien que l’école ait toujours dispensé une forme ou une autre de morale, aujourd’hui, plus que jamais, cet enseignement semble « à part ». On lui reproche notamment de ne pouvoir s’appuyer sur

« des faits » objectifs, d’être fondamentalement culturelle et donc d’outre passer la mission de l’école que serait la culture de la raison pour pencher dangereusement vers l’endoctrinement. Sans recours à des faits objectifs, en effet, comment distinguer une éducation neutre de la morale (à supposer que cela soi possible) et un endoctrinement ? Ces « valeurs de bases » ou « valeurs communes », qui les détermine ? Au nom de quoi sont-elles qualifiées « de base » ou de

« communes » ? Existe-t-il une expérience, un observation permettant de distinguer une valeur de base/commune, d’une valeur qui ne serait pas de base ou non commune ?

À l’heure où la diversité et l’individualité sont brandies comme des valeurs, toute entreprise arguant d’une forme d’universalité est vue comme risquant d’aller à leur encontre. Si, de surcroît, l’universalité dont il est question n’est pas en mesure d’exhiber des faits la justifiant, si elle n’est pas capable de faire la preuve de son objectivité et de son impartialité, alors le doute est permis.

En somme, nos sociétés post-modernes, dans lesquelles il est déjà difficile de prétendre à l’objectivité, à ne s’en tenir qu’aux faits, tiennent plus que jamais les jugements de valeurs pour éminemment relatifs. Leur place à l’école semble dès lors compromise.

10 Ce n’est historiquement pas vrai : la morale a toujours fait partie de l’enseignement scolaire classique. Cependant, je raisonne ici moins historiquement qu’à partir de la dichotomie fait/valeur qui semble d’ailleurs avoir plus de prise aujourd’hui que le rappel d’une certaine tradition scolaire.

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Conséquences de la fin de la dichotomie relatives à l’enseignement

La première conséquence de l’effondrement de la dichotomie fait/valeur est de récuser l’idée selon laquelle l’emploi de valeurs dans un discours serait le signe d’une forme de subjectivité ou de relativité inadmissible à l’école. Pour ce faire, nous pouvons remobiliser les arguments de Putnam :

• Nous usons de valeurs pour parler de théories scientifiques ou mathématiques (valeurs épistémiques) et nous ne tenons pas pour autant la science et les mathématiques pour des disciplines « subjectives » ou « relativistes ».

• Nous usons fréquemment de termes qui désignent à la fois un état de fait et une évaluation, à savoir les concepts éthiques épais. Et nous le faisons tant dans le cadre de descriptions

« neutres » comme en histoire (« La doctrine nazie était raciste et violente. Elle a conduit à des événements tragiques. »). En outre, d’autres concepts qui sont souvent tenus pour

« subjectifs » sont régulièrement employés pour qualifier des œuvres (musicales, picturales ou littéraires) sans que cela ne prête franchement à discussion : Les fourberies de Scapin de Molière est une œuvre comique ; Le cri de Edvard Munch est un tableau quelque peu effrayant ; La première gymnopédie d’Erik Satie peut être qualifiée de « lente et douloureuse ». Exiger que le discours du professeur ne soit pas emprunt de valeurs au motif que celles-ci seraient « subjectives », c’est lui ôter une large partie du vocabulaire qu’il doit employer et enseigner.

• « L’objectivité » dont il est question dans la dichotomie fait/valeur est une objectivité métaphysique présupposant qu’il n’y a d’objectif que ce qui se réfère à des « objets » pourvus d’une existence métaphysique. Or, on peut faire voir qu’il n’est pas nécessaire de postuler que les faits renvoient à des situations présentes dans « un monde totalement indépendant de nous » pour parler de fait, ni de tenir les valeurs pour « relatives à notre subjectivité ». On peut tenir le monde objectif pour un monde fait de faits et de valeurs, une réalité où faits et valeurs sont entremêlés.

L’enseignement des valeurs, donc de la morale ou de l’éthique n’outre passe pas les prérogatives de l’école… et ce, sans avoir à parler « d’éthique minimale » ou de « valeur communes », qui sont autant de manière de reconnaître l’importance de l’enseignement des valeurs sans contester la dichotomie et même malgré elle. Les valeurs recouvrent une grande variété de concepts qui sont d’importants outils pour la pensée. Ne pas les enseigner sous prétexte qu’ils ne disposeraient pas d’une signification « objective » est un mauvais argument non seulement pour ce que nous avons dit de l’objectivité mais plus simplement de ce seul fait. Pour autant, est-ce à dire que la transmission des valeurs, l’enseignement de la morale ou de l’éthique puissent se faire n’importe comment et surtout, selon un mode digne de l’endoctrinement ? Certainement pas. Ce serait une grave erreur de déduire de ce qui précède que l’imbrication des faits et des valeurs tend à confondre discours neutre ou impartial et discours orienté ou idéologique. Le discours scientifique montre justement que l’usage des valeurs est compatible avec l’élaboration d’un discours rationnel, ouvert à l’examen, à la critique, à l’expérimentation, à la remise en doute… D’ailleurs, nous pourrions ici réaffirmer que

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l’enseignement des valeurs n’a pas forcément à se faire via un enseignement explicite ou directe de celles-ci. Enseigner pourquoi la cohérence d’un discours ou d’une théorie, sa simplicité, sa plausibilité sont importantes, transmettre l’idée que l’ouverture d’esprit et l’esprit critique sont de bonnes choses etc., tout cela suppose davantage une démonstration par le fait qu’un exposé théorique ou un travail qui leur seraient spécifiquement dédiés. L’enseignement de savoirs

« traditionnels » comme l’histoire, la géographie, les mathématiques, les sciences… sont autant d’occasions de transmettre des valeurs. L’apprentissage des « valeurs communes » (mais pas seulement) peut donc passer par l’apprentissage de faits les illustrant. Les valeurs cessent alors d’être des mots abstraits et vagues pour s’incarner dans des situations concrètes présentes ou passées, proches ou éloignées.

À cela s’ajoute une façon de faire vivre ces valeurs, de les incarner ou de les faire incarner. Les valeurs deviennent alors « factuelles » : un tel s’est comporté de manière injuste, cette situation est discriminatoire pour certains, cet acte peut être qualifié de méchant ou, au contraire, de moral… À condition qu’une véritable vie de classe existe, les valeurs peuvent être transmises par l’action, la pratique, la vie même. Plus exactement, les valeurs sont alors incarnées, concrètes. Elles sont saisies dans leur signification pratique et donc fondamentale. La transmission des valeurs peut donc résider en une transmission d’un faire, d’un type d’action.

Dans une autre contribution (Gégout, 2017), j’ai défendu l’idée qu’une éducation morale, donc des valeurs, devait avant tout consister à faire prendre conscience de la manière dont se constituent les valeurs. L’idée est de transmettre les valeurs non comme des objets déjà-là, mais comme des outils permettant de guider une action forcément contrainte par des conditions matérielles d’existence. Il s’agissait d’initier les élèves à enquêter sur leurs propres « évidences » éthiques, à prendre consciences de normes qu’ils transportent et selon lesquelles ils vivent, de sorte à faire émerger des régularités mais également des différences. Cette proposition trouve ici sa place : par ce biais, c’est la relativité conceptuelle qui peut être approchée. Sans tomber dans le relativisme, une telle entreprise peut permettre la prise de conscience qu’une même situation peut recevoir des qualificatifs différents. Le pluralisme devient possible.

Enfin et pour revenir à l’idée d’un enseignement davantage explicite des valeurs et de la morale, l’un des enseignements que nous pouvons tirer de l’effondrement de la dichotomie fait/valeur est que l’objectivité des faits et et celle des valeurs se recoupent partiellement. Ce qui les unit, c’est la nécessité de débattre et d’examiner la situation afin de l’éclaircir autant que possible à l’aide d’arguments rationnels. Ainsi, la transmission des valeurs pourrait-elle se faire par l’examen d’une situation éthique problématique dont l’enjeu serait justement la détermination de sa qualité : morale ou immorale ? Juste ou injuste ? Et surtout pourquoi ? Comment y répondre ? Etc. L’objectif d’une telle pratique serait de faire de l’éthique et des valeurs l’objet de véritables enquêtes (Dewey, 1993) ayant pour finalité de déterminer la nature éthique d’une situation. Cette partie de l’enseignement permettrait notamment d’insister sur la différence entre pluralisme et relativisme : si différentes solutions sont rationnellement admissibles, toute réponse ne l’est pas et toutes n’ont peut-être pas la même… valeur.

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Conclusion

Les réticences à l’enseignement des valeurs reposent souvent sur une association abusive entre

« fait » et « objectif » d’une part, « valeur » et « subjectif » d’autre part. Or, cette double association, qui constitue alors une véritable opposition entre les deux paires de concepts ainsi constituées, est problématique. D’abord parce que, poussée jusqu’à son terme, elle rend impossible l’usage pourtant nécessaire et avéré en sciences, des valeurs épistémiques. Ensuite, parce qu’elle oblige à retirer du vocabulaire un vaste ensemble de prédicats qui désignent à la fois des faits et des valeurs, qu’on appelle les « concepts éthiques épais ». Enfin parce qu’elle repose sur une conception de l’objectivité postulant l’existence d’entités métaphysiques qui assureraient la signification de ce qui est « objectif ». Une telle conception des fait et des valeurs ne peut conduire qu’à une dichotomie. Et cette dichotomie explique pourquoi les valeurs apparaissent comme des sujets sensibles en éducation : conçues comme subjectives, elles ne respectent pas le critère d’universalité et d’objectivité des savoirs que l’école républicaine est censée transmettre.

Suivant l’argumentation de Putnam, nous avons montré qu’il n’était cependant pas nécessaire de tenir faits et valeurs comme deux domaines que tout oppose. Certes, la distinction fait/valeur est importante. Dire que quelque chose est, ce n’est pas dire que cela doit être. Enseigner cette distinction est précieux. En revanche, la distinction ne doit pas se transformer en dichotomie. Les faits et les valeurs ne constituent pas deux mondes séparés qui n’entretiendraient aucun rapport.

L’articulation des faits et des valeurs est sans doute la meilleure manière de concevoir de manière pertinente ce que sont les uns et les autres.

Pour cette raison, les faits et les valeurs peuvent être enseignés11 simultanément. Les enseignements de différentes disciplines dites « scientifiques » ou « objectives » sont également pourvoyeurs de valeurs. Et c’est là une excellente chose. En outre, les valeurs, pour être signifiantes, doivent également être « pratiquées », « incarnées » dans des comportements réels. Faire vivre les valeurs n’est pas un vain mot. Dans ce cas, il devient évident qu’une valeur est une sorte de fait, une réalité quasi-tangible. Pour autant, la pluralité des pratiques et des valeurs existe également et c’est pourquoi un enseignement des valeurs doit aller de paire avec une éducation au pluralisme.

L’examen de façons de vivre, des normes sociales différentes à travers le temps et l’espace est un excellent moyen de comprendre qu’une même réalité peut recevoir différentes lectures pertinentes.

Cela ne signifie pas pour autant que n’importe quelle interprétation est valable. C’est pourquoi un enseignement critique des valeurs peut être envisagé. Dans ce cas, il s’agit d’examiner une situation donnée, d’en déterminer la valeur éthique, de l’éclaircir, de l’évaluer à travers un débat rationnel, nourri d’arguments logiques et d’observations fines.

Si valeurs et faits sont à distinguer, ils ne sont pas à opposer. Leur proximité ou leur articulation légitime donc que certains outils, notamment critiques, puissent s’appliquer aux faits comme aux valeurs.

11 Et, d’une certaine manière, « ne peuvent pas ne pas être enseignés »...

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Bibliographie

Dewey, J. (1938/1993), Logique, la théorie de l’enquête, trad. G. Deledalle, Paris : PUF

Dewey, J. (2011), La formation des valeurs, trad. A. Bidet, L. Quéré, G. Truc, Paris : La Découverte Dewey, J. (1929/2014), La quête de certitude, trad. P. Savidan, Paris : Gallimard

Dussault, A. (2007), Putnam et la critique de la dichotomie fait/valeur : la critique de quoi au juste ?, version remaniée d’une communication lue à l’ACFAS au printemps 2007. En ligne : http://acdussault.profweb.ca/wpc-content/uploads/2010/11/putnam_et_la_critique_de_la_dichotomi e_fait_valeur_spq_2007.pdf

Gégout, P. (2017), « Pour une critique de l’enseignement de la morale à l’école », in Éthique et politiques éducatives, Nancy : PUN, pp. 187-204

Putnam, H. (2002/2004), Fait/Valeur : la fin d’un dogme et autres essais, trad. M. Caveribère et J.- P. Cometti, Paris : Éditions de l’Éclat

Putnam, H (2013), L’éthique sans ontologie, trad. R. Ehrsam, P. Fasula, M. Heuser, A. Naibo, S.

Plaud, A. Zielinska, Paris : Cerf

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