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QUATRIEME PARTIE EPISTOLAIRE ET ENTRE-DEUX LITTERAIRE

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Academic year: 2021

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QUATRIEME PARTIE

EPISTOLAIRE ET ENTRE-DEUX LITTERAIRE

L’artiste donne souvent l’impression d’un être faible qui se blottit peureusement dans la sphère close de son oeuvre, là où, parlant en maître et agissant sans entrave, il peut prendre la revanche de ses échecs dans la société. (294 - BLANCHOT , M., L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955. - 379 p. - p. 53. - (Collection Idées))

L’écriture flaubertienne est un état d’esprit avant d’être un texte. L’écrivain se représente la vie en idée et réflexion, contemplation et création. Il a une perception métaphysique de son existence et de son rôle artistique. Cette mystique personnelle est fréquemment discutée dans ses lettres à Colet :

« il me semble en ma conscience que j’accomplis mon devoir, j’obéis à une fatalité supérieure, que je fais le Bien, que je suis le Juste »1. Spinoziste convaincu, il a une éthique de lui-même et de sa vocation. Il ne souhaite écrire ni comme les anciens, ni comme ses contemporains. La quête d’un principe esthétique inédit le possède. Cette démarche l’abstrait du monde. Sa relation à l’art lui interdit toute vie amoureuse - « J’ai des recoquillements si profonds que j’y disparais, et tout ce qui essaie de m’en faire sortir me fait souffrir »2. Partagé entre sa mère et sa nièce, Flaubert construit son Oeuvre. Il a la conviction qu’une même idée se dissimule sous des réalités différentes. « L’ignoble me plaît. C’est le sublime d’en bas »3 précise-t-il à Colet les 4-5 septembre 1846. La volonté unitaire de son écriture réside dans l’entreprise de synthétiser des antithèses d’apparence, mais non d’essence. La proximité de la beauté et de la laideur, la parenté d’un tout et de son contraire, le voisinage de l’imagination et de la réalité en sont les dénominateurs communs. L’écrivain développe cette idée pour sa maîtresse : « Ce ne sont pas les grands malheurs qui font le malheur, ni les grands bonheurs qui font le bonheur, mais c’est le tissu fin et imperceptible de mille circonstances banales »4. Extraire la poésie du commun est son programme. De la qualité de l’exécution naît la grandeur du

1(1 - C., 24 avril 1852, Corr. II, p. 76)

2(1 - C., 31 mars 1853, Corr. II, pp. 295-296)

3(1 - C., 4-5 septembre 1846, Corr. I, p. 328)

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sujet. Critiquant « Jack » et « Rougon », il explique une dernière fois à Sand son sentiment du Beau littéraire :

... aucun des deux n’est préoccupé avant tout de ce qui fait pour moi le but de l’art, à savoir : la Beauté. Je me souviens d’avoir eu des battements de coeur, d’avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un mur de l’Acropole (...) Eh bien ! je me demande si un livre, indépendamment de ce qu’il dit, ne peut pas produire le même effet. Dans la précision des assemblages, la rareté des éléments, le poli de la surface, l’harmonie de l’ensemble, n’y a-t-il pas une vertu intrinsèque, une espèce de forme divine, quelque chose d’éternel comme un principe ? (Je parle en platonicien)5.

L’écrivain veut dépeindre les aspects multiformes de l’existence - le visible, l’occulté, le vrai visage et le masque, la vérité, le mensonge, la nature et l’artifice. Il fait de la multiplicité des points de vue son premier outil d’analyse, et de l’observation attentive du fait le second.

Découvrir un sujet, observer des motifs littéraires, développer des concepts, trouver une méthode, agir avec précision, éprouver les mots et les choses, donner une forme au sens et un sens à la forme, exercer sa neutralité, se rendre maître de son imagination, demeurer impersonnel, conduire son style, écrire le vrai, effacer l’illusion, analyser de façon impartiale, se fier à son inspiration, retenir sa plume, élaborer une oeuvre romanesque, en vivre la conception, tels sont les leitmotive interagissant dans la Correspondance. L’épistolaire devient un cabinet de travail et un creuset de la fiction. Devant l’ampleur des pistes critiques empruntées par Flaubert, en regard de l’architecture complexe de son écriture et de son histoire, il convient d’envisager les lettres à l’amante et à l’amie comme un espace de mise en abyme de l’oeuvre romanesque à partir duquel se déploie une réflexion sur l’Ego, le travail de la phrase et l’impuissance d’écriture.

4(1 - C., 20 mars 1847, Corr. I, p. 447)

5(8 - FLAUBERT, G., Oeuvres complètes. - Edition nouvelle établie d’après les manuscrits inédits de Flaubert par la Société des Etudes littéraires françaises contenant les scénarios et plans des divers romans, la collection complète des Carnets, les notes et documents de Flaubert avec des notices historiques et critiques, et illustrée d’images contemporaines). Paris : Club de l’Honnête Homme, 1971-1975. - 16 vol. - 615 pp. Lettre à Sand, 3 avril 1876.- t.15, p. 446)

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1. Une correspondance égocentrée

Moi ma force est à bout. Je me sentais bien du courage pour moi seul, mais pour deux ! Mon métier est de soutenir tout le monde, j’en suis brisé, ne m’afflige plus par tes emportements qui me font me maudire moi- même sans que pourtant j’y voie de remède. (1 - C., 13 septembre 1846, Corr. I, p. 337)

Flaubert est entièrement tourné vers son Oeuvre et les forces à mobiliser pour l’édifier.

Contrairement à Colet, sa réussite littéraire n’est liée qu’à ses compétences personnelles. Aussi a-t-il de nombreux doutes. L’écriture n’est pas chez lui un geste naturel - c’est une souffrance permanente, une incessante remise en cause, un constat d’impuissance répété. C’est la raison pour laquelle ses lettres à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand sont si riches d’introspection. « ... l’impulsion première est toujours du Moi, comme dirait le philosophe, et converge pour y retourner »6 précise-t-il à la Muse. La figure de l’épistolier se superpose à celle de l’écrivain. Un discours apparemment adressé à une correspondante prend souvent la couleur d’un quasi monologue à visée esthétique.

« L’épistolier serait ainsi le fameux chaînon manquant entre l’homme et l’oeuvre, quelque chose comme le yéti de la littérature »7 estime V. Kaufmann.

Homme rendu aux valeurs de l’âpreté et de la persévérance, maniaque avisé de la continuité stylistique, enragé du mot exact, promoteur de la patience et de l’énergie, esprit à la recherche de la maîtrise de soi et adepte du stoïcisme, Flaubert ancre sa correspondance dans ses mésaventures littéraires et ses questionnements métaphysiques. La lettre représente le travail de l’écrivain, le processus créatif et les enjeux de l’écriture romanesque.

6(1 - C., janvier 1847, Corr. I, p. 427)

7(40 - KAUFMANN, V., L’équivoque épistolaire. Paris : Editions de Minuit, 1990. - 200 p. - p. 115)

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1.1 - Figures du moi écrivant

... l’écriture, quel que soit son régime, est toujours un mixte, à la fois de fiction et de non-fiction. Le roman informe la lettre. (181 - CORNILLE, J.-L., L’amour des lettres ou le contrat déchiré. Manheim : édition Mana 1985. - 304 p. - p. 18)

Chaque détail de la vie, de l’idéologie ou des qualités de l’écrivain est passé au crible de l’épistolaire. Flaubert attache une grande importance à son hygiène de pensée et de travail. Il se plaît à détailler sa relation à l’art par des métaphores ou des comparaisons significatives. Les 17-18 octobre 1846, il confie à Colet : « Je ne suis qu’un lézard littéraire qui se chauffe toute la journée au grand soleil du Beau »8. L’épistolier s’exprime librement sur le caractère naturel et instinctif de sa démarche artistique. Ce Je-créateur instaure dans la lettre un égocentrage énonciatif. « J’écris pour moi, pour moi seul comme je fume et comme je dors. - C’est une fonction presque animale, tant elle est personnelle et intime »9 déclare l’écrivain. Ces énoncés sont martelés de pronoms personnels sujets « J’ », « je », « je », compléments « moi », « moi » en cooccurrences avec des adjectifs égocentrés - « seul », « personnelle », « intime ». Ce « moi seul » confère à l’épistolaire une orientation subjective extrêmement forte. Le triomphe énonciatif du Je symbolise l’affirmation démiurgique de la personnalité créatrice de Flaubert dans tous les registres de son écriture. « Bovary (...) aura été un tour de force inouï et dont moi seul jamais aurai conscience : sujet, personnage, effet, etc., tout est hors de moi »10 remarque l’écrivain le 26 juillet 1852 en regard de son grand roman. Ce moi écrivant n’est pas seulement tourné vers la réalisation littéraire passée ou présente : il intéresse aussi la communication des désirs esthétiques les plus dévorants. En août 1853, Flaubert avoue à Colet sa fatigue de Madame Bovary, et son empressement à écrire Salammbô. Une séquence de pronoms personnels sujets - « J’ », « J’ », « Je » - et compléments - « me », « me » - en relation avec l’adjectif possessif - « Mon » - articule ses phrases autour de l’ivresse de la conquête esthétique : « Que j’ai hâte donc d’avoir fini tout cela pour me lancer à corps perdu dans un sujet vaste et propre. J’ai des prurits d’épopée. Je voudrais de grandes histoires à pic, et peintes du haut en bas. Mon conte oriental me revient par bouffées »11. Le 18 mars 1857, il confie à Leroyer de Chantepie son désir d’immersion historique dans l’étrangeté orientale. Pour ce faire, il a recours à des constructions syntaxiques s’articulant autour du Moi créateur : « Je vais écrire un roman dont l’action se passera trois siècles avant Jésus-Christ, car j’éprouve le besoin de sortir du monde

8(1 - C., 17-18 octobre 1846, Corr. I, p. 389)

9(1 - C., 16 août 1847, Corr. I, p. 467)

10(1 - C., 26 juillet 1852, Corr. II, p. 140)

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moderne où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir »12. Mais la lettre à l’amante et à l’amie n’est pas seulement pour l’artiste l’opportunité de planifier ses projets. Elle met en jeu l’Oeuvre à naître, indique ses lignes de force, préfigure ses structures, désigne ses procédés par une série de principes et de recommandations à valeur personnelle, interpersonnelle et universelle.

Avant, pendant et après l’écriture d’un roman, Flaubert privilégie les temps de lecture et de méditation. Il vit l’écriture comme un sacerdoce et met sa pensée et son style à l’épreuve d’un travail acharné. La solitude, l’immobilisme, le gueuloir demeurent ses meilleurs alliés dans la poursuite de cet idéal. Ces données existentielles et littéraires nourrissent son écriture. Dans la dualité de la puissance artistique et de l’aliénation créatrice, elles contribuent à la mise en scène épistolaire de son moi écrivain.

Q

Flaubert envisage l’artiste comme un homme vouant son intelligence et sa vie à la recherche du beau. Aussi vit-il en marge de l’humanité. Sa façon de percevoir le monde, les mots, les choses est trop étrangère au commun. « Il est beau d’être un grand écrivain, de tenir les hommes dans la poêle à frire de sa phrase et de les y faire sauter comme des marrons. Il doit y avoir de délirants orgueils à sentir qu’on pèse sur l’humanité de tout le poids de son idée »13 soutient-il. Pour exprimer sa différence, l’épistolier attribue certaines valeurs relationnelles ou esthétiques à l’engagement artistique.

Flaubert cultive les relations indirectes via l’épistolaire. Cette singularité manifeste une perméabilité manifeste de l’éthique et de l’esthétique. L’Art se voit placé à la croisée de la sociabilité - la pratique du premier permet souvent de s’abstraire du second. En mars 1853, l’écrivain piétine dans l’écriture de Madame Bovary. Face à l’allongement de ses délais de rédaction, il désavoue tout d’abord sa démarche avant de lui rendre hommage. Il oppose la grandeur de l’artiste à la petitesse de la vie : « Quel foutu métier ! quelle sacré manie ! Bénissons-le pourtant ce cher tourment. Sans lui, il faudrait mourir. La vie n’est tolérable qu’à la condition de n’y jamais être »14.

Ces jugements ambivalents sur l’engagement littéraire nourrissent sa pensée au fil de son écriture romanesque. En 1857, l’écrivain entreprend Salammbô. Cette perspective de travail lui offre la

11(1 - C., 26 août 1853, Corr. II, p. 416)

12(1 - L.d.C, 18 mars 1857, Corr. II, p. 238)

13(1 - C., 3 novembre 1851, Corr. II, p. 15)

14(1 - C., 5 mars 1853, Corr. II, p. 255)

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possibilité de s’affranchir d’une société contemporaine dont l’écriture de Madame Bovary a achevé de le dégoûter.

Je vais, pendant quelques années peut-être, vivre dans un sujet splendide et loin du monde moderne dont j’ai plein le dos. Ce que j’entreprends est insensé et n’aura aucun succès dans le public. N’importe ! il faut écrire pour soi, avant tout. C’est la seule chance de faire beau15 précise-t-il à Leroyer de Chantepie.

L’esthéticien assimile le ferment primitif de l’art à la passion des formes et des couleurs, des rythmes et des sons. Il détache l’oeuvre d’art de toute finalité commerciale et désavoue l’embourgeoisement massif de la production artistique. Il garde au coeur la nostalgie des artisans médiévaux de la beauté - ces ouvriers anonymes d’un art à l’idéal pur. « La gloire ! La gloire ! mais qu’est-ce que c’est que la gloire ! Ce n’est rien. C’est le bruit extérieur du plaisir que l’Art nous donne »16 s’exclame-t-il. Flaubert assigne à l’artiste des objectifs très élevés - la révélation et la transfiguration de réalités cachées ou méconnues. Il assure à la Muse : « L’artiste doit tout élever; il est comme une pompe, il a en lui un grand tuyau qui descend aux entrailles des choses, dans les couches profondes. Il aspire et fait jaillir au soleil en gerbes géantes ce qui était plat sous terre et ce qu’on ne voyait pas »17. Compliquée, laborieuse, périlleuse et surhumaine, cette mission fait de lui un intermédiaire entre l’homme et le monde. L’investigation du réel est affaire de sensibilité, confie-t-il à sa maîtresse :

Certaines natures ne souffrent pas, les gens sans nerfs. Heureux sont-ils ? mais de combien de choses aussi ne sont-ils pas privés ! Chose étrange, à mesure que l’on s’élève dans l’échelle des êtres, la faculté nerveuse augmente, c’est-à-dire la faculté de souffrir ? Souffrir et penser seraient-ils donc la même chose ? Le génie, après tout, n’est peut-être qu’un raffinement de la douleur, c’est-à-dire une plus complète et intense pénétration de l’objectif à travers notre âme. La tristesse de Molière, sans doute, venait de toute la bêtise de l’Humanité qu’il sentait comprise en lui. Il souffrait des Diafoirus et des Tartuffes qui lui entraient par les yeux dans la cervelle. Est-ce que l’âme d’un Véronèse, je suppose, ne s’imbibait pas de couleurs continuellement, comme un morceau d’étoffe sans cesse plongé dans la cuve bouillante d’un teinturier ? Tout lui apparaissait avec des grossissements de ton qui devaient lui tirer l’oeil hors de la tête. Michel-Ange disait que les marbres frémissaient à son approche. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il frémissait, lui, à l’approche des marbres. Les montagnes, pour cet homme, avaient une âme. Elles étaient de nature correspondante; c’était comme la sympathie de deux éléments analogues. Mais cela devait établir, de l’une à l’autre, je ne sais ou ni comment, des espèces de traînées volcaniques d’un ordre inconcevable, à faire péter la pauvre boutique humaine18.

15(1 - L.d.C., 11 juillet 1858, Corr. II, p. 822)

16(1 - C., 7 novembre 1847, Corr. I, p. 480)

17(1 - C., 25 juin 1853, Corr. II, p. 362)

18(1 - C., 30 septembre 1853, Corr. II, p. 444)

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A l’image de la Muse et de Leroyer de Chantepie - l’une souffrant par amour, l’autre par religion - Flaubert associe étroitement l’exercice de la pensée et du point de vue à une capacité émotionnelle exacerbée.

Dans la lettre à l’amante et à l’amie, le motif de la grandeur de l’artiste conduit une réflexion globale sur les relations sociales et intellectuelles du créateur avec la société, la nature complexe de ses affinités avec certains sujets ou supports, les manifestations de son affectivité dans l’approche créatrice. « La Vocation est peut-être comme l’amour du pays natal (que j’ai peu, du reste), un certain lien fatal des hommes aux choses »19 affirme l’écrivain à la Muse. La fatalité du travail de l’artiste est la somme de ses contingences littéraires.

Q

Contrainte imposée, sort particulier, Flaubert vit l’écriture comme un fatum. « Je vais si lentement ! Quelques lignes par jour, et encore ! »20 déplore-t-il auprès de Colet. L’écrivain accepte cette sentence. Il porte cette charge au sacrifice de sa vie. Son lien à la littérature est passionnel.

Entre périodes fastes et crises, il lui apporte plaisirs et douleurs. Cette épreuve est exprimée par des intensifs, des structures de négation, un lexique et une temporalité de la douleur littéraire.

La représentation du travail littéraire est vibrante de deux idéaux à la confrontation hostile : l’exigence et l’impuissance. En regard de ces réalités hétérogènes, Flaubert inscrit sa démarche dans une endurance à la torture. Dans la lettre à l’amante et à l’amie, ses choix stylistiques matérialisent la dureté de cette expérience. Des constructions intensives et privatives - associées à un champ lexical de la pénibilité - placent le fait littéraire au carrefour de tous les blocages.

Plus je vais et plus je me trouve incapable de rendre l’Idée. Quelle drôle de manie que celle de passer sa vie à s’user sur des mots, et à suer tout le jour pour arrondir des périodes. - Il y a des fois, il est vrai, où l’on jouit démesurément, mais par combien de découragements et d’amertumes n’achète-t-on pas ce plaisir !21

rapporte l’écrivain à la Muse. Cet emploi de l’intensif est très répandu. Il est le signe d’un investissement extrême dans l’art. L’adverbe d’intensité suivi du terme corrélatif « Que » ouvre l’épistolaire sur l’enjeu romanesque : « Je travaille le plus que je peux. Je suis resté cet après-midi sept heures sans bouger de mon fauteuil, et ce soir trois. Tout cela ne vaut pas deux heures d’un travail raisonnable »22. La servitude de l’écrivain s’enracine dans la contradiction de son activité

19(1 - C., 29 janvier 1854, Corr. II, p. 516)

20(1 - C., 1er mars 1852, Corr. II, p. 54)

21(1 - C., octobre 1847, Corr. I, p. 475)

22(1 - C., 17 septembre 1846, Corr. I, p. 346)

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intellectuelle et de son inactivité physique. L’immobilisme lui permet d’écrire. Il a recours à des images animales pour exprimer à Colet ses élans ataraxiques - « j’ai grande envie de devenir phoque, comme vous dites. Je me demande à quoi bon aller grossir le nombre des médiocres (ou des gens de talent, c’est synonyme) »23. Il décrit à Sand son isolement - « Je vis absolument comme une huître. Mon roman est le rocher qui m’attache et je ne sais rien de ce qui se passe dans le monde »24.

En cooccurrence avec ces procédés intensifs, métaphoriques et comparatifs, des constructions négatives enferment l’activité romanesque de Flaubert dans la circularité d’une impossibilité à créer. La négation avec forclusif « ne ... pas » véhicule le caractère totalitaire de ce désaveu, celle par « ne ... que » rend compte de ses faiblesses. L’épistolier fait part à Colet de son insatisfaction :

Ça ne va pas. Ça ne marche pas. Je suis plus lassé que si je roulais des montagnes. J’ai dans des moments, envie de pleurer. Il faut une volonté surhumaine pour écrire. Et je ne suis qu’un homme. - Il me semble quelquefois que j’ai besoin de dormir pendant six mois de suite. Ah ! de quel oeil désespéré je les regarde, les sommets de ces montagnes où mon désir voudrait monter !25

En regard de Bouvard et Pécuchet, l’utilisation de la négation par système corrélatif à deux éléments « ne ... plus » exprime une certaine contestation des capacités d’écriture de Flaubert et une déroute temporaire du sens de son oeuvre : « Je ne sais plus comment il faut s’y prendre pour écrire, et j’arrive à exprimer la centième partie de mes idées, après des tâtonnements infinis »26.

Cette débauche formelle d’outils à la finalité plaintive s’ordonne autour d’un égocentrage énonciatif très prononcé. Sujets ou compléments, de forme pleine ou non, Flaubert scande les pronoms personnels pour clamer les vertus de son rapport sado-masochiste à l’art. Il fait part à sa maîtresse de l’effet stimulant du manque d’inspiration sur son travail : « Moi, plus je sens de difficultés à écrire et plus mon audace grandit (c’est là ce qui me préserve du pédantisme, où je tomberais sans doute) »27. A elle toujours, il confie son sentiment d’usure. L’énoncé s’ouvre sur le roman et se ferme sur l’ego de l’artiste : « Oh ! la Bovary, quelle meule usante pour moi ! »28. Cette mise en relief pronominale du Moi écrivant s’accompagne fréquemment d’une indication androcentrée accentuant la sclérose de la phrase sur la figure captive de Flaubert. L’écrivain clame à

23(1 - C., 3 novembre 1851, Corr. II, p. 15)

24(1 - S., 9 septembre 1868, Corr. III, p. 797)

25(1 - C., 27 mars 1852, Corr. II, p. 65)

26(1 - S., 5 décembre 1866, Corr. III, pp. 574-575)

27(1 - C., 27 mars 1853, Corr. II, p. 287)

28(1 - C., 7 octobre 1853, Corr. II, p. 448)

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la Muse : « Je ne sais combien de millions il faudrait me donner pour recommencer ce sacré roman ! C’est trop long pour un homme que 500 pages à écrire comme ça; et quand on en est à la 240e, et que l’action commence à peine ! »29. L’usage des déterminants parfait l’égocentrage des obstacles rencontrés dans l’exploration des mots et des choses. L’adjectif possessif « Ma » éclaire un facteur créatif déterminant dans le cheminement existentiel et littéraire de l’écrivain - sa névrose :

La folie et la luxure sont deux choses que j’ai tellement sondées, où j’ai si bien navigué par ma volonté, que je ne serai jamais (je l’espère) ni un aliéné ni un de Sade. Mais il m’en a cuit, par exemple. Ma maladie de nerfs a été l’écume de ces petites facéties intellectuelles.

Chaque attaque était comme une sorte d’hémorragie de l’innervation. C’était des pertes séminales de la faculté pittoresque du cerveau, cent mille images sautant à la fois, en feux d’artifices. Il y avait un arrachement de l’âme d’avec le corps, atroce (j’ai la conviction d’être mort plusieurs fois). Mais ce qui constitue la personnalité, l’être-raison, allait jusqu’au bout; sans cela la souffrance eût été nulle, car j’aurais été purement passif et j’avais toujours conscience, même quand je ne pouvais plus parler. Alors l’âme était repliée tout entière sur elle-même, comme un hérisson qui se ferait mal avec ses propres pointes30.

Le possessif indique l’attachement profond de Flaubert à sa vocation. Son usage est répété aussi bien par rapport à Madame Bovary que des romans postérieurs. Il rend compte de l’entière projection du Moi écrivant dans le projet romanesque. En 1858, la conception perturbée de Salammbô hante l’écrivain.

Et maintenant, tout ce que j’avais fait de mon roman est à refaire; je m’étais complètement trompé. Ainsi, voilà un peu plus d’un an que cette idée m’a pris. J’y ai travaillé depuis presque sans relâche et j’en suis encore au début. C’est quelque chose de lourd à exécuter, je vous en réponds ! pour moi du moins. Il est vrai que mes prétentions ne sont pas médiocres !31

clame-t-il à Leroyer de Chantepie. La charge personnelle de l’oeuvre - « mon roman » - est associée à celle de l’exigence esthétique - « mes prétentions ».

Cet égocentrage épistolaire - opéré grâce à des séquences personnelles et possessives (« Je » /

« Moi » / « Ma ») - implique parfois la correspondante. L’amante et l’amie sont associées à la mise en abyme du destin de l’artiste par des considérations articulées autour du pronom indéfini « on » ou du pronom personnel pluriel « nous ». En toute illusion cependant. C’est avant tout de lui-même dont Flaubert s’entretient en ces occasions :

... il est triste de faire de la littérature au XIXe siècle ! On n’a ni base, ni écho. - On se trouve plus seul qu’un Bédouin dans le désert. Car le Bédouin, au moins, connaît les sources cachées sous le sable. Il a l’immensité tout autour de lui et les aigles volant au-dessus. Mais

29(1 - C., 26 avril 1853, Corr. II, p. 317)

30(1 - C., 7 juillet 1853, Corr. I, p. 377)

31(1 - L.d.C, 11 juillet 1858, Corr. II, p. 822)

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nous ! Nous sommes comme un homme qui tomberait dans le charnier de Montfaucon, sans bottes fortes ! on est dévoré par les rats. C’est pour cela qu’il faut avoir des bottes fortes ! et à talon haut, à clous pointus et à semelle de fer, pour pouvoir, rien qu’en marchant, écraser32

Cette représentation des entraves littéraires de Flaubert s’inscrit dans une temporalité. Le Moi investit différents champs de représentation esthétique : les soucis passés, les obstacles présents, les préoccupations futures. L’esprit de l’écrivain est enfermé dans une pénibilité lancinante conférant à l’épistolaire une teneur et une forme spécifiques. Le 18 février 1859, la servitude du Je-écrivain est à l’épreuve d’indicateurs antithétiques de durée - « courte » versus « long » - opposant la brièveté de l’existence à l’histoire de l’art. Deux énoncés sont confrontés : l’un apporte une évaluation chiffrée de l’avancée de l’oeuvre - « quart » - et l’autre une estimation temporelle - « deux ans » - de ce qui reste à accomplir. L’épistolier explique à Leroyer de Chantepie :

Mais la vie est courte et l’art est long, presque impossible même lorsqu’on on écrit dans une langue usée jusqu’à la corde, vermoulue, affaiblie et qui craque sous le doigt à chaque effort.

Que de découragements et d’angoisses cet amour du Beau ne donne-t-il pas ? J’ai d’ailleurs entrepris une chose irréalisable. N’importe; si je fais rêver quelques nobles imaginations, je n’aurai pas perdu mon temps. Je suis à peu près au quart de ma besogne. J’en ai encore pour deux ans33.

Cette temporalité littéraire est opératoire à l’échelle de la régie de l’oeuvre mais aussi à celle de la durée interne du récit romanesque. Flaubert a des doutes sur L’Education sentimentale. Dans une double perspective intra et extra-romanesque, il confie à Leroyer de Chantepie : « Les faits, le drame manquent un peu; et puis l’action est étendue dans un laps de temps trop considérable. Enfin, j’ai beaucoup de mal et je suis plein d’inquiétudes. Je resterai ici à la campagne une partie de l’hiver, pour m’avancer un peu dans cette longue besogne »34.

Epistolarisés, les avatars stylistiques de Flaubert précisent l’ampleur de son investissement esthétique, sa négation de lui-même et de l’entreprise littéraire, sa complaisance à la difficulté et au sacrifice. Grandeur de l’artiste et servitudes de l’écrivain forment les deux axes thématiques majeurs de cette correspondance aussi monadique que monodique. Entre les cimes de l’inspiration littéraire et les gouffres de la réalisation intellectuelle, l’écriture de la lettre amoureuse et amicale permet de souligner les enjeux et les aléas, les organisations et les finalités de la construction romanesque.

1.2 - Les principes du processus créatif

32(1 - C., 19 mars 1854, Corr. II, pp. 538-539) .

33(1 - L.d.C, 18 février 1859, Corr. III, p. 17)

34(1 - L.d.C, 6 octobre 1864, Corr. III, p. 409)

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Avec la lettre un roman m’arrive, en miniature, un événement à ce point fort, émotionnellement, qu’il évacue le rapport au quotidien. (181 - CORNILLE, J.-L., L’amour des lettres ou le contrat déchiré. Manheim : édition Mana 1985.

- 304 p. - p. 18)

La création romanesque est incessamment mise en débat dans les lettres de Flaubert.

L’écrivain affronte l’immatérialité et la matérialité de la littérature. Il formule des distinctions riches de sens entre la réflexion sur le sujet et la recherche formelle.

« L’art est expérience, parce qu’il est une recherche, et une recherche, non pas indéterminée, mais déterminée par son indétermination, et qui passe par le tout de la vie, même si elle semble ignorer la vie »35 observe Blanchot. L’art flaubertien est expérience de la souffrance d’être et d’écrire. L’indétermination du discours épistolaire - ce pêle-mêle où cohabitent un tout et son contraire : essai d’esthétique et digression amoureuse, lamenti existentiels et trivialités - met en lumière la faculté de l’écriture romanesque à impressionner par la diversité des sujets36 et des styles - de l’écriture argumentative à la composition des dialogues en passant par l’analyse psychologique.

Ce n’est pas sans raison si l’écrivain se représente à sa maîtresse comme un homme de spéculation esthétique. Il s’en défend en arguant à Colet de l’étendue de sa sensibilité et de ses expériences :

Non je ne suis pas une abstraction et je n’ai pas ce calme divin dont vous parlez. Mais rassure-toi, quant à mes oeuvres, ce ne sera pas le côté des passions qui manquera. J’en ai de vieilles provisions dans mon sac et comme j’en dépense peu elles ne s’usent pas vite. S’il fallait être ému pour émouvoir les autres, je pourrais écrire des livres qui feraient trembler les mains et battre les coeurs et, comme je suis sûr de ne jamais perdre cette faculté d’émotion que la plume me donne d’elle-même sans que j’y sois pour rien et qui m’arrive malgré moi d’une façon souvent gênante, je m’en préoccupe peu et je cherche au contraire non pas la vibration mais le dessin37.

Cette réflexion sur le processus créatif dévoile les principes significatifs de la recherche de Flaubert - des difficultés de conception jusqu’aux résistances de son écriture.

V

35(294 - BLANCHOT , M., L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955. - 379 p. - p. 104. - (Collection Idées))

36(Le contraste est total entre Madame Bovary et Salammbô, L’Education sentimentale et Bouvard et Pécuchet.)

37(1 - C., 11-12 décembre 1847, Corr. I, pp. 488-489)

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L’épistolier métaphorise les épreuves rencontrées au quotidien dans l’exercice de son art. De son propre aveu, la manifestation de l’Idée le « gêne »38. L’énumération de ses malaises créatifs lui permet de clarifier peu à peu le cheminement à suivre pour parvenir à réaliser ces objectifs : travail sur soi et adoption d’une méthode, phase de découverte puis d’étude du sujet, jeu de construction et fidélité à des principes.

Dans les lettres à Colet, le travail sur soi et l’adoption d’une méthode sont les pré-requis de l’écrivain dans son approche du roman. Face à la pesanteur de la pensée - « Il y a des idées tellement lourdes d’elles-mêmes qu’elles écrasent quiconque essaie de les soulever »39 déclare-t-il à Colet - Flaubert canalise ses forces vives. Sa maladie nerveuse et son rapport à l’écriture font l’objet de fréquentes mises en abyme. Aussi désavoue-t-il l’idée reçue selon laquelle les névroses de l’artiste sont garantes de son inspiration. A la Muse, il apporte un témoignage sur ses improductifs dérèglements :

Les nerfs, le magnétisme, voilà la poésie. » Non, elle a une base plus sereine. S’il suffisait d’avoir les nerfs sensibles pour être poète, je vaudrais mieux que Shakespeare et qu’Homère, lequel je me figure avoir été un homme peu nerveux. Cette confusion est impie.

J’en peux dire quelque chose, moi qui ai entendu, à travers des portes fermées, parler à voix basse des gens à trente pas de moi, moi dont on voyait à travers la peau du ventre bondir tous les viscères, et qui ai parfois senti, dans la période d’une seconde, un million de pensées, d’images, de combinaisons de toute sorte qui pétaient à la fois dans ma cervelle comme toutes les fusées allumées d’un feu d’artifice 40.

L’écriture romanesque est un acte raisonné, longuement réfléchi, une longue patience ignorant l’improvisation et la spontanéité. Voilà pourquoi elle occasionne à l’homme de lettres tant de déplaisirs et de tragédies intérieures.

Entreprenant Madame Bovary, l’écrivain s’avère stupéfait du registre dans lequel il travaille41. Cette étrangeté du sujet bourgeois entraîne de douloureux examens de conscience. La tâche ardue de l’esthète est fréquemment représentée par des images de complexité. Flaubert identifie Madame Bovary au symbole de la lenteur : « La Bovary marche à pas de tortue; j’en suis désespéré par moments. D’ici à une soixantaine de pages, c’est-à-dire pendant trois ou quatre mois, j’ai peur que ça ne continue ainsi. Quelle lourde machine à construire qu’un livre, et compliquée surtout ! »42. Il veut domestiquer son imagination pour parer au drame de la pensée. Les distractions sont ennemies

38(1 - C., octobre 1847, Corr. I, p. 476)

39(1 - C., Fin novembre 1847, Corr. I, pp. 486-487)

40(1 - C., 5-6 juillet 1852, Corr. II, p. 127)

41(1 - C., 23 octobre 1851, Corr. II, p. 14)

42(1 - C., 13 septembre 1852, Corr. II, p. 156)

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de son processus créatif. Et Colet en est une. Il associe son incapacité à réfléchir au souvenir de l’amante :

Je n’en travaille plus, je jure au coin de mon feu et je casse mes charbons avec mes pincettes. Quand je lis, la pensée est ailleurs, en vain je veux la ramener. Comme un bon cheval à une voiture en place, elle piaffe et bondit pour me traîner vers toi, au grand galop et toute joyeuse43.

La foi dans l’inspiration est une autre clé de cette démarche. Ambitionnant avec L’Acropole d’Athènes d’obtenir le prix de poésie de l’Académie - qu’elle obtint avec un peu de retard, en 1854, grâce à l’appui de Cousin - Colet s’investit corps et âme dans son poème. Exemples à l’appui, Flaubert lui fait part de sa croyance dans la ténacité :

Garde-moi toujours cette rage-là. Tout cède et tout pète devant les obstinations suivies. J’en reviens toujours à mon vieil exemple de Boileau. Ce gredin-là vivra autant que Molière, autant que la langue française. Et c’était pourtant un des moins poètes des poètes; qu’a-t-il fait ? Il a suivi sa ligne jusqu’au bout, et donné à son sentiment si restreint du Beau, toute la perfection plastique qu’il comportait44.

La dynamique de l’inspiration est parfois personnifiée en femme afin de lui rendre un hommage appuyé. « La Muse est une vierge qui a un pucelage de bronze, et il faut être un luron pour... »45 remarque l’épistolier.

Par la continuité de ce questionnement, les lettres à Colet deviennent un discours sur la méthode littéraire. Raisonner avec ordre et rigueur est un atout essentiel pour construire l’écrit. « ...

tout dépend (de) là : la méthode »46 remarque Flaubert eu égard à la « planification » difficile de Madame Bovary. Tenter de faire découvrir une réalité à travers une fiction est un enjeu aliénant.

L’adoption d’une méthode de travail est un garde-fou. Cette méthode quasi métaphysique47 requiert une solide préparation. En mars 1854, Colet est pressée d’achever La Servante. L’épistolier la met en garde contre les risques de la précipitation. A écrire trop vite, à ne pas réfléchir sur les formes et les procédés littéraires, elle risque de bâcler son ouvrage :

Tu travailles encore trop vite. Rappelle-toi le vieux précepte du père Boileau : « écrire difficilement des vers faciles » - Songe donc ce que c’est qu’une oeuvre de deux mille vers à corriger ! - Il faut retourner tous les mots, sous tous leurs côtés, et faire comme les pères Spartiates, jeter impitoyablement au néant ceux qui ont les pieds boiteux ou la poitrine étroite48.

43(1 - C., 13 octobre 1846, Corr. I, p. 386)

44(1 - C., 27 février 1853, Corr. II, p. 256)

45(1 - C., 17 septembre 1847, Corr. II , p. 470)

46(1 - C., 17 février 1853, Corr. II, p. 256)

47(1 - C., 12 octobre 1853, Corr. II, p. 451)

48(1 - C., 25 mars 1854, Corr. II , p. 540)

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Les romans de Flaubert sont le fruit de l’acharnement. La plus infime partie textuelle est réfléchie en fonction de son effet de sens à l’échelle de l’oeuvre. Le détail est toujours fidèle à l’idée directrice de la composition. Au sujet de Madame Bovary, l’épistolier précise : « Dans un bouquin comme celui- là, une déviation d’une ligne peut complètement m’écarter du but, me le faire rater tout à fait. Au point où j’en suis, la phrase la plus simple a pour le reste une portée infinie. De là tout le temps que j’y mets, les réflexions, les dégoûts, la lenteur ! »49. La réflexion pré-littéraire favorise la réussite. Le respect du plan est un impératif déontologique garantissant la cohérence du récit. « Le principal, et la seule chose difficile, c’est d’avoir un plan quelconque, et que ces bêtes de lignes ne se bornent pas à être une sèche nomenclature »50 médite-t-il. La question de la représentation est au coeur de ce processus créatif. Investir le milieu psychologique féminin et en percevoir les oscillations est un de ses premiers enjeux. L’écrivain prend la juste mesure de ce défi - celui de « donner à l’analyse psychologique la rapidité, la netteté, l’emportement d’une narration purement dramatique »51.

La découverte du sujet et l’étude des motifs constituent la seconde étape de cette démarche.

L’écrivain est éperdu de projets : « Oh ! les sujets, comme il y en a ! »52. Son rapport au sujet est d’ordre amoureux : l’excitation esthétique se voit souvent assimilée à la pulsion érotique. « ... je recule toujours. Un sujet à traiter est pour moi comme une femme dont on est amoureux, quand elle va vous céder on tremble et on a peur, c’est un effroi voluptueux. On n’ose pas toucher son désir »53 analyse Flaubert. Cette analogie entre la peur de la femme et l’effroi esthétique traduit une difficulté à sortir du huis clos littéraire.

La notion d’étude est tributaire de cette collusion entre affect et intellect. Le 26 juillet 1851 - date de la première lettre à Colet après un différend de près de trois ans (21 août 1848 - 26 juillet 1851) - l’écrivain préconise l’investissement dans l’Idée pour pallier à l’errance amoureuse :

Lisez, et ne rêvez pas. Plongez-vous dans de longues études. Il n’y a de continuellement bon que l’habitude d’un travail entêté. Il s’en dégage un opium qui engourdit l’âme. - J’ai passé par des ennuis atroces, et j’ai tournoyé dans le vide, éperdu d’embêtement. On s’en sauve à force de constance et d’orgueil; essayez54.

Fuite en avant, l’écriture permet d’oublier la vie, la sociabilité, les contingences. Le caractère pathétique de ce processus d’abstraction réside dans la confrontation de l’artiste avec une Oeuvre toujours ouverte - et par conséquent en souffrance.

49(1 - C., 13 septembre 1852, Corr. II , p. 156)

50(1 - C, 22 avril 1854 , Corr. II, p. 556)

51(1 - C., 22 juillet 1852, Corr. II, p. 136)

52(1 - C., 16 décembre 1852, Corr. II, p. 207)

53(1 - C., 14 octobre 1846, Corr. I, p. 390)

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J’ai des idées de théâtre depuis quelque temps, et l’esquisse incertaine d’un grand roman métaphysique, fantastique et gueulard, qui m’est tombé dans la tête il y a une quinzaine de jours. Si je m’y mets dans cinq ou six ans, que ( se ) passera-t-il depuis cette minute où je t’écris jusqu’à celle où l’encre se séchera sur la dernière rature ?55

s’interroge-t-il. L’épistolaire est le reflet de cette emprise de l’écriture. Flaubert réfléchit sur son éprouvante conquête du Vrai : .

Est-ce bête ! Voilà donc où mène ce doux passe-temps de la littérature, cette crème fouettée. Ce à quoi je me heurte, c’est à des situations communes et un dialogue trivial. Bien écrire le médiocre et faire qu’il garde en même temps son aspect, sa coupe, ses mots même, cela est vraiment diabolique, et je vois se défiler maintenant devant moi de ces gentillesses en perspective pendant trente pages au moins !56

En 1860, Flaubert fait observer aux Goncourt combien il lui est compliqué de représenter poétiquement l’amour dans Salammbô : « Il en est maintenant, de son roman, à la baisade, une baisade carthaginoise et, dit-il, « il faut que je monte joliment le bourrichon à mon public : il faut que je fasse baiser un homme, qui croira enfiler la lune, avec une femme qui croira être baisée par le soleil »57. Soucieux de précision descriptive jusqu’à souhaiter l’exactitude scientifique, guerroyant contre la subjectivité, l’écrivain cultive la neutralité. « C’est le seul moyen à l’humanité de se mettre un peu au-dessus d’elle-même. Elle se considérera alors franchement, purement, dans le miroir de ses oeuvres. Elle sera comme Dieu, elle se jugera d’en haut »58 observe-t-il. L’impartialité incite Flaubert à « retenir » sa plume. Il ne veut pas que l’imagination déborde sa phrase et nuise à l’effet de réel. Il médite quant à la scène d’amour forestière de Rodolphe et d’Emma : « J’ai une baisade qui m’inquiète fort et qu’il ne faudra pas biaiser, quoique je veuille la faire chaste, c’est-à-dire littéraire, sans détails lestes, ni images licencieuses; il faudra que le luxurieux soit dans l’émotion »59.

Dans la réflexion épistolaire sur ces principes et leur application se fondent tous les possibles de l’esthétique romanesque de Flaubert.

Le propre du talent littéraire est la généralisation - l’agrégation de plusieurs types humains en un seul personnage. L’écrivain veut atteindre au dramatique en opposant les profils psychologiques.

Il subordonne l’intérêt du lecteur à son identification possible avec l’un d’eux. Aussi imite-t-il la nature humaine dans ses laideurs et ses insanités. L’épistolier confesse avoir le plus grand mal à élaborer les figures bourgeoises de Madame Bovary. C’est avant tout son attachement à un principe

54(1 - C., 26 juillet 1851, Corr. II , p. 3)

55(1 - C., 8 mai 1852, Corr. II , p. 84)

56(1 - C., 12 septembre 1853, Corr. II, p. 429)

57(1 - Appendice II, Extraits du Journal des Goncourt, 29 novembre 1860, Corr. III, p. 874)

58(1 - C., 12 octobre 1853, Corr. II, p. 451)

59(1 - C., 2 juillet 1853, Corr. II, p. 373)

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de création - l’écriture du Vrai - qui l’incite à persévérer dans l’exploration de cet univers sordide : « Je veux qu’il n’y ait pas dans mon livre un seul mouvement, ni une seule réflexion de l’auteur »60.

Flaubert se considère comme un de ces « pauvres diables de prosateurs, à qui toute personnalité est interdite »61. V. Nabokovrenoue avec ce principe lorsqu’il considère à Cornell University combien « Style et structure sont l’essence d’un livre, les grandes idées ne sont que foutaise »62.

Flaubert voit dans l’exercice de la neutralité la possibilité d’accentuer la précision d’une analyse : ... l’impersonnalité est le signe de la Force. Absorbons l’objectif et qu’il circule en nous, qu’il se reproduise au-dehors, sans qu’on puisse rien comprendre à cette chimie merveilleuse.

Notre coeur ne doit être bon qu’à sentir celui des autres. - Soyons des miroirs grossissants de la réalité externe63.

Tourments, enthousiasmes semés d’obstacles, abandons ponctués de sévères remises en question, cette quête du Vrai est mobilisatrice. Les résultats romanesques sont pourtant à la hauteur de cette ambition. A commencer par Madame Bovary. « ... la personnalité de l’auteur est complètement absente »64 remarque-t-il le 19 mars 1854. « ... ma personnalité est aussi absente que celle de l’empereur de la Chine »65 réitère-t-il le 18 avril. Objectivité VS subjectivité, Flaubert oppose sa démarche à celle des romantiques. L’impersonnalité de l’une se distingue des complaisances narcissiques de l’autre. Désavouant le style de Lamartine, Flaubert constate : « Il faut (...) faire de l’art impersonnel. Ou bien, quand on fait du lyrisme individuel, il faut qu’il soit étrange, désordonné, tellement intense enfin que cela devienne une création »66. Aussi fait-il sienne la maxime d’Epictète :

« Cache ta vie - Abstiens-toi ». Ce goût de la solitude influe sur sa perception de l’enjeu romanesque. A Sand, il avoue sa difficulté à concevoir une littérature sentimentaliste : « j’éprouve une répulsion invincible à mettre sur le papier quelque chose de mon coeur. Je trouve même qu’un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion sur quoi que ce soit. Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion ? »67. Le milieu médical de son enfance l’a sans nul doute prédisposé à cette approche. « Je crois que le grand art est scientifique et impersonnel »68 conclut-il à l’attention du

« Chère Maître ».

60(1 - C., 8 février 1852, Corr. II, p. 43)

61(1 - C., 25 octobre 1853, Corr. II, p. 457)

62(NABOKOV, V., cité In104 - CHESSEX, J., Flaubert ou le désert en abîme. Paris : Grasset, 1991. - 279 p. - p. 206)

63(1 - C., 6 novembre 1853, Corr. II, p. 463)

64(1 - C., 19 mars 1854, Corr. II, p. 536)

65(1 - C., 18 avril 1854, Corr. II, p. 551)

66(1 - C., 18 avril 1854, Corr. II, p. 553)

67(1 - S., 5 décembre 1866, Corr. III, p. 575)

68(1 - S., 15 décembre 1866, Corr. III, p. 579)

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Témoignages vivants du drame de l’écriture, ces lettres à l’amante et à l’amie font du texte un discours en extension, un mouvement rythmique, une présence lexicale, un ensemble de constituants représentant les aléas de la forme littéraire.

Q

Tournant comme un derviche dans « l’éternel brouhaha des formes et des idées »69,Flaubert asservit le langage et les procédés littéraires à l’illusion du sujet et au rendu réaliste. La forme est mise à l’épreuve de l’adaptation des moyens romanesques au mariage contre nature d’un sujet vulgaire et d’une écriture savante. Les motivations de cette entreprise esthétique sont aussi nombreuses que les spécificités prêtées à la forme reine du dialogue.

« ... la forme me résiste »70 entonne l’épistolier dans une lettre à Colet. Aux heures terribles de la composition de Madame Bovary, sa détresse ne fait que croître tant le décalage entre le caractère commun du sujet et la beauté de l’écriture recherchée est considérable : « La fétidité du fond jointe aux difficultés de la forme m’accable quelquefois »71. Ses objectifs relèvent d’une métaphysique de l’art : la forme comme réalisation sublimée de la réalité dans le langage. « Le Fait se distille dans la Forme et monte en haut, comme un pur encens de l’Esprit vers l’Eternel, l’immuable, l’absolu, l’idéal »72 précise-t-il. La Muse n’est pas sans critiquer ces prétentions et ces distinctions théoriques. L’esthète lui répond. Il conteste la distinction entre fond et forme, plébiscite la perméabilité de la recherche esthétique et du travail formel - comparée explicitement à la correspondance inaliénable entre relation et sentiment :

Pourquoi dis-tu sans cesse que j’aime le clinquant, le chatoyant, le pailleté ! Poète de la forme ! c’est là le grand mot à outrages que les utilitaires jettent aux vrais artistes. Pour moi, tant qu’on ne m’aura pas, d’une phrase donnée, séparé la forme du fond, je soutiendrai que ce sont là deux mots vides de sens. Il n’y a pas de belles pensées sans belles formes, et réciproquement. La Beauté transsude de la forme dans le monde de l’Art, comme dans notre monde à nous il en sort la tentation, l’amour73.

Flaubert fait coexister sur le même plan ces deux éléments. Il appréhende le fait littéraire dans sa totalité - « La forme sort du fond, comme la chaleur du feu »74. Aussi envisage-t-il l’écriture comme Antoine voit le Monde : « Car le monde (...) forme un ensemble dont toutes les parties influent les unes sur les autres, comme les organes d’un seul corps. Il s’agit de connaître les amours et les

69(1 - C., 23 décembre 1853, Corr. II, p. 484)

70(1 - C., octobre 1847, Corr. I, p. 478)

71(1 - C., 22 avril 1853, Corr. II, p. 314)

72(1 - C., 23 décembre 1853, Corr. II, p. 485)

73(1 - C., 18 septembre 1846, Corr. I, p. 350)

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répulsions naturelles des choses, puis de les mettre en jeu »75. La finition textuelle est un souci incessant. Leroyer de Chantepie prend conscience de cet esthétisme poussé et de ses répercussions dans la vie et l’Oeuvre de Flaubert. Elle lui en fait part. L’épistolier lui précise son idée de l’exactitude :

Vous me dites que je fais trop attention à la forme. Hélas ! c’est comme le corps et l’âme; la forme et l’idée, pour moi, c’est tout un et je ne sais pas ce qu’est l’un sans l’autre. Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore; soyez-en sûre. La précision de la pensée fait (et est elle-même) celle du mot76.

L’explicitation de ce formalisme est accompagnée d’un grand nombre de considérations intéressant la pratique littéraire des correspondantes. « Serre ton style, fais-en un tissu souple comme la soie et fort comme une cotte de maille. Pardon de ces conseils, mais je voudrais te donner tout ce que je désire pour moi »77 recommande Flaubert à Colet. Cette volonté de prouver par la forme confine à l’ascèse. Elle implique un détachement absolu de l’artiste dans la recherche du Vrai. Ce qui n’est pas sans grever sa sociabilité. Le 23 octobre 1863, il fait le mea culpa de sa négligence épistolaire. Il rapporte à Leroyer de Chantepie l’ambition de sa féerie Le Château des coeurs - non jouée mais publiée dans La Vie moderne en 1880 :

Je suis honteux d’être depuis si longtemps sans vous écrire. Je pense à vous souvent, mais j’ai été depuis deux mois et demi absorbé par un travail dont j’ai vu la fin hier seulement.

C’est une féerie que l’on ne jouera pas, j’en ai peur. Je la ferai précéder d’une préface, plus importante pour moi que la pièce. Je veux seulement attirer l’attention publique sur une forme dramatique splendide et large, et qui ne sert jusqu’à présent que de cadre à des choses fort médiocres78.

Cette théorisation formelle est placée au carrefour des cloisonnements sexuels dont Flaubert aime à se prévaloir. Admiratif des grandes oeuvres aux attributs virils - tel le Don Quichotte de Cervantès, l’écrivain désavoue les canons des plumitifs - à commencer par Villemain, membre de l’Académie française, et par conséquent intime de Colet - en les taxant métaphoriquement de féminité :

Elle ( cette littérature ) est le résultat de l’âge, de l’éreintement, de l’abâtardissement. Elle se cache sous une certaine forme cirée et convenue, rapiécée et prenant eau. Elle est, cette forme, pleine de ficelles et d’empois. C’est monotone, incommode, embêtant. On ne peut avec elle ni grimper sur les hauteurs, ni descendre dans les profondeurs, ni traverser les difficultés (ne la laisse-t-on pas en effet à l’entrée de la science, où il faut prendre des sabots

?). Elle est bonne seulement à marcher sur le trottoir, dans les chemins battus et sur le

74(1 - C., 29 mai 1852, Corr. I, p. 96)

75(30 - FLAUBERT, G., La tentation de Saint-Antoine (1874). Introduction, notes et variantes par Edouard MAYNIAL. Paris : Classiques Garnier, 1954. - 313 p. - pp. 13-14)

76(1 - L.d.C, 12 décembre 1857, Corr. II, p. 785)

77(1 - C., 14 octobre 1846, Corr. I, p. 390)

78(1 - L.d.C, 23 octobre 1863, Corr. III, p. 352)

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parquet des salons, où elle exécute de petits craquements fort coquets qui irritent les gens nerveux. Ils auront beau la vernir, les goutteux, ce ne sera jamais que de la peau de veau tannée79.

Les lettres à l’amante et à l’amie constituent un avant-propos théorique sur l’esthétique du dialogue flaubertien. Avant, pendant et après l’écriture de Madame Bovary, l’écrivain porte une attention particulière à cette forme narrative. La qualité du dialogue est un de ses critères critiques.

Se prononçant à l’encontre de Terre et ciel de Jean Reynaud, il déclare à Leroyer de Chantepie : « La forme dialoguée est mauvaise. Elle était peut-être même impossible »80. Ce n’est pas sans mal qu’il se livre à l’exercice du dialogue. Mais est-il seulement une activité qu’il ne vive sur le mode de la tragédie ?

Flaubert entretient un rapport conflictuel avec ses personnages. Ces élaborations fatiguantes de psychologies bourgeoises l’horripilent. Il leur attribue une valeur de repoussoirs81. A ses yeux, concevoir un dialogue dans ce cadre romanesque, c’est penser autrui dans ses modes de pensée et d’être, approcher cette consternante différence82. Ecole du dialogue, Madame Bovary lui permet de clarifier son attente d’une forme dialoguée qui serait la réalisation de la conversation en dialogue romanesque. L’écrivain s’attache à substituer au discours direct des formes de discours indirect. Sa répartition des dialogues est réfléchie. Il souhaite aboutir à l’effet dramatique en s’appuyant sur les oppositions psychologiques83. Qu’il soit fluide ou « archi-coupé fort difficile »84, le dialogue flaubertien est un travail sur le rythme, le mouvement de la phrase, l’équilibre des périodes85. Cette réussite formelle et sémantique est une affaire de mesure. En regard d’un avant-propos de sa

« baisade » entre Emma et Rodolphe, l’écrivain en quête d’alacrité précise à la Muse : « C’est un dialogue direct qu’il faut remettre à l’indirect, et où je n’ai pas la place nécessaire de dire ce qu’il faut dire, tout cela doit être rapide et lointain comme plan ! tant il faut que ce soit perdu et peu visible dans le livre ! »86. Sur le défi représenté par l’écriture neutre de ce type de scène très personnelle, il fait part aux Goncourt de son désaveu de l’opinion publique : « Oui, la forme, qu’est-ce qui dans le public est réjoui et satisfait par la forme ? Et notez que la forme est ce qui vous rend suspect à la justice, aux tribunaux, qui sont classiques »87.

79(1 - C, 26 août 1853 , Corr. II, p. 418) .

80(1 - L.d.C, 12 décembre 1857, Corr. II, p. 785)

81(1 - C, 26 août 1853, Corr. II, pp. 414-422)

82(1 - C, 30 septembre 1853, Corr. II, pp. 444-445)

83(1 - C,12 octobre 1853, Corr. II, p .44)

84(1 - C, 26 mai 1853, Corr. II, p. 332)

85(1 - C, 30 septembre 1853, Corr. II, pp. 444-445)

86(1 - C, 2 janvier 1854, Corr. II, p. 496)

87(1 - Appendice II, Extraits du Journaldes Goncourt , 12 janvier 1860, Corr. III, p. 869)

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La forme flaubertienne est alchimique - elle change le plomb en or, le commun en beauté, la fiction en réel, l’idée en texte. Preuve et persuasion, conviction et émotion, elle est souvent masculinisée. Son élément phare - le dialogue - a plusieurs finalités. Il permet de penser la différence psychologique, révèle des effets de continuité et de contrastes, d’équilibres et de poésie. Les aléas formels de Flaubert sont parties prenantes des antithèses habitant son esprit. Tout y est en effet sujet à réflexion et critique, lenteur et épreuve du sens des procédés d’expression. Idéal relationnel ou absolu littéraire participent d’une même difficulté de l’écrivain à se représenter le réel et à se définir par rapport à ce qui extérieur à lui-même et à l’écriture. La femme et l’Oeuvre lui posent des problèmes identiques. Elles réclament le contact, l’interaction, la construction d’une relation spécifique : l’amour et l’amitié pour l’une, l’écriture pour l’autre.

De la même façon qu’il affirme aux Goncourt « « Je n’ai pas baisé de vingt à vingt-quatre ans, parce que je m’étais promis de ne pas baiser » »88, l’épistolier préfère ne rien écrire que de méconnaître ses principes créatifs. Le réexamen de ses conceptions, la théorisation obsessionnelle, la permanente remise en question de ses compétences, l’inventaire incessant de ses moyens d’écriture constituent les axes majeurs de son investigation romanesque.

1.3 - L’ouverture artistique

Ecrire nous change. Nous n’écrivons pas selon ce que nous sommes; nous sommes selon ce que nous écrivons.

(...) Tout travail nous transforme, toute action accomplie par nous est action sur nous. (294 - BLANCHOT , M., L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955. - 379 p. - p. 27. - (Collection Idées))

Les considérations esthétiques de Flaubert trouvent un médium privilégié dans la lettre à l’amante et à l’amie. L’épistolaire représente une parenthèse de liberté et de libre expression.

Sensibilité et projet littéraire se déploient naturellement dans cet espace intime. Monologues esthétisants ou fructueux dialogues permettent de préciser une pensée. La première caractéristique de cet éclairage est son ambivalence, une permanente tension de la parole entre témoignage personnel et pragmatique interpersonnelle : une volonté de savoir éminemment polyphonique.

Flaubert fait part à Leroyer de Chantepie de ses motivations intellectuelles. Il l’incite dans le même temps à adhérer à son principe de vie :

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Lancez-vous dans ce travail à corps perdu, lisez et annotez le plus qu’il vous sera possible.

Vous vous en trouverez mieux, moralement parlant. Notre âme est une bête féroce; toujours affamée, il faut la gorger jusqu’à la gueule pour qu’elle ne se jette pas sur nous. Rien n’apaise plus qu’un long travail. L’érudition est chose rafraîchissante89.

Autour de cette mise en partage des sentiments et des idées, une réflexion est engagée sur la valeur littéraire de l’épistolaire et sa fonction de creuset stylistique.

Q

Tout texte est selon des degrés variables un produit de littérature. Rien n’est écrit sans stratégie de parole et effet stylistique. La littérarité est omniprésente. Aussi investit-elle logiquement la lettre.

Nombre de critiques nient pourtant l’appartenance de l’épistolaire à la littérature, voire à un genre littéraire. Dans l’ancienne critique, l’opinion de Lanson marque le pas de ce désaveu :

Il n’a pas d’art épistolaire. Il n’y a pas de genre épistolaire : du moins dans le sens littéraire du mot genre (...) La forme épistolaire, dans les véritables lettres, n’est pas une forme esthétique, choisie à dessein pour éveiller un certain ordre de sentiments ou exprimer une certaine sorte de beauté; ce n’est pas une intention d’art, l’idée préconçue d’un effet à produire, qui la fait préférer, c’est la nécessité matérielle et brute qui l’impose. On écrit ce qu’on ne peut pas dire, et voilà tout90.

Critique contemporaine, C. Gothot-Mersch renouvelle la formulation de ce postulat dans sa réflexion sur les « différences irréductibles » existant selon elle entre la correspondance et la littérature :

D’abord, le lecteur d’une lettre est dissocié du destinataire : alors que, dans une oeuvre littéraire, tout est pesé en fonction du lecteur, avec la lettre celui-ci se trouve devant un texte qui n’a pas été écrit pour lui, dont les allusions, les obscurités n’ont pas été calculées en fonction de lui, ni le contenu, ni la façon dont il est présenté. Ensuite, il manque à la lettre la clôture qui, pour certains, est un critère décisif de l’oeuvre, une lettre est ouverte sur la réponse qu’elle attend. Si de la lettre on passe à la correspondance, les problèmes se multiplient. Il me paraît difficile de soutenir qu’une correspondance soit une oeuvre. Pas seulement à cause des lacunes inévitables : sur ce plan, on pourrait dire que nous avons ce qui reste d’une oeuvre abîmée par le temps; c’est à un niveau plus fondamental que se situe le débat. Une correspondance n’est pas une oeuvre dans sa conception : ni au départ, ni en cours de route on ne trouve chez l’auteur de projet d’ensemble - et quant à l’achèvement,

« nul jamais n’(...) écrit le mot fin; la mort seule s’en charge », comme le rappelle joliment Roger Duchêne. Au cours des trente ou des cinquante années pendant lesquelles un homme ajoute lettre après lettre à sa correspondance, il évolue, il change d’avis, de goût, de style - sans jamais pouvoir, comme lorsqu’on écrit un roman, neutraliser l’idée ancienne ou intégrer

88(Ibid., 2 novembre 1863, Corr. III, p. 883)

89(1 - L.d.C, 1er mars 1858, Corr. II, p. 799)

90(LANSON, G., Sur la littérature épistolaire In 305 - TROUBAT, J., Les Oeuvres et les Hommes (Les critiques ou les juges jugés).

Paris : Maison Quantin, 1887. - p. 260)

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la contradiction. Et l’unité manque aussi du côté de la réception : destinataires nombreux et divers. La seule unité qu’on puisse prendre en compte finalement, celle qui empêche qu’une correspondance soit un simple « recueil de lettres », c’est celle du destinateur91.

Ce point de vue est contestable car l’identification du lecteur de Madame Bovary à l’héroïne peut être comparée à celle d’un lecteur de la Correspondance à l’égard de Colet, Sand et Leroyer de Chantepie. L’« oeuvre littéraire » n’est pas forcément pesée « en fonction du lecteur » mais bien davantage en regard des motivations personnelles de l’écrivain. Résultat artistique et illusion réaliste, elle est l’aboutissement d’une esthétique. Il s’agit au même titre qu’une lettre d’une entreprise de saisie du Vrai. Flaubert se construit tout autant un personnage dans la Correspondance - un personnage dont il « rit à son aise » observent les Goncourt - qu’il ne s’en construit un dans L’Education sentimentale. Percevoir d’autre part la littérarité de l’écriture romanesque à travers le concept de « clôture » et invalider consécutivement l’épistolaire pour sa forme ouverte paraît réducteur. Une oeuvre n’est jamais close pour son auteur. Incessamment remaniée et développée, elle est constamment ré-ouverte sur de nouvelles réponses esthétiques à apporter à des problèmes internes. Comme la disparition de l’épistolier clôt une correspondance, on peut penser que seule la mort de l’écrivain détermine l’achèvement d’un roman. Flaubert n’a-t-il pas poursuivi toute sa vie l’écriture de L’Education sentimentale et de La Tentation de Saint-Antoine ? Peut-on affirmer que s’il n’avait succombé d’une hémorragie cérébrale en 1880, il n’aurait pas ultérieurement rédigé une autre version d’un de ses romans, insatisfait littéraire chronique qu’il était ? Le 3 mars 1862, les Goncourt observent dans leur Journal : « Il a un remords qui empoisonne sa vie, ça le mènera au tombeau; c’est d’avoir mis dans Madame Bovary deux génitifs l’un sur l’autre, une couronne de fleurs d’oranger. Ca le désole; mais il a beau faire, impossible de faire autrement »92. M. V. Llosa remarque sur ce point : « le perfectionnisme flaubertien est, en quelque sorte, une opération infinie.

Cette nécessité perfectionniste consiste simplement en ceci qu’un livre, à un moment donné, est publié, mais jamais ne s’achève »93. L’épistolier confirme à l’amie son attachement à cette infinitude littéraire.

La rage de vouloir conclure est une des manies les plus funestes et les plus stériles qui appartiennent à l’humanité. Chaque religion, et chaque philosophie, a prétendu avoir Dieu à

91(63 - GOTHOT-MERSCH, C., « Sur le renouvellement des études de Correspondances littéraires : l’exemple de Flaubert ».

Romantisme, 1991, n° 72. - pp. 15-16)

92(1 - Extraits du Journal des Goncourt, 2 novembre 1863, Corr. III, Appendice II. - p. 883)

93(127 - LLOSA, M.-V., L’orgie perpétuelle ( Flaubert et Madame Bovary). Traduit de l’espagnol par Albert BENSOUSSAN. Paris : Gallimard, 1985. - 235 p. - p. 82. - (NRF))

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