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Géographie Économie Société : Article pp.123-132 du Vol.16 n°1 (2014)

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Regards

Géographie, Économie, Société 16 (2014) 123-132

géographie économie société géographie économie société

sur…

GES participe de manière classique à la vie scientifique par la diffusion des travaux des chercheurs, les comptes rendus de livres et de colloques etc. Nous proposons à travers cette rubrique « Regards sur les questions d’actualité » d’ouvrir la revue aux débats contemporains autour de questions d’actualités qui relèvent de la sociologie, de la géographie, de l’aménagement et de l’économie… L’objectif est de retracer, à partir d’interviews, le parcours de chercheurs et de penseurs provenant d’horizons disciplinaires divers et de recueillir leurs regards sur les grands enjeux spatiaux et sociétaux.

Lise Bourdeau-Lepage* et Leïla Kebir**

Une interview de Robert Salais

Par Lise Bourdeau-Lepage et Leïla Kebir

Chercheur engagé et humaniste, Robert Salais s’attelle très tôt à comprendre les ressorts du fonctionnement social et en particulier de l’emploi, notamment en mobilisant la notion de convention. Il nous livre ici ses réflexions sur son parcours et sa vision pour une approche de l’économie dans laquelle l’humain retrouverait une réelle place.

* Université Jean Moulin - Lyon 3, UMR EVS-CRGA, lblepage@gmail.com

** École des ingénieurs de la ville de Paris, leila.kebir@unine.ch Cette interview a été réalisée le 24 février 2014 à Paris.

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Fonction actuelle :

Directeur de Recherche (CNRS) émérite

Chercheur associé IDHE (Institutions et dynamiques historiques de l’économie et de la société)

Chercheur associé Centre Marc Bloch (Berlin) Discipline : Économie, Sociologie économique Fonctions passées : Ancien Administrateur de l’Insee

Ancien directeur de l’UMR « Institutions et dynamiques historiques de l’économie » de l’École Normale Supérieure de Cachan.

Robert Salais

 Robert Salais naît à Tour en 1941. Bon élève, antimilitariste, c’est un peu par la force des choses qu’il entre à l’École polytechnique (promotion X61). Intéressé par les chiffres et les questions économiques et sociales, il poursuit son cursus à l’École nationale de la statistique et de l’administration économique (ENSAE) jusqu’en 1966. Robert Salais y trouve un lieu foisonnant et de grande liberté intellectuelle. Il y animera, avec François Limet et sous la direction d’Edmond Malinvaud (futur directeur de l’Insee) un groupe de travail sur les premières estimations économétriques faites en France de la courbe de Phillips reliant variations du taux de salaire à celles des prix et du chômage, et l’équa- tion de Brechling visant à expliquer les ajustements de l’emploi sur le marché du tra- vail dont les résultats précurseurs donneront lieu à publication. Son diplôme en poche, il rejoint la division « Emploi » de l’Insee qu’il dirigera de 1973 à 1980. Il y poursuit ses travaux et invente le concept de flexion des taux d’activité1. Durant ces années, il s’intéresse, dans le sillage d’Alain Desrosières à l’histoire de la statistique. Séduit par la recherche, il demande à intégrer l’unité « Recherche » qu’il rejoint entre 1980 et 1985 et qu’il dirigera à partir de 1983. Il s’attelle, avec Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud à la publication de l’ouvrage L’invention du chômage. Passionné par les questions de coordination des acteurs et des conventions, il fonde avec François Eymard-Duvernay et Laurent Thévenot qui le rejoignent à l’Unité ainsi qu’Olivier Favereau, André Orléan et Jean-Pierre Dupuy ce que l’on appellera l’Économie des Conventions. Ensemble, ils publient en mars 1989, le numéro spécial de la Revue Économique sur « L’économie des conventions ». Poursuivant ses travaux, appliqués cette fois à l’entreprise, l’inno- vation et l’économie comme coordination productive, il collabore avec Michael Storper avec qui il publie en 1993 Les mondes de production. Enquête sur l’identité économique de la France. Approfondissant toujours plus son questionnement sur les conventions, il commencera alors à poser la question de l’État et de son rôle. En 1986, il obtient d’Edmond Malinvaud la possibilité de créer un groupement de recherches (GDR) avec le CNRS, l’IEPE (Institutions, Emploi et Politique Économique) où collaboreront, entre autres, Pascal Petit, Michel Margairaz et Antoine Lyon-Caen. Robert Salais gagnera ainsi jusqu’à son départ à la retraite, tout en étant rattaché comme administrateur de l’Insee au CREST de l’ENSAE, la liberté de travailler comme chercheur en économie dans le

1 Le concept de flexion des taux d’activité consiste à prendre en compte les chômeurs découragés qui sortent d’eux-mêmes du marché du travail et qui font ainsi monter le chômage bien moins que ce qu’on attendrait au vu des réductions d’emplois.

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cadre du CNRS. Ce GDR sera membre de l’Institut de recherche sur les sociétés contem- poraines (IRESCO), dont Robert Salais assurera la co-direction de 1993 à 1997. À partir de 1997, ce GDR fusionne avec plusieurs laboratoires du CNRS en histoire et sciences sociales et devient une unité mixte de recherche, l’UMR IDHE (Institutions et dyna- miques historiques de l’économie) dont Robert Salais assurera la direction à une période.

Tout en continuant à être rattaché à l’IDHE, il partira à Berlin de 2005 à 2011, d’abord comme Fellow au Wissenschaftskolleg zu Berlin (WIKO), puis au WZB comme profes- seur invité et, enfin, au Centre Marc Bloch. Pendant l’année universitaire 2011-2012, il a été Président à l’Institut d’Études Avancées de Nantes, dirigé par Alain Supiot. Il a durant tout cette période exercé diverses responsabilités, parmi lesquelles : membre du Conseil d’administration de l’IRES, président du Conseil scientifique de la MSH Ange Guépin de Nantes, membre du Conseil scientifique du Réseau français des instituts d’études avan- cées (RFIEA). De 1997 à 2010, il a également coordonné une série de programmes de recherche européens consacrés à l’Europe sociale et l’approche par les capacités déve- loppées par Amartya Sen. Il a tout récemment publié Le viol d’Europe. Enquête sur la disparition d’une idée dans lequel il propose une analyse fouillée et historique du projet européen pour comprendre les racines de sa crise actuelle.

Vos premiers travaux ont porté sur les questions d’emploi et de chômage, travaux que vous prolongerez ensuite avec vos recherches sur les conventions. Qu’est-ce qui vous a amené à travail- ler sur ce thème ?

Dans le système de planification alors en vigueur, la Division Emploi de l’INSEE où je travaillais était chargée des prévisions sur les ressources en main-d’œuvre et participait aux prévisions d’emploi. Il s’agissait d’évaluer si l’on restait au plein-emploi, puis dans un second temps d’estimer combien il fallait d’étudiants sortants du système éducatif et ce par niveau de formation de manière à ce que les ressources en main-d’œuvre correspondent aux besoins en main-d’œuvre. Jusqu’au IVe plan, l’équilibre s’est fait sans difficulté entre les ressources et les besoins en main-d’œuvre. Mais au Ve plan, un écart entre l’emploi et la main-d’œuvre disponible est apparu. Le gouvernement et les partenaires sociaux ont demandé qu’on leur explique pourquoi cet écart existait et ce que cela allait générer comme chômage. J’ai donc été assez vite mis sur ces questions. Un peu plus tard, pendant mon séjour à l’Unité de recherche, entre 1980 et 1985, j’ai poursuivi sur ce thème, en préparant avec Nicolas Baverez et Bénédicte Reynaud, le livre L’invention du chômage dont j’avais eu l’idée en participant aux grands travaux de l’Insee sur l’histoire de la statistique. C’est en effet dans les années 1970 que l’on commençait à travailler, à l’Insee, sur les catégorisations sociales. Nous étions un petit groupe avec Alain Desrosières, Laurent Thevenot, tous inté- ressés par le côté social de ces questions. Il faut savoir qu’il y a toujours eu des controverses sur le nombre de chômeurs, notamment dans les années soixante-dix, où elles battaient leur plein. Il y avait toutes sortes de travaux autour de leur mesure. On a même été jusqu’à sup- primer l’appellation chômage dans l’exploitation des recensements de population pour la remplacer par population disponible à la recherche d’un emploi. Bel euphémisme qui était lié à une espèce de manière de « scientifiser » le chômage en se rapprochant des définitions du Bureau International du Travail (BIT). Ensuite, il y a eu des tentatives pour construire différentes catégories de chômeurs. Aujourd’hui, il existe une dizaine ou plus peut-être de catégories au sein des demandeurs d’emploi inscrits à Objectif Emploi. En relation avec

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la section CGT de l’Insee, nous avions contribué à établir un indicateur du chômage CGT alternatif à la statistique officielle.

C’est dans ce contexte que sont nés vos travaux sur les conventions et plus tard l’École des conventions ?

C’est un peu plus compliqué Ces travaux ont démarré à l’Unité de recherche de l’Insee lorsque j’en étais Directeur. Cela n’a pas été évident pour Malinvaud de me nommer directeur parce que j’étais connu pour être vraiment très à gauche en ce début des années 1980. Mais il connaissait mes travaux et a accepté de me nommer. Cela a été une ouver- ture. J’ai pu faire venir Laurent Thévenot et François Eymard-Duvernay qui furent à l’Insee dès 1983 les pionniers dans le domaine. Et, oui, on en a profité !

Sur le plan des idées, il faut revenir un peu en arrière pour en trouver l’origine.

Rétrospectivement, on peut affirmer que la genèse de L’économie des conventions réside dans le travail sur l’histoire de la statistique. Il nous a fait comprendre que les catégories statistiques, plus généralement les catégories sociales étaient historiquement et socialement situées. En 1976, à la division Emploi, Alain Desrosières qui préparait le grand colloque sur l’histoire de la statistique (dont la publication fut assurée par lui et Joëlle Affichard) m’avait sollicité pour faire un petit travail sur l’enquête Emploi. Je me suis plongé dans l’histoire pour découvrir que le chômage n’avait pas toujours existé comme catégorie, et que selon les périodes, il a été compris différemment. Par la suite, j’ai fait un certain nombre de recherches, seul ou en coopération, sur ce thème sur la Grande-Bretagne et l’Allemagne.

Cependant, le vrai départ de L’économie des conventions est un colloque que nous avons organisé, en 1984, à l’Unité de Recherches de l’Insee, François Eymard-Duvernay, Laurent Thévenot et moi et qui a donné lieu en 1986 à la publication du livre Le travail : marchés, règles et conventions. Cinq des six auteurs, à l’exception de Jean-Pierre Dupuy, qui participeront ensuite, en 1989, au numéro fondateur de la Revue Économique y étaient déjà présents. À ce colloque, nous avions invité également Robert Boyer pour ses travaux sur la régulation. C’est intéressant de constater, sur le plan de l’histoire de la pensée que les théories de la régulation sont nées, d’une part à la Direction du Budget du Ministère des Finances et, d’autre part, à la Division des Programmes de l’Insee qui coopéraient dans le cadre de la politique économique et du plan. Le CEPREMAP a été également un agent actif, plus d’autres lieux en province comme Grenoble ou Amiens. Elles sont donc très imprégnées de macroéconomie et d’un marxisme, disons pour faire simple et sans doute simpliste, plutôt structuraliste et ce dans les années 1970, une période de croissance.

Nous sommes venus plus tard au tout début des années 1980 et avions une attitude et une perspective tout à fait différentes. L’économie était en crise, l’environnement sociopoli- tique n’était plus le même, l’influence des théories du marché et de l’individualisme se faisait sentir, et le tournant cognitif et pragmatique des sciences sociales était en route.

Enfin, pour moi en tout cas, la pratique interdisciplinaire me devenait familière, avec des historiens, des juristes et des sociologues au sein de l’IEPE. Par contre, tout comme eux, ceux de l’Insee, en tout cas nous avions lu Marx. Les régulationnistes l’ont, je l’ai dit, plutôt compris dans une vision structuraliste. Nous étions et sommes plus attentifs aux conventions, aux coordinations entre personnes, aux attentes mutuelles, à une vision horizontale plus que verticale de la pratique et de la dynamique des économies, en un mot une vision plus concrète que globale, fidèle à un Marx plus dialectique que systémique.

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Pourquoi avoir justement choisi de placer au centre de l’analyse la coordination ?

À mon avis, c’est parce que d’un certain point de vue, notre formation et pratique de sta- tisticien avaient été influencées indirectement par l’analyse de données de Bourdieu qui, para- doxalement, avait une vision largement macrostructurale. En termes de méthode, l’analyse de données a un énorme avantage : elle désagrège la réalité sociale et fait apparaître la diversité sous l’apparente unité macro. Des groupes ou classes relativement homogènes se différencient, du point de vue des critères que l’on a choisis. Alain Desrosières et François Eymard-Duvernay l’ont beaucoup exploitée. Dans L’invention du chômage, je l’ai aussi mobilisée, ce qui m’a permis de montrer qu’à la fin du XIXe siècle et surtout dans l’entre-deux-guerres, existe une structuration géographique de la France qui renvoie à des modèles d’industrialisation très diffé- rents ; des degrés de développement du marché du travail qui ne sont pas les mêmes, etc.

C’est une prise en compte de l’espace en fait ? Oui et du temps aussi.

Donc, le fait de désagréger nous ramène fondamentalement à la pluralité, pluralité des modèles, des formes d’organisation, des mondes en un mot. La question de la coordination a préparé le terrain. Sa formalisation vient de nos lectures sur les théories des conventions et principalement du livre Convention de David Lewis dans lequel il s’intéresse à la manière dont la coordination peut se développer à partir d’anticipations croisées, d’indices, de sail- lances dans une situation, etc. Je pourrais être intarissable sur l’économie des conventions ! Aujourd’hui, il y a une littérature immense ! S’intéresser à la coordination met à l’écart, aussi bien la macroéconomie que le marché pur, car, la coordination laisse une très grande place à la liberté, à l’incertitude et aux différentes manières de faire avec. Ce qui n’est pas la vision habituelle en économie. Lorsque je suis arrivé dans cette pièce, j’ai vu comment l’espace était disposé et me suis dit : je m’assieds là. Mais en fait, c’est à la fois conventionnel et inscrit dans les choses. Si j’étais arrivé de Papouasie pour la première fois, je me serais demandé où m’asseoir. Notre idée était donc de travailler avec le moins d’hypothèses préalables possibles pour aborder le réel et en rendre compte. Un collègue allemand, Peter Wagner, appelle ça la rareté ou la raréfaction des hypothèses. La coordination laisse une place de choix à l’exercice de la liberté par les personnes ; alors que vous savez, et c’est un paradoxe, dans le marché parfait il n’y a pas de liberté en réalité. La personne croit être libre mais son action conduit à un résultat, en quelque sorte planifié à l’entrée, en raison de la mécanique du marché parfait.

Dans la théorie de la régulation, c’est un peu pareil, il est difficile d’y mettre de l’accidentel ou de l’ouverture. Cela lui a d’ailleurs été reproché. Notre approche a beaucoup intéressé les historiens, elle a contribué, avec d’autres, à les sortir d’une vision macro et structurale pour s’intéresser beaucoup plus au tissu industriel, aux anticipations des acteurs, au rôle des insti- tutions non pas comme des déterminants globaux mais comme des ressources pour l’action.

Il existe une grande diversité d’approches dans nos travaux. Ce n’est pas vraiment une école, c’est ce que nous répétons toujours, c’est plutôt un champ de recherche en développement.

Comment êtes-vous arrivé à travailler sur les mondes de production. Pensez-vous que la typologie que vous y proposez reste opérante ?

Le point de départ de ce qui n’était pas encore envisagé sous l’angle des Mondes de production, est une recherche sur l’innovation et les investissements de modernisation des entreprises que j’avais faite avant de connaître Michael Storper. J’avais en effet eu accès aux

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dossiers de demande de financement que les entreprises déposaient dans les années 1980 auprès du Fonds Industriel de Modernisation, lesquels étaient, s’agissant du contenu de l’investissement, élaborés avec l’aide de l’Agence nationale de valorisation de la recherche (ANVAR). Les données recensées étaient très complètes et portaient sur les produits, les marchés, les technologies, les clients, les modes de financement et la comptabilité de l’entre- prise. Elles portaient sur un grand nombre d’entreprises, environ 1 500. À ce moment-là, je tenais un axe assez remarquable avec ces données, c’était celui du marché, la manière dont les entreprises définissaient leur marché avec les questions de flexibilité, de variabilité de la demande, de risque versus incertitude. C’est Michael Piore qui m’a mis en contact avec Michael Storper qui travaillait de son côté sur les questions territoriales et d’innovation. Il venait en Europe pour poursuivre ses recherches sur la flexibilité qui était le grand thème du moment. Nous avons travaillé ensemble, nous nous sommes bien entendus et avons vu nos complémentarités. Je lui donnais l’accès aux données de l’ANVAR. Il y en avait aux niveaux national et régional. Cela l’a beaucoup intéressé, parce qu’il a vu là une possibilité d’entrer effectivement dans les données concrètes sur la flexibilité. Nous avons beaucoup discuté. Lui venait des États-Unis avec les grandes catégories de l’économie industrielle, les économies de variété, les économies d’échelle, la concurrence par les prix, par les qualités, etc. De mon côté, je mettais en avant l’existence de marchés avec des petites séries, etc. par opposition aux marchés de masse. En croisant les deux axes du marché et de la production, nous avons élaboré l’idée d’une pluralité des mondes de production, et ainsi relativisé le monde industriel de la production de masse, qui est en fait le monde de référence de la théorie de la régulation. Monde industriel que je qualifierais aujourd’hui comme celui de la standardisation, de l’abstraction, de la rationalisation, des prix et des quantités. C’est la référence commune des planistes et des théoriciens du marché parfait. Les régulationnistes étaient et restent à mon avis beaucoup dans cette problématique du monde industriel. Avec Michael Storper nous voulions montrer qu’il y avait une pluralité de mondes. Nous avons travaillé théoriquement cette problématique, proche de l’économie des conventions. Des mondes que nous avons vus comme des choix entre différents registres d’action et pas du tout comme une typologie empirique. À la sortie du livre Les mondes de production, il y a eu au début des malentendus sur ce point, qui se sont dissipés ensuite. On a aussi montré que le recours répété à un registre dominant engendrait dans le temps des tissus industriels, sociaux et politiques que nous avons appelés des mondes réels de production. La plupart de ces mondes ont maintenant disparu en France, le Choletais, la Vallée de l’Arve, etc. en étant absorbés par des groupes français. En Italie du Nord et du Centre, cette structura- tion en mondes réels était très développée. Elle s’est largement décomposée. Je ne cesse de demander à mes collègues italiens : « mais enfin, comment c’est possible ? Vous aviez une gouvernance, des syndicats, un parti communiste où se côtoyaient des classes sociales variées, une autonomie régionale, des PME, une logique combinant concurrence et coopé- ration. Comment avez-vous fait pour gâcher tout ça ? » Ils n’ont pas encore d’explication, c’est inquiétant. Il reste encore malgré tout l’industrie du luxe qui est encore très puissante en Italie. Mais cela a beaucoup évolué.

Alors qu’est-ce que j’en pense aujourd’hui ? Sur les constats de fond sur l’économie fran- çaise, je pense qu’il n’y a rien à changer. Je relis sans arrêt les mêmes choses dans la presse : l’économie française est trop spécialisée dans les produits standards, dans la concurrence prix, qu’il faudrait faire autre chose, etc. Mais… on n’arrive jamais à faire autre chose ! Rien

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n’a changé non plus sur l’analyse et la pratique de l’État, un État interventionniste centra- lisé. Le gouvernement d’aujourd’hui est tout autant centré sur le productivisme, le monde industriel, le standard, l’interventionnisme sectorisé d’en haut, que celui de Mitterrand ou de la Libération. Il n’a pas changé, simplement il essaie de transposer cela dans l’univers du marché « à l’insu de son plein gré » en somme. C’est une dégradation complète du modèle de l’après-guerre, une dégénérescence qui n’a gardé que les pires côtés, voilà, ce que je veux dire. Cette France-là a largement servi de modèle à la construction européenne : règles abstraites et injonctions venant du haut. C’est un étouffoir de la liberté, de l’innovation et de la possibilité d’un développement autonome partant d’en bas.

Dans le groupe des chercheurs sur les conventions, vous êtes celui qui a le plus travaillé sur la question de l’État. Il nous semble que c’est un peu l’étape suivante dans votre parcours. Aussi vous militez pour un État qui serait approprié par les citoyens qui seraient eux-mêmes aptes à s’engager pour le bien commun. Comment expliquez-vous cette idée ?

Le développement de mes réflexions sur l’État coïncide avec l’écriture du livre Les mondes de production. Michael Storper avait découvert que nous avions un État en France, alors que pour les Américains, c’est un sujet de relativement peu d’intérêt. Ses réflexions m’ont mis en position d’extériorité et permis de voir que le type d’État fran- çais n’est qu’un type parmi d’autres. Nous avons ainsi élaboré le concept de convention de l’État et commencé à définir une pluralité aussi en ce domaine. L’État intervention- niste (la France pour faire bref) et l’État absent (le néolibéralisme), finalement, ont la même conception de la liberté personnelle. Pour les deux, elle ne sert à rien, voire même s’appuyer dessus peut être contreproductif. Dans les États situés en revanche, les pré- mices de l’action de l’État se fondent sur la capacité (que cet État essaie de développer) du citoyen à agir en direction du bien commun. Dans la théorie standard du marché par exemple, où l’État est absent, le citoyen en est jugé incapable. Il n’est qu’un opportuniste.

Dans le cas de l’État interventionniste, cela n’est pas utile, avec le plan, l’État peut agir, y compris pour l’intérêt général. Il y a un manque évident de réflexion sur un État qui prenne en compte la capacité du citoyen à agir pour le bien commun. Dans les conditions contemporaines, il faudrait un État qui soit apte à configurer les situations d’action, que ce soit dans leur dynamique, la qualification du problème, la nature des ressources qui sont fournies aux acteurs, les droits, la nature des droits, de telle sorte que les citoyens, collectivement, apprennent à agir pour le bien commun. C’est pour cela d’ailleurs que la question de l’évaluation des politiques de l’État est si importante. La gouvernance qui se met en place à base d’indicateurs de performance va du haut vers le bas. Il serait bien préférable que les acteurs définissent eux-mêmes les critères d’évaluation, en délibèrent démocratiquement de manière autonome, les révisent si nécessaire. Cela peut devenir un processus vertueux d’apprentissage.

Si l’on vous suit bien, vous associez donc la liberté au fait de se sentir responsable du bien com- mun ? L’opportuniste ne serait alors pas libre, parce qu’il est centré uniquement sur lui-même ?

Oui, absolument. La conception de la liberté portée par l’opportunisme est complète- ment déraisonnable. Nous sommes des êtres sociaux situés, qui vivons avec d’autres dans l’univers qui est le nôtre. Nos fins passent soit par l’instrumentalisation des autres, c’est la théorie néoclassique, soit par la coopération et l’attention à l’autre, c’est la position

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d’économistes comme Amartya Sen. Mais je ne vais pas jusqu’à dire que l’homme est bon par nature, pas du tout ! Simplement, qu’il peut y avoir des configurations d’action favorables dans lesquelles nous pouvons nous faire la démonstration que nous y arrivons.

Mais c’est, comme je le dis souvent, un processus toujours menacé d’aporie, toujours menacé d’effondrement, un peu comme la démocratie aujourd’hui.

Ce que vous décrivez ici comme État idéal, dans lequel la subsidiarité fait foi est loin, non seule- ment du modèle français, mais aussi du modèle européen actuel !

Je pense avec d’autres qu’il y a aujourd’hui un enjeu de démocratie au sens large. Le néo- libéralisme est un système qui s’appuie sur une conception de l’économie en termes de monde industriel, de concurrence généralisée où tout est réductible à des prix et des quantités. Il n’y a plus de place pour une action libre, autonome, responsable. On y manque d’air. La construction de l’Europe s’est faite largement sur un tel schéma de pensée, sorte de combinaison surprenante entre la planification et le marché, mais en en conjuguant les défauts plus que les qualités.

La suppression des frontières, des droits de douane, des barrières tarifaires et non tari- faires, laquelle procède du Marché unique, traite l’Europe non comme une constellation de territoires riche de sa diversité, de son histoire, de ses multiples singularités, mais comme un espace qui doit être vidé de tout ce qui gêne une circulation parfaite des capitaux et des mar- chandises. J’ai des exemples dans le livre Le viol de l’Europe impressionnants sur ce que la Cour de Justice européenne entend par « barrière non tarifaire ». Le dépérissement de la pratique démocratique s’accompagne, depuis les années quatre-vingt-dix, du dépérissement des États, et donc de la perte de maîtrise collective de leur destin par les peuples d’Europe.

C’est une grosse source d’inquiétude pour l’avenir ! En fait, cette tentation du dépérisse- ment vient de loin, du rapport Spaak de 1956, rapport préalable aux Traités de Rome de 1957 et qui a été la feuille de route à la base de la construction de l’Union européenne.

La présidence Delors de 1985 à 1994 marque un basculement vers la libéralisation finan- cière et vers ce que je viens de décrire. Certains essaient de dire que cela est survenu après la chute du mur de Berlin, pas du tout ! Tout se met en place dans les années 1980, avant 1989.

Ce basculement arrive dans un moment difficile. Jacques Delors voulait faire l’Europe sociale mais en entrant dans le jeu, il va soutenir la création de la monnaie unique le plus rapidement possible, une monnaie prématurée et difficilement viable, comme on le constate dans la crise actuelle. L’Europe n’est pas sortie de cette crise et en sortira difficilement. Ces vingt dernières années ont créé une sorte de trou noir dans lequel la social-démocratie française, mais aussi européenne s’est engouffrée, dont elle n’arrive pas à sortir et qui nous emmène on ne sait où.

Il est donc impératif, c’est l’enjeu de la démocratie, de ramener les lieux de décision collective le plus près possible des citoyens. C’est pour cela que le principe de subsi- diarité est très important, sa mise en œuvre nous conduirait à l’État situé. Il faudrait un renouveau de la démocratie, mais une démocratie participative qui ne serait pas instru- mentalisée. Une question importante est la suivante. Dans les systèmes de négociation collective, on voit surtout les stratégies des acteurs, mais on ne voit pas ce sur quoi et à partir de quoi ils discutent. Or, ils discutent à partir d’une base informationnelle qui oriente le débat, par ce qu’elle met en avant ou à l’inverse néglige. La gouvernance, sur la base d’indicateurs de performance, aggrave considérablement le problème démocra- tique parce qu’elle préfixe ce qu’on doit penser et connaître de la situation à traiter. Il y a donc aussi en toile de fond, le problème de faire participer le citoyen à l’élaboration de

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la connaissance, de la connaissance commune. On en voit des premières manifestations, dans le domaine de l’environnement par exemple où il existe des mouvements qui se développent dans ce sens, qui essaient de produire leurs propres données, pour ne pas se contenter des données officielles et pour les critiquer.

Bonus

Quel est le livre que vous avez lu récemment et que vous avez apprécié :

Un livre qui m’a récemment vraiment impressionné est celui Georges Didi-Huberman L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes. Lorsque j’étais membre du Comité de rédaction de la revue Genèses j’avais eu un avant-goût de ses travaux sur l’art, qui m’avaient frappé. C’est un grand livre passionnant où, entre bien d’autres choses, il développe une conception du temps historique extrêmement riche dont les germes sont chez Walter Benjamin. Je m’y réfère dans mon livre sur l’Europe. Comme le concept de survivance, je cite Didi-Huberman : « Les temps survivants ne sont pas des temps enfuis, mais des temps enfouis juste sous nos pas et qui ressurgissent en faisant trébucher le cours de notre histoire ». Didi-Huberman en fait un usage absolument magnifique. C’est un de nos grands penseurs français… Le monde industriel est aujourd’hui une survivance qui ressurgit des années 1940-1950. Le projet d’accord transatlantique de libre-échange est un autre exemple de survivance. Le construire comme on le fait aujourd’hui, sur le modèle de la domination des États-Unis sur l’Europe des années 40 et 50, c’est un retour au début, à l’origine, c’est comme si l’Europe était restée un enfant. On revient dans le giron maternel… C’est catastrophique.

Parmi les villes que vous avez parcourues, la ou lesquelles préférez-vous ?

J’ai relativement peu voyagé, je suis allé plusieurs fois aux États-Unis, mais jamais très longtemps. En Grande-Bretagne aussi, bien sûr… en Norvège, en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Pologne, en Roumanie, un peu partout en Europe, aussi au Japon, en Corée du Sud, en Russie… Je dirais que c’est Berlin qui m’a vraiment frappé. J’aime aussi beaucoup l’Italie de la Renaissance mais Berlin c’est autre chose !

Quelle est votre bière favorite ? C’est une bière belge, la Duvel.

Nous nous attendions à une bière anglaise ou allemande :

J’ai horreur de la bière anglaise, mais j’aime bien les bières allemandes.

Sélection d’ouvrages

1986, L’Invention du chômage, avec Baverez, N. et Reynaud, B., Presses Universitaires de France, Paris, (2e édition 1999).

1986, Le travail : marchés, règles, conventions, avec Thévenot, L. (eds.), INSEE – Economica, Paris.

1989, L’analyse économique des conventions du travail, (n° spécial sur « l’Économie des conventions »), Revue Économique 40, 199-240.

1993, Les mondes de production. Enquête sur l´identité économique de la France avec Storper, M., Éditions

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de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris (édition en anglais Worlds of Production, Cambridge : Harvard University Press, 1997).

1994, Aux sources du chômage, 1890-1914 : une comparaison interdisciplinaire entre la France et la Grande- Bretagne, codirection avec Mansfield, M. et Whiteside, N. (eds), Éditions Belin, Paris.

1998, Institutions et conventions : la réflexivité de l’action économique, avec Chatel, E. et Rivaud-Danset, D. (eds), Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris.

2004, Europe and the Politics of Capabilities, avec R. Villeneuve, (eds), Cambridge University Press, Cambridge.

2005, L’Action publique et ses dispositifs. Institutions, économie, politique, avec Chatel, E. Kirat, T. (eds), L’Harmattan, Paris.

2011, Conventions and Institutions from a Historical Perspective, avec Rainer Diaz-Bone (eds.), special issue of Historical Social research (HSR) 36, 4.

2013, Le Viol d’Europe. Enquête sur la disparition d’une idée, Presses Universitaires de France, Paris.

Références

Documents relatifs

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