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LA MARCHE COMME PRATIQUE ESTHETIQUE

Dans le document Géographie, mythes, contes, archétypes (Page 110-114)

Alice IZZO

Etudiante au Dpt de Géographie, Université de Genève

Résumé : Walkscapes, que l’on pourrait traduire littéralement par "paysages de la marche", postule que le simple fait de traverser un espace produit du paysage.

L’architecture, considérée couramment comme une transformation physique du territoire, est donc envisagée par Francesco Careri à travers un regard dynamique faisant d’elle une construction symbolique. L’auteur retrace, à travers différentes périodes, l’histoire de la marche comme pratique esthétique.

Enjambant des frontières invisibles, la marche semble s’avérer être un outil puissant pour reconstituer la géographie complexe du monde urbain.

Mots-clés : marche, paysage, perception de l’espace, espace vécu, esthétique de l’architecture.

Abstract : Walkscapes states that the simple fact of crossing a space produces a landscape. Francesco Careri considers the architecture, usually defined as the physical transformation of a territory, from a dynamic angle, translating this transformation in a symbolic dimension. The author retraces, through various periods, the history of walking as an aesthetic practice. Spanning invisible boundaries, walking becomes a powerful tool to reconstitute the complex geography of the urban world.

Keywords : walking, landscape, perception of space, living space, aesthetic architecture.

"Prenant une pierre pour oreiller, je voyage avec les nuages"

Santoka Taneda, haïku (Careri, 2013:151) L’auteur et son tracé

S’intéresser aux espaces vides qui sillonnent la ville peut paraître une démarche incongrue pour sonder le monde urbain. C’est pourtant le regard choisi par Francesco Careri (2013) dans son livre Walkscapes : la

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marche comme pratique esthétique. Le néologisme de son titre annonce la couleur, l’auteur considère la pratique de la marche à la fois "comme un outil critique, comme une manière obvie de regarder le paysage et comme une forme d’émergence d’un certain type d’art et d’architecture"

(Careri, 2013:7).

Architecte italien né en 1966, vivant et travaillant à Rome, Francesco Careri forme le laboratoire d’art urbain dénommé "Stalker" au début des années 1990. Composé de jeunes étudiants en architecture et en art mais aussi d’urbanistes et de chercheurs en science sociale, ce groupe a comme but l’observation nomade. Un nom directement emprunté au film soviétique de Tarkovski de 1979, qui présente une façon particulière de marcher lorsque l’on perd tous ses repères (Collectif Stalker, 2011:8).

Les "Stalkers" optent pour une démarche expérimentale fondée sur des pratiques spatiales exploratoires. L’intérêt est de redécouvrir la ville et ses mutations par la marche. Selon l’auteur, l’espace est devenu "une sorte de peau de léopard avec des taches vides à l’intérieur de la ville et des taches pleines au beau milieu de la campagne" (ibid.:187). La marche semble se révéler être le meilleur moyen pour déceler et comprendre ces transformations urbaines. L’importance des actions menées par ce groupe de chercheurs/marcheurs se porte sur l’expérience sensible de celle-ci. Une pratique qui implique tant le corps que l’esprit, car elle mobilise la mémoire et la perception à travers le parcours du monde urbain.

En effet, John Brinckerhoff Jackson, grand érudit et théoricien du paysage, a mis en place un nouveau terme dans le lexique paysager : le terme "hodologie", dérivé du mot grec hodos, il signifie route, chemin, voyage (ibid.:11). Jackson l’emprunte lui-même au psychologue expérimental Kurt Lewin, qui l’utilise dans les années 30 pour présenter l’"espace vécu" ; qui serait en quelque sorte un chemin psychologique.

Ce concept s’oppose à l'espace géométrique de la carte, à l'espace euclidien homogène, rationnel et mesurable pour s’intéresser à une dimension plus subjective. Jackson porte un grand intérêt aux tracés des routes et à l’organisation du territoire car on peut y déceler de nouvelles formes d’espaces et de sociabilité. "Les routes ne conduisent plus seulement à des lieux, écrivait-il, mais elles sont des lieux" (ibid.:11).

L’Homme reste toujours partagé entre l’espace rationnel (géométrique)

LE GLOBE - TOME 154 - 2014 et l’espace sensible (vécu). L’intérêt de Careri se porte en effet sur ce point-ci : l’interaction de l’homme avec ces deux types d’espaces.

Architecte mais aussi professeur au Département d'études urbaines de l'Université de Rome III, Careri fonde en 2011 le "Laboratoire d’art civique", un groupe de recherche interdisciplinaire qui effectue des études, projets et actions dans le but d'interagir de manière créative avec les citoyens. Le groupe considère les études urbaines et d'architecture, non seulement en tant que sujets pour la production d’espaces et de bâtiments à vivre, mais aussi comme une transformation collective de la ville et de la société, par des actions et des acteurs tangibles.

L’auteur fournit à ces différents groupes un essai qui retrace la généalogie de cette pratique, consistant à parcourir l’espace à pied.

L'idée qui traverse l'ensemble du livre est que, en tout temps, la marche a produit de l'architecture et du paysage. Cette pratique, presque totalement oubliée par les architectes eux-mêmes, fut restaurée par des poètes, des philosophes et des artistes capables de voir ce qui n'est pas là et qui réussissent, en scrutant l’inconscient de la ville, à combler le vide qui la compose.

Loin de se limiter à l’architecture et à l’urbanisme, l’esprit de ce livre peut facilement s’apparenter à différentes disciplines non méconnues de la géographie humaniste : tels que la psychogéographie (qui utilise la intellectuels, politiques et artistiques tels que le dadaïsme, le surréalisme, l’Internationale lettriste, le situationnisme dont le principal point commun est de considérer la pratique de la marche comme une forme d’art.

La ville sédentaire et nomade, entre le plein et le vide

Francesco Careri dresse une dichotomie entre le nomadisme et le sédentarisme. Une distinction qui lui permet de modéliser deux mondes qui comportent des modes d’habitation et une conception de l’espace bien distincts, et cela toujours en acheminant sa pensée vers une vision

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architecturale. Selon lui, les populations sédentaires, "en tant qu’habitants des villes", ne seraient autres que les "architectes du monde", alors que les peuples nomades "en tant qu’habitants des déserts et des espaces vides" seraient des "anarchitectes" qui n’engendrent pas de transformation du paysage (du moins, qui n’engendrent pas de traces durables) (ibid.:33).

Mais très rapidement, l’auteur nous met en garde sur cette modélisation simplifiée et propose pour une meilleure compréhension de revisiter le mythe fondateur de "Caïn et Abel" pour nous permettre de saisir les origines de l’architecture. Passons outre le mythe pour en venir à sa conclusion : cette dichotomie met en place deux spatialités qui se différencient entre enracinement et mouvement dans l’espace. Elle se traduit par deux conceptions en ce qui concerne l’architecture, celle

"conçue comme une construction physique de l’espace et de la forme par opposition à une architecture conçue comme perception et construction symbolique de l’espace" (ibid.:38). Ainsi l’auteur condamne les présupposés face à l’architecture qui dressent une opposition entre nomadisme en tant que "espace où aller" et l’architecture en tant que nécessité d’avoir un "espace où rester" (ibid.:23). Il opte plutôt pour la mise en relation de ces deux notions car selon lui "c’est probablement le nomadisme, et plus exactement l’errance qui a donné vie à l’architecture en faisant émerger la nécessité d’une construction symbolique de l’espace" (ibid.:40). A l’instar des croyances populaires, l’architecture n’est donc pas l’invention du sédentarisme mais est bel et bien le fruit du nomadisme.

Depuis le paléolithique, c’est l’errance qui crée l’espace et le paysage. Ce n’est autre que la marche qui a permis la mise en place des plus importantes relations entre l’Homme et son territoire, en passant tant par son appropriation que par sa cartographie car c’est en marchant qu’on modifie la signification de l’espace traversé. Il est important de noter que l’auteur différencie les concepts d’"errance" et de

"nomadisme" par la chronologie de leurs apparitions (ibid.:53). Le premier date du paléolithique alors que le suivant n’apparaît qu’après la révolution du néolithique du VIIe millénaire avant J.-C., où l’espace était déjà cartographié. Les nomades n’erraient plus car ils avaient une destination. On passe donc d’une ère dotée d’un espace irrationnel et

LE GLOBE - TOME 154 - 2014 transformation physique du paysage à travers l’implantation d’éléments artificiels dans l’espace (comme les tout premiers menhirs par exemple), qui débouchera par la suite sur la constitution d’un espace intérieur propre au sédentarisme (ibid.:55, 56).

En dépit de toutes ces oppositions qui distinguent les espaces nomades et sédentaires, Careri souligne vivement leurs complémentarités et leurs contrapositions. Il suffit de penser à la relation entre les pratiques de l’agriculture sédentaire et l’élevage nomade pour nous convaincre que les échanges sont inéluctables. Pour que les échanges s’établissent, il est nécessaire de créer une marge entre ces deux espaces, entre le solide et le liquide, entre le plein et le vide. Ainsi l’auteur parle de la ville contemporaine comme une juxtaposition d’espaces sédentaires et nomades, où "le parcours sédentaire structure et donne vie à la ville" et où "le nomadisme assume le parcours comme le lieu symbolique où se déroule la vie de la communauté" (ibid.:42).

L’auteur ne considère donc pas la ville nomade comme une trace du passé mais estime qu’elle relève bel et bien du présent, car elle est "cette partie marchée, perçue et vécue dans l’hic et nunc de la transhumance"

(ibid.:43). Sans repères fixes, elle est perpétuellement en mouvement et en reconnexion. Par conséquent, c’est elle qui porte tous les espoirs et les devenirs du territoire. On comprend désormais la nécessité d’apprendre à lire le vide qui compose l’espace nomade, pour voir qu’en réalité, il est loin d’être vide. Si l’on résume en quelques lignes l’histoire de la

"transhumance nomade", elle se met en marche avec "le développement des interminables errances des chasseurs du Paléolithique" (ibid.:22).

Puis c’est la religion qui l’instrumentalise en faisant du parcours un rite, tout comme la littérature qui mobilise, par la suite, le parcours comme récit. "C'est seulement au siècle dernier que le parcours, en se libérant de la religion et de la littérature, a acquis le statut d'un acte purement esthétique" (ibid.:22).

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