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DU MEME AUTEUR ROMANS

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Le Juif Margolin

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D U M E M E A U T E U R

ROMANS

A u x É d i t i o n s G a l l i m a r d L e Soleil de C a v o u r i , 1 9 5 6 . L e s E n f a n t s d e N e w York, 1 9 5 9 . O b s c u r ennemi, 1 9 6 1 . L e s I l l u s i o n s nocturnes, 1 9 6 4 . L a J e u n e Géante, 1 9 6 8 .

L a D i f f i c u l t é d'aimer, 1 9 7 1 ( P r i x d e s C r i t i q u e s ) . L e s Cosmopolites, 1 9 7 6 ( P r i x V a l é r y L a r b a u d ) . Gris d u ciel, 1 9 8 1 ( P r i x C a z e ) .

A u x É d i t i o n s A l b i n M i c h e l T o u t l'été, 1 9 8 5 .

S a i n t e Imposture, 1 9 8 8 . A u x É d i t i o n s B a l l a n d

M o i , Graft Bouby, c h a t de gouttière, 1 9 8 4 .

RÉCITS

L a M o n t a g n e S a i n t e , 1 9 8 4 , A l b i n M i c h e l ( P r i x d e l ' A c a d é m i e f r a n ç a i s e ) . S i loin de D i e u , 1 9 9 0 , A l b i n M i c h e l ( P r i x i n t e r n a t i o n a l d e l a p a i x ) . R e t o u r e n Asie, 1 9 9 3 , B a l l a n d .

POÈMES Vue d u t r a i n , 1 9 8 9 .

H a n s Van Helk.

ESSAIS

M a r g u e r i t e Yourcenar, 1 9 7 1 e t 1 9 8 0 , S e g h e r s .

O s s i p M a n d e l s t a m , 1 9 7 2 , S e g h e r s ( P r i x d e s C r i t i q u e s ) . L à o ù t u iras, 1 9 7 3 , L a T a b l e R o n d e .

Sporade, 1 9 7 9 , A r t h a u d .

I v a n G o n t c h a r o v o u le réalisme impossible, 1 9 8 6 , L ' Â g e d ' H o m m e ( G r a n d P r i x d e l a C r i t i q u e ) .

Albert Cohen, 1 9 8 6 , B a l l a n d ( P r i x M a r c e l T h i é b a u d ) . Bloomsbury, 1 9 9 2 , B a l l a n d .

V l a d i m i r Nabokov, 1 9 9 5 , L e S e u i l .

Albert C o h e n o u S o l a l d a n s le siècle, 1 9 9 6 , A l b i n M i c h e l .

E N COLLABORATION

L e G r a n d Siècle et ses prolongements, 1 9 7 1 , P l o n .

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JEAN BLOT

Le J u i f M a r g o l i n

PLON

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© Plon, 1998.

ISBN : 2.259.18899-0

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Pour Olivier P. A.,

pour qu'il ne juge pas mais se souvienne.

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Je suis arrivé sous un ciel de plomb. Il ne faisait ni jour, ni nuit — un temps intermédiaire qui tenait de l'un autant que de l'autre.

Ils sont deux : Auschwitz où se trouvent le musée, les collections, les photographies, les chambres de torture et d'exécution — autant de cris qui déchirent ; Auschwitz-Birkenau où il n'est, entre les miradors désertés, que deux rails qui partent vers les chambres à gaz et l'au-delà. C'est le silence.

Là, j'avais rendez-vous. J'attendais le convoi n° 61 parti le 28 octobre 1943. C'est qu'il avait à son bord un homme qui m'a sauvé la vie.

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Un homme étrange.

La preuve ? Lucien Rebatet l'avait connu. Et, à Vichy, l'avait reconnu. On peut lire, dans Les Décombres : « A l'angle de la rue Lucas, un violent bruit de godillots me fit tourner la tête. Une section de Compagnons de France défilait au pas cadencé, en bon ordre, des garçons bien bronzés, bien nour- ris, propres et solides, dans leur culotte et leur che- mise bleu marine. En serre-file, un jeune gaillard à lunettes, son insigne de chef en sautoir, comman- dait : " Un-deux ! " J'écarquillai les yeux. Aucune erreur possible : j'aurais reconnu entre mille la tête de ce guide des jeunesses françaises. C'était un jeune juif de cinéma, juif gréco-ukrainien (autant qu'il pouvait en juger lui-même par ses ascendances où s'enchevêtraient une demi-douzaine de tribus), l'hiver précédent caporal au Quinze-Neuf d'infante- rie alpine et jouissant, dans cette unité, d'une répu- tation bien assise de matamore. Il arborait une Croix de guerre éblouissante... »

Grec ? Ukrainien ? Ni l'un, ni l'autre, mais juif russe et mon cousin : Georges Margolin.

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Je voudrais au moins savoir raconter son histoire.

De son pas militaire — soixante-quinze centimètres pour chaque foulée et un rythme qui donne la terre à qui la foule — il est entré dans ma jeunesse. Rien qu'un an, mais le plus lourd de tous, traversé d'alarmes et assourdi par les canons.

Je le vois bien : les épaules qui faisaient sa fierté, le cou raide comme il se doit, les mains soignées dont les ongles polis qu'il regardait volontiers paraissaient contredire en sourdine l'idéal de viri- lité qu'affichaient le béret et la canadienne autant que le propos ; les gestes, surprenants eux aussi et évoquant plutôt les livres que les armes auxquelles il assurait être voué, par lesquels il rétablissait, sur une table, le parallélisme des couteaux et des four- chettes ou la disposition du cendrier, des verres, des allumettes qui s'y trouvaient. La paume, petite et rose, qui enveloppe, le doigt long, jaune de nico- tine, qui désigne, animant le récit trop souvent répété de ses aventures au Quinze-Neuf et comment il aurait cassé les lignes allemandes et pris Rommel au piège si on l'avait écouté.

Vantard ? Pouvait-il en être autrement de celui qui défile à Vichy, dans le soleil, toute défaite oubliée, et sûr, les palmes de la croix de guerre brillant sur sa poitrine valant mieux que toute racine, d'être le modèle des Français. Il s'avance comme si l'air qu'il fend était composé de gloire et de musique militaire, mais aussi — et c'est son mérite — d'une générosité et d'une jeunesse qui font que, sur le balcon de l'Hôtel du Parc où l'on est si vieux par l'âge ou la bassesse, on croit voir et toucher la vie. Ecoutez le clairon ! Les ordres claquent et secouent la torpeur de l'été qui pèse sur

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le Bourbonnais et fait pendre lourdement, comme épuisées, les feuilles de ses tilleuls et marronniers.

Tout cherche l'ombre, à l'exception de nos gaillards qui vous bousculent la chaleur comme demain les lignes ennemies. A leur tête, le juif Margolin.

De taille moyenne. Bien charpenté. On trouvait difficilement son regard. C'est qu'il portait toujours des lunettes teintées. Quand il les ôtait, c'était les cils qu'on remarquait. J'y reviendrai souvent. Peu de chose, pour le portrait d'un homme. C'est à ses cils pourtant que la mémoire retourne quand elle craint de s'être égarée. Noirs comme l'étaient les cheveux, longs, c'est par l'implantation qu'ils deve- naient remarquables, plantés de telle sorte qu'ils semblaient protéger les yeux. Lorsqu'ils étaient grands ouverts, l'effet était peu sensible, mais quand Margolin les baissait — et il le faisait souvent pour regarder ses mains au lieu de son interlocu- teur et cacher l'ironie ou l'insolence qui l'habitait

— les cils paraissaient, mieux même que les lunettes, dissimuler derrière leur rideau transpa- rent, non les iris noirs et leur gaieté dorée, mais un secret de velours et de feu.

— Gauche, droite ! Compagnons... Halte !

Georges Margolin — on l'appelait Youri dans la famille — était né à Kiev. J'entrepris de l'y chercher.

Gorbatchev régnant, l'entreprise devenait facile : l'avion jusqu'à Moscou, le train de nuit jusqu'à Kiev.

On arrivait à l'aube. La ville se réveillait. Pourtant, bien que traversée par des tramways démontés, par- courue par des voitures qui peinaient dans les mon-

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tées de cette ville pentue et s'abandonnaient aux descentes dans un tumulte de ferraille qui annon- çait leur âge et leur fin, elle me parut vide. Des arbres s'accrochaient ici et là, sur une place dont on aurait dit qu'on venait, comme un plateau, de la verser. Je suivais des avenues larges, mal pavées, divi- sées par l'épine dorsale de l'écoulement des eaux.

J'empruntais des rues songeuses qui semblaient avoir, par distraction, entrepris de gravir le ciel. Je ne trouvai nulle part la trace de Margolin.

C'était un printemps glacé : jetés partout où, le passant étant rare, ses pieds ne risquaient pas de les salir et déchirer, je trouvais les tapis de la neige. La maison des Margolin, sur la Starakievskaya, gardait la dignité d'un autre âge. En façade, deux Atlas ; aux balcons, des colonnettes. Les grands volets menaçaient ruine. La pierre gardait son reflet mauve ou l'empruntait à la neige, à ses pieds.

L'appartement des Margolin occupait tout le qua- trième étage. Il était de ceux où, au début du siècle, entre le carrousel des premiers trains électriques et les livres illustrés, les petits-bourgeois faisaient de beaux rêves. J'imaginais le couloir, les pièces hautes voilées de rideaux de peluche. « Youri ! » L'enfant prétend ne rien entendre. Quel âge a-t-il ? Six, sept ans ? Il est parti pour le Pamir. Son poney mongol trébuche sur la pierre du torrent... «Youri! » Il faut obéir ; il faut quitter la grande chambre encombrée de livres et de jouets où tout révèle les privilèges, mais aussi la solitude douloureuse, de l'enfant unique. Il faut gagner le « Kabinett ».

L'avocat Salomon Margolin a laissé sa trace dans l'histoire du Parti menchevik ukrainien. Dans la famille, on évitait d'en parler. Il avait disparu

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dans des circonstances si singulières qu'on ne savait qu'en penser : selon les uns, l'avocat s'était sacrifié, envoyant à l'abri, au péril de sa vie, sa famille et son fils, et restant en otage bientôt immolé ; selon d'autres, il les avait expédiés à Berlin pour vivre sans entraves ni témoins avec sa maîtresse, une grande fille ukrainienne de vingt ans plus jeune que lui.

Youri ne l'évoquait jamais, ou seulement pour s'en plaindre incidemment, dire, par exemple, « Pas commode le Menchevik ! » ou même « Ce qui se fait de pire parmi les intellectuels racornis ! ». Quant à moi, j'imagine l'avocat, sentimental et colérique, entièrement conquis par la politique, monoma- niaque comme on l'était au Parti, et pour ainsi dire absent du reste de la vie. Tel était l'hôte du Kabinett que Youri était sommé de rejoindre.

Ni crainte ni remords. Ses notes scolaires étaient d'une honorable moyenne parce qu'il voulait qu'on le laissât tranquille rêver plaies et bosses, et qu'à cette fin mieux vaut éviter les premières autant que les dernières places. Il avait été insolent avec Niania. N'était-elle pas payée pour ça ? Elle le méri- tait : chaque fois que le « petit monsieur » était appelé par le « grand », Niania se signait et les yeux au plafond adressait au ciel, ponctuée de signes de croix, une prière. Ces simagrées rendaient Youri inquiet. Alors qu'il n'avait rien à craindre, rien... Il tapait du pied. Niania sentait la lessive et le riz au lait. Sa peau ridée était si douce que l'enfant devait garder sur ses lèvres, sa vie durant, le goût de ses joues.

Sans bruit Youri pousse la porte qui lui semble lourde. A l'autre bout de la pièce pleine d'ombre luit sur le bureau une lampe surmontée d'un

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abat-jour vert dont la lumière restera gravée dans la mémoire de l'enfant, à côté de la joue au goût de savon et de lait de Niania, mais comme son contraire. Maître Margolin était penché sur ses dos- siers. Bientôt il relevait la tête et se frottait les yeux, disant de sa belle voix d'avocat, qui paraissait jouir de sa force et de sa beauté.

— Nou chto... Alors..., jeune homme ? Appro- chez !

Suivaient le moment et le geste redoutés : en se penchant vers l'enfant avec dans les yeux un voile de tendresse qui dissimulait mal le fait que, pensant à autre chose, il le voyait à peine, le père pincerait la joue entre l'index et le majeur et tournerait d'un cran. Douloureux ? A peine ! Non, c'était humi- liant. Dans le silence dont les livres au garde-à-vous paraissaient les gardiens, on redevenait petit, impuissant. De quoi le père voulait-il entretenir le fils ? Il avait l'air fatigué. Son visage était sans cou- leur. Était-ce encore de la Grande Guerre et de l'avenir dont elle détenait le secret ? Était-ce déjà de la révolution qui devait détruire la famille, disperser ses membres et les jeter sur les routes de l'émigra- tion ?

L'homme bardé de décorations qui défile sous le soleil de Vichy veut oublier. Le soir, au château du Marteray occupé par les Compagnons de France, devant le feu qui danse dans la cheminée trop haute, un sourire plus ironique qu'affectueux derrière ses lunettes teintées, il répète : « Pas commode, le Menchevik ! »

Le reste, il faut l'imaginer. En glissant sur les

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trottoirs pentus, givrés, qui me conduisaient au monastère de Kiev, je me disais que le petit fait vrai si vanté a seulement pour rôle et mérite de fécon- der l'imagination. Mais c'est elle qui souffle à la mémoire sa partition.

Du sommet de la ville on découvre le Dniepr.

C'était la débâcle. Les glaces descendaient le fleuve, emportant avec elles un secret d'autant mieux gardé qu'il est inscrit partout — la mort, le néant —, et s'en allaient, moroses, vers un avenir où elles devien- draient un peu d'eau. Alors disparaîtraient leur forme, leur présence, une existence semblable à celle qui avait brillé dans les yeux, derrière les cils, de Margolin, comme dans l'énergie qui7 l'avait poussé sur la route ensoleillée de Vichy. Une lumière décomposée aujourd'hui... Seigneur, ayez pitié !

Personne ! J'écoutais les craquements de la débâcle. Derrière le monastère dont le toit portait la neige comme une absolution, la place était vide, à l'exception de quelques citoyens qui la traver- saient à la hâte et se détournaient pour protéger contre la peur et le froid un reste de chaleur. Sauf pour un gamin, surgi de je ne sais où, qui en se retournant vers moi glisse et m'offre le sourire de sa bouche édentée. A cause du relief et du gel, rien ici qui tînt debout. Mon projet ? Je craignais que les bribes d'information que je cherchais dans Kiev me servissent seulement à fabriquer de faux souvenirs dont des étrangers auxquels je n'avais aucune rai- son d'accorder ma confiance devaient garantir la véracité. L'homme qui m'a sauvé il y a cinquante ans, comment m'assurer qu'il ressemble à celui-ci que j'imagine ? Pourquoi écouter des témoins de ce

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qui, derrière un horizon plus mystérieux que celui vers lequel le Dniepr emporte ses glaces dressées, avait eu lieu ici, à Kiev, dans le passé ?

Le vrai ? Le faux ? Ils glissaient, titubaient, se rat- trapaient pour glisser encore, tandis que j'écoutais le géant débonnaire que l'âge n'avait pas su cour- ber et qui, chanteur à l'Opéra municipal, gardait, dix ans après sa mise à la retraite, sa prestance et le bronze de sa voix. Oui, il était l'ami de Margolin ! Et pour ponctuer son propos, il frappait d'un poing dont il était fier la table où tressautaient les petits verres de gorelka, l'un plein, le mien, l'autre, le sien, vide, mais qu'il n'allait pas tarder à remplir d'un liquide rose au goût de feu.

Assimov tendait vers moi, à bout de bras, la bou- teille. En même temps que le diabolique breuvage, il paraissait m'offrir son cœur de telle sorte que, s'adressant à l'un, mon refus concernait l'autre et que lorsqu'il ramenait le gorelka vers son verre, le visage penché pour verser droit malgré la main tremblante, il avait l'air de se résigner, dans l'amer- tume, à garder pour lui la richesse de ses sentiments.

Toutes ses phrases commençaient par « moi ».

Suivait une pause, comme si malgré son âge il n'avait pu s'habituer au miracle un peu inquiétant que désigne ce mot. Je cherchais à le ramener à l'objet de ma visite.

— Margolin, clamait-il, comme s'il avait entonné un air d'opéra. Moi, j'ai une mémoire étonnante.

Margolin ! Je le vois, devant moi... avec le geste du baryton pour interpeller la statue du commandeur.

Devant moi ! Sachez-le, Ivan Alexandrovitch (mon

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nom en russe : Jean, fils d'Alexandre). Cette mémoire me sidère. N'est-ce pas Machenka ! Ah, petit oiseau ? Quelle gueugueule exquise !

Ceci s'adressait à une belle plante aux longues jambes, aux seins hauts, aux pommettes larges et plates sous des yeux étroits, de vingt ans plus jeune qu'Assimov et faite moins pour la galanterie que pour la phalange des Amazones.

— Ah, les femmes, Ivan Alexandrovitch, je le dis toujours. La femme c'est l'ornement de la vie.

Prenez la plus laide, la plus vulgaire, la plus méchante, et regardez-la sourire à un enfant ! Regardez-moi ce sourire ! Regardez-le bien ! On croit entendre la musique des anges ! Buvons à la femme, Ivan Alexandrovitch, l'ornement de nos vies ! Buvons à la femme russe, ornement des femmes ! A l'Ukrainienne, ornement des femmes russes !...

Madame Assimov était restée bien droite, pau- pières baissées et mains croisées sur son siège dans l'espoir de brider la beuverie de son mari. Elle renonça soudain, se leva et, sans un mot, sans un regard, quitta la pièce — salon, salle à manger, cui- sine — d'un pas de grenadier.

— Ah, les femmes, reprit Assimov. C'est toute ma vie ! (Et de la paupière droite, il m'adressa un cli- gnement énorme, à la mesure de ses grands yeux et destiné à être perçu jusqu'au poulailler de l'Opéra... Toute ma vie... suivi d'un soupir, audible lui aussi pour le public le plus modeste ou le plus mal placé.)

— Bien sûr ! Mais Youri Margolin ?

— Margolin ! Margolin ! Vous n'avez que ce nom à la bouche. On ne parle que de lui ! Nous étions à l'école ensemble : un garçon comme un autre. Il

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aimait la bagarre. J'allais chez lui, lui chez moi. Ses parents étaient gentils, les miens aussi. On faisait des goûters, avec des gâteaux et de l'orangeade.

C'est ça qui vous intéresse ? Vous savez, à Kiev, on est comme partout. C'est une métropole ! On par- lait de jouets, ensuite du football. On parlait des filles. Ah, les femmes, Alexandre Ivanovitch !

— Ivan Alexandrovitch... Et que disait Margolin ?

— Encore Margolin ! Toujours Margolin ! Il est mort. Et alors ? Nous sommes tous mortels... Il était gentil. Son père était avocat comme le mien.

Seulement, c'était des juifs. Alors, forcément ! La terre de l'Ukraine ? Ils s'en moquaient. Kiev ou une autre ville, pour eux, c'était pareil. Dès qu'ils ont pu, ils ont filé. Enfin, la mère et le fils, parce que le père, hein, vous savez.... Assimov leva les yeux avec tant d'éloquence que je crus y voir le reflet des bar- belés sibériens. Forcément ! Un menchevik ! Il s'est passé bien des choses dans notre pays. Aujourd'hui, on regrette. Mais quoi, c'est un grand pays, un pays géant ! A pays géant crime géant. C'est toujours ce que je dis... Vous voyez, quand je chantais Basile...

Les yeux s'arrondissaient, le geste devenait plus vaste et maladroit. Il s'aimait de mieux en mieux, tellement qu'il en aurait pleuré, si je ne m'étais levé aussi brusquement que l'avait fait Madame Assimov.

Il me regarda, à peine étonné.

— Oui, oui, gronda-t-il. Évidemment ! Revenez ! Nous parlerons de Margolin...

J'étais déjà dans la cour. Ridicule bonhomme ! Pourtant, Assimov n'avait pas tort : Margolin ? Un garçon comme un autre, culotte courte et devoirs pour l'école. Ensuite, un jeune homme comme un autre, plus tard un homme. Enfin, un mort, comme

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un autre. Et il y en avait tant... Sauf que celui- ci n'avait ni tombe, ni sépulture. Mais en faut-il vraiment ?

« Vieille et toujours jeune, mère de toutes les villes de l'ancienne Russie », Kiev dormait d'un sommeil troublé, parcouru de frissons qui révé- laient le mauvais rêve, étouffant des marmonne- ments. Plus que « gloire et fierté » vantées par le guide touristique, elle évoquait un chat prêt, der- rière le masque domestique, à se métamorphoser, sans interrompre son ronronnement au pied de la cuisinière, en l'un des Satans qui peuplent l'imagi- nation, déchirent le tissu amidonné des jours et transforment leur ennui en le tumulte des miaule- ments et le cri des passions. Y avait-il eu un matou de Kiev en mon cousin ?

Remonter ? Redescendre ? La ville titubait au- dessus d'un abîme peuplé de démons familiers, far- ceurs et meurtriers qui, pour se moquer, vous tirent la réalité de dessous les pieds comme si elle était un tapis : vous voilà les quatre fers en l'air, entouré de grincements, de portes qui claquent, de volets qui gémissent, de poêles qui sifflent à vous déchirer le tympan. Et pas moyen de se fâcher.

En vain « la gloire de toutes les Russies » s'était entourée de remparts pour se protéger de la forêt, des sources qui coulent dans le secret des mousses ou dégringolent en perles fines sur le poitrail des rochers, des blés qui complotent à mi-voix sous le vent et, quand la campagne dort sous le poids de l'été ou dans les nuits claires parcourues par une sarabande d'ombres — et dès qu'on leur tourne le

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dos, à peine refermée contre elles la porte de la chaumière, elles éclatent de rire —, prédisent au passant, frappé par le soleil ou défait dans les ténèbres, son destin. Tous les vieillards qui vivent au- delà des vallées, par-delà les montagnes, sur la terre, face au ciel, avec leurs chevaux aux sabots d'argent et leur vilain poney volant, tous les démons en pain d'épice, les diablotins en bois laqué, les Belzébuth en verre filé, Lucifer fabriqué avec un peu d'eau dormante et un éclat de lune, une branche qui se plaint, un ruisseau qui gazouille et se vante sans fin d'être aimé par toutes les lumières du monde ; tous les sentiers qui courent devant vous pour mieux vous perdre, les silences des champignons qui, man- darins malveillants, vous observent en secret, les étangs qui s'ouvrent au désespéré, l'arbre qui lui tend sa branche, oui, tout ce monde plus joueur que méchant et cruel seulement comme le sont les enfants, sans le vouloir, par distraction, incons- cience, s'était glissé dans la ville pour lui apporter la peste qui affole la normalité et l'ouvre au sorcier gri- maçant, piaillant, sentant la feuille pourrie plus que le soufre, jaillissant soudain, éclatant de son rire jacassant d'oiseau des bois, le Sylvain !

Rien à tirer d'Assimov. Je regagnai la Starakievskaya. Le soir s'avançait, faisant le toit bleu, la façade vert pâle. Couleurs de jouet ? J'entre : derrière le portail, une cour encadrée de grands murs aveugles où sommeillent toutes sortes d'odeurs besogneuses, vertueuses. Je trouve l'esca- lier, monte en m'appuyant à la rampe qui tremble sous la main. Échappant à Niania et pour savourer

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son cri d'effroi ou se griser de vitesse, l'enfant a glissé là : « Youri ! »... Comme tous les garçons, par- tout où il y a des rampes... J'arrive à l'étage. J'ai un peu peur. Je sonne.

Par magie ou comme si, prévenu de mon arrivée, on avait guetté mon pas, la porte s'effaça pour lais- ser paraître une femme que je crus reconnaître. Ses grands yeux jaunes sous des sourcils dont le demi- cercle complétait les cernes étaient si dénués d'expression que j'eus l'impression qu'elle ne me voyait pas. Une aveugle ? Sous le long nez droit et la lèvre supérieure très mince, la lèvre inférieure pen- dait un peu. Déception ? Etonnement ? On le remarquait seulement parce que la joue ronde à la peau jaunâtre, le menton, le front demeuraient opaques. Petite, trapue, vêtue d'une sorte de pei- gnoir bleu pâle noué à la taille et tombant jus- qu'aux savates rouges, une paysanne se tenait droite pour recevoir le coup du sort.

— Désolé ! Pardon ! Navré de vous déranger.

C'est bien ici, n'est-ce pas ? Oh, il y a longtemps...

Peut-être auriez-vous entendu parler ? Peut-être sau- riez-vous quelque chose ? La famille Margolin. Ils habitaient ici. Un avocat...

Était-elle sourde, idiote ? Je m'énervais, devenant moins courtois, mais plus clair. Avait-elle peur de l'étranger ? Nous étions pourtant aux beaux jours de la Perestroïka. Comprenait-elle le russe ? Par un geste sans grâce, mais éloquent dans le silence qui était revenu sur nous, elle leva ses bras vers le ciel en tournant vers moi, comme pour se protéger, de grosses mains gercées :

— En quoi est-il célèbre, votre Margolin ?

La porte se referme, comme elle s'était ouverte :

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sans bruit, mais sans recours. Je redescends l'esca- lier, la main sur la rampe, essayant d'imaginer le garçon qui court et rit, là, dans la lumière. Il ne res- tait que le grincement des marches dans l'ombre.

Où donc ai-je vu la paysanne mal embouchée du quatrième étage ? Est-ce déjà le soir ? Les heures s'entremêlent et jouent à saute-mouton.

Les jours les imitent. Est-ce le lendemain, est-ce la veille que je décidai de visiter la cathédrale ? Sainte- Sophie figure dans tous les livres d'art. On avait dû y conduire Youri : la culture russe était une sorte de divinité pour les Margolin ! Ils brûlaient pour elle du zèle des novices. C'est qu'ils venaient d'y accé- der. Le grand-père gardait encore la barbe biblique, l'accent yiddish, l'aimable caractère des prophètes, leur éloquence et leur foi. Il était épicier. « En gros », ajoutait-on dans la famille. Il avait un magasin dans un quartier périphérique que, encouragé en cela par son père, Youri évitait de son mieux. Il avait honte de l'épicerie, honte du grand-père, se moquait de ses gestes d'Oriental, de son accent, des postillons qui se formaient sur les lèvres pâles, honte de la flamme, assez terrible, qui s'allumait dans les yeux de l'ancêtre quand on le contrariait.

Mais il suffisait d'en rire pour le désarmer et le contraindre à se détourner, à regagner en mau- gréant le fond de son magasin dont il revenait avec des friandises poisseuses.

Contre ce monde-là, Sainte-Sophie constituait un refuge. Porté par ses parfums, la flamme de ses cierges, l'or de ses voûtes, on devait parvenir à rompre avec la boutique juive, ses odeurs humi-

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liantes, avec les barbes qui piquent, les regards qui jettent des éclairs impuissants, et réduire au silence le reproche qui vous suit telle une ombre, la vilaine voix dont l'accent fait rougir tandis qu'elle vous répète « Oy vé ! N'as-tu pas honte d'avoir honte des tiens ! ». Elle entame la litanie des épreuves traver- sées de siècle en siècle, de martyre en martyre pour un Dieu auquel plus personne — enfin plus per- sonne de civilisé — ne croit !

Cette humiliation, cette souffrance, ces trois mille ans de malheur, ils en étaient fiers comme s'il se fût agi d'une victoire ! Youri, lui, voulait être heureux.

Du bonheur des forts. Pour le conquérir, il s'était battu. En classe, les débuts avaient été difficiles et à plusieurs reprises l'enfant était rentré le visage en sang. Alors, il avait réclamé des leçons de boxe. Sa mère, ma tante Rose, s'était enfuie pleurer dans sa chambre. Mais l'enfant avait trouvé en son père un allié. De nouveau, le Kabinett :

— Approchez, jeune homme !

Youri approcha boudeur, buté, prêt à la lutte.

Mais, libérés de leurs lunettes les yeux le regar- daient avec un sourire qu'il ne leur connaissait pas, amusé, complice, avec quelque chose qui ressem- blait à du respect :

— On me dit que tu désires des leçons de boxe, Youri ?

— Oui, je veux !

— Puis-je savoir pourquoi ?

— Pour me battre avec les Ukrainiens qui me traitent de sale juif !

— Eh bien, c'est convenu. Tu auras le meilleur professeur.

Le père attira son fils à lui et le regarda avec cette

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même curiosité nouvelle, puis il l'embrassa sur le front et lui dit :

— Il faut se battre, mon fils ! C'est bien !

Les progrès de Youri furent foudroyants. Dès le second trimestre il écrabouilla proprement les petites brutes de la classe pour acquérir, déjà, une réputation de matamore. On l'avait adopté. « Toi, tu es un Russe comme nous ! » disaient les uns.

« Toi, tu es un Ukrainien, comme nous ! » disaient les autres. Derrière le rideau de ses cils, Youri sou- riait. Il serait heureux et fort, nageant dans le soleil comme les bulbes aux casques d'or de la cathé- drale.

Des jardins l'entouraient où l'enfant avait dû jouer. J'y trouvai la paix cet après-midi-là. Je rêvais aux bassins, lumineux sous le sillage des bateaux jouets, aux fleurs et tilleuls d'autrefois, aux cris des enfants. Ou bien c'est l'hiver : les arbres nus men- dient ; de toutes leurs branches, ils cherchent une monnaie égarée à leur pied. La neige recouvre les pelouses. Personne, ou presque. Personne, sauf un groupe de touristes mal fagotés et appliqués qui se hâtent en frissonnant de digérer un maximum d'in- formations. Sauf un gamin qui, en se retournant vers moi, glisse, se rattrape et m'offre le sourire de sa bouche édentée.

Hier, et puis hier encore, et encore hier.

Combien étaient-ils alignés derrière mon dos à faire la chaîne pour remonter jusqu'en ces années où se préparait une révolution qui s'achevait maintenant, se défaisait, fondait dans le reniement, la confusion, mais aussi dans l'espoir ? Hier et puis hier, hier encore, combien étaient-ils à se donner la main pour me conduire jusqu'à ce fourré de bulbes blanc

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et or, comme envolés hors de la chaîne des hier et des hier encore, et planant au-dessus du temps ? Combien sont-ils jusqu'à ce moment que je cherche, où tout, c'est-à-dire moi, commence dans le chaos, la joie, le halètement... Mais il ne s'agit pas de moi !

Peu de monde dans Sainte-Sophie. Ici et là, les groupes qui chuchotent semblent issus de l'encens et sculptés par lui. Les guides, elles sont deux, parlent à voix basse, intimidées dans ce « musée » depuis que la révolution s'est mise à fondre. Youri, tel que je le devine, dissimulé dans les jours passés qui font la haie, les mains dans les poches de sa culotte courte ou de son premier pantalon long, sif- flote, mais pour lui-même, afin de garder, sans offenser les hôtes du lieu, son indépendance et, derrière le sourire voilé, sa supériorité.

La foi illustrée sur les coupoles et les murs devait l'étonner. Idolâtre ? Il n'allait pas jusque-là, pas plus que les groupes de visiteurs désormais respectueux ou que leurs guides désormais chuchotant.

Pourtant, comment croire à ces fables avec leurs archanges bâtis en lutteurs de foire, dans une main une sphère parsemée d'étoiles, dans l'autre une sorte de trident. Ici, les évangélistes assis sur un bout de chaise comme s'ils allaient en tomber, la plume à la main ; là, Gabriel, aux joues pleines, la ligne du menton faisant écho en l'inversant à l'arcade sourcilière, intimidé par la nouvelle qu'il lui faut annoncer à la paysanne dont l'humeur bou- deuse ou la réserve pudique double le menton ? Discrètement, Youri levait les épaules pour conclure

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à part lui, comme le faisaient les touristes de la Perestroïka : une foi de paysan !

Dans la pénombre où mon imagination le cherche à tâtons, appuyée sur les béquilles d'un fait ou deux — il était à Kiev, donc il est venu ici où je me tiens —, il ne pouvait se défendre mieux que moi contre un sentiment de grandeur et de mystère : pour lui, c'était l'appel de l'avenir ; pour moi, la mort qui l'avait emporté. Vierge, saints, archanges, et même le Christ fixaient sur moi des regards qui paraissaient connaître les secrets et pro- venir de là où Margolin se trouvait. Ils en interdi- saient l'entrée. A moins que... J'eus même peur en reconnaissant dans la Vierge orante la maritorne dressée dans l'entrée de l'appartement : « Et en quoi est-il célèbre, votre Margolin ? » En rien, bonne mère, pareil, hélas, à des millions. Martyr, hélas, comme des millions, mais peut-être plus égaré, mieux perdu que beaucoup et qui devrait, de ce fait, avoir droit à votre protection. Célèbre ? En rien, bonne Vierge ! Mais faut-il l'être pour être sauvé ou, au moins, par mes soins malhabiles, retrouvé ?

C'était les mêmes yeux d'une géométrie fruste et un peu trop rapprochés. Ce même regard obtus : on ne parviendra pas à la convaincre. L'entrée qu'elle garde, se tenant sur le fond d'or de la cou- pole comme devant la lumière jaunie de l'apparte- ment ancien, personne ne la franchira. A moins...

Merci, je reste sur le palier. Margolin avait dû haus- ser les épaules devant cette paysanne pareille, entre la peur et la certitude de tout savoir, à celles qu'on rencontrait sur les marchés de Kiev, plantées, der- rière leurs éventaires de légumes multicolores, comme des pieux couleur de boue. Adorez ces

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femelles ! Le jeune garçon, qui venait d'apprendre avec soulagement que, son père l'ayant emporté sur son grand-père, on ne l'obligerait pas à faire sa bar- mitsva, sortait de la cathédrale, un sourire de mépris sur les lèvres : « Ces Russes ! Ces Ukrainiens ! Des paysans ! » Sans doute ! Mais où donc se trou- vait la synagogue ?

Je perdais mon temps à Kiev. Margolin y était né ? C'est qu'il faut bien naître ici ou là, sans que le lieu de cette naissance vous marque ou affecte votre des- tin. Il fallait le chercher ailleurs. Où ? La nuit avait envahi la rue. Patte de velours, elle s'avançait entre les lanternes rares, bridées, perçantes, félines qui, tels des yeux de chat, brillaient au carrefour et à mi-chemin du ciel noir. Un tramway descendit l'ave- nue dans un cri ressemblant à celui des mouettes quand se lève le vent, fonça, emportant son lourd chargement d'ombres et de lumières, non vers le bas de la ville mais, aurait-on dit, vers la forêt où le sorcier de Tchernobyl achevait de se consumer.

J'avais fait la connaissance d'un autre ami de Youri : Anton. Petit, trapu, le nez long, la bouche sans lèvres, le regard vif dans des yeux glacés, il se tenait si bien qu'il semblait de dix ans plus jeune que son contemporain Assimov. De Youri il me dit seulement :

— Oui ! Quelqu'un ! En classe, il se battait bien...

Anton était naguère le commissaire idéologique de Kiev. De sa grandeur passée, il gardait une voi- ture Lada en bon état. Il m'avait proposé de me conduire voir la débâcle. Je l' avais aperçue à Kiev.

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Ce n'était rien ! Il fallait observer les glaces glissant à travers la campagne. C'était un spectacle que Youri ne manquait jamais. De plus, pour s'y rendre, on devait traverser la forêt de Tchernobyl. Enfin, un autre ami de Youri, Serge, le quatrième mousque- taire du groupe qu'ils avaient formé au lycée de Kiev, devait nous attendre au bord du fleuve.

Nous avions longé la forêt interdite, immergée, dans un silence contre nature. Je ne songeais pas aux radiations atomiques. La forêt avait sombré dans le temps, emportant dans son naufrage les cris des gamins d'autrefois sur les sentiers ensoleillés, et dans ses étangs de jaspe, les reflets de leurs mollets nus. Les mains sur son volant, sculpté dans la pierre, Anton ne disait mot. Modelé dans du sain- doux et gesticulant, Assimov ne tarissait pas sur les deux thèmes également douloureux de l'Ukraine martyre et de la fuite des jours. Je l'écoutais mal, cherchant mon cousin le long des allées désertes et dans la mosaïque des ombres ; j'imaginais son sou- rire quand, pour la première fois, il avait senti sous ses fesses, entre ses jambes, comme s'il était par- venu à gagner sa bonne volonté, le vélo se tenir droit. Le « Bartchouk », le petit seigneur, en culotte courte, chaussettes blanches jusqu'aux genoux, chaussures vernies, et (si présent que j'aurais pu le toucher) le bouton sphérique brillant auquel la bride se boutonnait, la voix haut perchée, cassée, geignarde qui transformait la forêt en parc, chevau- chait fièrement son vélo dont on avait enfin lâché la selle.

Qui l'avait tenue ? Le père ? À l'époque, un avo- cat ne devait pas jouer en forêt. Un tel enfantillage aurait été condamné par les partis du progrès aux-

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quels il appartenait. Le maître de Youri avait été, sans doute, un étudiant au teint aussi gris que celui d'Anton, gagnant de quoi étourdir la faim par des leçons en toutes matières, y compris le vélocipède, données aux fils de bourgeois qu'il rêvait d'étriper.

Il avait lancé Youri sur l'allée ; en même temps que le vent mais deux octaves plus bas, elle s'était mise à chanter sous les pneus.

La forêt de Tchernobyl disparaît sur la droite.

Quand le givre la délaisse, la terre a la couleur paille du visage de la Vierge orante ou de la pay- sanne qui m'interdit l'entrée de l'appartement des Margolin. La route reste blanche ; elle tient en équilibre et nous apporte des arbres noirs, courts, tragiques...

— Quels arbres ?

— Des arbres, et voilà tout ! grommelle Assimov, furieux d'être interrompu dans le récit de son triomphe... Ah, Basile !

Il chante d'une voix que la vodka et la fumée ont éraillée. Sans tourner la tête ni changer de visage, ni même, me semble-t-il, ouvrir la bouche, Anton ordonne :

— Ta gueule !

Assimov se tait. Les pneus écrasent le givre. Sa plainte couvre le bruit du moteur. On dirait qu'elle fait partie du silence. Elle parle pour lui ou pour le présent qui ne signifie rien. Assimov bâille. Je fais comme lui. Un vol de choucas monte sur la droite.

— Dis-moi, Anton, avec des pneus comme les tiens, on arrive...

Après un temps de réflexion, le chauffeur répond :

— Sans doute.

— Et pour le retour ?

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Le silence est plus long. Le présent bourdonne à nos oreilles. Anton réfléchit, puis :

— Sans doute.

Est-ce l'enfance venue de la forêt, le sommeil ou bien l'engourdissement du froid ? Ils se ressemblent et on ne peut distinguer leur poids sur les pau- pières. Margolin ? Il m'échappe. Ce qui arrive n'a pas de sens. Seulement, ce qui est arrivé peut y pré- tendre ou alors ce qui arrivera. En m'endormant je me dis que je pique du nez comme Youri l'avait fait dans la de Dion-Bouton familiale. Sa mère le pre- nait dans ses bras... Neige qui crisse sous le pneu, gel qui saisit l'herbe et durcit la terre : notre Lada venait de quitter la route et cahotait à travers champs en direction d'une voiture qui l'attendait et autour de laquelle s'affairait une silhouette.

Margolin ? Pourquoi pas ? Disparu, il y a un demi siècle. Ressuscité ici où il fut enfant. Dans mon demi-sommeil et le froid, tout redevient possible.

Par exemple, d'oublier le russe ! Car je ne comprends pas trois mots à la diatribe de notre nouveau compagnon. C'est qu'il parle ukrainien. Il se prénomme Serge. Il refuse de croire qu'un cou- sin de Margolin ignore la langue de Chevtchenko ; pourtant, pour me faire partager sa colère, il reprend en russe le récit de sa mésaventure : la police lui a infligé une amende parce qu'il s'est égaré, aux trousses d'un lièvre de belle taille, dans la forêt interdite. C'était retirer à l'Ukrainien le seul droit qu'on ne lui ait jamais contesté dans l'Histoire : celui de crever ! Ensuite, il me serra les deux mains.

Un cousin de Margolin ! Nous étions peu nom-

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breux à venir en Union soviétique chercher les traces de nos familles... Mais ignorer la langue de Chevtchenko !

Youri la parlait donc ! Elle me semblait du russe devenu, par un sort maléfique qui paralyse soudain, ou aveugle, incompréhensible. Serge, très différent de mes deux autres compagnons, dont l'un sortait du répertoire de l'opéra-comique et l'autre du mélodrame bolchevique, me plut davantage. On reconnaissait en lui le saint mendiant, un peu simple d'esprit : cheveux ébouriffés, la barbe aux poils rares qui dévorent néanmoins le menton et la bouche, les joues creuses au teint de cire, les yeux brûlant d'une flamme humble où, quand on se fâche, comme Serge contre le petit cousin resté dans l'ignorance d'une langue admirable composée selon lui pour prier Dieu et les chefs de la police, volent des étincelles. Sa main tremblait quand il cherchait à rallumer son mégot. Il jurait souvent, grossièrement, crachant parfois. Ensuite, son sou- rire où la sainteté cuisait à feu doux cherchait mon regard.

— Margolin a eu raison. Raison de mourir. Moi, je suis en vie ! Quelle vie ! Je voulais être moine, pieds nus, avec des cendres sur la tête, parcourant les routes de toutes les Russies. Lui, cavalier-garde, avec une cuirasse et des éperons — le rire de Serge se concluait en quinte de toux. Nous étions amis. Je l'aimais. Il avait de si beaux yeux. Les cils, n'est-ce pas ? Qu'en reste-t-il... Où ?...

Il sourit dans le vide avec une tendresse mater- nelle. Le silence tomba sur nous du ciel où les nuages deviennent transparents.

— Lui est mort. Moi, j'ai passé vingt ans au

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bagne. Nationaliste ukrainien. Lui... Vous vous sou- venez de ses yeux ?

Serge insiste. Je fais signe, « oui », de la tête. Alors il adresse à leur souvenir un regard d'orgueil déçu, navré, comme s'il les avait faits.

Nous nous sommes tus. Nous nous sommes tour- nés vers le fleuve. Anton avait dit vrai : le spectacle était incomparable. C'est qu'il occupait ici tout l'espace, mieux, toute la réalité et que la descente des glaces verdâtres ou mordorées glissant vers nous, était le mouvement unique d'un paysage figé par le froid. Elles semblaient habitées par une vie intérieure plus profonde, un mystère plus opaque que nous qui les regardions défiler. Serge dit :

— On a refusé Dieu. On a refusé l'homme. Il ne reste qu'elles... (Du bras il désignait les glaces qui s'avançaient comme hypnotisées par un projet ou par un enchanteur invisible dont les charmes les conduisaient, au-delà du bien et du mal, de l'espoir, de la signification, vers le néant.)

Liod tronoulsa... Les glaces ont fait mouvement : des foules de blancheurs retrouvant le chemin des migrations, le rêve du nomade, après la pause de l'hiver, s'avancent vers le sacrifice. Elles viennent, elles viennent portées par un triomphe qui leur annonce l'apothéose et la fin. Anton fixait sur elles son regard de chef idéologique et s'adressait autant à elles qu'à moi :

— Vous êtes des imbéciles ! Margolin père était un imbécile à Kiev ! Vous, en Occident ! Fidèles au socialisme de Marx, Engels ! Une orthodoxie, une hérésie, trois inquisitions, mille crimes ! Vous vous grattez la tête. Vous la secouez. Le doute naît. Vous le chassez : il faut croire, croire encore. On vous a

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type="BWD" homme se souvient de celui qui lui a sauvé la vie, son cousin, né à Kiev, émigré à Berlin, puis à Paris : Georges Margolin. Héros de la guerre, il devient chef de la jeunesse pétainiste avant d'entrer dans la Résistance.

Arrêté, déporté, il meurt à Auschwitz. À travers la tragé- die de la guerre, le drame de l'émigration, une vie amou- reuse violente et décevante, les faits d'armes, Vichy, le courage et l'ennui - évoqués comme autant de forêts obs- cures où il trace sa voie -, le romancier cherche à re- constituer un temps perdu et emprunte au souvenir et à l'imagination de quoi recréer la vie d'un homme en même temps que lui donner sens.

Né à Moscou, élevé en France et en Angleterre, docteur en droit et en lettres, longtemps haut fonctionnaire à l'Onu et à l'Unesco, secrétaire international du Pen Club, Jean Blot est l'auteur de nombreux romans, essais et livres de voyage (Galli- mard, Albin Michel, etc.) qui ont été cou- ronnés par des prix prestigieux et traduits en cinq langues.

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