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DANS LES VOYAGES EXTRAORDINAIRES DE JULES VERNE : UNE GEOGRAPHIE DES PROFONDEURS

Dans le document Géographie, mythes, contes, archétypes (Page 68-72)

Lionel DUPUY

Laboratoire "SET" – UMR 5603 CNRS Université de Pau et des Pays de l’Adour

Résumé : Les Voyages extraordinaires de Jules Verne s’articulent souvent avec un schème de la descente qui donne notamment l’archétype du creux. Dans cette géographie des profondeurs, le récit vernien développe un imaginaire géographique où l’homme révèle et affronte ses angoisses les plus profondes.

Mots-clés : Schème de la descente, archétype du creux, géographie des profondeurs, Voyages extraordinaires, Jules Verne.

Abstract : The Extraordinary Voyages of Jules Verne are often based with a scheme of descent that gives particularly the archetype of hollow. In this geography depths, the vernian narrative develops a geographical imaginary where man reveals and confronts his deepest fears.

Keywords : Scheme of descent, archetype of hollow, geography depths, Extraordinary Voyages, Jules Verne.

Jules Verne (1828-1905) est considéré comme l’auteur français le plus lu et le plus traduit dans le monde (Dusseau, 2005:9). Cependant, au-delà de ce simple constat, des questions surgissent. En effet, il est légitime de se demander pourquoi et comment cette œuvre romanesque traverse-t-elle aussi aisément l’espace et le temps. Qu’est-ce qui en fait son universalité et son intemporalité, au point de devenir désormais un classique de la littérature française – publié depuis 2012 dans la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade – un siècle après la mort de son auteur ? Comment, finalement, répondre à cette sollicitation si pertinente de Michel Tournier : "Il n’y a pas de lecture plus roborative que celle de Jules Verne, et il est intéressant de rechercher le pourquoi d’une vertu aussi tonique" (Tournier, 1991:préface).

Nous essayons de répondre à ces différentes interrogations depuis maintenant une quinzaine d’années (Dupuy, 2000). Une certitude se dessine : c’est dans et par l’imaginaire (géographique) que développe

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l’auteur dans chaque volume de la série de ses Voyages extraordinaires (VE) que l’on peut trouver la clef à cette énigme qui suppose une approche fondamentalement transdisciplinaire. Or, il est intéressant de souligner à quel point cet imaginaire géographique s’articule très souvent avec un puissant schème de la descente qui donne, dans la théorie de Gilbert Durand, l’archétype du creux, de la nuit, du "Gulliver" (Durand, 2011:63). Dès lors, toute une géographie des profondeurs se déploie dans le récit vernien, où mythe, poésie et exotisme se combinent pour donner naissance à des voyages littéralement extraordinaires.

Dans cette perspective, nous focaliserons notre étude plus spécifiquement ici sur l’archétype du creux, souvent décliné dans les Voyages extraordinaires sous la forme de grottes, de cavernes, afin de montrer comment cette substantification du schème de la descente permet de révéler certaines caractéristiques de la géographie vernienne.

Pour ce faire, nous reviendrons d’abord sur ces concepts clefs de la théorie de Durand grâce auxquels nous pourrons proposer ensuite une analyse de l’imaginaire géographique dans Voyage au centre de la Terre, avant de terminer par une réflexion sur cette géographie des profondeurs qui traduit aussi la complexité psychologique de certains personnages, au premier rang desquels figure l’illustre capitaine Nemo.

Du schème à l’archétype, du processus à la forme : une théorie de l’imaginaire

Mort en décembre 2012, Gilbert Durand a légué une théorie de l’imaginaire dont nous souhaiterions montrer à quel point elle fonctionne efficacement avec l’œuvre de Jules Verne. Parce qu’on ne peut l'appréhender directement, la littérature en général, et celle de Jules Verne en particulier, représente par conséquent le support privilégié où, par projection, se révèlent les archétypes.

Mais il faut distinguer en premier lieu le schème qui "(…) est une généralisation dynamique et affective de l’image, [qui] s’apparente à ce que Piaget, après Silberer, nomme le "symbole fonctionnel" et à ce que Bachelard appelle "symbole moteur". (…) Ce sont ces schèmes qui forment le squelette dynamique, le canevas fonctionnel de l’imagination"

(Durand, 2011:61). C’est ainsi que les archétypes constituent finalement

"(…) les substantifications des schèmes. (…) synonyme[s] "d’image

LE GLOBE - TOME 154 - 2014 primordiale", d’"engramme", d’"image originelle", de "prototype", [ils]

constituent le point de jonction entre l’imaginaire et les processus rationnels. (…) il y a une grande stabilité des archétypes. [Par exemple,]

le schème de la descente donnera l’archétype du creux, de la nuit, du

"Gulliver"" (Durand, 2011:62-63).

L’anthropologue précise à ce titre que "(...) l’imagination de la descente nécessitera plus de précautions que celle de l’ascension. Elle exigera des cuirasses, des scaphandres, ou encore l’accompagnement par un mentor, tout un arsenal de machines et machinations plus complexes que l’aile, si simple apanage de l’envol. Car la descente risque à tout instant de se confondre et de se transformer en chute. Elle doit sans cesse se doubler, comme pour se rassurer, des symboles de l’intimité (...). On conçoit qu’en ces profondeurs obscures et cachées, il ne subsiste qu’une limite fort mince entre l’acte téméraire de la descente sans guide et la chute vers les abîmes animaux" (Durand, 2011:227-228).

Pour résumer et schématiser, nous pouvons alors dire que le schème relève essentiellement du processus et l’archétype de la forme. Si le processus/schème est souvent difficile à mettre en évidence, nous pouvons cependant l’identifier et surtout le caractériser par l’intermédiaire des archétypes qu’il engendre et qui prennent particulièrement forme dans certains récits romanesques, particulièrement dans les VE.

Or, le lecteur attentif de Jules Verne a sans nul doute remarqué à quel point les héros verniens entreprennent des voyages qui les emmènent, réellement et/ou symboliquement, dans les profondeurs de la terre : Voyage au centre de la Terre (1864-67), Voyages et Aventures du capitaine Hatteras (1866), Vingt mille lieues sous les Mers (1870), L’Ile Mystérieuse (1874), Les Indes noires (1877), L’Etoile du Sud (1884), Le Château des Carpathes (1892), pour ne citer que les romans les plus connus.

Evoquant d’ailleurs Les Indes noires, Michel Tournier déclare :

"Nous voyons s’esquisser une géographie souterraine, un négatif en quelque sorte du monde de la surface" (Tournier, 1991:préface). Dans sa préface intitulée "Jules Verne ou le bonheur enfoui", l’auteur de Vendredi ou la vie sauvage considère que d’une part on "pourrait définir l’invention essentielle de Verne comme celle du roman géographique par

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opposition au roman historique d’un Alexandre Dumas" et d’autre part

"(…) que très évidemment cette géographie est une géographie hantée"

(Tournier, 1991:préface).

Il nous faut désormais montrer comment cette géographie hantée se matérialise régulièrement dans de nombreuses grottes et cavernes, véritables archétypes du creux qui révèlent tous un schème de la descente, dont il faut rappeler que dans la théorie de Durand il appartient au régime nocturne de l’image. Et "Platon lui-même sait bien que l’on doit à nouveau descendre dans la caverne, prendre en considération l’acte même de notre considération de mortel et faire, autant qu’il se peut un bon usage du temps" (Durand, 2011:219). Faute de pouvoir aborder ici toute la série des VE, nous focaliserons notre analyse sur l’un des romans les plus célèbres de Jules Verne : Voyage au centre de la Terre (1864-67).

Schème de la descente et archétype du creux dans les Voyages extraordinaires : l’exemple de Voyage au centre de la Terre

Dans La Terre et les rêveries du repos, Gaston Bachelard précise qu’il faut distinguer deux types de cavités : "(…) on peut dire que les images de la grotte relèvent de l’imagination du repos, tandis que les images du labyrinthe relèvent de l’imagination du mouvement difficile, du mouvement angoissant" (Bachelard, 2004:207). Dans la série des VE, Voyage au centre de la Terre (VCT) est le roman qui illustre le plus clairement et systématiquement cette typologie bachelardienne. Tout commence naturellement par une descente qui, si elle est lente – entrecoupée cependant de chutes plus ou moins maîtrisées – n’en demeure pas moins labyrinthique et angoissante. Axel, le narrateur, après s’être égaré, chute et perd connaissance : "Perdu dans ce labyrinthe dont les sinuosités se croisaient en tous sens, je n’avais plus à tenter une fuite impossible. Il fallait mourir de la plus effroyable des morts. (…) Ma tête porta sur un roc aigu, je perdis connaissance" (Verne, 1864-67:ch.

XXVII et XXVIII). Finalement récupéré et soigné in extremis par son oncle et le guide, Axel se réveille enfin et sort de la grotte où il vient d’être transporté, après un long sommeil réparateur.

Découvrant avec étonnement une immense mer intérieure, le narrateur observe incrédule cet "océan véritable, avec le contour

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