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Le plus vrai. est l autre

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Michel Brugvin

Le plus vrai est l’autre

Réseau Passerelles

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« Tout homme est deux hommes, et le plus vrai est l’autre » Jorge Luis Borges

à Thierry, Emmanuel et Marielle, à Marie France

Recueil de textes écrits lors d’un atelier d’écriture – « Atelier d’écriture des Sept rivières » - qui s’est tenu de septembre 2005 à juin 2006 à Bonnay dans le Doubs. Cet atelier est

conçu et animé par Christiane Wronski.

juin 2006

samedi 6 janvier 2007 12 h 23

« Réseau Passerelles »

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Michel et Marie France BRUGVIN- CARENZO, 124 grande rue 25 000 BESANCON, 03 81 81 12 06 fax :03 81 82 06 54 mariefrance.carenzo@libertysurf.fr 06 81 01 85 90 michel.brugvin@libertysurf.fr 06 80 07 30 83

Sommaire

1. La cloche 7

2. Petite mansarde 8

3. La mère ouvrière et son enfant 10

4. Ce temps, on n’en aura pas d’autres 13

5. Là-haut, au-dessus de l’armoire 15

6. Autoportrait 16

7. Il ne parlait guère plus souvent qu’une pierre 17

8. « Dépassé » 18

9. La faille 20

10. Tu regardes 21

11. Sans issue 22

12. Patience 23

13. Jean-Pierre 24

14. Chez Grand-mère Francine 26

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15. Alexandre 28

16. La mobylette de Raymond 29

17. Le colonel Chabert 30

18. L’envol des hirondelles /Le soleil qui se refuse 32

19. Sous la peau, l’océan 33

20. Les hirondelles aiment tellement revenir au pays 34

21. La belle de Prague 35

22. Celle qui… 36

23. Quand soi-même … 37

24. Que vous raconter ? 38

25. L'aleph infini 40

26. Naissance 42

27. René Descartes, homme de raison et de rêve 44

28. Il était un petit homme 45

29. Place Victor Hugo 46

30. Prémanon 47

31. Tendresse 49

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5 Circonstances des textes, histoire de consignes…

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dimanche 11 septembre 2005

LA CLOCHE

Elle est à au moins huit mètres de haut. Une vraie cloche, pas trop grosse, mais en fonte grise et froide, avec cette petite chaîne métallique qui descend jusqu’à notre hauteur, accrochée par le bas à un clou recourbé, grand et noir.

Collège de l’Arc, à Dole. Années 50. J’étais en classe de 4

ème

. Juste à l’entrée de la grande cour, la cloche.

Le « surgé » se rapproche d’elle. Ah ! Non, pas encore, pas si vite. C’est à peine huit heures, ce matin. Pas encore eu le temps de voir la frimousse des copains et de saluer les amis. Cloche hautaine, austère, indifférente aux désirs, inaffective.

On l’entend à nouveau, mais elle entonne une autre mélodie, toute de compréhension, et d’empathie. Qu’elle est douce ! C’est la récré, un quart d’heure de parenthèse joyeuse dans une page d’ennui et de supplice parfois. Merci.

La tentation un certain nombre de fois, souvent, de tirer dessus.

Juste pour le plaisir et la farce, ou la punir peut-être

Un jour j’étais sorti. « Monsieur, je peux aller aux toilettes ? » J’ai vu la chaîne. J’ai succombé.

Il était 11 h 50, dix minutes avant la fin des cours, j’ai tiré dessus. Je me suis sauvé très vite, j’ai été me cacher loin des regards. Elles en ont abrité des fuyards et des persécutés, ces toilettes du vieux collège…

Là où j’étais, je voyais tout, par la fente de la porte.

Les profs qui mettent leur nez aux fenêtres, ils regardent leur montre, les uns surpris, d’autres contrariés, d’autres encore comme soulagés.

Quatre cents élèves qui sortent en tout sens par les portes de toutes les classes. La grande

rumeur de l’espoir, la ruée vers le repas en commun et joyeux, l’horizon du soleil et de la

vraie vie.

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7 Le « surgé bondit de son bureau. Il est rouge, mais glacial et impérial. Il sort son sifflet, ce petit objet brillant, arrogant et méchant. Il siffle un long coup, lugubre et violent. Tout s’arrête. Attente, stupeur et peur. Silence. « Qui a tiré la cloche ? S’il ne se dénonce pas, tous consignés ! »

Mais qui donc a bien pu tirer cette belle cloche, si docile et si gentille ? Le surgé ne l’a jamais su.

Ce fut une faute si douce.

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vendredi 30 septembre 2005

PETITE MANSARDE.

19 ANS. 1961.

C’est une mansarde au 8ème étage, au 4 de l’Avenue des Gobelins, Vème arrondissement de Paris.

Elle est en haut des escaliers de service, étroits, raides et en bois, sans ascenseur.

Le 8ème, c’estl’étage des chambres de bonnes.

Elle est la première à gauche lorsqu’on quitte l’escalier. Quatre ou cinq chambres à l’étage, le long du couloir. Le couloir est recouvert de carrelage de tuiles rouges, plates et carrées. La porte d’entrée est en bois, peinte en gris-bleu, sombre.

C’est une petite pièce de 6 m 2 environ. En forme de rectangle, enfin à peu près…

Ce qu’on voit, en entrant :

A droite un lit, pour une personne, et encore…1,80 en longueur. Pas question d’être grand. Recours au sac de couchage, qui permet de dépasser confortablement. Le dessus-de-lit est de couleur verte, d’un tissu en coton, déjà usé. La tête du lit, à l’autre bout de la pièce. Le mur, au-dessus de la tête du lit, est en pente, pour suivre l’inclinaison du toit.

Là aussi, même carrelage en tuiles rouges, au sol.

Au fond de la pièce, à gauche du lit, une fenêtre, petite. Elle commence à 1 m au-dessus du sol, elle s’arrête à 1, 80 m. Rideaux sommaires, un peu délavés, en dentelle blanche.

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Le plafond est situé à 2 mètres de hauteur, mais seulement au centre de la pièce, puisqu’il suit la pente du toit.

A gauche, tout de suite en entrant, un meuble exigu, à tiroirs.1, 20 m de haut. C’est là qu’on met les objets, au-dessus, ou dans les tiroirs : livres, casseroles, chaussures…

Un peu plus loin, toujours sur la gauche, un petit poêle à pétrole. Un cylindre de 70 cm de haut, 25 cm de diamètre. En émail de couleur « vert cru ». Il est percé de petits trous, comme des petites étoiles, sur le haut et les parois tout autour du cylindre.

Plus loin, tout près, à gauche ensuite, une petite table, juste de quoi écrire, tournant le dos au lit, face au mur.

Ou plutôt, face à un recoin de mur incliné (c’est « à peu près » un rectangle). Enfin un espace où mettre ce qu’on veut : sac à dos, chaussures de montagne.

De la fenêtre, on voit les toits de Paris. C’est une forêt de toits à l’infini. On ne voit rien vers le bas, la vue est barrée par l’avant du toit devant la fenêtre. De toute façon, ça ne donne que sur une cour minuscule, quoique très longue en hauteur (huit étages).

A côté du lit, à même le sol, à portée de main, un livre : « L’homme qui dort », de Georges Perec.

Les toilettes à la turque dans le couloir. Se munir d’un saut ; puiser l’eau au robinet au fond du couloir.

La concierge à l’entrée des escaliers, en bas. Elle veille au grain. Une amie veut-elle venir saluer l’hôte de la chambre du 8ème ? Il lui faut ruser.

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vendredi 30 septembre 2006

LA MERE OUVRIERE ET SON ENFANT

Cette maison est d’apparence pauvre.

Nous ne voyons que l’entrée, ou presque. Le mur qu’on entrevoit du côté gauche est assez délabré. Le montant de bois, qui entoure la fenêtre, est détérioré dans sa partie basse, il manque un morceau de la latte de protection.

Le montant de la porte d’entrée est fait d’un bois simple et rustique. Sur la partie haute, le linteau horizontal est sobrement ciselé d’une frise sommaire, en échancrure.

Au milieu de l’image, qui l’anime entièrement et capte toute l’attention : une femme qui nous regarde et son enfant qu’elle tient dans ses bras, un bébé d’un an à peine.

Le fond de l’image est sombre, la pièce qu’on devine par la porte entrouverte, est noire.

L’existence est rude en ce lieu, l’histoire a malmené ces gens. L’économie, largement détruite entre 1914 et 1918 n’a pu se reconstruire ; les alliés du Traité de Versailles ont cyniquement fait payer au peuple allemand la faute de leurs chefs.

En ces années-là, la rumeur gronde dans le ventre de la société.

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Pourtant cette femme est heureuse. Ce visage est lumineux. Son enfant est à

l’aise dans ses bras, il est content d’être là, auprès de cette mère qui l’aime.

D’où vient cette lumière qui monte de l’intérieur de ces deux êtres ? L’élan de vie qui les pousse l’un vers l’autre ?

L’ingénuité d’un regard myope, l’inconscience ?

La sensation et la confiance que la vie sera gagnante, toujours ?

Le moustachu malade qui prépare, avec l’assentiment d’une large partie des gens, la terrible tragédie, il n’aura pas le dernier mot !

Des femmes, des hommes et des enfants plus tard continueront à vivre. La vie encore, plus forte, invincible…

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dimanche 16 octobre 2005

CE TEMPS, ON N’EN AURA PAS D’AUTRE

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Le magasin du père Nietamer

Le magasin du père Nietamer, notre vieux coiffeur. C’était à cinquante mètres de chez nous, dans la même rue des arènes, sur le même trottoir, juste avant le Palais de justice, où mon père avait son travail. C’était le centre vivant de la ville. On y apprenait les nouvelles de toute la région. Au sol, les chutes de cheveux couvraient le vieux balatum. Les parfums de brillantines montaient de la table de travail, devant nous, avec sa grande glace où se reflétaient toutes les scènes du salon de coiffure et l’action du maître du lieu.

Un jour, un bruit violent venant de la rue à travers la vitrine. Nous sommes sortis très vite. Je voudrais oublier le visage à terre sur le trottoir de la jeune femme, tombé du tansad de la moto de son fiancé. En quelques minutes, elle était devenue une vielle femme au visage ridé, vidée de son sang, elle était morte.

Plus loin, le Palais de justice. Ses arcades de pierre et ses lourds piliers. C’était le cloître du

couvent des anciens Cordeliers. Le grand châtaigner, en majesté, au milieu de la cour, ses

feuilles envolées et ses marrons partout au sol à l’automne, Le vieux puits, austère et

bienveillant, avec ses balustres en fer forgé noir au-dessus de sa margelle avec ses géraniums

rouges.

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Ce lieu de paix existait depuis l’éternité. Il ne pouvait jamais changer ni cesser de vivre, pas

comme nous qui passions d’une humeur à l’autre et bougions tout le temps.

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Ils ont coupé le vieux châtaigner

Ils ont coupé le vieux châtaigner. Ils disaient qu’il était devenu dangereux et que ses branches pouvaient tomber sur les gens. A la place, ils ont mis un feuillu, longiligne et plaintif, en disgrâce, on ne sait pas ce que c’est.

Le puits à côté est désormais seul et triste. Il s’ennuie.

Depuis peu, le portail du palais est fermé en dehors de heures de travail. Et même quand c’est ouvert, il faut demander l’autorisation et dire pourquoi on vient et s’ils veulent bien nous laisser rentrer

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Le ventre de la société

Le Palais de justice, là où pendant les vacances solaires et judicaires, il n’y avait plus personne, où je venais lire seul, des heures durant. La fenêtre du bureau de mon père , ouverte, en un léger surplomb, sur les toits de la vieille ville et l’ancien hôtel-Dieu.

J’ai rencontré ici l’existence et la percée du sens. Je lisais ce beau roman de Maxence Van Der Meersch. Le héros sentait sa vie se perdre sous ses pieds, en lui-même, et son destin se fissurer, jusqu’à ce que, du fond de l’abîme, une lueur mystérieuse le réchauffe et que sa vie reparte vers l’avant et les autres.

Ils ont fermé mon Palais de justice. Pour rentrer, il faut demander, y être autorisé et surtout ne

pas y flâner. Ils ont coupé le châtaignier, repeint le puits en fer forgé et enlevé les géraniums

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16 sur la margelle. Les juges, les avocats et les greffiers, les policiers et les gendarmes, les prévenus et les détenus : ils vont et viennent en tous sens, dès qu’on pénètre sous les arcades.

C’est toujours le ventre de la société. On a fauté, il faut payer. Les riches comme les pauvres ?

Les coupables et parfois les autres ? Par moment, un espace de rédemption peut-être se

dessine, où l’on pourrait entrevoir au lointain une cité nouvelle et le sens de la justice.

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dimanche 15 octobre 2005

LÀ-HAUT, AU DESSUS DE L’ARMOIRE

Là-haut, au-dessus de l’armoire, dans la chambre à coucher des parents. Nous savons que le père y cache des friandises. Pas n’importe quoi : des Mars … Il dit qu’il en a besoin pour emmener avec lui quand il fait de la compétition en vélo. Il ne sait pas qu’on sait. Mais nous, on l’a vu, quand il les mettait là-haut.

Un peu gonflé le père, il se les garde… Et nous ? C’est pour lui, tout pour lui, et qu’il gagne des courses, et qu’il pavane devant tout le monde, et qu’il cause…

Et pourquoi là-haut ? Pour qu’on ne puisse pas y aller, qu’on reste là, en bas, comme des petits. Et nous, on n’a pas besoin d’être fort, nous aussi ? Et d’abord, s’il est grand, c’est qu’il a du en manger des Mars quand il était petit.

Et tous ces grands qui nous interdisent tout, parce qu’ils sont grands, on va leur apprendre à vivre !

Et nous ? Et moi ? Si ça me fait plaisir de manger des Mars, et de monter sur la chaise, et de dire à mon petit frère qu’il monte sur mes épaules et qu’il passe ses mains au-dessus de l’armoire, et qu’il nous ramène la récolte ?

Si je veux être un père, plus tard, il faut que j’apprenne à manger des Mars, d’abord !

C’est vrai que s’il me les avait donné à manger, tranquillement, gentiment, au lieu de les planquer comme un voleur, un seul morceau m’aurait suffi. Ça aurait même été peut-être déjà trop, oui, c’est un peu pâteux les Mars. Mais comme il joue son grand chef, je vais lui montrer de quoi il est fait son fiston, pas n’importe qui, tu vas voir.

Sûr que le frangin, il va raconter ça aux copains. Et à Isabelle. Elle va être épaté, Isabelle. Je

vois bien ses yeux quand je montre que je suis un grand !

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18 Mais s’il ne sait pas qu’on a fait, est-ce ça marchera quand même ? On ne sera pas punis, alors, est-ce que ça vaut le coup ?

On verra bien ! Allons y. Vite Manou, petit frère, amène la chaise, monte sur mes épaules.

Oh, que c’est super !

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Dimanche 6 novembre 2005

AUTOPORTRAIT

Il est de grande taille, et plutôt fort, quoiqu’il ne soit pas spécialement enveloppé. Soixantaine grisonnante, voire blanchissante. On dit quelquefois de lui qu’il est « baraqué ». Démarche un peu lourde.

Tête plutôt forte, comme le nez et le visage. Yeux bruns, traits parfois rudes.

On pressent quelqu’un qui a vécu toute une existence et des expériences probablement intenses et qui ont duré. Il est vraisemblable qu’il a connu certaines souffrances dans son histoire et des périodes de lutte. Dans sa vie professionnelle ou sociale ? Probablement. Dans sa vie relationnelle ? Egalement (dans les relations avec les autres mais aussi - et peut-être d’abord, avec lui-même).

De cette vie et de ses épreuves, il semble avoir tiré profit : une certaines force, comme s’il savait, sinon qui il est (il semble toujours le rechercher), mais où il va.

Une force de conviction l’anime. Peut-être plus de l’ordre de l’aspiration à une sagesse pratique ou à une forme de contemplation, que de l’adhésion à un système philosophique construit et précis.

Il est ouvert au monde d’aujourd’hui. Il aime les gens - les proches et les lointains -, et la vie.

Mais son côté résolu l’empêche parfois de sentir et prendre la mesure de ce qui lui est étranger et hors de son champ de vision.

Il est parfois ombrageux, voire susceptible. Et comme il est de tempérament secondaire, cela peut durer. Toutefois, il n’est pas vraiment rancunier, l’amour finit par effacer tout ça…

Il est peut-être trop tranquille à présent. Est-ce qu’il ne s’endort pas un peu dans une certaine autosatisfaction confortable ? Dans son bureau et dans sa tête il a recopié une citation de Péguy :

« Une âme morte est une âme complètement habituée ». Gare !

Il aime le vin rouge et le camembert, la mer, la montagne et la tendresse. Ce qui tend à indiquer qu’il ne doit pas être foncièrement mauvais…

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Dimanche 6 novembre 2006

IL NE PARLAIT GUERE PLUS SOUVENT QU’UNE PIERRE

Il ne parlait guère plus souvent qu’une pierre.

A sa naissance déjà, il n’avait pas crié. La sage-femme avait craint qu’il ne fût anormal, faute d’avoir respiré. Il avait respiré en fait, mais en silence. Ce fut dès lors une habitude. Il continua comme il avait commencé.

Il avait vite compris que beaucoup de gens ici-bas parlent, et parlent encore, pour ne pas dire grand-chose. Plus redoutable encore, leur parole, pensait-il, est souvent nuisible.

Sur le mur de la salle de classe à l’école primaire figurait cet extrait du poème « La mort du loup », d’Alfred de Vigny :

« Seul le silence est grand

Pleurer, gémir, prier est également lâche ».

Une conviction avait dès lors grandi en lui, de l’enfance à l’adolescence : seul le silence…

Avait-il éprouvé des joies ? Son existence était-elle plutôt de douleur ? Avait-il eu envie de dire parfois « Je t’aime » ? Aurait-il pu chanter des chansons de village, des cantiques, « La Marseillaise » ou « L’Internationale » ?

Nul autour de lui n’aurait su le dire vraiment. Mais ses voisins n’auraient-ils pas dû le regarder mieux (de loin certes, comme s’ils ne voyaient pas, car il n’aurait pas aimé). Ils auraient pu entrevoir, juste sous les yeux, sourdre parfois quelques fines gouttelettes. Etait-il triste ? Ne parle-t-on pas quelquefois de larmes de joie ? La joie de se taire ?

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vendredi 25 novembre 2005

« DÉPASSÉ »

La vie marchait bien. Mon corps était complice. Escalader les parois en varappe et les grandes marches en montagne : là, j’étais plutôt bon. La tête, il y avait mieux, certainement… Mais quand même je réussissais mes examens et je n’avais pas renoncé à me croire intelligent. Peut- être même qu’une œuvre allait naître. Oui, oui….

Les relations ? Ma femme, mes enfants, les amis, ça allait bien. Les femmes me regardaient.

Ah ! que j’aimais faire semblant de ne pas voir qu’on m’admirait.

J’approchais de la quarantaine.

Il m’est arrivé alors d’avoir chaud, de manière parfois subite, parfois lente à venir. Mais cela durait, ou revenait. Souvent même une fièvre indéfinie : 38 degrés ou 39 ? Ou rien du tout :

« C’est dans la tête, contrôle-toi, ou alors fais un effort ! ». J’ai fait un effort, des efforts, nombreux et encore, et c’était pire.

Quelques mois plus tard, je perdais mes moyens. Pourrais-je encore faire face, au travail ? Tout était inquiétant : le rendez-vous tout à l’heure avec un client, le repas ce soir à la maison, cette nuit où je risquais de me réveiller ; oh ! la grande peur dans la nuit… Est-ce que ça pourra finir un jour ?

Un espoir sournois et terrible : peut-être suis-je gravement malade ? Si seulement j’avais un cancer et que bientôt je meurs. Ce serait une issue enfin. Mais non, c’était autrement que c’était pourri. C’était la maladie de « l’à quoi bon ». Pourquoi se battre pour élever ses enfants, agir dans la société, aller aux spectacles. Pourquoi aimer ? Je savais bien qu’au fond je n’en avais plus la force.

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Je croyais au muscle et à l’intelligence. Mais voilà que j’étais dépassé. L’été dernier, en montant au refuge Chancel près du Lautaret dans l’Oisans, je m’étais fait doubler par un jeune de trente ans. C’était la première fois. Etait-il vraiment plus fort ? Je n’avais jamais été devancé dans ce genre d’exercice.

Mon œuvre convoitée n’émergeait guère, mon pauvre intellect était décidément bien décevant. Je ne savais plus vivre.

Un jour les fleurs pourraient-elles à nouveau éclore dans les arbres et la vie scintiller au printemps ? Peut-être n’étais-je pas assez malheureux. Un jour viendrait où je serais plus malheureux encore. Une autre lumière alors s’éveillerait, autrement et d’ailleurs. L’autre face

? Je n’y avais pas pensé jusque-là. J’étais habitué. J’étais distrait depuis longtemps. Un jour viendrait…

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vendredi 25 novembre 2005

LA FAILLE

Le jeune homme regarda furtivement par la faille de la serrure qui laissait entrevoir la chambre de l’autre côté. Il observa des formes, des couleurs, des choses qui bougeaient. Lorsque son œil aurait accommodé, il verrait mieux. Mais ce qu’il vit le terrifia. Les formes s’estompèrent, les couleurs s’effacèrent, il n’y avait plus que du blanc et du noir, bientôt seulement du gris. Les choses s’immobilisèrent. Ce qui se passait là pesait lourd. Comment la terre pouvait-elle porter, supporter, un tel spectacle ? L’air était compact, métallique, sans espace. L’ordre était radical, tout était en ordre en effet. Le temps même s’était arrêté. Rien, jamais plus. Le jeune homme s’interrogea : comment peut-il n’y avoir rien plutôt que quelque chose ?

Il préféra avancer de quelques pas, vers l’autre porte et son filet de lumière, pour entrevoir. Mais alors, c’était comme si la chambre, par minces bouffées, sortait par la faille de la serrure. Il vit ce qui pouvait avoir été des meubles, des objets, des formes humaines, qui s’allongeaient, se gauchissaient, s’étiraient, sortaient de la pièce par vagues. Mais où allaient-elles ces choses et ces formes ? Elles procédaient par ruses, et détours. Progressivement elles enveloppaient le jeune homme. Il était chaque seconde plus enserré, presque totalement recouvert. Si seulement ce n’était rien, pensa-t-il pour se réconforter. Mais c’était quelque chose, c’était trop, c’était plein, et cela envahissait.

Il se demanda : comment se fait-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ?

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24 Il chercha une autre chambre. Etait-ce la sienne ? Il voulut rentrer. Il poussa très fort.

La porte résistait, ne voulait pas s’ouvrir. Il s’épuisa, il se découragea. Il renonça à

forcer le passage. Pour ne pas tomber, il s’accrocha à la poignée. En réalité, la porte

n’était pas fermée, elle s’ouvrait simplement, mais dans l’autre sens, vers le jeune

homme. Il put entrer. Il sut qu’il était chez lui. Un souffle vint du fond de lui-même et

l’emplit de sérénité, douceur et volupté. Il ne cherchait plus, il s’était laissé trouver.

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dimanche 4 décembre 2005

TU REGARDES

1

Tu es dans la forêt de Chaux en juillet. Seul. Soudain le paysage s’est retourné. Il était anonyme, gris et frileux. Il est à présent peint de couleurs joyeuses, l’air est chaud, les arbres s’inclinent, si doux est le vent.

2

Tu es sur la colline du Mont Roland. Le ciel est lourd et tes chaussures, dures la terre et ton âme, les êtres absents. La colline s’est renversée dans le sol meurtri, elle pleure.

3

Tu es au bord du Gardon qui coule dans les Cévennes du sud. Le soleil brunit les peaux et les pétrit de volupté. Dans les eaux fraîches du torrent, tu sais : les doutes se sont effacés et les nuages s’estompent au-dessus des bois et des montagnes.

4

Tu écris dans la forêt chaude au bord du cirque de Baume-les-Messieurs, cet été, sur ta chaise pliante et souple qui t’accueille. Ton cahier t’écoute et te caresse, c’est ton violon et il vibre. La source au fond du vallon va son chemin.

5

Tu te réveilles sans y parvenir, ton corps douloureux de mal-être, le monde montre ses griffes et les gens leurs dents méchantes. Tu es loin de chez toi, en terre étrangère et hostile. Hiver en été.

6

Tu regardes cette petite fille qui vient de naître. Elle perce la surface de l’existence, elle fulgure le miracle qui sourd des entrailles. Le monde se tient debout, il avance et bondit. Tu jouis de l’horizon qui t’attire à lui et t’appelle.

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26 11

dimanche 4 décembre 2005

SANS ISSUE

L’homme avance sur le trottoir et va à son rendez-vous. Elle l’attend. Mais elle est si capricieuse - autant qu’elle est adorable. Le moindre retard pourrait tout perdre.

Arriver à l’heure, tel est le souci.

Devant l’homme, un vieux couple. Ils marchent côte à côte. Va-il les doubler à droite ? Il essaye. Mais les deux anciens prennent soudain la partie droite du trottoir.

Voyant un passage sur la partie gauche, changement de tactique, il s’avance dans cette direction. Mais ces deux-là vont à nouveau musarder du côté gauche. Impasse subite.

Deux fois, trois fois, la méchante scène se reproduit… Impossible de passer. Entre le mur des immeubles et les voitures en stationnement le long du trottoir, ils occupent tout le terrain. Pas d’issues pour passer.

Il devine à leur silhouette que ces deux-là sont des nantis, qui ne s’en sont jamais fait dans leur vie et qui ne pensent qu’à eux. Sûrement qu’ils ont passé leur vie à se regarder avec complaisance en leur miroir doré. Il voit bien qu’ils sont de la race des salauds. D’ailleurs que faisaient-ils dans les années quarante ? À leur allure, guère de doute qu’ils devaient être dans la milice, s’ils étaient français. Ce sont des allemands ? Alors ils étaient si complaisants avec les partisans de l’odieux tyran sanguinaire. On sent bien ces choses-là…

L’homme est exaspéré. Mais il est résolu.

Il est grand. Il est fort. Il a des bras puissants et de solides mains.

Une alliance subite et calme se réalise entre sa main droite et sa main gauche.

La main gauche se lève et exerce une pression latérale discrète et très ferme sur une tête, celle située de ce côté. Une démarche symétrique s’opère de l’autre main sur l’autre tête.

Les deux crânes du couple pervers se heurtent violement et efficacement. Les deux corps s’abaissent soudain, plongent vers le trottoir. Ils ont quand même temps de crier un peu.

Le chemin est libre.

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27 12

vendredi 16 décembre 2005

PATIENCE

Pour rencontrer ce qu’il me plait Mais pas trop tôt et pas trop vite

Que ça mijote et à feu doux C’est un désir, il est violent Mais il sait attendre longtemps

Il brûle mais il ne se consume Il éclaire toute la vallée

Donne vie à tout ce qu’il touche Il couve, il couve

Vous voulez savoir vite, vite ? Attendez encore un peu

C’est l’énergie De quoi, de qui ?

C’est féminin ou masculin ? Pour les hommes c’est le féminin Pour les femmes c’est le masculin

Est-ce l’amour de la patience Ou la patience de l’amour ?

(28)

28 13

Vendredi 6 janvier 2006

JEAN-PIERRE

Moi, ce Jean-Pierre, il m’a laissé un souvenir vraiment très précis, il n’y a pas beaucoup de copains de classe ou d’ailleurs, de notre jeunesse, qui avaient une personnalité aussi forte, et ce caractère de fer, et cette intelligence pénétrante et cette hardiesse, cette audace dans la vie. Je vois bien que tu es d’accord avec moi….

Tu te rappelles, on était en classe de 3ème, fin juin, au lycée de l’Arc, en cours de français, chez Monsieur Lance, qu’on appelait la gazelle. Jean-Pierre avait mis, juste avant qu’on entre en cours, les deux pieds de la table du prof, sur l’estrade, les deux pieds justes à la limite, sur le bord de l’estrade, vers la salle. Il suffisait qu’on touche à peine la table pour qu’elle pique du nez et se retourne les quatre fers en l’air au centre de l’allée centrale.

La gazelle rentre, pose son cartable sur la table. Et patatrac, la table roule comme un boulet jusque vers le poêle au milieu de la salle de classe.

Alors, dans le même instant, une odeur forte, puante et pénétrante envahit tout, intenable.

Bien sûr, tu savais comme moi que c’était Jean-Pierre qui avait fait le coup, le double coup de la table basculante et de la boule puante pour accompagner le mouvement …

Tu te souviens de la panique. C’était juste avant la fin des classes, quelques jours avant la distribution des prix. Jean-Pierre devait avoir le prix d’excellence, tout le monde le savait, et le premier prix de maths et de français et d’allemand, bref, j’arrête…

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La gazelle appelle le « surgé », qui appelle le principal : « Si le coupable ne se dénonce pas, toute la classe - on était bien une trentaine dans la classe – toute la classe, vous resterez quinze jours de plus, toute la première quinzaine de juillet, punis, assignés au collège, au lieu de partir en vacances ; l’économe va commander les provisions nécessaires pour les pensionnaires ».

Tu te rappelles, on savait bien que c’était Jean-Pierre l’auteur du coup. On voulait partir en vacances, mais on ne voulait pas le dénoncer, le Jean-Pierre. On l’aimait bien, on l’estimait, on l’admirait, même si on trouvait qu’il avait placé un peu loin le bouchon.

On a tenu quatre jours, jusqu’au 4 juillet. Dans les maisons le soir, c’était torride, les scènes de famille, je ne te dis pas, des tragédies grecques.

Le cinquième jour, midi moins une - pile -, dans le silence, devant le Principal et le « Surgé », comme un tribunal affublé d’une escorte de police, au milieu de la grande cour du collège, où on était tous rassemblés. Jean-Pierre, droit et digne, se détache du groupe, il marche avec calme. Il regarde tous les copains d’un côté, puis de l’autre. Il avance vers les deux autorités, aux visages impassibles et cruels.

Il s’arrête et il dit : « Monsieur le Principal, Monsieur le Surveillant Général, la boule qui sentait si fort, la table qui roulait si vite, savez-vous ? C’est moi ! Vous pouvez me passer les menottes ».

Nous, nous avons été libérés aussitôt ! Mais Jean-Pierre se vit instantanément retirer tous son palmarès : adieu le prix d’excellence, et de maths et de français ; et les autres. Mais il allait la tête haute, le Jean-Pierre. En plus, il est allé s’excuser, sans que personne ne lui demande rien, auprès de la gazelle, disant qu’il regrettait la peine qu’il avait pu lui faire, et sa grande bêtise à lui, le Jean-Pierre.

Tu vois, c’était en plus un grand cœur, un sacré mec…

Tu en trembles encore, je vois bien, et comme moi. Et la suite de sa vie, tu la connais ? Je vais te dire, il a continué le roman de Jean-Pierre.

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Vendredi 6 janvier 2006

CHEZ GRAND-MERE FRANCINE

Il était une fois la demeure de grand-mère Francine. C’était en juillet et les vacances. La maison était distante du centre du bourg, pour être tranquille, sans pour autant être déjà dans la campagne, où elle aurait été trop seule.

On pouvait y entrer par le bas, par la rue de Saint Hyppolite, par une sorte de petite ruelle qui pénétrait au cœur de la maison, sous les étages.

Si on allait tout droit, on pouvant prendre l’escalier de pierre. Il était dehors, avec de courants d’air.

Mais il traversait la maison ; il était couvert, à l’abri, et faisait un coude vers la gauche, pour conduire vers la partie haute, vers les chambres du premier étage où l’on faisait nos devoirs de vacances et où dormaient ma grande soeur et mon grand frère.

Cet escalier menait aussi vers le petit jardin où nous jouions dans l’herbe verte et épaisse, qui caressait nos jambes. Il y avait aussi un groseillier généreux qui, à la saison, succulait de fruits rouges ; à côté, un prunier avec des mirabelles rondes, jaunes, roses et fraîches et qui sucraient nos bouches.

En bas, avant l’escalier, au lieu de monter, on pouvait tourner tout de suite à gauche et prendre la porte d’entrée du rez-de-chaussée. C’était une porte en bois, simple, peinte en blanc, avec une partie vitrée à mi-hauteur encadrée d’un modeste fer forgé. La pièce où l’on entrait était sombre, le sol dallé de pierres lisses, froides et humides. C’était si bon quand on venait de la rue avec trop de soleil. C’était l’intimité du monde de Francine, notre bonne grand-mère, réservée et douce, discrète et toujours là, à s’occuper de nous.

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Cette première pièce conduisait à la salle à manger, sombre encore, car des rideaux aux fenêtres filtraient la lumière du dehors. Toute l’année, on aurait voulu y être, à cette table où le potage aux herbes sauvages fumait sur la table ; où nous étions tous réunis en silence, attendant le signe de grand- mère, pour commencer le repas. Ensuite il y avait la daube cuite au vin rouge, cette sauce unique sur les pommes de terre chaudes. Et au dessert le gâteau de ménage, comme il ne s’en faisait nulle part ailleurs, même dans le Haut Doubs. C’était plus fin, un je ne sais quoi d’excellence qui venait de la recette tenue cachée et du talent de magicienne de Francine.

La chambre au-delà de la salle à manger, c’était la chambre à coucher, où nous dormions mon frère et moi, devant une grosse armoire en merisier, belle, jaune clair et presque rouge par endroits, là où les nœuds dans le bois dessinaient des grosses têtes qui faisaient peur à mon frère. Mais celles qui me regardaient me faisaient un clin d’œil tendre et gentil. C’est Francine qui me l’avait dit, à l’oreille, en me faisant le bisou d’avant dormir.

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vendredi 20 janvier 2006

ALEXANDRE

1

Bonjour Alexandre, frère voisin génial qui marche tête baissée, en bougonnant contre la terre entière, sa mèche de cheveux en colère. Mais il a oublié de se laver. Longtemps que son travail l’a quitté, dix ans qu’il n’est plus Agent de change à la Bourse de Paris. Le RMI lui suffit pour voir le monde mieux que nous, qui possédons et croyons savoir.

2

Denis, buraliste et marchand de journaux, place Victor Hugo, connaît tous ses nombreux clients. Il les aime. Quelques mètres carrés où toute la ville passe, se retourne et respire, avant de continuer son cours.

Clins d’œil, sourires et cliquetis de pièces de monnaies.

3

Les rues se croisent au carrefour des Carmes. Les bus et les voitures roulent vite, dans le vent froid, entre les piétons qui traversent, et marchent à pas rapide vers le travail qui urge et les courses en ville qui urgent plus encore, vers l’enfant qui attend à la maison ou la mère malade.

4

Devant les galeries Lafayette, Hélène est là qui fait la manche. Son visage nous interroge : le monde est-il facile ou cruel ? Dur comme le réel ou artificiel comme la comédie ? Elle est assise derrière son petit écriteau - « à chacun sa galère » - , et me regarde.

5

La place Saint Pierre grouille de voitures, des gens partout, les vélos à contre sens.

C’est là que la ville s’est libérée un 8 septembre il y a longtemps. Aujourd’hui, elle noue ici

son existence, elle se demande si elle est libre, si l’envahisseur n’avance pas caché.

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Le pont Canot. Des fleurs flottent sur le Doubs, des roses rouges. Des passants les jettent dans

la rivière, car dans la Seine, des frères ont été jetés, il y a quarante ans. Les autres passants ne

voient pas la rivière pourpre d’anniversaire. Ils courent. Après quoi ?

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vendredi 20 janvier 2006

LA MOBYLETTE DE RAYMOND

La mobylette beige de Raymond était élégante et légère. Elle roulait vite lorsqu’elle était bien lancée et que la route allait en ligne droite.

Il aurait pu la mépriser ou la haïr, car elle n’égalerait jamais cette voiture puissante et étincelante- Il en avait rêvé - qu’il aurait pu avoir, qui l’aurait transporté en ville et ailleurs, dans des voyages lointains.

Il allait ainsi, en motocyclette, aussi souvent que son m étier de magistrat le lui permettait, jusqu’au bois Callot, à quatre kilomètres de Dole, au bord du Doubs, à la pêche.

Souvent il s’y rendait déjà la veille pour lancer des appâts, faits de pommes de terre cuites mêlées d’assaisonnements et autres condiments, pour les carpes et les brochets.

Il l’aimait bien sa petite cylindrée. Avec elle, c’était une vraie liberté. Il s’échappait de la ville, de son métier, et de cette famille nombreuse, qui pourtant lui était précieuse, par-dessus tout.

Sa mobylette, sa canne à pêche et les poissons qu’il ramenait, c’était aussi le portrait de mon père.

Il savait que s’éloignait le rêve de son adolescence, de devenir écrivain. Il avait tant aimé lire Victor Hugo, son compatriote de Besançon. Il s’était souvent essayé à écrire. D’abord d’une plume sensible et romantique. Puis dans d’autres genres plus réalistes, policiers parfois. Toujours un monde personnages et d’aventures, voyageant dans la diversité des milieux sociaux et évoquant le destin des âmes, parmi les ombres et la lumière.

Très vite il avait su qu’il avait du talent. Longtemps il avait espéré que ses manuscrits, plusieurs romans, seraient publiés. Mais rien n’était venu. La malchance ? Une conduite d’échec, comme auraient pu dire quelques méchants psy… Ou le destin ?

Mais il avait fini par aimer, malgré tout, cette vie-là, que ne couronnerait jamais aucun Goncourt. Elle était devenue aimable, belle à ses yeux et à ceux du monde.

Il allait sur sa mobylette beige, élégante et légère.

Un jour, son cousin Pierre vint le voir, depuis Besançon, en passant. Il avait une traction-avant Citroën 15 chevaux, le mieux de ce qui se faisait à l’époque. Il était gentil le cousin Pierre et avait bien réussi dans l’industrie. Mais il ne sut jamais le mal qu’il fit à mon père en lui disant : « Comme tu es amusant, Raymond, sur ta pétrolette ».

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Dimanche 29 janvier 2006

LE COLONEL CHABERT

C’est un des quatre murs de la salle de séjour

Une étagère de sept mètres de large et de deux mètres et demi de hauteur.

Surface géométrique, lignes droites, angles droits

Sur les deux tiers de la surface, du côté gauche, deux meubles-étagères semblables, qui portent de nombreux livres. C’est une bibliothèque.

Tout est bien rangé. C’est très tassé. Pas ou peu d’espaces libres. Est-ce que ça affiche complet ?

À droite, sur le dernier tiers de la surface du mur, il y a la reproduction d’une gravure (40 cm X 50 cm), qui représente en noir et blanc, un personnage, son buste et son visage, avec un bonnet. Longue chevelure. Il vous regarde.

Mais vous voit-il ? D’où vient-il ? Un familier du lieu, un ancêtre, un être aimé ?

Plus loin, à l’extrême droite, dans l’angle de la pièce, une horloge qui pourrait être une « horloge comtoise ». Ancienne, en bois de sapin.

En haut, le cadran indique l’heure en chiffres romains.

Le balancier rythme le temps, avec un léger cliquetis.

Comme dans une marche lente, régulière, le rythme du sang dans un cœur humain.

Cela va-t-il continuer longtemps encore ?

Le personnage écoute l’horloge. Il s’apprête à intervenir. Cette atmosphère trop lente, géométrique, où rien ne se passe, ça ne peut pas durer ainsi.

Le fond du mur, qui n’apparaît que dans cette partie droite, est de couleur jaune clair (jaune blé).

C’est un beau terrain d’action, celui d’un ancien champ de bataille napoléonienne, dans les champs de blé de l’Ukraine lointaine.

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Dans chacune des deux meubles-étagères, plusieurs niveaux. Sept niveaux. Mais d’une étagère à l’autre, ils ne se correspondent pas.

Un frisson sauvage semble contester l’ordre établi.

Sur les deux niveaux du haut, des livres de petit format, genre « livre de poche ».

À gauche, certains ouvrages sont plus riches et bien reliés.

Un conflit latent n’a-t-il pas lieu entre plusieurs cultures, plusieurs représentations de l’existence et du monde, dans cette maison où respirent des histoire de vie, celles d’une famille et d’une époque ?

Dans la partie centrale de cette double étagère et à mi-hauteur – le ventre – les rayons sont plus espacés, avec des livres plus gros et plus en hauteur : dictionnaires Petits Robert (noms propres, noms communs) ; un ensemble d’autres dictionnaires, sans doute des encyclopédies.

Où est la vie dans le grand tableau constitué par ce haut mur rectangulaire ? Elle semble venir de ce personnage au regard pénétrant, dont la présence rayonne et se répand dans la vaste salle toute entière.

Il ne va pas en rester là. Il est là pour quelque chose. Pour agir. Il respecte l’écoulement du temps. Mais il va décider de rompre le cours tranquille du temps cosmique. Son temps intérieur est en train de sourdre.

Il va vers ces livres immobiles. Et déjà ils se mettent à respirer. Commence un léger frémissement, comme un début de vague, entre flux et reflux.

Car ces livres cachent bien leur jeu. Sous l’apparence placide et parfaite, ils contiennent de grandes rumeurs qui montent du fond des êtres et des entrailles de la société.

Comme le maître des lieux, qui revient à la vie. Il a semblé balancé longtemps entre la fragilité, la menace de la dérive et un élan vital rare, la poussée de l’être, la force primordiale. Sa vie s’est risquée entre la faute et la vie bonne. Son existence fut un combat. Sur les champs de bataille extérieure ou plus encore dans une existence de peurs et de passions, rares et vives, celles qui montent des reins et des cœurs. Il n’a pas dit son dernier mot.

- Voulez-vous avoir l’obligeance de nous donner votre nom ? - Chabert

- Est-ce le colonel mort à Eylau ? - Lui-même…

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Vendredi 17 mars 2006

L’ENVOL DES HIRONDELLES

-

Une jeune fille qui se baigne dans l’eau fraîche de la rivière à l’orée de la forêt

-

La pensée qui se retourne sur elle-même en silence

-

L’envol des hirondelles un soir d’été par-dessus les toits

-

Le sourire d’un petit enfant après son rot, léger et musical

-

Dieu qui se cache tout en suggérant qu’il est là

-

Dire une méchanceté avec douceur

-

Transformer un geste pervers en bénédiction d’évêque

-

La frénésie des sens d’un mystique espagnol au 17

ème

siècle

-

Une coccinelle qui hésite entre deux chemins

-

Un érudit qui dit doctement qu’il ne sait pas

-

Un être qui exprime de la sollicitude à ses voisins dans un monde cynique

-

L’être aimé qui respire

-

La senteur de l’eucalyptus un joli mois de mai à St Raphaël

LE SOLEIL QUI SE REFUSE

- Les jours trop courts

- Mes bronches qui ne se dilatent pas sassez - Ce logiciel de scanner qui me résiste - Le soleil qui se refuse à nous

- La fatigue le soir qui me prive de la joie de rire et de pleurer lors d’une représentation géniale au théâtre

- L’être aimé qui se prend pour ma belle-mère

- La télécommande de « canal satellite » qui ne répond plus

- Mon mauvais caractère

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39 - Ne pas savoir si je suis colérique ou coléreux

- Voir naître des enfants de parents qui ne s’aiment plus - Les acariens de la moquette qui attaquent

- La batterie de ma Renault 19 qui se met en grève sans préavis

- La fringale du soir en me couchant alors que j’ai décidé de faire la diète

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vendredi 17 mars 2006

SOUS LA PEAU, L’OCEAN

Il faut partir, il faut se déplacer.

Il y faut l’océan et ses vagues qui jaillissent, viennent et reviennent, toujours impétueuses, et l’écume blanche jusqu’à nous, sur la plage bretonne.

Il faut le sable chaud et doux où s’enfoncent nos corps en langueur, qui épousent la terre mère et nous repose.

Il faut le sel qui pique ma peau sèche mais si doux à goûter dans le cou de ma belle.

Il faut se mêler à l’eau sombre et bleue, fraîche et vive, qui saisit tous les membres, d’abords apeurés et bientôt rassurés, heureux d’un bonheur qui dure de longs moments rares, sous la peau jusqu’à la chair et les entrailles.

Il faut sentir que l’autre rive, c’est l’Amérique, à portée de frissons, grâce à la mer, en un éclair, sous les étoiles au bain de minuit.

Il faut humer le vent du large et les senteurs marines jusqu’au tréfonds de la poitrine et voir renaître l’enfant joyeux, qui veut vivre, plus fort, à l’infini, de toutes ses fibres.

Il faut deviner que, si rien ne va, il y a la mer.

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vendredi 17 mars 2006

LES HIRONDELLES AIMENT TELLEMENT REVENIR AU PAYS

Les nuages froids sont épais. C’est le milieu de l’après-midi, Il ne devrait pas faire nuit avant longtemps. Mais c’est la pluie. Il fait très sombre déjà.

Les maisons ont été construites au hasard, comme en chaos. C’était la poussée de l’industrie, début du vingtième siècle. Une maison ici, une autre là. Sans principe, à la v’là comme j’te pousse. La cacophonie rivalise avec la banalité des murs, des fenêtres et des toits. On dit qu’auparavant c’était ici de belles prairies vertes et de grosses fermes, solides et harmonieuses, entre Doubs et Dessoubre.

C’était au temps jadis.

On lit à paysage découvert que les riches, les propriétaires, les cadres supérieurs et les rentiers, sont allés ailleurs goûter l’urbanisme, l’architecture et leurs élégances. Ici, il fallait bien vivre et faire semblant de construire des maisons, pour loger, dormir un peu, et repartir s’user à l’usine. On récupère comme on peut sa force de travail.

On ne saurait dire si ce sont des rues, des routes, des chemins, ou même des caniveaux. Un peu de tout, à la fois.

Dans les petits jardins - il y en a - ne cherchez pas des fleurs, à quoi bon ? Les saisons sont courtes dans le Haut-Doubs et l’urgence, pour des petits salaires, c’est le manger et le potager.

Derrière la barrière de son petit jardin justement, une femme déjà âgée me regarde passer. Malgré de longues années d’usine et son dos voûté, une flamme brûle en ses yeux sur son visage aux belles rides de vie. Elle m’interpelle : « Vous avez vu le retour des hirondelles, comme elles sont belles ce printemps ? Elles aiment tellement revenir ici, au pays, elles s’y plaisent, c’est comme nous ».

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Vendredi 14 avril 2006

LA BELLE DE PRAGUE

Le car des touristes roulait dans les rues de Prague, en cette fin d’après-midi de juillet. Les passagers, quelque peu ivres de fatigue, étaient encore émerveillés de toute la beauté de cette ville inouïe. Dans quelques minutes, ils arriveraient à l’hôtel pour le repas et le repos.

Un couple est à l’arrière du car. La femme se lève. Elle va parler à une amie vers l’avant, puis revient vers son homme.

Un choc brutal survient. Le chauffeur a freiné brutalement pour éviter une voiture imprudente qui lui barrait la route. Tous les passagers sont projetés vers l’avant, poussés par une force rapide et puissante. Mais ils peuvent s’agripper à leur siège et restés amarrés.

Mais elle, qui marchait pour retourner à sa place, est comme aspirée par le dos et propulsée, vers l’avant du car, d’où elle vient. Elle est violemment projetée à terre.

Elle hurle, un immense cri de douleur extrême et de détresse. Elle est immobilisée, allongée sur le dos, contre le plancher du car, au milieu du couloir. Elle peut dire : « J’ai les reins brisés ».

Il quitte sa place et va vers elle. Elle le regarde, intensément. Sans doute devine-t-elle que le pire lui est arrivé.

Lui aussi, il la regarde. Comme il ne l’a jamais vue. Il pressent que sa femme, peut-être, ne pourra plus marcher. Un éclair dans son esprit le projette vers l’avenir : le reste de leur vie, elle sera dans un fauteuil d’infirme, et lui à ses côtés.

Il lui donne la main. Un élan de confiance lui monte des entrailles. Il sait que le pire n’est pas si grave : leur vie sera certes bouleversée, mais ils vieilliront ensemble, l’un et l’autre, autrement. C’est un beau projet que veiller sur la femme aimée, si précieuse, qui en aura tant besoin. Oui, la vie vaut encore la peine d’être vécue, plus belle que Prague.

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vendredi 14 avril 2006

CELLE QUI…

Celle qui, silencieuse et attentive, servait la soupe fumante à toute la maisonnée.

Celui qui se laissait tirer les moustaches par ses petits-enfants, en souriant.

Celle qui voyait des êtres de lumières par-delà le visage de ses voisins, dans son quartier.

Celle qui, enfant, mettait sa tête avec délice, sur la poitrine de son père, avant d’aller dormir.

Celui qui, sur la table de la salle à manger, marchait, comme Lucky Luke sur son cheval, en tirant en l’air de coups de feu invisibles.

Celui qui, enfant au beau visage d’ange, regardait les autres avec des yeux de clown triste.

Celui qui, anxieux, attendait souvent le retour de son enfant, qui peut-être avait eu un accident, toujours imaginaire.

Celle qui, le matin, avait le regard noir d’une nuit où elle avait vu basculer le monde dans ses rêves.

Celle qui, jeune fille, aimait le voisin de son âge et lui parlait de choses insignifiantes, sans oser le lui dire.

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vendredi 14 avril 2006

« QUAND SOI-MEME …

Quand soi-même

On éprouve chaque matin,

Que la vie à venir peut être très brève

– celle des êtres aimés et la sienne propre

On a plus encore le désir de vivre avec ferveur

On sait que le plus beau patrimoine à laisser en héritage

C’est le goût du bonheur et des autres

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vendredi 14 avril 2006

QUE VOUS RACONTER ?

Que vous raconter ?

Sinon que rien ne peut se dire vraiment, Sans le frémissement de la peau

Que vous raconter ?

Si ce n’est que la vie sans récit S’étouffe au premier carrefour

Que vous raconter ? Si ce n’est que mes fruits

En disent plus que mes vagues chimères

Que vous raconter ? Sinon que les hirondelles Chantent mieux que les bavards

Que vous raconter ? Sinon que la mer est belle Quand les dauphins jaillissent Dans les rayons de lune

Que vous raconter ?

Sinon que les étoiles brillent Derrière les yeux des enfants

Quand les grands-mères et les grands-pères

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Leur disent « il était une fois… »

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Que vous raconter ?

Sinon que le petit café du matin Importe plus

Que les éditoriaux des grands journaux

Que vous raconter ? Sinon que dire

Permet de joindre en soi Le temps de l’horloge Et celui de la conscience

Que vous raconter ? Sinon que l’important C’est d’aimer et de vouloir

Que vous raconter ?

Sinon que le tic-tac de la pendule Est un bonheur rare

Et la paix d’exister

Que vous raconter ?

Sinon que seul le silence est grand Et devant l’horizon un corps recueilli

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Vendredi 2 juin 2006

L'ALEPH INFINI

Je m’inclinai et regardai dans ce trou, tellement étrange, trois centimètres à peine de diamètre et une énigme sans fond.

D’abord je ne vis rien, que ce grand vide au-delà du trou, sombre, obscur même. Mon regard s’habitua. Je commençai alors à entrevoir.

Ce fut d’abord une sorte de nuage, qui venait de très loin et qui flottait, de forme très allongée et moutonneuse, le plus souvent blanc et gris, bleu et rose par endroits.

J’aperçu un être vivant étendu sur le nuage, comme sur un matelas. J’étais tranquille, comme lui apparemment était tranquille. J’ai dû manquer de discrétion. Car j’ai vu qu’il m’avait vu. Le nuage s’est rapproché de la cavité de l’aleph. Cet être me regardait et me fixait, regard qui transperçait, qui envoyait des rayons de lumière. Des rayons de mort ou des rayons de vie ?

J’ai voulu fermer ce lieu sans fond avec ma main. Mais mes doigts ont été aspirés dans le vide. Ils ont été précipités à grande vitesse vers les yeux de l’être étrange, sur son nuage.

J’ai vu que c’était un petit gnome, qui toujours me fixait de son curieux regard. Mais j’ai compris que ce regard apeuré était doux et bon. Mais alors, mes doigts risquaient de lui faire mal aux yeux, peut- être les lui crever ?

Mes doigts dessinèrent alors comme un rond de doigts autour du visage du petit être insolite. Mes doigts s’étaient transformés en dix nouveaux petits gnomes qui dansaient autour des yeux du premier d’entre eux. Et ses yeux pleuraient de pluie abondante, d’orage et d’éclairs.

Et les dix petits gnomes se mettaient aussi à pleurer. Le ciel était immense et noyé par des milliers, puis des millions de larmes.

La pluie devint moins intense. Bientôt elle cessa. Le soleil m’apparut. Ils étaient bien onze petits génies à présent.

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Le onzième était en position, et en tenue, de goal d’une équipe de foot. Et les autres se distribuaient les fonctions : la ligne avant et ses buteurs, les milieux de terrain et les défenseurs,

Mais il n’y avait pas de ballon. Peut-on jouer sans ballon ? Je cherchai des yeux l’autre équipe. Elle arrivait. D’autres petits génies aux formes tout autant surprenantes, mais ils étaient rouges, alors que les miens étaient bleu. Mais il n’y avait toujours pas de ballon.

J’entrevis l’univers immesuré, plus et mieux que la terre, des myriades de terres, de planètes et d’étoiles, par constellations à l’infini.

Un bruit strident, terrible, violent, et grandiose secoua le cosmos dans ses profondeurs. Une planète émergea au milieu de ce paysage inouï d’au-delà des limites : c’était un ballon rond.

Le jeu commença. Je n’avais jamais vu un match aussi enlevé et aussi joyeux.

Leur était-il beaucoup donné donc parce qu’ils avaient beaucoup pleuré et qu’ils avaient su attendre…le ballon rond ?

Mes amis mystérieux étaient-ils humains ? Et nous, le sommes-nous ?

N’y a-t-il pas cette étrangeté en moi, qui seule me permet de me reconnaître ? Deux êtres ne m’habitent-ils pas, le même et l’autre ? Et le plus vrai des deux, ne serait-ce pas l’autre, le petit gnome en moi et son énigme ?

Qui m’apprend que pour bien vivre, la voie est sortir d’ici et de viser loin, au delà même du moi et du toi, cette troisième dimension où se dépassent les ego, vers le vaste monde et le Tout-Autre? S’aimer ne serait plus se regarder sans bouger, mais courir vers plus loin que soi, sans trop se poser les questions des gens sérieux et raisonnables. Le chemin le plus court vers soi-même serait le détour par l’autre, l’ailleurs et l’inconnu, où se mêlent la belle gravité responsable et la fête joyeuse ?

Comment transmettre aux amis l'Aleph infini que ma craintive vision embrasse à peine ?

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Vendredi 23 juin 2006

NAISSANCE

18 août 1943. Quatre heures de l’après-midi. 84 ( ?) rue des arènes à Dole. L’immeuble qui fait l’angle entre la rue de Arènes – c’est l’extrémité de la rue – et l’avenue de Paris. Mes parents habitent ici depuis peu, avec leurs trois enfants : Rolande, Gérard et Jean-Marie. Ils arrivent de Montbéliard, où mon père était magistrat. Il vient d’être nommé juge au tribunal de Dole. Ai-je été conçu à Montbéliard, ou dans le hameau des Seignottes, au pays de Maîche ? Dans le monde encore paisible d’une ferme plutôt riche du Haut Doubs, ou dans une vieille ville austère, devenue industrielle, où les allemands contraignent mon père à rendre la justice. Il y avait des juifs parmi les prévenus. Que sont- ils devenus ?

On m’a souvent raconté que j’ai laissé passer la date prévue : une, deux, trois semaines de retard, ou plus ? Mais lorsque le moment est venu, je n’ai pas su attendre davantage. C’est venu si vite que mon père a envoyé d’urgence ma sœur Rolande chercher la sage-femme, madame Richard, qui habitait au milieu de la Grande Rue. Rolande a couru à perdre haleine dans les rues de la ville. Mais madame Richard est arrivée trop tard. J’étais déjà sorti en hâte. Mon père a dû me baptiser lui-même. - baptême sous condition – curieuse expression qu’il m’a souvent répétée. Sous condition de quoi 1?

1En droit canonique, il est dit que " Le baptême devant être unique, un prêtre célèbre un baptême sous condition lorsqu’il ignore si une personne est ou non déjà valablement baptisée. Ex : cas d’un enfant abandonné ou ondoyé " (Dictionnaire de droit canonique). L’expression de mon père avait sans doute un sens différent, mais, par analogie, sans doute faut il comprendre qu’il me baptisait dans l’éventualité où je ne pourrais pas être baptisé par un prêtre, si je venais à mourir.

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Sans doute ne voulais-je pas sortir d’un lieu si doux et de si grand bien-être. Je savais probablement que c’était la guerre au dehors. Elle était terrible sur les champs de batailles, dans toute l’Europe. En France l’occupation était féroce, avec une milice française complice. A Auschwitz des êtres humains en grand nombre étaient humiliés jusqu’à la mort. Les bébés en leur mère savaient peut-être.

Mais déjà il me fallait décider. Attendre, c’était beau et prudent. Mais, passé un certain délai, c’était le risque de ne jamais vivre. Naître dans un monde de mal, ou ne pas naître, c’était la question. La décision prise, l’exécution fut immédiate, et même précipitée. J’ai gardé cela depuis. On m’invite à aller plus vite. Mais quand je décide, c’est souvent rapide, et parfois dénué de ménagements. Dès l’origine, la gestion du temps me fut problématique.

Il y eut peu de visiteurs auprès de ma mère, car mes parents ne connaissaient encore presque personne à Dole. Une seule visite peut-être : madame Amoudru, la femme du Président du Tribunal. Savez-vous ce qu’elle à trouver à dire à ma mère ? Que j’avais « une grosse caboche »… Non, mais des fois ! Ma mère en avait été un peu vexée…

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vendredi 23 juin 2006

1649, SUR LA ROUTE DE STOCKHOLM

RENE DESCARTES,

HOMME DE RAISON ET DE REVE

Il avait accepté de se rendre à la Cour de Suède, à l’invitation de la Reine Christine. Il n’avait pas vraiment envie d’y aller. Mais il se disait qu’il n’avait guère le choix : elle pouvait atténuer sa précarité matérielle, et le protéger aussi des autorités scolastiques si puissantes, qui ne le portaient pas dans leurs cœurs.

Il s’endormit auprès du grand poêle de faïence, dans sa chambre d’auberge. La route avait été longue, c’était fatiguant à son âge.

De grosses bûches de bois avaient été mises dans le poêle, qui chauffait fort, rougeoyait et illuminait une bonne moitié de sa chambre. Mais curieusement l’autre moitié était sombre, une nuit presque totale.

Dans la partie de lumière vinrent plusieurs visiteurs, des personnages importants. Ils parlaient de science et de raison. Ils savaient tout, de la vie et du monde. Ils fronçaient aussi les sourcils. « Comme s’ils étaient malheureux d’être seuls avec eux-mêmes », se demandait René.

Car lui était heureux d’être dans la partie sombre de la pièce. Le monde existe-t-il ? Et Dieu ? Ici, René ne saurait le penser, mais il sentait que c’était bon la vie, que son monde à lui, plein de chimères, était habitable et peuplé d’êtres bien vivants, qui irradiaient de confiance.

Des petits gnomes dansaient autour de lui en fumant la pipe. L’un d’eux s’approcha. Il prit la main de René et lui dit : « Viens avec moi, n’aie pas peur ».

René se sentait bien avec ses petits amis, les travailleurs de la nuit.

Pendant ce temps les doctes personnages de lumière dissertaient en son nom : ils pensaient et recréaient un monde nouveau.

René rêva tant et plus. Il se disait: « C’est grâce à mes amis de l’ombre que je suis. Ce serait un grand malheur si ceux qui liront mon testament ne retiennent que la pensée claire de mon message. J’ai fait tant de songes dans ma vie, c’est là que j’ai puisé la force d’aimer. Je rêve donc je suis. »

Au petit matin, il retrouva le monde diurne. Mais quelques mois plus tard, à la Cour de la Reine Christine à Stockholm, la mort vint le chercher. Il rêve encore.

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Vendredi 30 juin 2006

IL ETAIT UN PETIT HOMME

Il était un petit homme - oh là ! pas rigolo du tout.

Un léger tic quand il vous disait bonjour et vous serrait la main.

Une des épaules - la droite, la gauche, je ne sais plus - opérait un petit sursaut au-dessus de son niveau antérieur.

Je l’ai vu longtemps, souvent, comme Marie Cardinal son autre petit

homme à elle.

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vendredi 30 juin 2006

PLACE VICTOR HUGO

Il y a une place publique, les voitures et les bus passent, vite, et Victor Hugo y est né.

Il y a plusieurs immeubles ; les frères Lumières y sont nés, et aussi Charles Nodier.

Il y a sur une façade un portrait de Gustave Courbet, pour faire semblant qu’il nous regarde.

Il y a le local exigu d’un grand parti politique ; il est majoritaire, coincé entre l’héritage de Charles l’indépassable et le nouveau général Sarko, va-t-en guerre qui se dit apôtre de la rupture.

Il y a ces bisontins passant pour acheter leur journal ou leur paquet de cigarettes.

Il y a ceux qui viennent ici pour venir, parce que les cigarettes et le journal, cela ne suffit pas.

Il y a cette atmosphère d’été ; le bureau de tabac est ouvert à tout venant, comme s’il était au milieu de la place, on y parle de la Coupe du monde de foot, des enfants en vacances qui viennent voir leurs parents et des petits bébés qui naissent.

Il y a cette atmosphère d’hiver où il faut que les portes du magasin soient fermées, car Besançon n’est pas la côte d’Azur, la température est tonique plus qu’il ne faut. Alors on parle, en chuchotant, des mérites des uns et des déboires des autres.

Il y a celui qui vient parce tout seul il défaille et que, dans un monde sans curé pour se dire, où il faut payer pour se guérir de solitude, il est des commerçants, qui par-dessus le marché, vous aident à vivre et à parler avec vous-même.

Il y a que cela va mieux avec les mots pour le dire et des êtres pour les écouter.

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vendredi 30 juin 2006

PREMANON

Et un jour il faudra bien que j’essaye de dire que je suis né une nouvelle fois à Prémanon, à la colo du Mont-Fier. Une renaissance en adolescence.

J’avais dix ans. Nous y sommes allés, mon frère et moi, car nous avions eu la coqueluche, et là-haut, c’est bon pour la santé des poumons.

C’était un bout du monde. Au-delà des plateaux du Jura et du long trajet en chemin de fer par les viaducs grandioses de Morez. Et en car, par la route qui montait en lacets, dans la forêt sans fin des sapins, jusqu’au pied du Mont Fier, le bien nommé.

Sa haute et large paroi verticale et son sommet boisé abritaient et protégeaient cette clairière, où trônaient, modeste et impériale, la colo, cette vieille ferme avec son petit pont, où montaient les charrettes de foin vers la grange, transformée en réfectoire.

Les petits moments de cafard. C’était la première fois que je quittais Dole et mes chers parents. La visite des parents, ce doux bonheur le matin quand arrivaient les cars, les gros sanglots au moment des adieux en fin d’après-midi.

Plus tard, à onze et douze ans, c’était la grande colo. Oh combien plus adulte j’étais devenu ! Les grands jeux dans les prés : la tèque, un sport tellement plus prestigieux que le tennis, et plus collectif, et moins mercantile et tout et tout …Les jeux de pistes en forêt qui se transformaient en labyrinthe : on avait peur de se perdre, et peut-être plus encore de se retrouver trop vite.

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