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LE GLOBE - TOME 154 - 2014 mes collègues malgaches et moi-même appréhendions parfois

Dans le document Géographie, mythes, contes, archétypes (Page 100-103)

différemment (statut de l’animal, problème de la déforestation, etc.).

Le conte compris comme expérience de pensée peut aussi contribuer à diffuser les résultats d’une recherche et inciter à la démarche scientifique. C’est là la tâche du vulgarisateur qui, via divers médias, cherche à transmettre un savoir d’expert (scientifique ou technique) à un public qui ne l’est pas. Le Doigt du aye-aye visait par exemple à rendre sympathique cet animal sur lequel bien des légendes pèsent négativement, et susciter la curiosité à son sujet – par-delà l’effet littéraire facile basé sur l’anthropomorphisme.

Agir

Cette fonction didactique (certains diront : propagandiste) n’est pas nouvelle : les contes traditionnels, souvent décrits comme transmettant une sagesse ancienne de génération en génération (Gougaud, 2008), sont ainsi porteurs des valeurs d’une société. Modernes, ils ont servi à contester lesdites valeurs (Voltaire). En des lieux et/ou des époques particulièrement répressifs, ce côté potentiellement subversif a valu à certains recueils d’être censurés ou menacés de l’être (les Mille et une nuits dans l’Egypte contemporaine) (Fig. 1).

Fig. 1 : l’interface langue-territoire-savoir (Bing, 2012), inspirée de C. Raffestin (1995)

Le conte trouve place à plusieurs niveaux de l’interface LTS. Un usage traditionnel le reliera aux pratiques vernaculaires, ou le considérera comme objet d’un discours de référence/scientifique. Mais son caractère ludique en fait aussi un outil particulièrement efficace au niveau véhiculaire/des échanges. Permettant de confronter et d’échanger

Langue :

De référence De référence Scientifique

Sacré Sacré Métaphysique

LE GLOBE - TOME 154 - 2014

des savoirs, d’élaborer et d’imaginer des compromis, il peut contribuer à faire évoluer la territorialité d’une société.

"Que pèse le conte dans ce tumulte ?" demande Gougaud (2008:18), qui répond : "Ce que pèse une pomme face à la famine." Tout comme les jeux de rôles utilisés lors de formations ou de séminaires, il n’est qu’un outil utile à une prise de conscience ou à une mise en situation. Seul, il ne sert à rien si ce n’est au niveau individuel ; des échanges et une analyse formels (académiques ou de vulgarisation), dans des forums institutionnalisés, doivent donc le compléter. Mais il peut avoir son utilité à des moments précis, par exemple pour débloquer une situation ou briser la glace – au même titre qu’un repas partagé ou, plus spécifique aux mondes asiatiques, un karaoké.

Véhiculer

M’expliquant comment il concevait son rôle de missionnaire en Indonésie, le Père Gourdon (des Missions Etrangères de Paris) me fit remarquer que les paraboles évangéliques n’étaient que des histoires que le Christ adaptait à son auditoire, usant tantôt de métaphores agricoles et maritimes, d’autres fois d’images financières ou familiales. Ces récits, aujourd’hui sacrés, avaient alors un rôle véhiculaire, ce qui en faisait d’efficaces vecteurs d’information.

Cependant, loin d’être une panacée universelle, le conte se révèle inapproprié dans certains contextes. J’avais par exemple demandé à des responsables villageois du volcan Merapi (Java) si les institutions présentes (Parc national, Corps de gestion des catastrophes…) utilisaient la fiction (dongeng "contes", legenda "légendes", novel "roman") dans leurs démarches de vulgarisation (sosialisasi "socialisation" ou penyuluhan "éclaircissement"). Réponse : si les scientifiques voulaient être pris au sérieux, ils devaient user de supports seyant à leur autorité, les contes n’étant que des "histoires pour enfants" (cerita untuk anak-anak) ; de plus, s’adresser aux adultes en ces termes leur ferait perdre la face, et le discours raterait sa cible. En revanche, dans d’autres contextes (scolaire, spirituel…), le conte garde toute sa place.

Les technologies de l’information et de la communication qui véhiculent des messages dans nos sociétés contemporaines (Bing, 2014) n’ont pas fait disparaître d’autres médias certes plus archaïques mais qui

LE GLOBE - TOME 154 - 2014 ont fait leurs preuves. Ceux-ci doivent par contre réajuster leur forme et leur fonction (Calame-Griaule, 2001). Ainsi, à un certain urbanisme parfois trop technocratique, le retour des contes pourra venir rappeler qu’une ville (pour Genève : Mayor, 1991 ; Bossi, 2013) a aussi sa part sensible (Bailly et Scariati, 1989).

Si le conte-expérience de pensée permet à un chercheur-auteur d’élaborer un raisonnement et des hypothèses simples au sujet d’une situation complexe, il peut également lui permettre d’envisager diverses applications de sa recherche, dont la diffusion de ses résultats ou l’initiation à sa méthode. La démarche du chercheur (scientifique), du conteur (littéraire) et du vulgarisateur (pédagogique) se soutiennent, mais le conte géographique sera d’autant plus efficace qu’il saura appuyer chacune des démarches qu’il croise sur leurs spécificités.

Fig. 2 : Conte malgache mis en scène pour sensibiliser (MFG, 2010)

LE GLOBE - TOME 154 - 2014 répondent à des objectifs non identiques – et donc obéissent à des règles de construction et de validation différentes : l’analyse a à voir avec l’épistémologie des sciences (rigide, en théorie du moins), tandis que le récit peut n’obéir qu’à lui-même. Renoux (1999:25) assimile le conte à du "bricolage", métaphore déjà employée par Lévi-Strauss (1962) pour la

"pensée mythique" ; de fait, tous deux se ramènent à "s’exprimer à l’aide d’un répertoire dont la composition est hétéroclite et qui, bien qu’étendu, reste tout de même limité" (Lévi-Strauss, 1962:30).

Biographies et autobiographie de conteurs et d’animateurs d’ateliers (Rodari, 1997) témoignent de la complexité du processus de construction d’un récit, et de l’unicité de chaque cas. Quelques constantes reviennent toutefois, qui font état d’une pratique mobilisant deux versants (au moins…) de la cognition : un apprentissage technique rationnel, acquis à force de répétition, reste nécessaire à l’expression de ce qu’il faut appeler faute de mieux l’inspiration (qui, elle, relève sans doute de l’irrationnel). Imaginer un récit, le coucher par écrit ou le dresser par oral relève donc d’un certain savoir-faire.

Du point de vue purement technique de l’agencement du récit, plusieurs possibilités s’offrent au conteur : inventer complètement une histoire (dans la mesure où cela est possible…) ; s’inspirer d’un document (récit, recherche…) ; s’inspirer d’une situation vécue ou observée sur le terrain ou auparavant. L’emprunt peut être inconscient : c’est après coup que je me suis rendu compte que le motif du Doigt du aye-aye venait de l’Enfant d’éléphant de R. Kipling. Peu importe car, en matière de conte, le plagiat n’existe pas : au contraire, un conte qui vit est repris, modifié, adapté. Et bien sûr, si possible, l’auteur/interprète doit apprécier son récit !

Dans le document Géographie, mythes, contes, archétypes (Page 100-103)