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Quand la fable se met à table : nourriture et structure narrative dans "Le Quart Livre"

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Quand la fable se met à table : nourriture et structure narrative dans

"Le Quart Livre"

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. Quand la fable se met à table : nourriture et structure narrative dans "Le Quart Livre". Poétique , 1983, no. 54, p. 164-180

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:74179

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Michel Jeanneret

Quand la fable se met à table

Nourriture et structure narrative dans le Quart Livre

L'ALLÉGORIE DÉCLASSÉE

L'emblème inaugural du silène assigne à la1ecture, dès le prologue de Gargantua, un modèle herméneutique : à l'horizon du texte, un sens latent, provisoirement dissimulé dans les figures de la fiction, se donnerait à élucider. La geste pantagrué- lique s'accomplirait en se reniant: les ruses de la littérature une fois démasquées, elle fondrait sa légitimité dans la révélation d'un message moral ou spirituel. Le récit n'aurait joué sur l'ambiguïté des mots que pour préparer la manifestation d'une vérité unique et suffisante - la substantifique moelle, le référent ultime où s'abolirait finalement toute opacité langagière.

Or cette consigne, bien loin d'accéder à la rigueur d'un- métalangage, n'est elle~rnême qu'un des pièges qu'elle prétend désamorcer. A lire Gargantua et Pantagruel, on croirait que Rabelais a formulé son programme par antiphrase, comme pour trahir la carence du dispositif allégorique 1• Mais la structure du sens caché, inusitée à travers la chronique sans mystère des prouesses gigantales, refait surface dans les récits ultérieurs : les consultations de Panurge sur son projet de mariage lui attirent des réponses énigmatiques qui demandent à être déchiffrées ; surtout la navigation à travers les îles fantastiques du Quart Livre décèle des signes et des figures qui se laissent interroger comme autant de secrets. Je l'ai montré ailleurs 2: c'est le sage Pantagruel qui, en quête d'un surcroît de sens, pratique le décryptage allégorique ; des symboles l'interpellent, des fables alimentent sa méditation, si bien que le principe d'une réalité ambivalente- ou polysémique- , illustré par son activité interprétative, demeure inscrit dans le discours comme une possibilité de lecture.

Reste pourtant que, par rapport à la méthode globale définie au seuil de Gargantua, le statut de l'allégorie enregistre un sérieux recul. Elle prétendait commander la production du texte, en déterminer la réception - et la voici qui, dans le Quart Livre, fonctionne comme une voix isolée dans un récit polyphonique, comme un mode de perception et d'exposition parmi d'autres, sans valeur structu~

1. Sur le dérèglement de l'allégorie dans Rabelais, voir Michel Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, Éd. du Seuil, 1977. Voir aussi mon article« Du mystère à la mystification. Le sens caché à la Renaissance et dans Rabelais ''• Versants, Revue suisse des littératures romanes, Lausanne, l'Age d'homme, 2, 1981~1982, p. 31~52.

2. Voir~< Les parOles dégelées. Rabelais, Quart Livre, 48-65 ':'• Littérature, 17, 1975, p. 14-30.

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164 Michel Jeanneret rante ni prestige particulier. Pantagruel sonde les signes comme messages polyva- lents, tandis que ses amis, insensibles à la mobilité des figures, se contentent de leur portée immédiate. Deux points de vue, deux systèmes non hiérarchisés voisinent, comme si le texte, au lieu de se soumettre à une forme a priori, en tirait librement parti, dans l'expérimentation sans préjugé de langages hétérogènes. Surtout, l'allégorie limite sa pertinence au plan thématique ; racontée, rapportée à l'un des personnages, elle n'exerce, sur la construction du récit, aucune influence pàrticuliè- re, pas plus qu'elle n'en règle la lecture.

D'un régime à l'autre, l'ambiguïté sémantique, sans doute, persiste, mais son mécanisme et sa signification ont complètement changé. Orienter la lecture vers le dévoilement d'un sens caché, c'est postuler la solidarité et l'appartenance réciproque de deux niveaux de discours - le patent et le latent, le signifiant et le signifié - , classés de telle manière que le second, un:e fois mis au jour, absorbe et annule le premier. Provisoirement dédoublé, le signe retrouve bientôt sa cohésion, produit d'une vision globale et témoin d'un ordre totalisant: le texte allégorique n'a sollicité les feintes de la figure que pour mieux révéler, en fin de compte, l'intégrité du sens.

A l'inverse, la juxtaposition des voix, si elle déploie, elle aussi, les deux, ou les multiples faces d'un objet, ne cherche pas à-en résorber la tension. Aucun système n'autorise ici à réduire l'antagonisme des niveaux divergents, aucune vérité originaire ne régit la marche de la lecture. Le pour et le contre, l'envers et l'endroit, le matériel et le spirituel: les contraires coexistent et le texte s'en accommode, sans les subsumer en une quelconque unité supérieure.

Ce déplacement dans le statut de l'allégorie- naguère fondement, désormais fragment de la structure narrative - participe d'une mutation profonde, où Rabelais joue d'ailleurs un rôle notoire: l'écriture de la fiction s'affranchit de l'édifice unitaire de la théologie pour éprouver, dans le travail de la langue, ses propres ressources. Autrefois subordonnée à la production d'un ordre et asservie à une échelle de valeurs qui culminait dans le spirituel, elle ne cherche plus à transcender les défaillances ni à camoufler les discordances du monde de la chute ; elle se livre à des voix diffuses et divergentes, accueille les incertitudes, s'ouvre à l'ambiguïté. La Renaissance s'est par exemple intéressée, sous diverses formes, aux ressources littéraires du paradoxe ; elle a modulé, dans toutes sortes de traités, débats et dialogues, le paradigme de la dispute scolastique pro et contra, comme pour reproduire, dans la structure du discours, les contradictions de l'expérience, la divergence des points de vue, l'interdépendance de la thèse et de l'antithèse 3 ... Que le Tiers Livre, .avec ses conflits d'opinion et ses joutes verbales, relève de ce goût pour la diatribe, cela paraît évident. Il se pourrait que le Quart Livre, incidemment, adopte lui aussi une disposition polaire, dont l'allégorie serait l'un des termes: au lieu d'absorber les antinomies, elle se trouve prise dans une série de confrontat~ons;

par la bouche de Pantagruel, elle plaide pour une attitude et en réfute d'autres, dans l'affrontement de positions irréductibles et le choc de méthodes adverses. Elle relève 3. Les recherches dans ce domaine sont peu nombreuses. Voir cependant R.L. Colie, Paradoxia Epidemica. The Renaissance Tradition of Paradox, Princeton U .P., 1966 ; B.C. Bowen, The Age of Bluff. Paradox and Ambiguity in Rabelais and Monta!gne, Uni_v. o~ Illinois Press, 1972 ; A.F. Berry, Rabelais: Homo logos, Chape! Hill, North Carolina Stud1es m the Romance Languages and Literatures, 1979.

Quand la fable se met à table

165 moins dès lors de la philosophie que de la rhétorique : dans un texte qui ausculte les pouvoirs de la parole, elle figure comme une technique de discours, une puissance du langage, qui ne tire son sens que du débat qui l'oppose à d'autres voix.

Tel est le décor où l'allégorie, amoindrie et profanée, opère son dernier tour avant de quitter la scène. Sans prétendre maîtriser la bizarrerie ni l'obscurité du Quart Livre, je crois y déceler, dans le dialogue de Pantagruel et ses amis, des enjeux strictement littéraires, qui touchent à la fois à la structure narrative du récit et au déchiffrement des signes. Plus précisément, le débat s'articule sur le thème récurrent des nourritures : sorte de fil rouge qui, d'un épisode à l'autre, accompagne la réflexion sur la dissol\lance des voix et le décalage des niveaux de Iecturê. Que la crédibilité de l'allégorie soit éprouvée sur des matières de haute graisse, que la fable, pour prendre la parole, soit invitée à se mettre à table, c'est déjà, il faut le reconnaître, tout un programme ...

LA DOUBLE FACE DE GASTER

Comment enregistrer les deux faces contradictoires d'un même phénomène?

Comment formaliser, pour donner sens au discours, deux niveaux distincts de perception? Comment lever le défi de l'ambiguïté? Le rapport de ces questions avec le thème alimentaire se dégage nettement de l'épisode de Messere Gaster (chap.

57-62)- six chapitres sur les vices et les mérites de l'estomac, dans lesquels toute une rhétorique de la duplicité problématis_e la lecture et met en jeu la pertinence du déchiffrement allégorique.

Le portrait de Gaster se distribue en deux volets, à première vue incompatibles.

L'estomac est d'abord saisi dans son acception immédiate, comme siège de la digestion et ressort mécanique, impérieux, de l'instinct de survie. Il ne s'agit pas de ch~rcher ici midi à quatorze heures :le ventre affamé n'a pas d'oreilles, il exige à tout p~x sa pitance, il impose une loi aussi brutale que sommaire : « Et tout pour la tnppe ! » (chap. 57). Car le besoin naturel, lorsque rien n'en médiatise l'urgence,.est une force aveugle qui règne par. la terreur. Ses desservants en témoignent :

~ng,astrimythes et Gastrolâtres, ventriloques et boulimiques, assujettis à leurs VIsceres, confondus, par assimilation métonymique, avec leur tube digestif. Le

~iscours ne complique pas: tant qu'à parler de ripailles, autant y aller sans détours ni figures ; et le texte de rivaliser avec un manuel de cuisine pour détailler, en kyrielles de mets, les menus de Gaster- un pour les jours gras, un pour les maigres.

Mais les pulsions de l'appétit sont à double tranchant: si elles soumettent les gourmands à la loi de la tripe et réduisent pour eux le monde à un vaste garde-manger, elles travaillent pour d'autres comme un principe d'émancipation. Du coup, au tournant de deux chapitres, la perspective se renverse ; la séquence repart, dans une tonalité et selon un angle de vue absolument différents. Car la faim, perçue à un autre palier, mobilise toute l'ingéniosité humaine et, pour cultiver le grain, le conserver et le transporter, inspire les sciences, crée les techniques. Ce Gaster-là se soustrait au déterminisme naturel et s'impose comme maître des arts. Il invente et produit; il s'empare des matières pour les transformer et s'en assurer la maîtrise.

Aux hommes qui désormais contrôlent leurs impulsions, il communique une

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166 Michel Jeanneret curiosité et un appétit de conquêtes qui, au~delà de leur ventre, les portent vers la diversité des choses.

Pareille disposition binaire contient en puissance le schéma du récit allégorique : tel objet, d'abord appréhendé dans sa manifestation concrète et immédiate, révèle bientôt une dimension cachée. Le discours, d'abord conçu pour dénoter, en termes propres, un phénomène univoque et conforme à l'e~périenc~ commune, adopte ensuite un code plus mobile, plus abstrait, pour extraire des signes leut substance secrète et, du spectacle élémentaire, dégager une valeur de plus lointaine portée. En progressant de la mangeaille à la trouvaille, de la consommation animale à 1~ s~gacité intellectuelle, le récit semble se modeler sur la marche ascendante, du litteral au figuré, du matériel au spirituel, qui définit le trajet allégorique.

Plusieurs indicateurs, à travers l'épisode, semblent orienter la lecture dans ce sens.

Dès le début, le récit pose, par allusions, le principe de l'ambivalence des choses, avec leur face obscure et leur face lumineuse : ainsi l'île de Gas ter, qui présente une topographie équivoque, de prime abord sauvage, mais, pour qui surmonte .les premiers obstacles, prospère et accueillante ; à peine plus loin, une référence au dieu Amour, selon le Banquet de Platon, confirme la duplicité des signes, puisque Éros, le démon médiateur, est une figure ambiguë qui s'incarne en un génie tantôt bienfaisant - l'amour spirituel qui affranchit l'esprit de ses liens - , tantôt dégradant- l'attraction des sens, l'empire des corps et de la matière. La ~~rtée hermérieutique de ces emblèmes est claire : le négatif n'est que l'envers du positif ; la valeur pivote, en équilibre instablé, entre deux qualités inverses, et la différence, d\m pôle à J'autre, ne tient qu'au mouvement du déchiffrement.

Sur ce fond d'incertitude sémantique se joue donc un problème de lecture.

Comme données anthropologiques, comme thèmes littéraires, la nourriture et les autres signes apparaissent en soi indécidables :c'est l'interprète qui fixe le sens- le ou les sens, dans leur acception propre et/ou figurée. D'où il découle que l'allégorie demeure une possibilité de lecture privilégiée: d'autres indices, dans la séquence, le marquent nettement. Lorsque Rabelais applique aux Gastrolâtres un texte de St Paul (Philippiens, 3) pour dénoncer en eux la race des « ennemis de la croix du Christ [ ... ] desquelz Ventre est le dieu>> (chap. 58), il renvoie implicitemen~ ~u principe de la- typologie chrétienne: l'apôtre, après le Christ, condamne les J~tfs attachés au respect littéral des prescriptions alimentaires de l'Ancienne Lot et prêche, à la place, un culte en esprit, libéré des observances matérielles. D'un côté, la lecture restrictive et figée des scribes et pharisiens, de l'autre, la religion du cœur, qui restitue aux figures leur sens caché, et authentifie du même coup la démarche allégorique.

La séquence de Gaster s'achève sur une fable dont la pertinence méthodologique, elle aussi, est évidente. Une légende est citée:« Le suzeau croist plus cancre 4 et plus apte au jeu des flustes en pays onquelle chant des coqs ne seroit ouy » (chap. 62). De cet énoncé, explique le narrateur, deux acceptions peuvent être dégagées : l'une se fonde sur la valeur référentielle et matérielle des signes ; elle se rapporte au bois de sureau et à la fabrication des flûtes. La seconde, «non scelon la letre, mais allégoricquement >>,implique l'opposition de deux musiques et, sous le voile de la

4. Suzeau : sureau ; canore : sonore.

Quand la fable se met à table 167

figure, suggère la supériorité de« la céleste, divine, angélique, plus absconse et de plus loing apportée». Pourquoi cette démonstration, si ce n'est pour revendiquer le double sens de Gaster- et la légitimité d'une lecture à deux niveaux, qui culmine dans la manifestation du spirituel ?

Ce dispositif sémantique et herméneutique se répercute encore dans la distribu- tion des personnages - eux-mêmes, d'ailleurs, devant les signes, en position de lecteurs. Spontanément, Pantagruel opte pour la dimension figurée de Gaster. Au spectacle des offrandes orgiaques présentées au« dieu ventripotent», il« se fascha » ( chap. 60) ; la perspective vienne à changer, il se montre au contraire « attentif à l'estude de Gaster, le, noble maistre des ars » ( chap. 61). Il prend parti pour la nourriture dans son acception o.uverte, dynamique et, simultanément, se tient disponible à la face latente, plus abstraite, du phénomène. Nous le retrouverons, fidèle à ce choix, dans le reste du Quart Livre. Ses camarades qui, c'est vrai, demeurent ici à l'arrière-plan ne partagent pas son indignation ; solidaires de l'estomac au sens strict, ils se satisfont de l' éyidence sensorielle ; comme de coutume, ils se contentent de prélever, des signes captés au passage, la portée immédiate, au pied de la lettre.

A travers la séquence, disposée selon un paradigme interprétatif familier, de multiples indices semblent donc pointer vers l'actualisation du sens spirituel. Tout se passe comme si Rabelais, fidèle à la méthode du silène, déployait les deux faces de Gaster pour mieux valider l'une aux dépens de l'autre ; il semble opérer à l'intérieur d'un système à forte polarisation morale, où le bien et le mal seraient nettement situés. Ainsi fonctionnerait la lecture traditionnelle et normative: elle est certes possible, suggérée, même, par différents signaux, et cependant le mécanisme est grippé. Le trajet allégorique imprime au texte une finalité, il oriente la lecture en la projetant d'un premier palier vers un second, où réside son objectif. Or cette dynamique, précisément, fait défaut: le récit pose, face à face, deux versions du même thème, mais l'échelle de valeurs, pourtant inscrite, n'est pas assez puissante pour faire basculer le texte vers son pôle édifiant. Le régime de la dévora ti on et celui de l'invention s'équilibrent comme le pour et le contre, sans que l'un ait suffisam- ment de crédit pour invalider l'autre. L'abjection de la tripe, le dégoût de Pantagruel n'entament d'aucune façon la vérité ni la puissance du ventre; pour contraster avec la subtilité du <<maître ès arts», la grande bouffe n'en fascine pas moins. Ce qui

co~mande la lecture, ça n'est pas l'ordre ascendant et sélectif de l'allégorie, mais le pnncipe de réalité et la reconnaissance, sans préjugé, d'une complexité irréductible.

Le canon spiritualiste une fois ébranlé, le langage reste maître de la place, libre de s'investir à tous les niveaux du discours. L'écrivain opère sur son propre terrain, aux prises avec les mots, et donne -sa chance à chacune des voix 5 : la rhétorique et l'expérimentation verbale ont pris le relais du projet normatif.

Une page de Pantagruel (chap. 27), équivalente, dans sa construction, à l'épisode de Gaster, confirme que le thème alimentaire offre un support propice à l'escamo- tage des niveaux et la mise à plat du dispositif allégorique. Pour commémorer les prouesses militaires de ses camarades, Pantagruel érige un trophée chargé d'insignes

5. Sur les stratégies de renversement par le style, voir F. Rigolot, Les Langages de Rabelais, Genève, Droz, 1972.

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168 Michel J eanneret guerriers et y inscrit un poème de haute volée, épique et édifiant. A ce grandiose monument, Panurge réplique par un autre, rigoureusement symétrique, m~is placé sous le signe inverse de la bonne chère: couvert d'emblèmes gastronormques et célébrant, dans les mêmes rimes, les plaisirs de la bouteille. Comme dans le Quart Livre, le champ thématique et la structure actantielle apparaissent homologues ; le récit, à peine plus loin, corifirme encore cette distribution :

Lors dîst Pantagruel : . . .

«Allons, enfans, c'est trop musé icy à la ':'iand7, car à gran,d pome vott·On a,dvemr que grans bancqueteurs facent beaulx fatctz d armes. Il n est umbre que d estan- dartz il n'est fumée que de chevaulx et clycquetys que de harnoys. »

A ce 'commencza Epistémon soulrire et dist :

«Il n'est umbre que de cuisine, fumée que de pastéz et clycquetys que de tasses. ~~

A quay respondit Panurge :

«Il n'est umbre que de courtines, fumée que de tétins et clycquetys que de couillons» (Pant., 27).

Le texte a une place pour chacune de ces langues, pour chacune de ces activités, sans porter de jugement ni opérer de substitution. Le sublime des hauts faits d'armes rie sUrclasse ni n'efface la jouissance du ventre ; la sensualité n'est pas l'ombre honteuse de la bravoure ; entre elles, et leurs virtualités littéraires, l'écrivain maintient la balance égale.

PANTAGRUEL: « ILZ NE VIVENT QUE DE VENT»

La symétrie des thèmes et des personnages n'est pas si absolue qu'il paraît d'abord. Si les amis se vouent au service de la panse et prennent unilatéralement le parti de la fête, Pantagruel, lui, se déplace plus librement d'un plan à l'autre. Pour s'être plu à table, il ne répond pas moins, en prince et chevalier, à l'appel des armes.

Mobile et disponible, il embrasse la totalité des possibles ; pour lui, les divers paliers de l'expérience, de la nature à la culture, de l'instinct à la maîtrise, se superposent et s'enchaînent, selon un ordre qui obéit à la hiérarchie traditionnelle des valeurs. Je l'ai déjà dit : capable de repérer le spirituel au cœur du matériel et de hausser l'expérience immédiate à un niveau d'abstraction supérieur, il illustre, dans so~

alchimie personnelle, l'opération allégorique. A adopter son mode de lecture, Il semblerait que les fastes alimentaires soient destinés à témoigner d'une réalité plus profonde. Maints passages du Quart Livre l'attestent.

L'épisode du calme plat au large de Chaneph (chap. 63-65) suit immédiatement l'escale chez Gaster et obéit à une même structure, sémantique et actantielle, à deux registres. Comme s'ils étaient encore absorbés dans la pesanteur et la torpeur du règne de l'estomac, les compagnons, inactifs," sommeillent sur le pont et, pour rompre le marasme, demandent à Pantagruel de manger. Pas d'autre horizon, pour eux, que celui du ventre : les énigmes qu'ils proposent ne recèlent aucun mystère et ramènent, de toute évidence, à la sphère de l'alimentation. Pantagruel ne s'y trompe pas:

Quand la Jable se met à table 169

A tous les doubtes et quaestions par vous propousées compète une seule solution [ ... ]. La response vous sera promptement expousée, non par longs ambages et discours de parolles: l'estomach affamé n'a poinct d'aureilles, il n'oyt goutte (chap. 63).

L'assimilation des camarades à Gaster n'est pas douteuse: eux aussi, insinue Pantagruel, n'entendent que la voix de la tripe et, boulimiques, ne tolèrent aucun retard dans l'apaisement de leur appétit. Nous le verrons plus bas : leur gastrocenw trisme traverse tout le récit.

En dépit de ses réserves, Pan ta gruel fait dresser la table. Il ne renie pas les besoins du corps ni les plaisirs de la convivialité. Mais il se situe sur une autre longueur d'onde : la faim n'est pour lui qu'un faux-fuyant ; elle resserre l'espace à la dimension de l'estomac et, passivement, se résigne à l'immobilité de la flotte. La situation, à ses yeux, doit être interprétée et dénouée selon d'autres critères : c'est bien de lecture et de niveaux de sens qu'il est ici question. Il marque nettement, d'ailleurs, à quelle méthode il se rallie en racontant à ses amis la fable de Tarquin qui, pour transmettre à son fils un message secret et le soustraire à la curiosité du porteur, avait adopté le code symbolique des gestes; d'où il ressort que sous l'apparence immédiate gît un sens caché (chap. 63).

L'opposition de deux pratiques alimentaires- et herméneutiques- commande en fait toute la séquence de Chaneph et s'articule essentiellement sur une équivoque lexicale. Pour exprimer sari désir de boire et de manger, Frère Jan a utilisé l'expression « haulser le temps» : «boire ferme en attendant que le temps s'éclaircisse», traduit le commentateur 6Puisque l'action est bloquée, il pense, d'instinct, aux plaisirs de la bouche. Mais Pantagruel ne l'entend pas de cette oreille : pour obvier à la léthargie du calme plat, le festin, à son gré, ne constitue pas une réponse satisfaisante. L'enjeu, pour lui, est autrement important et recule l'horizon bien auwdelà des jouissances de la table :

Reste doncques à vuider ce que a frère Jan propousé: manière de haulser le temps.

Ne l'avons-nous à soubhayt haulsé? Voyez le guabet de la hune. Voyez les siflements des voiles. Voyez la roiddeur des estailz, des utacques et des scoutes 7

Nous haulsans et vuidans les tasses, s'est pareillement le temps haulsé par occulte sympathie de nature (chap. 65).

Avec la liberté qui est la sienne dans le maniement des mots et des signes, Pantagruel attribue à la formule de Frère Jan une acception différente : c'est du vent, de l'atmosphère et de la poursuite du voyage qu'il est pour lui question.

A l'évidence, la faim, pour Pantagruel, révèle un appétit d'autre chose : désir d'avancer, désir de vérité. Tandis que Frère Jan évoque le sommelier Tirelupin, qui fait les « domesticques boyre avant qu'Hz aient soif» (chap. 65), il cherche, lui, ses références dans la mythologie et la cosmologie : « Ainsi le haulsèrent Athlas et Hercules ... » (chap. 65). Perspective ascendante, exigence spirituelle qui vont

6. L. Sainéan, La Langue de Rabelais, Paris, 1922-1923, 2 vol.; t. II, p. 257.

7. Guabet: girouette; estailz: étais; utacques: cordages; scoutes: gros cordages.

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encore se préciser dans les dernières lignes de l'épisode. Sans rupture ni refus, Pantagruel s'est peu à ~eu élevé à une sérénité quasi mystique :

Ne sçavez-vous que jadis les Amycléens sus tous dieux révéraient et adoraient le noble père Bacchus et le nommaient Psila [ ...

J?

Psila, en langue doricque, signifie aesles. Car, comme les oyseaulx par ayde de leurs aesles volent hault en l'air légièrement, ainsi par l'ayde de Bacchus (c'est le bon vin friant et délicieux) sont hault eslevéz les espritz des humains, leurs corps évidentement alaigriz, et assoupi y ce que en eulx estait terrestre (chap. 65).

Les variations lexicales sur le sème haut atteignent ici leur point culminant. Par-delà les vapeurs des cuisines et les lourdeurs de la digestion, Pantagruel ne voit plus qu'oiseaux et substances volatiles. Le vin n'est pas renié, mais célébré comme un principe libérateur. Par la grâce de Bacchus, affranchi des contingences sensuelles et promu à la dignité d'un dieu aérien, la flotte, purifiée, allégée, peut poursuivre sa quête. Tel est du moins le scénario idéal, façonné sur le modèle de l'allégorie.

Autour de Pantagruel, les ventres pèsent, les corps s'épaississent, le mouvement tarde. Mais il passe outre, il refuse les lois morales de la gravitation et s'élève à un niveau de perception où les phénomènes lui parviennent allégés et transfigurés.

Tandis que ses camarades réifient les paroles gelées comme autant de matières solides, il y reconnaît, lui, des voix « voltigeantes, volantes, meventes et par conséquent animées» (chap. 55). Surtout, son aptitude à transformer le concret en abstrait et à dégager les enjeux ~pirituels est symbolisée par le rapport privilégié qu'il entretient avec le vent et, par association métaphorique, avec le réseau des choses de l'esprit. Les retards et les diversions qui interrompent le progrès de la flotte lui sont rarement imputables : il s'occupe, plut6t, à capter les brises favorables. Ainsi à l'île de Chéli où, pendant que Frère Jan rôde en cuisine, il refuse de s'attarder, fondant

« son excuse sus la sérénité du temps et oportunité du vent, lequel plus souvent est désiré des voyagiers que rencontré>) (chap. 10). Et lorsqu~ vient la. tempête, c'est encore lui qui prend l'initiative de redresser la course des bateaux ( chap. 19-22), puis d'assigner à l'ouragan une cause surnaturelle, et par conséquent une valeur positive (chap. 26-28).

Le dispositif antithétique réplétion/air, matière/esprit, lecture littérale/lecture figurée détermine surtout l'escale dans l'île de Ruach (chap. 43-44). « Ruach, vent ou esprit, Hé br», traduit la Briefve Declaration. Mais le signe, une fois de plus, est à double face. Comme dans l'épisode de Chaneph, le thème alimentaire pivote de part et d'autre d'une expression ambiguë : « Ilz ne vivent que de vent. >)Le narrateur, qui appartient au groupe des camarades et partage généralement leurs réflexes, prend la formule au pied de la lettre. Il s'ensuit que, dans son champ de vision, les aérophages sont des gloutons, une race matérialiste et sensuelle ; le souffle est pour eux une marchandise qui, à l'égal des paroles gelées, se touche et se goûte. A l'interprétation réductrice du signe linguistique correspond ainsi la fixation du principe spirituel- le vent- dans la sphère totalitaire d~ l'estomac. Phénomènes homologues : tandis que le langage perd sa mobilité, le vent, par analogie, s'opacifie en viandes et en vins, il se dégrade en rots et en pets. Or Pantagruel, à l'inverse, conserve au signifiant et au signifié, à la sentence qui produit le récit et à la représentation qui en résulte, leur dynamique et, par métaphore, leur légèreté: «Vivre de vent», pour lui, revêt le

Quand la fable se met à table 171

sens figuré que lui reconnaît l'usage : se contenter de peu, vivre de presque rien 8 , et c'est pour leur frugalité, pour leur liberté visMàMvis du corps, qu'il témoigne sa sympathie aux mangeurs d'air: «Je vous répute bienheureux. Car vostre vivre, qui est dè vent, ne vous couste rien ou bien peu: il ne fault que souffler» (chap. 44).

Pareille sobriété lui rappelle la leçon d'Épicure : consommer moins polir atteindre la plus grande volupté. Nouveau quiproquo :il se réfère à l'interprétation orthodoxe et édifiante de la sagesse épicurienne, alors que le contexte en développe au contraire la version populaire et sensuelle. Parce qu'il plane auMdessus des contingences, dans le ciel des figures et des idées, Pantagruel a pris pour« gens de bien» (chap. 44) des êtres qui, vus d'un a~tre angle, apparaissent comme autant de goinfres épais, soumis, eux aussi, à l'impérialisme de la tripe.

Au moment où ~a flotte appàreille, au début du Quart Livre (chap. 1), le récit semble s'inscrire sous la garantie de deux genres qui, depuis toujours, symbolisent la quête de la vérité et pro:q1ettent l'accès à quelque mystère: le voyage en mer, imité de l'Odyssée ou des navigations celtiques, avec des îles merveilleuses qui jalonnent un parcours initiatique, et le banquet qui, selon les deux archétypes platonicien et chrétien qui le définissent, inaugure lui aussi une structure de recherche, dessine l'espace d'une- révélation. Ces deux horizons d'ittente, certes, ne tardent pas à se brouiller : les bateaux, désorientés, voguent dans un monde obscur et le banquet dégénère en ripailles. Si les paradigmes liminaires, pourtant, demeurent actifs et refont surface par endroits, c'est dans la mouvance de Pantagruel et par sa pratique du déchiffrement allégorique : à preuve sa lecture figurée du thème alimentaire.

« ET TOUT POUR LA TRIPPE ! »

Si le programme initial n'est pas tenu, c'est que les amis vont occuper le devant de la scène et que l'estomac est le centre de gravité qui détermine et leur conduite et leur lecture de l'événement. Du coup les voix changent de registre. Captés dans la sphère du ventre, perçus comme objets de consommation, les signes n'ont ici aucune chance d'accéder au transfert de l'allégorie. Pantagruel invite ses camarades à écouter des sons mystérieux ? Instinctivement, ils saisissent le phénomène aÙ niveau olfactif et comestible: «Nous feusmes attentifz, et à pleines aureilles humions l'air comme belles huytres en escalle >) (chap. 55). Le narrateur, en sympathie avec les amis, compare d'ailleurs ces mêmes paroles à des «dragées», à des « chastaignes » et, comme pris d'un réflexe de cuisinier, imagine de les conserver dans de l'huile (chap. 56).

Dès le début du voyage, un épisode à valeur programmatique trahit la précarité des deux modèles génériques posés au départ - navigation et banquet, formes symboliques de la quête de vérité. Parce que le vent est favorable, on s'en souvient, Pantagruel décide d'abréger son séjour à l'île de Ch éli et de reprendre la mer 9 (chap. lOMll). Mais Frère Jan manque à l'appel car il s'est attardé dans les cuisines 8. Cf. par exemple Érasme, Adagia, IV 9,3: vento vivere se dit de ceux qui « nullo vivunt impendio ».

9. Cette séquence figure déjà dans la première version du Quart Livre (1548). Si la problématique dégagée dans cet article repose essentiellement sur le texte définitif de 1552, elle semble donc amorcée dès la première édition.

(7)

172 Michel Jeanneret du roi. Telle est sa vocation, et il s'en explique :marmites et fourneaux sont pour lui un monde pleinement suffisant, un microcosme avec sa physique et sa métaphysi~

que:

Pourquoy plustoust ne transportons-nous nos humanitéz en belle cuisine de Dieu ? Et là ne consydérons le branlement des broches, l'harmonie des contrehastiers 10 ,

la position des lardons, la température des potaiges, les préparatifz du dessert, l'ordre du service du vin? (chap. 10).

Ainsi se fourvoie l'élan initial: le périple, bloqué par la gourmandise, s'arrêterait volontiers

à

la première cuisine venue et le banquet, où s'esquissait une recherche spirituelle, fait mine de tourner à l'orgie.

Le chapitre suivant, « Pourquoy les moines sont voluntiers en cuisine», confirme le renversement. Épistémon y raconte une fable où il est précisément question d'un voyage et de deux modes d'exploration: il n'est pas dangereux d'y reconnaître, en un modèle réduit, la problématique qui traverse l'ensemble du récit. Une troupe d'humanistes parcourt l'Italie, réceptive aux nouveautés, avide de science et de beaux-arts :

Nous estions bien bonne compaignie de gens studieux, amateurs de pérégrinité et convoyteux de visiter les gens doctes, antiquitéz et singularitéz d'Italie. Et lors curieusement contemplions l'assiete et beaulté de Florence, la structure du dôme, la sum:ptuosité des temples et palais magnificques (chap. 11).

Mais l'un des voyageurs, un moine, a le regard tourné ailleurs:« En toute ceste ville encores n'ay-je veu une seulle roustisserie. » Le dépaysement, le contact avec une culture et un passé chargés de prestige, tout cela pour lui n'est rien: il ne veut que manger, et manger comme chez lui, à Amiens. A la curiosité et la disponibilité de ses compagnons de route, il oppose un double refus : le rejet de la différence et le repli au nom du réflexe gastrocentrique. Pantagruel ne perd d'ailleurs pas l'occasion de marquer sa réprobation ; il rapporte à son tour une anecdote- un roi et un poète qui se rencontrent dans une cuisine- et explique : « Au roy sembloit indécent que en sa cuisine le poëte. faisoit telle fricassée. Le poëte luy remonstroit que chose trop plus abhorrente estoit rencontrer le roy en cuisine» (chap. 11). A lui aussi, sa place naturelle est ailleurs, car la fumée des fourneaux encrasse les facultés.

Quand il s'agit de déférer aux appels de la tripe et de rôder en cuisine, Frère Jan, fidèle à la figure du moine glouton et paillard de la tradition médiévale, prend d'ordinaire l'initiative. Ainsi à Chaneph: «Frère Jan associé des maistres d'hoste}, escarques, panetiers, eschansons, escuyers tranchanS, couppiers, crédentiers n, apporta quatre horrificques pastéz de jambons» (cha p. 64). Tels sont bien son lieu et sa compagnie d'élection : l'autre monde, à son gré, se réduirait facilement à une cuisine et la vérité convoitée, aux secrets de la casserole. Sa familiarité avec les maîtres queux ressort surtout de la campagne contre les Andouilles (chap. 35A2).

C'est lui qui, par délégation de Pantagruel, prend en charge la« bataille culinaire»

10. Contrehastier: grand chenet de cuisine garni de crochets pour les broches.

11. Escarque: maître d'hôtel; crédentier: crédencier, serviteur qui goûtait les mets à la table des princes.

Quand la fable se met à table 173

(chap. 43) et part en guerre à la tête d'une armée de culSlmers. Sous les deux enseignes de la Truie et du Pourceau s'engage alors un combat dont tous les éléments soldats, armes, épisodes ... - sont rapportés au modèle alimentaire. Le paradigme sexuel ne fait que généraliser l'absolutisme de l'instinct. Comme dans l'iconographie burlesque de la fin du Moyen Age, la figure humaine est ici réduite aux.organes de la nutrition et de la reproduction. Sous l'autorité de Frère Jan, la geste militaire et avec elle l'ensemble du système référentiel ont été absorbés dans la sphère du ventre. Rarement Gaster a été à pareille fête.

Lorsqu'il est question de faire ripaille, Panurge s'accorde pleinement avec le moine. Dès sa première apparition, dans Pantagruel, il se faisait connaître en demandant- en t;eize_langue._s- de quoi apaiser sa fringale :<<J'a y nécessité bien urgente de repaistre : dentz aguës, ventre vuyde, gorge seiche, appétit strident>>

(Fant., 9). Et c'est lui qui, pour la première fois, prononçait alors la devise de Gaster, «ventre affamé n'a pas d'oreilles 12 ».A l'autre bout de sa carrière, dans les derniers chapitres du Quart Livre, il sera resté fidèle à soi: la farce de Ganabin (chap. 66-67), où il occupe le devant de la scène, est placée tout entière sous le signe du corps, des instincts et de la digestion. Aboutissement d'une logique impeccable : les amis ont parcouru l'autre monde dans une ambiance de cuisine, penchés sur leur ventre, et voici que le récit s'achève dans l'ostentation des fonctions physiologiques élémentaires.

Pour leur ultime aventure, Panurge et Frère Jan ont choisi la soute, symbole adéquat du repli intestin et variante sur le paradigme de la cuisine - il s'agit . probablement d'un magasin, où Panurge se cache « entre les croustes, miettes et chaplys du pain» (chap. 66). La récurrence de la manie alimentaire est patente:

chassé de son refuge par des coups de canon, il s'écrie: «Tous les diables sont aujourd'huy de nopces ! Tu ne veids oncques tel apprest de bancquet infernal!

Voy~tu la fumée des cuisines d'enfer?» (chap. 67). Dans sa panique, Panurge revient machinalement aux -coordonnées qui lui sont familières : un repas et ses apprêts, un sabbat qui n'est à ses yeux qu'une nouvelle histoire de ventre. Livré aux pulsions naturelles, submergé par ses réflexes de peur et dominé par la colique, il affiche un comportement animal : tandis qu'il se vautre parmi les débris du-

garde~ manger, il« contrefaict le loup en paille » ( chap. 66) ; puis, « comme un boucq estourdy, sort de la soutte en chemise[ ... ], sa barbe toute mouschetée de miettes de pain, tenant en main un grand chat sou belin 13 [ ••• ] Et remuant les babines comme un cinge [ ... ] » (chap. 67). Il ne tardera pas à se disgracier encore davantage et, conchié,

«sa chemise [ ... ] toute foyreuse et embrenée de frays » (chap. 67), à perdre finalement toute respectabilité humaine. La parade des corps, l'hypertrophie du viscéral et le gastrocentrisme du Quart Livre trouvent dans ces dernières pages leur expression définitive; le ventre qui s'est rempli finit par se vider, et plus que jamais s'exhibe dans son irréductible trivialité.

Pour faire bon poids, le narrateur- solidaire, on l'a vu, des amis - ajoute encore deux anecdotes scatologiques : de la cuisine, nous voici passés aux toilettes.

Constipation, réflexes du sphincter anal, diarrhée, déferlement de matières fécales, 12. «Venter famelicus auriculis carere dicitur » (Pant., 9). Et encore dans le Tiers Livre: «Le ventre affamé n'a point d'aureilles >> (TL, 15).

13. Soubelin : à fourrure de zibeline.

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174 Michel Jeanneret tout Y est, et en histoires d'autant plus crues que le dispositif fantastique a disparu et ne vient plus amortir le choc de l'effet réaliste ; les références spatio-temporelles, l'identification des personnages ont rarement été aussi précises, de sorte qu'aucune médiation apparente n'atténue l'énormité du propos ni la souveraineté de l'activité excrémentielle. Et c'est ainsi, dans la succession de ses héros chiant ou conchié, que le récit en arrive à ses ultima verba : une série de quinze variations synonymiques sur le motif de la merde, une dernière salve à l'honneur de la tripe. Sur -quoi Panurge lance encore : «C'est, croy-je, sapphran d'Hibernie » (chap. 67) :il n'a pas suffi que le comestible produise la fiente, il faut maintenant qu'il s'y confonde. La boucle est bouclée, les deux pôles de la nutrition, ingestion et défécation, sont réunis.

·On .peut en dire autant du livre : il a adopté la perspective des amis pour tenir la chromque du ventre - comment s'étonner s'il se termine dans une atmosphère d:inte~tins et de chaise percée? Il nous a fait parcourir les différentes étapes de la dtgestwn- et le voilà qui, lui aussi, aboutit là où toute nourriture finit par arriver : au trou du cul.

LA GUERRE DES VENTRES

Avant de lâcher les coups de canon qui provoquent la disgrâce de Panurge, Frère Jan explique: «Ce sera pour saluer les .Muses de cestuy mons Antiparnasse » (c~ap. 66). Au niveau de pertinence adopté ici, le propos est lourd de sens: jugée du pomt de vue normatif de l'allégorie, la poétique du ventre est bannie dans le dehors de l'art. Aussi longtemps que les amis forcent les signes de l'autre monde danS la g.rill~ .étr?ite ~e la jouissance sensuelle, le texte ne peut que s'aplatir au plan des Stgmficattons littérales ; le mystère des Andouilles se ramène finalement à une farce de boucherie, l'étrangeté de Ruach à une diète morbide, et ainsi de suite. Cette l~cture polarisée, bien sûr, n'épuise pas le récit, car les deux voix, on l'a dit, dtal?guent sans s'exclure et Rabelais, d'une main, réhabilite ce que, de l'autre, il

· avart condamné. J'y reviendrai : à l'échelonnement traditionnel des valeurs, la tripe oppose sa merveilleuse faconde ; par la jubilation et l'inventivité de son verbe, elle rachète largement la réduction du foyer.

Mais avant de rendre justice à cette parole venue d'en bas, restons encore sur la longueur d'onde de Pantagruel, à qui la manie gastrocentrique sert de repoussoir dans sa défense de la polysémie. C'est dans ce contexte que pourrait bien s'expliquer l:u?e des con~tantes du thème alimentaire : la guerre des ventres. Dans plusieurs episodes, la tnpe et ses sectateurs recourent, pour défendre leur pitance, à la force brute: j'y verrais volontiers l'autre versant de la violence qu'au plan littéraire ils exercent sur le libre déploiement du sens. Relîre la chronique de leur fanatisme gastrolâtrique, c'est aussi continuer l'histoire, en abyme, de l'allégorie et de ses défaillances.

Comme emblème de l'estomac aux abois, Gaster, déjà, sévissait en des- pote absolu. «Impérieux, rigoureux, rond, dur, difficile, inflectible » (chap. 57), Il n'a de bouche que pour engloutir, et pas d'oreilles pour entendre. Surfes hommes réduits à la mécanique de l'instinct, il règne par la terreur. A témoin, en tête de son cortège, l'infâme statue Manduce, «effigie monstrueuse, ridicule, hydeuse et

Quand la fable se met à table 175

terrible aux petitz enfans » ( chap. 59). Dans ce monde hanté par le terrorisme de la faim, un seul geste et une seule langue sont possibles. Si le récit s'attarde à la pratique des ventriloques (chap. 58), serait-ce que, dominé lui-même par la voix de l'estomac dont il adopte les thèmes et le lexique, il y désigne la métaphore de son propre fonctionnement? Il ne tarde d'ailleurs pas à illustrer la loi qu'il subit en se laissant envahir par une multitude de termes gastronomiques qui, en colonnes verticales, s'étalent à longueur de pages (cha p. 59-60) :le texte comme générateur de sens ne pouvait guère donner un signe plus adéquat de la violence qu'il éprouve.

L'intolérance de Gas ter comme organe de la dévoration, c'est d'abord aux dépens de la polysémie et de la mobilité narrative qu'elle s'exerce.

Deux couples antagonistes, dans le Quart Livre, mettent en actes les penchants belliqueux du ventre. Un prerrüer conflit, à travers des îles singulièrement distantes dans l'espace textuel (chap. 17 et 43-44), oppose le géant Bringuenarilles aux aérophages de Ruach 14Grand avaleur de moulins à vent, le premier avait coutume de se ravitailler chez les seconds, ainsi privés de leurs souffles nourriciers. A l'issue de multiples offensives alimentaires, le géant vient de mourir pour avoir mangé, à défaut de moulins, des poêles et des marmites, puis, diète fatale, «un coing de beurre fra ys » ( chap. 17). L'étrangeté de ces monstres et l'incongruité de leur régime opposent déjà, à une tentative de déchiffrement allégorique, suffisamment de résistance. Leur fixation gastrocentrique contribue elle aussi à resserrer le champ Interprétatif : l'activité de ces êtres contre nature se limite à satisfaire des appétits saugrenus ; leur présence dans le texte tient exclusivement au relevé de 'leurs aberrations comestibles et à l'histoire des expédients mis en œuvre pour manger : ils sont captifs de leur boulîmie - et le récit avec eux.

Incarnations de la bombance, les Andouilles sont aussi des guerrières, et engagées dans deux conflits. En face d'elles, Quaresmeprenant, leur ennemi juré (chap. 29- 32). Sur le paradigme du combat traditionnel de Carême et Carnaval, ces êtres difformes, figures fantasques de la goinfrerie et de l'abstinence, du régime gras et du régime maigre, vivent dans un rapport permanent d'agressivité. Si vigilantes sont même les Andouilles qu'elles attribuent aux navigateurs des desseins hostiles et leur livrent une bataille en règle : autre front où, dans le choc des saucisses et des marmitons, elles affronteront l'armée des cuisiniers qu'a levée Frère Jan (chap. 35- 42).

Dans le camp du jeûne comme dans celui de la saturation, c'est le règne de l'excès, du trop plein ou du trop vide, et la manie alimentaire, ici aussi, s'incarne en anatomies insolites. Chacun à sa façon, les antagonistes sont des «monstres difformes et contrefaicts en despit de Nature» (chap. 32). Carcasse morbide d'objets hétéroclites, Quaresmeprenant est parfaitement hideux et dépravé ; les Andouilles, c'est vrai, sont moins repoussantes, mais, autant que lui, défient la représentation.

Les uns et les autres, surtout, sont vicieux et malveillants ; ils ont beau sortir de l'imagerie grotesque du Carnaval, ils ne respirent pas la fête et ne prêtent guère à 14. Ma méthode se fonde sur la cohésion interne du récit, méthode sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, puisque le sens procède aussi du dialogue avec un vaste réseau intertextuel. Sur les thèmes alimentaires dans le folklore et les légendes populaires que le Quart Livre transforme en les récriv::tnt, on dispose désormais d'une source essentielle :l'éd. et le commentaire par Guy Demerson et Ch. Lauvergnat-Gagnière du Disciple de Pantagruel, Paris, Nizet, STFM, 1982.

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176 Michel Jeanneret rire. Qu'ils militent pour ou contre la bonne chère, qu'ils figurent ou non les partis protestant et catholique, les habitants de Farouche et Tapinois sont foncièrement intolérants et brutaux ; comme Bringuenarilles et les mangeurs d'air, ils sont enclins, pour la défense des droits absolus de la tripe, à toutes les violences. Or le récit, ici encore, va mimer jusque dans sa texture l'obsession envahissante de la mangeaille:

selon la formule du burlesque, la bataille contre les troupes de Pantagruel passe du registre épique dans celui de l'alimentaire : tout se passe comme si la geste militaire et la féerie de l'Autre Monde, absorbées dans le champ totalitaire du ventre, ne pouvaient plus s'écrire qu'en termes de cuisine. Comme avec Gaster, le symptôme extrême de ce resserrement réside dans l'immobilisation du mouvement narratif, bloqué par l'énumération statique de plusieurs listes: anatomie de Quaresmepre- nant - un chapitre pour les parties internes, un second pour les externes - et, toujours à la verticale, une kyrielle de détails sur le comportement du monstre (chap. 30-32), puis, dans la guerre des Andouilles, le _catalogue des cuisiniers mobilisés par le moine ( chap. 40). A travers ces longues files inertes et répétitives, le texte exhibe la marque de l'impérieuse spécialité où il est parVenu.

Le maléfice de Gaster se confirme : le fanatisme et la violence, qui occupent une bonne part du Quart Livre, entretiennent avec l'instinct alimentaire un rapport privilégié. Si les nourritures sont rarement heureuses, c'est qu'elles expriment, au plan idéologique et au plan littéraire, des penchants extrémistes. Par exemple ces moines « tant dévotz, tant gras » ( chap. 19) à qui Panurge, d'instinct, « feist jecter en leurs naufz soixante et dix-huict douzaines de jambons, nombre de caviatz, dizaines de cervelatz, centaines de boutargues 15 » (chap. 18): tandis qu'ils dévoreront ces victuailles, ils se rapprocheront du concile qui organise la répression de la foi nouvelle. Leur appétit n'a d'égal que leur méchanceté; les forces qu'ils restaurent en mangeant, ils les dirigeront, armes en main, contre autrui.

Cette même coïncidence de la voracité et du totalitarisme domine d'ailleurs une autre séquence, et à nouveau des plus longues: le séjour chez les Papimanes (chap. 48-54). Qu'il s'agisse pour eux de jeûner ou de bâfrer, de préparer, à l'église, les réjouissances du cabaret ou de continuer, au cabaret, le service de l'Église, leur gastrocentrisme ne connaît pas de limites·. Le livre-fétiche qu'ils idolâtrent, les Décrétales, ils ne l'assimilent pas en esprit, mais le consomment comme une nourriture :

( ... ] vous lire, vous entendre, vous sçavoir, vous user, practiquer, inc~rporer,

sanguifier et incentricquer ès profonds ventricules de leurs cerveaulx, ès mternes mouelles de leurs os, ès perples 16labyrintes de leurs artères (chap. 51).

Si la lecture est une opération physiologique et que l'organisme détermine le sens du message, on comprend mieux que les Papimanes soient incapables d'un déchiffre- ment figuré. Les signes et les mots, toujours pris dans leur acception étroite, au pied de la lettre, leur dictent le respect aveugle d'une règle autoritaire, qu'à leur tour ils imposent à autrui. Agents de la répression religieuse, ils portent la guerre à quiconque transgresse la loi d'« un iota>> (chap. 50) et, pour ramener l'ordre,

15. Boutargues: œufs de mulet confits.

16. Perple: entrelacé confusément.

Quand la fable se met à table 177

dressent contre les infidèles un arsenal de raffinements sadiques. Comme chez les disciples de Gaster, l'observance de prescriptions strictes s'associe, selon un mécanisme maintenaJ?.t familier, à l'action violente. La bouche avide de bonne chère est aussi celle qui ordonne les massacres des hérétiques ; la gourmandise est solidaire de la cupidité, de l'intolérance, de la bêtise ; la faim et la soif, plus que jamais, sont ici l'autre versant d'un redoutable appétit de puissance, les signes physiques d'un dérèglement moral, les satisfactions sommaires de qui est incapable d'une lecture selon l'esprit.

Depuis les festins euphoriques et libérateurs de Gargantua et Pantagruel, quelque chose, manifestement, s'est brisé. Se goberger, jadis, c'était réhabiliter le «bas corporel» et les instincts, c'était s'intégrer à la collectivité et à la nature. Faire résonner dans le texte la truculence des propos de table, c'était y injecter des énergies nouvelles. Les pôles opposés se conciliaient: le vin et le divin, le bas et le haut, le comique et le sérieux s'agrégeaient en une vision et un style totalisants- Bakhtine l'a suffisamment montré. Or cette cohésion, dans l'ordre moral comme dans le système du discours, ne fonctionne plus. La tripe et son intolérance, souvent antipathiques, parfois abjectes, se chargent d'un signe négatif. Au lieu d'unifier les plans de l'expérience ou du langage, la nourriture en accuse plutôt les incompatibi- lités ; ell.e illustre les méfaits de la fixation sur une activité ou un sens exclusifs. On a alors le droit de penser que Rabelais, dans un dessein normatif, se range du côté de Pantagruel et, pour dénoncer les impasses d'une littérature monologique, adopte les valeurs du géant. Non qu'il plaide nécessairement pour le spirituel contre le sensuel, pour le sens figuré contre le littéral. Pantagruel, on l'a dit, n'est pas dualiste ; il exploite sa liberté pour embrasser l'ensemble des possibles. Tel serait l'idéal- la mobilité du sens- au nom duquel Rabelais discréditerait tout parti pris restrictif, pour en illustrer l'indigence à travers le thème alimentaire. La laideur des gloutons, le fanatisme de leur discours ventriloque serviraient de victimes propitiatoires à la défense de l'allégorie: le gastrocentrisme serait d'autant plus inepte qu'il contraste~

rait avec la plénitude de la polysémie et de la polyphonie.

Cette lecture normative, le Quart Livre à la fois l'autorise et - nous allons y revenir- la neutralise. Le ventre qui ramène tout à sa mesure produit des effets burlesques et s'attire la complicité des rieurs. Reste que le point de chute, souvent, est trop bas et trop réducteur pour susciter la sympathie. Que le Cratyle soit invoqué, et Pythagore, et les Hébreux, et une série d'autorités solennelles, pour expliquer le sens des noms RiflandouiJle et Tailleboudin (chap. 37), cela peut amuser. Que le procédé vienne à se généraliser, avec la récupération systématique du surnaturel et du sacré dans la zone de l'alimentaire- l'« Idée de Mardigras » (chap. 42), un cochon; le« Sangréal et bausme céleste>) (chap. 42), de la moutarde; l'esprit qui souffle à Ruach, une marchandise ou un pet ; le Dieu des Papimanes et des Gastrolâtres, le principe de plaisir ou l'appétit de puissance ... - , comment ne pas enregistrer le déficit, au plan des idées et dans le fonctionnement des .signes ?

Alors que Pantagruel, à l'affût des relations symboliques, promène sur les signes un regard curieux et les soumet à une interrogation multiforme, les mangeurs n'y voient que des objets ordinaires, dépourvus de profondeur, comme des formes vides, des foyers éteints, incapables de générer un surcroît de sens. L'épisode des Macraeons est exemplaire (chap. 25-28): tandis que Pantagruel, avec l'aide du sage

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178 Michel Jeanneret Macrobe, s'emploie à dégager les causes secrè~es et surn~turelles de la tem?ête, Panurge et Frère Jan, aveugles à la dimension symb~hque de~ phénomenes, démystifient impitoyablement l'énigme et l'accommodent a l~ur systeme de valeurs, la tripe, le sexe ; ainsi à propos du nom « ~acraeons » : « Je croy que le nom de maquerelle en est extrait» (chap. 25). Questl~~ ?e code: le ventr:_ne cherche pas midi à quatorze heures, il n'a que faire des subhhtes du doub~~ ~en~ , Il ~e ~ont~nt~ de matériaux destinés à la consommation immédiate. Lorsqu Il mvlte l alleg~~e a se mettre à table, c'est pour parler net et, sans ambages, _vaquer au plaiSH. Le~

sommations de Gaster sont impérieuses et sa parole ventr~loque, _u_n peu courte · c'est de cela que Pantagruel et Rabelais, peut-être, avec lm, se mefient.

L'ÉCRITURE EN SON ASSIETIE

La difficulté du Quart Livre pourrait tenir à la diversité des codes et de~ v~ix ~ui le traversentn. Deux systèmes, en tout cas, se font concurrence, ou nvahsent simultanément les choix d'ordre idéologique et les modèles littéraires: la s~ruct~r.e dualiste du thème alimentaire l'a suffisamment montré. Les vestiges du dtspositlf allégorique et la hiérarchie qu'il postule sont assez ~ctifs, on l:a dit, p~ur tracer un axe de lecture dont Pantagruel illustre· la formule : 1 mterrogatlon des _s!g~es comme symboles d'un sens caché, l'intériorisation de l'événement, la pree~mence du spirituel fonctionnent alors comme normes et confèrent aux valeurs mverses - celles des amis- le statut du burlesque: le sensuel, le littéral, ~e farcesq~e ne sont alors que l'envers, ou le dévoiement qui fait rire, des choses. sé:Ieuses. Rten ne sert d'invoquer une idéologie anachronique pour nier ce Rabelais-la : to~te une couche du récit atteste que la gradation traditionnelle des valeurs et des mveaux de sens persiste à l'horizon.

Mais rien ne vaut non plus de s'accrocher, contre l'évidence, à l'image ~t à la méthode édifiantes de Pantagruel, tant il est manifeste que le rnond~ et le dtsc.ours ventriloques, loin d'être systématiquement jugés de plus haut, ~cqm~rent aussi, du moins par endroits, leur autonomie et libèrent des r~sso~rc~s.sc~lpturatr,es ~utr~ment moins rebattues Tout un pan du récit échappe a la JUridictiOn de 1 allegone, se dérobe à la classification normative du haut et du bas, et, postulant d'autres o?tions fondamentales, requiert d'autres réflexes de lecture. Pantagruel et ses amis. ont chacun voix au chapitre :leur équilibre instable traverse .l'ense~ble du ~uart Lz~re.

Sur les débauches de la tripe, Rabelais ne jette pas un vmle pudique, mais les exhtb:

et les exploite, tant est ·large le champ d'expérimentation qu'el~es ouv~ent a l'écriture. Ce qu'il sacrifie d'un côté- stabilité du dispositif narratif, prestige ~u mystère ... _ , le texte le regagne amplement de l'autre : la truculence des amis,

17. Si j'ai voulu montrer dans cet article que le modèle« car~avalesque }} de Ba~htin~ ne ren? pas suffisamment compte des différentes faces du thème alimentatre dans le ,Quart LLv~e, Je re~me au contraire sans réserve à sa théorie fondamentale du roJ:?an « P?iyphomque ». Votr « D~. scours romanes ue »dans Esthétique et Théorie du roman~ Pans, Galh~ard, 1975, tr~d.

J?·

OllVler. U.ne iste pariHèle a été ouverte par Northrop Frye, qu.t verse Rabelrus d.a.n~ sa cat~gone de la << satlre

"R.rénipée » (une autre métaphore alimentaire). Vo1r Anatomy of CntLctsm, Pnnceto.n ~p .,b

1?Jl •

p. 308-311 et, pour le développement de cette hypothèse, D.G. Coleman, RabelaiS, am n ge U.P., 1971.

Quand la fable se met à table 179

l'énormité du ventre ont un rendement littéraire qui vaut bien la profondeur et la sagesse de Pantagruel. Elles déterminent un style parfaitement valide, dont on peut esquisser les tendances.

Tandis que Pantagruel, en ellipses, litotes et métaphores, médite, spécule à demi-mot, creuse les significations, les amis se répandent en anecdotes, s'amusent à des farces et des balivernes. Leur parole n'est pas heuristique, mais conviviale et divertissante ; elle prolifère librement, de bavardages en digressions, comme à une table de cabaret. Rarement l'écriture comme puissance d'invention et laboratoire de recherches sonores a été si bien dans son assiette : la volubilité des locuteurs, l'exubérance de leur r:hétorique et de leur comique réveillent, dans la langue et dans le style, de formidables ressorts. Le texte, sans doute, perd ici en profondeur et se soumet à la loi de la quantité ; poussé en avant par la logique fantasque de l'incongru ou de la blague, il moutonne à fleur de mots, il s'abandonne à l'euphorie d'une voix qui n'a jamais fini de raconter et de rigoler- et jamais fini non plus de vérifier ses pouvoirs dans l'exercice de sa virtuosité verbale. Dès lors qu'on remet l'allégorie à sa place pour reconnaître un prix au moins égal à la diction du narrateur ou des camarades, les listes, par exemple, bien loin de niveler le récit, apparaisserit au contraire, pour qui sait lire, comme de merveilleuses réserves d'énergie lexicale. Le signifiant révèle d'autant mieux son efficacité qu'il prend souvent l'initiative du discours et défie la priorité du concept. Sa force génératrice, dans la sphère du.

Ventre, ne s'actuali.se pas seulement dans. les énumérations. A travers leurs calembours, leurs jeux anthroponymiques et toponymiques, dans leurs onomatopées et leurs exercices de synonymie, les camarades palpent les mots, explorent les puissances signifiantes de la chaîne sonore et interrogent les associations sémanti- ques qui en découlent. Ça n'est pas pour rien que le narrateur se situe dans leurs rangs et partage leurs réflexes linguistiques, car c'est là que l'écriture comme travail sur la lettre accomplit au plus près sa vocation. Le déclassement de l'allégorie libère, pour l'expérimentation de voix nouvelles, d'innombrables possibilités que Gaster ventriloque met en œuvre: la masse lexicale qu'il injecte dans le récit, l'apport du grotesque et du cocasse, le déplacement du système référentiel. .. , autant d'agents majeurs dans la dynamique scripturaire du Quart Livre.

Si la confrontation de l'allégorie et du ventriloquisme ouvre à la lecture une voie d'accès pertinente, elle ne sature pas- et de loin- Ja· problématique Iîttéraire du récit. Rabelais ne se laisse pas emprisonner dans le dilemme spirituel/matériel ou haut/bas : . ce serait tomber dans la mécanique trop simple du burlesque. De l'interlérence d'autres voix, d'autres visions, propres à brouiller la structure binaire dégagée jusqu'ici, je dOnnerai un rapide exemple. Quelque part entre l'ordre théologique du surcroît de sens et le domaine pragmatique de la consommation immédiate, le récit s'essaie à une tierce solution, divergente et irréductible aux systèmes: il s'engage dans la sphère indéterminée de l'étrange. Des monstres et des prodiges interpellent au passage les navigateurs: figures saugrenues- Andouilles, Gaster-, êtres difformes- Bringuenarilles, Quaresmeprenant-, régimes contre nature- Ruachites, Gastrolâtres-, monde à l'envers- Ennasin, Chiquanous ...

Ces spectacles singuliers échappent aux catégories herméneutiques et leur bizarrerie défie le voyage de la lecture; comme quoi, dans la quête de la vérité cachée, les cuisines ne sont pas les seuls écueils. Des signes insolites se donnent à lire, mais ils se

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180 Michel Jeanneret soustraient aux codes familiers, ils n'entrent pas dans les grilles du symbolisme traditionnel et résistent au déchiffrement. Sont~ils absurdes, ou seulement opaques?

loufoques ou hermétiques ? mystifiants ou mystérieux ? Ni Pantagruel ni les amis ne servent ici de modèles pour orienter la lecture. Troublé dans son confort, le ventre n'est pas à l'aise, mais l'esprit pas davantage, puisque la clé de l'énigme lui échappe.

La curiosité est alertée, mais· nulle référence, nulle méthode ne vient lever la perplexité des voyageurs ni clore la question du sens. Aux prises aveC l'étrange, l'écriture révèle des ressources encore inconnues : affranchie des paradigmes interprétatifs consacrés, elle reno.nce à faire de l'ordre dans la complexité des niveaux du réel et, manifestement, se complaît à la liberté_ d'invention qu'autorise l'incertitude des codes.

D'autres registres, d'autres traces, d'autres genres, trop complexes et composites pour se laisser cataloguer, parcourent encore le Quart Livre. Le déclassement de l'allégorie, invitée à partager le repas des ventriloques, n'est qu'un épisode dans ce grand brassage des voix - un témoignage, parmi d'autres, de la fondamentale hétérogénéité du récit. Pour le lecteur, convié à la même table, le menu est alléchant, mais si copieux, si étrangement composé, que la digestion s'annonce difficile.

Université de Genève

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