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Géographie, mythes, contes, archétypes

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Academic year: 2022

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Géographie, mythes, contes, archétypes

LÉVY, Bertrand (Ed.), LOUBIER, Jean-Christophe (Ed.)

Abstract

Ce numéro contient huit articles, consacrés à : - une introduction théorique au thème (Bertrand Lévy) ; - aux flâneries d'Ulysse et aux nouvelles géographies du mythe chez Eyvind Johnson (Sylvain Briens); - au Paris de Balzac : du mythe à la contextualisation historique (Maria Gal); - à N. Gogol et la géographie (Anne Coldefy-Faucard); - au schème de la descente et à l'archétype du creux dans les Voyages Extraordinaires de Jules Verne (Lionel Dupuy); - à La Chèvre d'Or et son territoire (Jean-Christophe Loubier); - au conte géographique : couteau suisse heuristique (Jean-Baptiste Bing); - à l'essai Walkscapes : la marche comme pratique esthétique chez F. Careri (Alice Izzo).

LÉVY, Bertrand (Ed.), LOUBIER, Jean-Christophe (Ed.). Géographie, mythes, contes, archétypes. Le Globe, 2014, vol. 154, p. 1-142

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:55451

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LE GLOBE

Revue genevoise de géographie

Géographie

mythes, contes, archétypes

Tome 154 - 2014

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fondé en 1860.

Publié avec le soutien de la Ville de Genève.

Comité éditorial :

Angelo Barampama, Ruggero Crivelli, Lionel Gauthier, Paul Guichonnet, Charles Hussy, Bertrand Lévy, Claude Raffestin, Frédéric Tinguely, Jean-Claude Vernex : Université de Genève.

Alain De l'Harpe, Philippe Dubois, Gianni Hochkofler, Philippe Martin, Christian Moser, Renato Scariati, Véronique Stein, René Zwahlen : Société de Géographie de Genève.

Annabel Chanteraud, Université de Genève Elisabeth Bäschlin, Université de Berne Hans Elsasser, Université de Zurich Franco Farinelli, Université de Bologne

Claudio Ferrata, Université de la Suisse italienne Hervé Gumuchian, Université de Grenoble Jean-Christophe Loubier, HES-SO Valais René Georges Maury, Université de Naples Jean-Luc Piveteau, Université de Fribourg Jean-Bernard Racine, Université de Lausanne

François Taglioni, Université de Saint-Denis de la Réunion.

Rédacteur : Bertrand Lévy.

Coordinateurs du Tome 154 : Jean-Christophe Loubier et Bertrand Lévy.

Lecteurs critiques du Tome 154 :

A. Chanteraud, R. Crivelli, M. Gal, L. Gauthier, G. Hochkofler, B. Lévy, J.-C.

Loubier, C. Moser, C. Raffestin, R. Scariati, V. Stein, R. Zwahlen. Tous les articles ont été soumis à lecture critique.

Les articles publiés dans Le Globe engagent la seule responsabilité de leurs auteurs Ils ne peuvent être reproduits sans autorisation des éditeurs.

Les propositions de publications sont à adresser au rédacteur : Bertrand.Levy@unige.ch

Le Globe est une revue arbitrée par des pairs / a peer-reviewed journal.

Tirage : ca 450 ex.

Site internet : http://www.unige.ch/ses/geo/Globe/ et http://geographie-geneve.ch Le Globe sera prochainement mis en ligne sur Persée.

© Le Globe 2014 ISSN : 0398-3412

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LE GLOBE

Revue genevoise de géographie

Tome 154

GEOGRAPHIE

MYTHES, CONTES, ARCHETYPES

Département de Géographie et Environnement Université de Genève

Société de Géographie de Genève

2014

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 LE GLOBE - TOME 154 - 2014

Géographie, mythe, conte, archétype : une introduction Bertrand Lévy

5

Les flâneries d'Ulysse : nouvelles géographies du mythe dans l'œuvre de l'écrivain Eyvind Johnson

Sylvain Briens

19

Le Paris de Balzac : du mythe à la contextualisation historique Maria Gal

39

Nikolaï Gogol et la géographie Anne Coldefy-Faucard

53

Schème de la descente et archétype du creux dans les Voyages extraordinaires de Jules Verne : une géographie des profondeurs Lionel Dupuy

65

La Chèvre d’Or et son territoire : essai spéculatif de caractérisation spatiale

Jean-Christophe Loubier

75

Le conte géographique, couteau suisse heuristique Jean-Baptiste Bing

93

Mémoire :

Pas à pas avec Francesco Careri et son essai Walkscapes : la marche comme pratique esthétique

Alice Izzo

107

Société de Géographie de Genève - Bulletin 119

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 GEOGRAPHIE, MYTHE, CONTE, ARCHETYPE :

UNE INTRODUCTION

Bertrand LEVY

Dpt de Géographie et Global Studies Institute, Université de Genève

Résumé : Issue du 3e Colloque international de Géographie humaniste intitulé

"Géographie, mythe, conte, archétype" (2013), cette contribution vise à questionner les liens et l’usage de ces quatre concepts en géographie contemporaine. Elle établit des rapports entre science et mythe, et met en évidence l’intérêt d’inclure des formes de récits imaginaires et mythiques dans le discours géographique.

Mots-clés : Géographie, littérature, conte, mythe, archétype.

Abstract : After the 3rd International Symposium of Humanistic Geography entitled "Geography, myth, tale, archetype" (2013), this contribution aims to question the links and the use of these four concepts in contemporary geography. It establishes the relationship between science and myth, and it highlights the importance of including forms of imaginary and mythical stories in the geographical narrative.

Keywords : Geography, literature, storytelling, myth, archetype.

Un Colloque interdisciplinaire

Quels sont les rapports entre la géographie, le mythe, le conte et l’archétype ? C’est une question que nous avons débattue lors du Colloque qui s'est tenu à l’Université de Genève, le 23 novembre 2013, organisé par Jean-Christophe Loubier et moi-même sous les auspices de l’interdisciplinarité entre les sciences sociales et la littérature. Ce 154e numéro du Globe reprend certains travaux qui y ont été présentés, et en ajoute d’autres, qui ont été livrés a posteriori et qui s’inscrivaient parfaitement dans cette problématique. Que tous les auteurs soient remerciés d’avoir travaillé sur cette question qui n’est ni facile ni habituelle en géographie.

En choisissant un tel thème, nous savions qu’il fallait faire appel aussi bien à des géographes qu’à des chercheurs en littérature ; c’est pourquoi le choix d’une journée d’études interdisciplinaire Géographie/Lettres s’est imposé. L’Université de Genève, comme beaucoup d’autres

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établissements dans le monde, promeut aujourd’hui l’interdisciplinarité ou la pluridisciplinarité. Le problème est que dans ce domaine, les actes ne suivent pas toujours les paroles. Ainsi, parlant de cette interdisciplinarité Lettres/Géographie, le département de géographie accueillait un certain nombre d'étudiants de Lettres qui avaient choisi la géographie en branche "C". Cette dernière possibilité ayant disparu voici plusieurs années, les étudiants circulent moins entre les deux Facultés, alors que paradoxalement, les recherches de haut niveau sur ce thème se multiplient dans le monde. A titre d’illustration, les sessions qui ont connu le plus de succès au dernier Congrès Géographique Européen de Rome (Eugeo Congress, 2013) ont été les sessions consacrées à

"Géographie et littérature". Fait réjouissant lié à cette tendance, les échanges entre enseignants et doctorants croissent sur ce thème au sein des Universités de Lausanne et de Genève.

A l’origine, les chercheurs en littérature, lorsqu’ils étaient confrontés au problème de l’espace, mettaient davantage l’accent sur les questions de langage, de représentations textuelles, alors que les géographes avaient tendance à comparer les représentations littéraires avec la topographie réelle. C’est la comparaison entre espace figuré et espace littéral qui dominait les débats. Aujourd’hui, on assiste à des emprunts mutuels très féconds : les géographes ne sont pas les derniers à vouloir pénétrer le sens des textes (Lebel, 2012), et les chercheurs en littérature ainsi que les historiens produisent des cartographies littéraires, à la suite des travaux de Moretti (2000) et de Barbara Piatti (2012) ; ils se rendent aussi plus fréquemment sur le terrain. Jean-Christophe Loubier, qui est un géographe quantitativiste, a montré lors du Colloque de Genève qu’on pouvait marier science et poésie en utilisant des méthodes pointues d’analyse spatiale appliquées au conte ; il fit osciller des courbes de couleurs différentes d’une manière poétique qui illustraient la diffusion géographique d’un conte provençal.

Mythe, géographie, histoire et littérature

En convoquant une notion théorique telle que la dimension mythico- magique et métaphysique de l’espace, nous n’avons pas cherché à prolonger le vieux débat qui opposait science et métaphysique, mais plutôt à redonner sens au discours mythique et symbolique trop souvent

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 oblitéré dans les sciences sociales et la géographie. Celles-ci, après avoir connu un tournant humaniste et culturel à partir des années 1980, réorientant leurs préoccupations vers les questions de perception, de représentation, de ressenti et d’imaginaire, sont à nouveau victimes d’accès de fièvre utilitariste. Notre travail relève davantage d’une utilité théorique que pratique bien que certains auteurs insistent sur l’utilité didactique de l’usage des contes et des mythes. Nous nous sommes efforcés de rester dans le registre scientifique, tout en ayant recours aux mythes, aux contes et aux archétypes.

En effet, le monde des mythes et des contes est parfois très éloigné du concept scientifique, car il repose sur le rêve et l’expérience personnelle.

Mais l’homme, la femme et surtout l’enfant, ne vivent-ils pas au quotidien dans un univers qui oscille entre le réel et l’imaginaire, l’un fertilisant l’autre ? C’est là qu’intervient le mythe, du grec "muthos", qui signifie récit au sens large. Nous tentons dans ce numéro de (re)tisser des liens, souvent perdus ou effacés, entre une conceptualisation en science humaine et une pensée mythico-magique, de manière à inclure dans la réflexion des modes d’expression où le conscient s’entrelace avec l’inconscient, le fantasmatique avec le rationnel, l’imaginaire avec le réel (Gusdorf, 1984).

Claude Raffestin, dans son Cours d’Histoire et Epistémologie de la géographie (Université de Genève, 1984-1997), affirmait que l’oppo- sition entre mythe et science n’est pas si nette qu’on veut bien le dire. En effet, les disciplines scientifiques ont souvent une préfiguration mythique : elles ont été précédées par des tentatives d’explication, pas irrationnelles, mais analogiques, métaphoriques. Ce qui fut l’objet des mythes est devenu objet des disciplines actuelles. Hans Blumenberg, cité par le même auteur, affirme : ce que la science répète, le mythe l’avait déjà suggéré. En somme, les mythes opèrent souvent comme les matrices des questions scientifiques futures. Un géographe l’avait bien compris, Eric Dardel, toujours cité par Claude Raffestin (1987:476) :

"Chez Dardel, il n'y a pas de rupture, pas de discontinuité entre le mythe et le logos, entre le religieux et la logique ; il poursuit une

"totalité" et il a simultanément besoin de la parole du mythe et de l'ordre du logos qu'il ne confond pas, certes, mais qu'il ne dissocie pas non plus :

"tout ce qui est n'existe que s'il est fondé" (...) "et c'est le mythe qui

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valide et fonde la réalité" (Dardel, 1990:80) écrit-il à propos de certaines sociétés primitives. Cet espace mythique n'implique nullement la confusion des lieux, il est conditionné par une hiérarchie de valeurs, à partir d'un "centre" sur lequel on s'oriente : "L'expérience du sacré est inséparable ici d'une appréhension esthétique, comme nous le rappelle le sens complexe des mots cosmos et mundus" (Dardel, 1990:83). Pour Dardel, l'appréhension esthétique est consubstantielle à la relation à la terre et elle est à l'œuvre dans la géographie héroïque "depuis le poème épique, Odyssée ou Enéide, jusqu'aux sagas nordiques, en passant par les contes islandais, les romans de chevalerie du cycle breton, les légendes germaniques."

Dans son interprétation du mythe d’Ulysse revisité par l’écrivain suédois Eyvind Johnson (1900-1976), Sylvain Briens rappelle que l’Odyssée d’Homère est un muthos inépuisable en termes de réécritures.

L’originalité d’Eyvind Johnson, dans Heureux Ulysse, publié en 1946, est d’avoir fait d’Ulysse un homme moderne, à la suite de James Joyce.

L’auteur suédois se livre à une réflexion sur la violence au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, il recourt aussi à l’introspection, au voyage dans les profondeurs de l’âme. Une sorte d’Odyssée intérieure, influencée par la psychanalyse. Le roman d’Eyvind Johnson redessine un nouveau territoire du mythe : sa flânerie maritime se déroule toujours en Méditerranée mais elle est mise en parallèle par Sylvain Briens avec une autre forme de flânerie, la flânerie urbaine, très présente dans un autre roman de l’auteur, Stad i ljus (1928). Ce dernier raconte une journée de la vie d’un jeune écrivain à Paris ; c’est une Odyssée contractée dans l’espace-temps où se dessine l’identité de l'homme moderne. "Paris a remplacé la Méditerranée, la ville et ses rues ont remplacé la mer, les îles et les côtes" (p. 31), Paris devient un espace sensible, discontinu, complexe et fragmentaire. Cette étude montre que le mythe d’Ulysse a servi de matrice à des interprétations et à des réécritures multiples, semant ses graines dans la modernité urbaine.

Maria Gal, dans son article sur les rapports entre le mythe et l’histoire dans le Paris de Balzac, affirme, à la suite de Roland Barthes, que le mythe n’existe que s’il est actualisé ; le discours mythique n’a de sens

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 que s’il éclaire le présent. Balzac a utilisé des représentations symboliques de la ville de Paris qui peuvent être considérées comme des figures mythiques : la ville-navire, la ville-femme, la ville-monstre, la ville-enfer… Ces figures "détaillent différentes facettes de la ville et renvoient à une multitude de points de vue, tous historiquement et socialement situés" (p. 42). C’est un des traits originaux de Balzac que d’avoir utilisé ces figures mythiques à des fins didactiques, dans un but de communication comme on dirait aujourd’hui. Toutefois nous démontre Maria Gal, le fond de sa pensée sur Paris n’est pas mythique ; il est au contraire, historique, scientifique et socialement situé, ce qu’exprime aussi le brillant essai de David Harvey (2012). Mythe et histoire doivent être ainsi mis en relation pour bien différencier le caractère cyclique, non linéaire de la temporalité dans le mythe, et l’usage au contraire très contemporain, ancré dans l’Histoire, que peut en faire un auteur comme Balzac, attentif aux changements sociaux.

Un autre écrivain non moins génial du XIXe siècle, Nikolaï Gogol, s’est aussi préoccupé du rapport entre géographie, mythe et conte. On apprend par Anne Coldefy-Faucard, elle-même traductrice de Gogol, que l’auteur des Récits de Saint-Pétersbourg s’est beaucoup préoccupé de géographie. Dans sa Géographie enseignée aux enfants (1829), qui est une Géographie physique imagée, l’auteur utilise un langage métaphorique pour expliquer la formation de la Terre ainsi que la géographie souterraine. Pour Gogol, la géographie est la matière la plus poétique qui soit, et l'enseignant doit faire ressortir la part de merveilleux qu'elle recèle, et se montrer enthousiaste pour les curiosités de la Nature.

Propos que n’aurait point renié Jean-Jacques Rousseau. On découvre que cette géographie stupéfiante et prompte à frapper l’imagination, est nourrie par des contes et des croyances populaires.

Archétype et géographie

C’est aussi dans la géographie des profondeurs que nous attire Lionel Dupuy, auteur d’une thèse sur la géographie de Jules Verne (Dupuy, 2009). Dans son étude sur le "Schème de la descente et l’archétype du creux dans les Voyages extraordinaires de Jules Verne", l’auteur précise la notion d'archétype. Il ajoute à la théorie de l’archétype jungien, qui est

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individuel par essence, une dimension sociale qui provient de la théorie de l’imaginaire de Gilbert Durand (1921-2012). Lionel Dupuy explique avec clarté ce qui est parfois ardu à comprendre sur le plan théorique : un schème, comme celui de la descente, découle d’un processus, alors qu’un archétype, comme celui du creux, relève d’une forme. Pour Durand, plus rationaliste que C.G. Jung, et très influencé par l’œuvre de Gaston Bachelard, les archétypes constituent "le point de jonction entre l’imaginaire et les processus rationnels" (Durand, 2011:62-63).

Mais qu’est-ce qu’un archétype et comment intégrer cette théorie fondamentale en géographie ? Il faut savoir que pour Jung, la psyché n’est pas une tabula rasa mais contient des images primordiales, des archétypes qui appartiennent à l’inconscient collectif, doublure de l’inconscient individuel. L’archétype est une construction psychologique individuelle, de portée universelle, que l’on peut parfois retrouver à l’aide de l’interprétation des rêves (C.G. Jung). Cette construction, née d’une image primordiale ("Urbild" en allemand), nous semble une notion pertinente pour interpréter la transcription en littérature d’expériences géographiques personnelles. Pour Jung, les archétypes agissent comme des inducteurs d’associations d’idées d’une étonnante stabilité, amorçant chez tous les humains des démarches analogues. Les mythes en tirent leurs motifs, d’où leur ressemblance à travers toutes les civilisations, et les symboles dont les mythes sont pétris encore plus directement (C.G.

Jung, L’Homme à la découverte de son âme, 1882 ; Métamorphose de l’âme et ses symboles, 1912).

Dans le contexte des sciences sociales actuelles, empreintes de constructivisme (l’individu se construit par la culture, l’éducation et la société, donc par l’acquis), cette théorie a de quoi déranger. En effet, l’"Urbild" ou l’image primitive, assigne une similitude de comportements face à des situations personnelles, indépendamment de la culture ou du milieu. A défaut de convaincre les constructivistes, nous pouvons illustrer cette théorie. C.G. Jung ne donne pas de catalogue ni de liste d’archétypes, car cela serait vain et contraire à la logique de l’archétype qui se laisse découvrir par un processus personnel, un cheminement intérieur. Il précise que les archétypes prennent plusieurs

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 formes, mais c’est la voie qui y mène qui est commune. Hors du contexte de la géographie, C.G. Jung donne des exemples comme l’idéal de la femme chez l’homme ou vice-versa, ou encore, le personnage du héros dont rêvent les jeunes. La puissance de l’archétype est telle dans notre vie quotidienne, qu’il est très important d’en avoir la conscience la plus nette possible. S’agit-il de forces purement innées, intrinsèques à l’individu, ou alors, l’acquis social, culturel et éducatif, vient-il s’y mêler ? Là-dessus, Jung est très nuancé : il s’agit de forces vitales psychiques, innées et héritées, dit-il.

Illustrons la théorie de l’archétype en géographie. Un exemple d’archétype psycho-géographique ou archétope (qui vient d’archetopos), est l’attitude humaine face à un coucher de soleil. Il existe des constantes dans toutes les civilisations et chez tous les individus face à un tel phénomène : Claude Lévi-Strauss a montré que les civilisations autochtones essaient généralement d'orienter la pièce de séjour face au soleil couchant comme pour mieux l'accueillir en fin de journée. Ce moment correspond à un moment de repos, de contemplation, et parfois de nostalgie en repensant à la journée qui vient de s’écouler. Ce comportement archétypal influence l’architecture de la maison, et il connaît aussi son prolongement à l’échelle des grandes villes, qui se développent généralement vers l’Ouest, la direction du soleil couchant – jusqu’à ce qu’un obstacle topographique les en empêche. Il s’agit ici d’une influence du cosmos sur la civilisation. Dans mon cours de géographie humaniste, je donne plusieurs exemples de comportements archétypaux puisés dans la littérature : celui notamment du passage du Nord au Sud des Alpes chez les écrivains allemands ; des archétypes surgissent que l’on trouvait déjà très bien exprimés dans L’Homme du midi et l’homme du nord ou l’influence du climat (Bonstetten, 1824).

Dans ce cas, l’archétype du Midi ressort nettement, car à une frontière géographique naturelle se superpose une frontière d'ordre culturelle.

Le paysage construit contient-il ou reflète-t-il des archétypes ? Sans aucun doute. On pourrait citer celui de la place urbaine comme archétype de la rencontre ou de la contemplation, ou envisager la rue comme un archétype du passage, du flux urbain, passage qui prend chez Walter

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Benjamin un sens analogique : passage urbain entre des rues, mais aussi passage des idées à travers la ville et à travers l'esprit.

Lors du Colloque sur le mythe, j’ai raconté une arrivée de nuit à Rome. Un chauffeur de taxi passionné d’histoire m’a fait visiter la Rome antique, et j’ai perçu une image primordiale de la métropole. Parcourant la Via dei Fori Imperiali, en direction du Colisée, j’ai ressenti, sans trop pouvoir l’expliquer, que je me trouvais au creux de la ville, qui n’est pas seulement ici une ville, mais aussi toute une histoire, une civilisation, une manière de concevoir la cité. Le fait que Rome soit appelée la materpolis (à l’origine du mot "métropole"), a probablement joué un rôle dans cette reconnaissance, cette mise en rapport du réel avec une image primordiale, nichée au fond de mon inconscient. Comme j’étais à la recherche à ce moment-là de la définition de la métropole, ma pensée a certes pu être orientée vers ce sujet. L’élément déclencheur, ce fut donc ce parcours qui me mena de la Stazione Termini à Trastevere où se trouvait l’hôtel. Le chauffeur de taxi me montrait une Rome antique tout à fait complémentaire à celle que je m'étais représentée par les livres ou les films : une Rome vécue et sans façons. A un moment donné, le chauffeur pointa au bord de la route une petite dépression dans la vallée : là était située la maison des parents de Jules César. Le soir, m’expliqua- t-il, Jules César quittait son travail au Palatin et descendait rejoindre la maison de ses parents pour y passer la soirée au bord de l’âtre. Nous étions là dans un récit mythique, une légende qui donne du corps et du sens à la ville invisible (Choné, 2013). Je saisis très rapidement lors de ce trajet en voiture, la logique de l’organisation urbaine de la Rome antique, ainsi que son échelle. Aucun manuel n’aurait pu remplacer cette expérience doublée d’un récit mythique.

Rome est la matrice de multiples formes urbaines qui se sont développées dans les siècles suivants ; il n'est donc pas étonnant que la ville-mère est prodigue en images-mères. Ainsi, dans le quartier populaire de Trastevere, le vendredi soir, un autre archétype remonta à la surface de mon esprit : celui du quartier latin, qui combine densité sociale et proximité humaine. En y réfléchissant bien, c’est aussi un lieu matriciel, à l’origine de tous les quartiers latins du monde. Rome fait

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 surgir une foule d’archétypes car elle est par son Histoire une ville archétypale. Comme modèles archétypaux, citons entre autres le jardin classique et son panorama urbain, les fontaines architecturées et sculptées qui racontent l’histoire du rapport de l'homme à la nature, les coupoles qui ont modelé d’autres coupoles dans le monde, et ainsi de suite. Au retour, alors que je racontais mon séjour avec enthousiasme, je remarquai combien Rome demeure une ville qui déclenche la narration, plus que toute autre. Je compris alors le sens profond de "la ville mythique".

Géographie et conte

"Le mythique n’exclut pas le rationnel, il ne le précède pas dans le temps, il ne disparaît pas entièrement devant lui. Il coexiste avec lui, il en est complémentaire" (Dardel, 2014:289). Comment expliquer autrement le caractère très vivace du conte dans toutes les sociétés, des plus développées aux moins "avancées" ? Jean-Christophe Loubier cite à ce propos Patrice de la Tour du Pin (1939:25) : "Tous les pays qui n’ont plus de légende seront condamnés à mourir de froid". J.-C. Loubier montre à quel point le conte de La Chèvre d’Or a été décliné de manières diverses, par Paul Arène, Frédéric Mistral, Alphonse Daudet… Ce conte nous plonge dans une chasse au trésor située en un territoire rocailleux de Provence. L’auteur mesure l’enracinement régional du conte, sa diffusion dans l’espace entre le Rhône et la Durance, ainsi que le long du littoral méditerranéen. En faisant une recherche d’occurrences du terme

"Chèvre d’Or" sur internet, apparaît une foule de lieux et d’objets : châteaux, auberges, jardins, fromages…, montrant ainsi le caractère sans cesse réactualisé du conte.

Jean-Baptiste Bing, doctorant en géographie et spécialiste de l’Indonésie, écrit, publie et dit lui-même ses contes. Il nous parle d’expériences de transmission orale qu’il a menées à Madagascar et en Indonésie, en utilisant le conte à des fins didactiques. Il relève le rôle positif des sciences humaines et sociales qui ont récolté, et ainsi sauvé de l’oubli, des contes issus de cultures orales du sud. L’auteur conçoit le conte comme une expérience de pensée mais aussi comme un moyen de diffuser des résultats scientifiques sous une forme qui capte l’attention

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des auditeurs. D’où l’importance du réglage entre le diffuseur et les récepteurs du message. Il situe aussi l’enjeu didactique du conte dans l’histoire :

"Cette fonction didactique (certains diront : propagandiste) n’est pas nouvelle : les contes traditionnels, souvent décrits comme transmettant une sagesse ancienne de génération en génération (Gougaud, 2008), sont ainsi porteurs des valeurs d’une société. Modernes, ils ont servi à contester lesdites valeurs (Voltaire). En des lieux et/ou des époques particulièrement répressifs, ce côté potentiellement subversif a valu à certains recueils d’être censurés ou menacés de l’être (les Mille et une nuits dans l’Egypte contemporaine)" (p. 97).

Nous concluons notre ouvrage avec une autre forme de récit, inscrit dans un contexte urbain contemporain. Alice Izzo situe parfaitement les enjeux de Walkscapes ou la marche comme pratique esthétique, de Francesco Careri (2013), un professeur d'architecture à Rome, qui emmène ses étudiants sur les marges de la ville. Comment faire parler la ville en marchant, comment susciter un nouveau discours en parcourant ses friches, ses lieux inexplorés, voire inhospitaliers ? L’auteure résume les différents mouvements culturels d’avant-garde (dadaïsme, surréalisme, lettrisme, situationnisme) qui se sont essayés à cet exercice durant le XXe siècle. On ressort de cette lecture beaucoup mieux renseigné sur le caractère expérimental et prometteur de cette démarche.

Bibliographie

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 Sitographie

Congrès européen de géographie, 2013, Rome, Géographie et littérature : de la relecture du monde au développement des territoires, session 15 (Mauricette Fournier, Marina Marengo et Muriel Rosemberg org.), accédé le 31.10.2014 : http ://www.eugeo2013.com/component/content/article/77-S15

Ein literarischer Atlas Europas, accédé le 31.10.2014 : http ://www.literaturatlas.eu/

Géographie et mythologie, Emission Babylone animée par Nancy Ypsilantis et Nicole Duparc, Espace 2, RTS, 28.11.2013 :

http ://www.rts.ch/espace-2/programmes/babylone/5374880-geographie-et- mythologie-28-11-2013.html

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 Fig. 1 (à gauche) : Rome est riche de formes urbaines archétypales. Au premier plan, la Via dei Fori Imperiali, ouverte en 1932 par Mussolini et qui causa la destruction de ruines romaines. Le dictateur en fit une avenue de parade. Au second plan, partiellement masquée par un pin parasol, la colonne trajane, et au fond, la coupole baroque de l’Eglise Très-Saint-Nom-de-Marie-au-Forum-de- Trajan (1683). Photo de l’auteur, 7.9.2013

Fig. 2 (ci-dessus) : Au centre et à gauche, le Théâtre de Marcellus, commencé sous Jules César, transformé en forteresse au Moyen Âge puis en palais à la Renaissance. A droite, la Chiesa di Santa Rita da Cascia in Campitelli (1665) et au fond, le dôme de la Grande synagogue (1904). Photo de l’auteur, 7.9.2013

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 LES FLANERIES D’ULYSSE :

NOUVELLES GEOGRAPHIES DU MYTHE DANS L’ŒUVRE DE L’ECRIVAIN SUEDOIS EYVIND JOHNSON

Sylvain BRIENS

Professeur de littérature et histoire culturelle scandinave Université Paris-Sorbonne

Résumé : Cet article analyse dans une perspective géographique deux réécritures romanesques du mythe d’Ulysse au XXe siècle par l’écrivain suédois Eyvind Johnson Heureux Ulysse… (1946) et Lettre recommandée (1927). Si le voyage d’Ulysse dans Heureux Ulysse… suit un itinéraire identique à celui décrit par Homère, Lettre recommandée transpose le mythe à Paris. Mais les deux romans exploitent une même structure géographique fondée sur la flânerie, qu’elle soit maritime ou urbaine. Johnson crée ainsi de nouvelles géographies : le territoire du mythe est sous sa plume le territoire de la flânerie dont les contours et les frontières relèvent de la topologie et, par un travail d’introspection et d’imagination, Ulysse-flâneur s’affirme comme une figure romanesque moderne.

Mots-clés : Littérature scandinave, géographie littéraire, mythe, flâneur, modernisme.

Abstract : This article uses a geographical perspective to analyse two prose rewritings of the myth of Ulysses by the Swedish writer Eyvind Johnson, Return to Ithaca (1946) and Town in Light (1927). While the journey Ulysses takes in Return to Ithaca follows the itinerary described by Homer, Town in Light transposes the myth to Paris. However, both novels get their geographical structure from the notion of flânerie, whether of maritime or urban form.

Johnson thus creates a new geography : through his writing the territory of the myth becomes the territory of flânerie, its contours and borders come from topology, and through introspection and imagination Ulysses the flâneur emerges as a figure of the modern novel.

Keywords : Scandinavian Literature, Literary Geography, Myth, Flaneur, Modernism

L’homo viator se trouve à la source de la littérature occidentale. Il inspire une tradition littéraire plaçant le voyage au centre de ses récits,

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tradition qui remonte en Occident à L’Odyssée d’Homère. La littérature scandinave s’inscrit pleinement dans cette tradition et assigne au voyage une fonction particulière : le voyage semble y être une condition sine qua non de l’écriture littéraire. Rares sont les écrivains scandinaves qui n’ont pas voyagé de façon significative à l’étranger. La culture nordique affirme au long de son histoire le besoin de l’Ailleurs pour exister et pour se renouveler. Alors que la littérature médiévale norroise décrivait le voyage comme expérience édifiante, les écrivains modernes le considèrent comme une condition nécessaire à l’écriture littéraire. Il suffit de lire deux écrivains lauréats du prix Nobel de littérature, le Norvégien Knut Hamsun (lauréat en 1920) et le Suédois Harry Martinson (lauréat en 1974) pour en prendre conscience. Hamsun fait du récit de voyage son genre favori, voire le seul qu’il affectionne, comme il l’illustre avec I Æventyrland (Au pays des contes. Choses rêvées et choses vécues en Caucase, 1903) ; Martinson souligne quant à lui dans le magnifique roman de marin Resor utan mål (Voyages sans but, 1932) :

"Aucune littérature ne disperse plus l’esprit qu’un bon récit de voyage"

(1991:5). Le récit de voyage constitue un objet d’étude privilégié pour le chercheur s’intéressant à la géographie de la littérature. L’Odyssée représente ce genre littéraire par excellence et lui confère une dimension mythique. Ulysse est un voyageur qui rentre de la guerre et retourne dans sa patrie. Son mythe est avant tout géographique.

L’Odyssée a inspiré un grand nombre de réécritures. La littérature scandinave n’échappe pas à cette histoire, même si le phénomène y prend une moindre mesure que dans les autres littératures européennes.

Les deux réécritures les plus célèbres sont la pièce Ulysses von Ithacia (Ulysse d’Ithaque, 1723) de Ludvig Holberg, écrivain norvégien des Lumières et fondateur du théâtre danois, qui s’attaque à ce mythe sous le registre de la parodie des héros d’Homère, et le roman Strändernas Svall (Heureux Ulysse…, 1946) d’Eyvind Johnson, lauréat du prix Nobel de littérature en 1974 (prix partagé avec Harry Martinson). Johnson prolonge la réécriture sous forme théâtrale avec la pièce Strändernas svall. Ett drama i tre akter och ett antal bilder om den återvändande (1948) qui reprend le texte du roman dans ses grandes lignes. Lorsque l’écrivain suédois s’intéresse à Ulysse, l’exercice de la réécriture est à la mode dans les milieux modernistes, notamment à Paris : Elpenor (1908-

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 1912) et La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935) de Giraudoux, Les mamelles de Tirésias (1917) de Guillaume Apollinaire, Naissance de l’Odyssée (1924-30) de Jean Giono, ou encore l’opéra Pénélope (1913) de Gabriel Fauré, pour ne citer que les exemples français les plus célèbres. Mais l’œuvre qui intéresse le plus Johnson est sans aucun doute Ulysses (1922) de James Joyce.

Le titre du roman de Johnson, "Strändernas svall", signifie en suédois

"bruit de l’agitation des flots sur les côtes", mais la traduction française publiée en 1950 prend pour titre Heureux Ulysse…, faisant ainsi référence de façon explicite au mythe d’Ulysse par la médiation de Du Bellay. Cette transformation traduit-elle la volonté de replacer le roman dans une tradition française aux yeux du lecteur français et de s’adresser à l’encyclopédie implicite du lecteur dans laquelle le mythe et ses réécritures occupent une place incontournable ? Johnson l’indique dans l’introduction à Heureux Ulysse… dans laquelle il explique le manque de connaissances des Suédois concernant les personnages de L’Odyssée (1950:9). Outre le changement de titre, la traduction opère plusieurs modifications : suppression de deux chapitres, suppression des titres des chapitres, suppression d'une centaine de pages (François, 2006). Ainsi, les "écarts" de traduction ne sont pas seulement le résultat d'une différence entre les langues suédoise et française ; ils reflètent avant tout la différence du statut littéraire de l'Odyssée en Suède et en France.

Le propos de l’article est de réfléchir aux dimensions géographiques de la réécriture du mythe d’Ulysse en prenant pour objet d’étude l’œuvre de l’écrivain suédois Eyvind Johnson. Si dans Heureux Ulysse…, Johnson reprend l’histoire racontée par Homère, il la raconte d’une autre manière en modifiant le point de vue narratif et attribue au mythe d’Ulysse de nouvelles significations et fonctions. Cette réécriture, qui opère comme une reprise du mythe, fait-elle apparaître une nouvelle identité d’Ulysse ? La réécriture du mythe d’Ulysse par Johnson appelle- t-elle de nouvelles géographies et dessine-t-elle de nouveaux territoires ?

La reprise du mythe : Ulysse homme moderne

Le philosophe danois Søren Kierkegaard désigne par le terme

"gjentagelsen" (répétition ou reprise) la possibilité d’être dans le présent, d’être-là, d’être présent dans le présent. Il s’agit à la fois de la répétition

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du présent et de sa reprise. C’est sans doute ce que signifie le sous-titre de Heureux Ulysse… : "en roman om det närvarande" (un roman sur ce qui est présent, un roman sur le présent). La polysémie de "närvarande"

indique d’une part qu’Ulysse est présent dans le présent et d’autre part que son mythe est actuel pour le lecteur. Johnson choisit ainsi l’immédiateté de l’action romanesque et une narration sans distance historique avec les événements. Le lecteur est ainsi invité à transposer le mythe dans sa propre époque. La réécriture du mythe prend la forme d’une reprise.

Le premier chapitre de Heureux Ulysse… s’ouvre sur la fin des années d’errance d’Ulysse : son titre, "Vid slutet på själva åren" (à la fin de ces années-là), fait référence aux vingt années écoulées depuis le départ d’Ithaque. Ulysse est alors sur l’île d’Ogygie, retenu par la nymphe Calypso, fille d’Atlas. Sur l’île, le temps semble s’être arrêté. En effet, Calypso tombée amoureuse du guerrier propose à Ulysse l’immortalité s’il reste auprès d’elle. Le récit s’ouvre donc sur une tension entre le temps suspendu pour Ulysse et le temps qui s’écoule pour Pénélope. Mais contrairement à Homère, Johnson insiste sur le fait qu’Ulysse a vieilli et qu’il n’a pas vu grandir son fils Télémaque. Avec l’arrivée d’Hermès qui le convainc de reprendre son voyage et de rentrer à Ithaque, le temps reprend son cours pour Ulysse. Hermès est une figure intéressante car il représente la communication et la mobilité et par là- même une certaine forme de modernité (Serres 1969). Le présent du roman est l’instant du retour à Ithaque et du retour à la réalité. Le narrateur commente : "Il sortit de la baie comme on sort d’un rêve."

(1950:116). Si le décor archaïque a été maintenu par Johnson, la réinterprétation du mythe passe par le déshéroisation de la figure d’Ulysse, comme le montre Olivier Gosset dans sa thèse Le mythe d’Ulysse dans le roman moderne (2002). Ulysse, en perdant son statut de héros, devient un homme moderne. Plutôt que de se centrer sur le caractère épique, Johnson s’intéresse au voyage intérieur d’Ulysse.

L’épopée que constitue le retour de Troie jusqu’aux années en compagnie de Calypso est réduite dans Heureux Ulysse… à un discours succinct : Ulysse prend la parole devant une foule rassemblée dans le Palais du roi Alcinoos au chapitre XXIII et raconte son voyage mêlant souvenirs et faits inventés, l’objectif premier étant de captiver son

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 auditoire. Dans un autre passage du roman, Nestor répond à Télémaque en expliquant le caractère mensonger des chants à la gloire des héros :

"Les chants, il ne faut pas croire tout ce qu’ils racontent. Les chanteurs mentent à qui mieux mieux pour un quignon de pain ou un os pas trop rongé." (1950:173). Ulysse est devenu un héros par la médiation de discours mensongers sur ses exploits guerriers.

L’objet principal du roman est le destin d’un guerrier qui doit affronter son passé sanglant et ses doutes sur le sens de son action. Le devin Tirésias prédit à Ulysse : "Ta destinée sera toujours d’accomplir ce que tu ne voudras pas faire." (1950:133-134). Seul face à lui-même, le guerrier cherche à échapper au poids des souvenirs terrifiants et sombre dans l’oubli pour échapper à une destinée qu’il ne supporte pas. Le voyage introspectif d’Ulysse, rythmé par les doutes et les cauchemars, constitue une longue dénonciation de l’absurdité de la guerre. Johnson est particulièrement sensible aux grands événements qui viennent de bouleverser le monde lorsqu’il rédige le roman au milieu des années 1940. Il s’est engagé depuis le début des années 1930 dans une réflexion sur la nécessité d’utiliser la littérature comme une arme pour défendre les valeurs démocratiques et les libertés individuelles. Comme pour la grande majorité de ses collègues écrivains en Suède dans les années 1930 et 1940, il cherche à utiliser sa plume pour mobiliser l’opinion publique face aux menaces que les extrémismes idéologiques font peser sur la société (Briens, 2013). Heureux Ulysse… participe à cet effort. Le retour du guerrier est plus particulièrement l’occasion d’articuler une réflexion sur l’utilité de la violence, la vérité affective du roman étant celle d’un homme dont le corps et l’âme sont brisés par la guerre.

Face à l’impossibilité de conduire sa vie indépendamment de la volonté des dieux, il ne reste à Ulysse qu’à accomplir un voyage en lui- même. Tirésias l’explique dans sa prophétie : "Tu te cacheras dans les bras des femmes. Tu te dissimuleras sous l’apparence du Récitant, tu attacheras sur ta figure le masque du Mensonge. Quand tu auras tout oublié, un messager viendra avec le Souvenir." (1950:133). Le chemin de l‘introspection trace la véritable carte du voyage d’Ulysse. Au voyage réel se superpose le voyage intérieur à travers les souvenirs et les rêves.

Lors de la dernière nuit dans les bras de Calypso, Ulysse constate :

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"Rien de tout cela n’a de réalité, dit-il, tandis qu’ils redescendaient lentement. Ton royaume n’existe pas. C’est une fantasmagorie, un domaine imaginaire, situé aux extrémités du monde, où l’on n’aborde qu’en rêve et qui s’évanouit avec le jour. Mais il existera pour moi. Je n’en reviendrai pas entier. Toujours quelque chose de moi continuera à vivre ici." (1950:109)

Ulysse apparaît donc ici comme un somnambule ou un rêveur éveillé dont les rêves sont chargés de significations. Calypso lui raconte qu’il parle dans son sommeil et que c’est grâce à cela qu’elle a appris à le connaître (1950:111). Le devin Tirésias lui rappelle que sa vie a consisté, depuis son retour de la guerre, à un combat intérieur pour oublier ses actions et à se mentir à lui-même. La narration décrit de façon précise la confrontation d’Ulysse avec des souvenirs sanglants auxquels il cherche à échapper et la stratégie de l’oubli qu’il adopte. Elle recourt à une écriture du temps sensible typiquement proustienne (Kristeva, 1994) fondée sur les associations et sur la durée, la perception du temps différant considérablement pour chaque personnage : Ulysse se plonge dans l’oubli en essayant de jouir de l’instant ; Pénélope attend sans perdre espoir de gagner suffisamment de temps avec son tissage pour qu’Ulysse puisse rentrer à temps ; Calypso affronte son immortalité. Ces trois durées correspondent aux trois stades de la vie de la philosophie de Kierkegaard, le stade esthétique, le stade éthique et le stade religieux (Kierkegaard, 1943). Le départ d’Ulysse de l’île d’Ogygie correspond au passage du stade esthétique, consacré à la vie dans l’instant présent sans passé ni futur, au stade éthique. Ulysse retourne à Ithaque pour y reprendre sa place dans la société et assumer sa fonction de patriarche.

Mais ce retour est voué à l’échec ; lorsqu’Ulysse revient chez lui, la solitude l’attend : "Il a l’air d’un vieux guerrier échappé de son tombeau, pensa-t-il. Et il resta seul avec sa solitude." (1950:287) La seule issue qu’il entrevoit à la toute fin du roman de Johnson est de repartir, aspiration qui semble faire référence au conseil de Tirésias dans L’Odyssée ou encore au chant 26 de La Divine comédie de Dante dans lequel Ulysse reprend la mer pour y trouver la mort lorsque son bateau est englouti par les flots. Johnson renvoie aussi par ce positionnement existentiel à la pensée de Kierkegaard : l’homme est seul au monde face à Dieu et il ne peut chercher qu’en lui-même le sens de l’existence.

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 Le recours à l’introspection et le voyage dans les profondeurs de l’âme s’inspirent fortement de la pensée psychanalytique de Freud et confère à Ulysse une identité moderne. Sa quête intérieure est une réflexion sur l’absurdité de la guerre et place le récit dans le présent de l’auteur, même s’il emprunte un environnement archaïque et se réfère à Homère. Par la reprise du mythe, Johnson met ainsi en contact le passé avec le présent. Il le précise dans la courte préface à l’édition française de 1950 : "Mais l’aventure d’Ulysse est de tous les temps. Ulysse, avec qui j’ai passé tant d’années de ma vie, est notre contemporain parce qu’il demeure le plus vivant des hommes d’autrefois." (1950:9). Heureux Ulysse…, en tant que reprise de L’Odyssée, s’affirme donc comme un roman sur l’homme moderne.

La Méditerranée, territoire des flâneries d’Ulysse

L’écrivain dispose d’un autre paramètre pour modifier la structure du mythe, l’espace, ou plus exactement le territoire : dans la réécriture, il peut dessiner un nouveau territoire du mythe. Selon le géographe Claude Raffestin, le territoire correspond à l’appropriation de l’espace par l’homme, à sa traduction en un système de signes qui le rend intelligible : le territoire caractérise le travail exercé par l’être humain sur un espace (Raffestin, 1986). Le récit littéraire est un exemple de ce travail donnant à l’espace une signification et le transformant ainsi en territoire. Les signes produits, les géogrammes, traduisent la perception par l’homme de la géostructure : "La géostructure, c’est l’organisation à rendre intelligible (...) et le géogramme, c’est l’organisation "rendue intelligible" à travers la médiation d’un langage." (1977:123). La littérature est l’un de ces langages. Raffestin distingue donc le géogramme (comment l’homme perçoit l’espace) de la structure géomorphologique (l’espace tel qu’il est réellement) (1978). S’intéresser à la dimension géographique de la littérature consiste à analyser la sémiotisation de la géostructure, c’est à dire à étudier les arrangements de nouveaux territoires.

La Méditerranée est le territoire privilégié du mythe d’Ulysse.

Johnson reste fidèle à cette tradition en plaçant son récit sur le même territoire qu’Homère. Le roman trouve pourtant son origine, semble-t-il, dans un voyage que Johnson effectue en janvier 1926 dans le pays

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basque français : à Cap Breton, il découvre l’Atlantique, environnement qu’il associe au récit d’Homère, comme il l’expliquera quelques années plus tard : "Här har Odyssevs varit. Eller i varje fall Homeros. Tanken blev sittande kvar i åtskilliga år. Alltid när jag läste Odysséen fanns denna kust med." (cité par Lindberger, 1986:151) (Ulysse était passé là.

Ou du moins Homère. L’idée me resta en tête plusieurs années. Lorsque je lisais L’Odyssée, cette côte restait toujours dans mes pensées.1) Il signe les lettres qu’il envoie du Pays Basque "Odyssevs". Toujours est-il qu’Ulysse parcourt dans Heureux Ulysse… une trajectoire identique à celle de son prédécesseur homérien. Le récit de Johnson part de l’île d’Ogygie, située par Victor Bérard au large du détroit de Gibraltar, et se termine à Ithaque après un arrêt en Phéacie. La première partie du voyage d’Ulysse depuis Troie jusqu’à Ogygie est décrite dans le récit qu’Ulysse prononce à la cour du roi Alcinoos.

Fig. 1 : Itinéraire suivi par Ulysse dans L’Odyssée selon Bérard (Homère, 1955:1052)

Dans les deux textes, la mer joue un rôle essentiel. Elle représente une étendue géographique considérable (la Méditerranée dessine les contours du monde civilisé pour les Grecs) dans laquelle le héros se perd. Il dérive sur ses embarcations de fortune selon les courants et les

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 vents capricieux. Son périple maritime est une flânerie au sens étymologique du terme : flâner vient du norrois flana qui signifie dévier sur la mer ou errer ou se précipiter à l’aveuglette. Le terme apparaît en français comme un emprunt au dialecte normand : "flanner" au sens de

"aller de ci, de là". Il relève alors du lexique de la navigation. On retrouve le terme dans son sens orignal aujourd’hui en norvégien "flane"

("être curieux, badauder") et en danois "flane" ("aller de ci, de là"). Il est utilisé par les Scandinaves à l’époque médiévale notamment pour caractériser la trajectoire non linéaire d’un navire selon les vents et les courants.

La flânerie d’Ulysse dessine un itinéraire complexe qui ne prend pas le chemin le plus court entre Troie et Ithaque. Ce sont justement la non- linéarité et l’ensemble des détours qu’Ulysse entreprend à son insu qui créent les conditions de l’histoire racontée. L’itinéraire semble suivre la structure du labyrinthe et exprime ainsi une territorialité faite de relations avec l’altérité et l'extériorité (Raffestin, 1998). Le récit de L’Odyssée se construit sur la flânerie d’Ulysse qui rend possible l’histoire racontée : d’une part la flânerie retarde de dix ans le retour d’Ulysse et ouvre la porte à toutes les aventures ; d’autre part, la flânerie exprime la volonté des dieux. Ulysse ne décide jamais de son itinéraire et parcourt la Méditerranée selon une trajectoire décidée par les dieux. Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’après dix ans de pérégrinations entre Troie et Ithaque, la dernière étape de son voyage, de Phéacie à Ithaque ne dure qu’une nuit, le bateau affrété par Alcinoos se déplaçant à une vitesse surnaturelle. Cette accélération du voyage, déjà décrite par Homère et conservée de façon implicite par Johnson, est le seul moment du récit où Ulysse n’est plus flâneur et suit une trajectoire directe. La rupture avec la flânerie symbolise la fin du voyage et le retour d’Ulysse dans sa patrie.

Si l’espace parcouru par Ulysse dans L’Odyssée et dans Heureux Ulysse… est celui de la Méditerranée, le territoire du mythe est celui de la flânerie. La Méditerranée, avec ses contours et ses reliefs, est transformée par l’écriture littéraire en un territoire où s’expriment l’imagination des hommes et la volonté des dieux (un mythe territorial naît d’ailleurs avec les voyages des hellénistes sur les traces d’Ulysse, notamment celui de Victor Bérard : il s’agit de refaire le voyage d’Ulysse et de chercher à retrouver les endroits décrits par Homère).

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Chaque île visitée par Ulysse n’acquiert une signification que par ce qu’il y vit et la perception qu’il en développe. Les dieux non seulement jouent avec Ulysse en décidant de ses trajectoires, ils modifient de plus sa perception de l’espace. Ainsi, lorsqu’il se réveille à Ithaque après la traversée vertigineuse sur le bateau des Phéaciens, il ne reconnaît pas immédiatement son île car Athéna l’en empêche selon la volonté de Poséidon. Ulysse ne comprend le sens de la géostructure qu’à travers les géogrammes produits par les dieux.

Dans Heureux Ulysse…, comme dans L’Odyssée, le voyage d’Ulysse dessine un territoire dans lequel la flânerie rend l’espace parcouru intelligible. Ulysse flâne en Méditerranée, selon l’acception norroise du terme, c’est-à-dire dans le sens où sa navigation relève plus de la dérive sur les flots que d’un déplacement linéaire. Le titre choisi par Johnson en suédois, "Strändernas svall", signifiant l’agitation des flots sur les côtes, donne d’ailleurs à cette idée de dérive la fonction de moteur central de la narration. La dérive déterminée par les caprices de l’agitation des flots explique la durée du voyage et permet de mettre en scène la volonté des dieux qui s’exprime dans les trajectoires suivies par la navigation. La dérive d’Ulysse est l’instrument des dieux.

Mais dans la réécriture de Johnson, Ulysse devient acteur de sa propre flânerie quand il mobilise tout son être sensoriel pour appréhender le monde. Ulysse apparaît ici comme un flâneur dans l’acception moderne définie par Charles Baudelaire :

"Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Etre hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde." (1961:1160).

La flânerie désigne avant tout un certain être-au-monde : le flâneur se laisse guider par ses impressions ; son état de perception de l’environnement lui donne son identité. La narration dans Heureux Ulysse… décrit de façon systématique les sensations d’Ulysse. Le personnage se construit sur ses affects et réagit avant tout à son environnement naturel : le soleil, la pluie et le vent sont des éléments essentiels de la narration qui affectent le corps d’Ulysse et influencent son état d’esprit ; si le soleil l’assoupit au début du récit alors qu’il

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 cherche à sombrer dans l’oubli, c’est la pluie qui le met en alerte lorsque, rentré chez lui, l’heure est à la vengeance. Les sens d’Ulysse sont toujours en éveil et déterminent sa perception de l’espace. Le mythe est donc réécrit ici à travers le prisme d’un nouvel être-au-monde dans lequel le corps réagit aux stimuli sensoriels produits par l’environnement immédiat du héros. Le territoire est construit par Ulysse grâce aux sens, aux affects et à une introspection de type psychanalytique. L’Ulysse de Johnson témoigne des nouvelles possibilités d’agir sur le monde et des nouvelles possibilités d’agir sur soi-même. Cette double dimension actualise la figure d’Ulysse et lui confère une identité moderne : Ulysse est bien, comme le souligne Johnson dans la préface, "notre contemporain" (Johnson, 1905:9).

L’Ulysse du roman de Johnson est comparable dans son être-au- monde au flâneur de la métropole du XXe siècle. Le terme "flânerie"

apparaît dans la langue française au XIXe siècle avec une nouvelle acception, inspirée de son étymologie norroise mais associée à un nouveau territoire : la flânerie est transposée de la mer à la ville.

Apparaît la figure du flâneur dont le territoire de déambulation est la métropole, et plus particulièrement Paris. Les langues scandinaves ré- importent alors le terme depuis le français : "flanera", "flaneur" ou encore "flanør" sont associés au XIXe siècle à un certain mode de vie parisien et ne se réfèrent plus directement au sens original norrois. Le mot est introduit en suédois par O.P. Sturzen-Becker, interpellé par la figure littéraire du flâneur qu’il découvre à Paris en 1838 (Briens, 2010:185). Si la structure d’Heureux Ulysse… repose sur la flânerie dans son sens étymologique (flânerie comme dérive sur les flots), un autre roman de Johnson, Stad i ljus (Lettre recommandée) utilise le même système de relations à l’espace dessiné par la flânerie, l’associant à un territoire non plus marin mais urbain. Aux deux acceptions du terme flânerie correspondent deux romans de Johnson partageant donc une même structure territoriale. Dans quelle mesure peut-on considérer Lettre recommandée comme une autre réécriture de L’Odyssée ?

La métropole, nouveau territoire des flâneries d’Ulysse

Pour comprendre la pertinence de cette proposition, il est nécessaire de faire un détour par la littérature irlandaise et de se tourner vers

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Ulysses de James Joyce (1922), autre réécriture de L’Odyssée. En devenant Léopold Bloom, Ulysse s’est transformé en flâneur urbain. Le roman de Joyce met en scène une journée de la vie du héros à Dublin et invite ainsi à une nouvelle géographie du mythe d’Ulysse. Le temps et l’espace de L’Odyssée sont condensés à l’extrême afin d’adapter le mythe à l’identité moderne dont le nouvel être-au-monde se caractérise par une capacité à se déplacer et à communiquer. Avec le développement des réseaux de transport et de communication (chemin de fer, téléphone, avion, etc.), l’être humain peut dépasser les contraintes géographiques qui l’isolaient du reste du monde jusque-là et faire l’expérience de l’instantanéité et de la simultanéité, paradigme de l’identité moderne (Foucault, 1967). Joyce exploite cette identité et condense le temps et l’espace du voyage d’Ulysse à une journée et à quelques kilomètres carrés. L’Odyssée sert d’hypotexte mais un nouveau territoire et une nouvelle durée sont assignés au mythe.

Johnson propose un projet similaire dans le roman Stad i ljus (1928), paru d’abord en 1927 en traduction française sous le titre Lettre recommandée. Le narrateur y raconte les déambulations d'un jeune écrivain de 19 ans, Torsten, dans Paris pendant une journée. Johnson semble utiliser ici Ulysses de Joyce comme hypotexte. Lettre recommandée serait par conséquent une réécriture du mythe d’Ulysse via la médiation du roman de Joyce. Lorsqu’il rédige Lettre recommandée, Johnson n'a pas encore lu le roman de Joyce, qu'il semble découvrir par la médiation de Joseph Warren Beach en 1928 (Lindberger, 1986:217). Il le lit un an plus tard et le considère comme une Bible (François, 2008:154). Comme Joyce, Johnson réécrit le mythe d’Ulysse en posant un nouveau cadre à l’identité : le monde se concentre en ville, et la vie d’un homme en un jour. La ville est certes le cadre de l’action, mais elle est surtout un narrateur à part entière décidant du destin des personnages.

Le titre Stad i ljus (ville en lumière) et le sous-titre En historia om Paris (une histoire sur Paris) annoncent d’emblée la fonction centrale de la ville. Paris acquiert peu à peu une force mythologique : "Je suis la ville la nuit. Je suis la plus près de l’origine mais j’en suis aussi la plus éloignée. Je suis un barbare avec monocle et gants blancs." (Johnson, 1927:141). La référence au barbare renvoie aux récits de l’Antiquité grecque. Au XXe siècle, la métropole semble avoir pris la place des

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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 dieux grecs. De la même façon que les dieux guidaient les pas d’Ulysse dans L’Odyssée, la ville avec ses boulevards décide du destin du flâneur Torsten. La ville forme un texte que le flâneur déchiffre pour s’orienter dans le labyrinthe des rues : "Paris s’ouvrait lentement à lui, comme un livre." (Johnson, 1927:48). La question de la lisibilité de la ville est posée ici de façon très similaire à celle de Walter Benjamin lorsqu’il propose la lecture du réel comme un principe épistémologique pour appréhender la modernité (1986:481). Johnson éclaire ainsi une des facettes principales de l’identité du flâneur mettant sa disponibilité sensorielle au service d’une lecture du livre de la ville :

"Il [le boulevard Saint-Germain] est bordé d’épaves et brille de joyaux étincelants : titres de nouveaux livres qui aveuglent la vue et remplissent l’âme, mots qui vous frappent et disent : poète, ou mots qui résonnent et tombent dans le vide comme de vieux articles de journaux."

(Johnson, 1927:69).

Ce passage indique clairement, de par la dimension sémiologique de la description de la ville, que la narration est guidée par la flânerie. Le flâneur assigne par nature du sens à l’espace qu’il arpente et crée son propre territoire à partir des images et de toutes les impressions qu’il ressent dans son appréhension de la métropole. La ville du flâneur se construit sur les images entremêlées et les associations, autant de géogrammes invitant à une lecture nouvelle de l’espace urbain.

L’itinéraire choisi pour tracer ce territoire est déterminé par les impressions du flâneur et ne dépend pas d’un tracé linéaire avec une destination prédéfinie. Une cartographie de la trajectoire de Torsten dans Lettre recommandée révèle une structure de type labyrinthe caractéristique de la flânerie (Fig. 2).

La carte laisse apparaître un itinéraire dont la structure relevant du labyrinthe est similaire à celle d’Ulysse dans L’Odyssée. Seul le fond de carte a changé. Paris a remplacé la Méditerranée, la ville et ses rues ont remplacé la mer, les îles et les côtes. Mais le déplacement suit les mêmes règles géométriques : la non-linéarité, la fragmentation et le retour au point de départ de la trajectoire après un parcours complexe.

La géographie de Paris se lit ici comme une carte mentale et introspective : lorsque la narration prend le point de vue du flâneur, elle adopte la forme d’écriture du stream of consciouness. Elle ne met pas en

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