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Géographie Économie Société: Article pp.207-231 of Vol.16 n°2 (2014)

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géographie économie société géographie économie société

Géographie, Économie, Société 16 (2014) 207-231

De l’analyse des conflits à l’étude des systèmes conflictuels : l’exemple des conflits

environnementaux et territoriaux

dans les trois plus grands ports maritimes français (Marseille-Fos, Le Havre et Dunkerque)

Jean-Eudes Beuret et Anne Cadoret

Économiste, professeur à Agrocampus-Ouest, UMR ESO (Espace et Société), 65, route de Saint Brieuc, CS 84215, 35042 Rennes Cedex

Géographe, Maître de Conférences à Aix-Marseille Université, UMR TELEMME (Temps, Espaces, Langages, Europe Méridionale, Méditerranée) – AMU -CNRS, 5, rue du Château de l’Horloge, 13094 Aix-en-Provence Cedex 2

Résumé

Depuis le début des années 2000, la mondialisation, la croissance du trafic maritime et certaines évolutions technologiques obligent les grands ports maritimes à réaliser de nouveaux aménage- ments qui doivent répondre à des exigences de compétitivité mais aussi de développement durable.

Des réformes portuaires s’engagent, une conscience environnementale grandit dans ces espaces, comme la participation de la population à la réflexion sur les projets d’aménagement, le tout consti- tuant un contexte propice à l’expression d’une pluralité d’acteurs aux opinions et intérêts divergents sur le devenir des ports. Les aménagements et activités industrialo-portuaires, déjà très denses, se heurtent à d’autres usages et revendications territoriales, engendrant une série d’oppositions qui s’articulent dans le temps et où se mêlent enjeux locaux et enjeux globaux. Cet article vise à mettre en évidence l’existence de systèmes conflictuels territorialisés à partir d’une étude comparée sur une dizaine d’années des conflits environnementaux et territoriaux liés à trois Grands Ports Maritimes français (Dunkerque, Le Havre, Marseille-Fos). Cette étude offre un cadre d’analyse des

doi :10.3166/ges.16.207-231 © 2014 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Adresses email : beuret@agrocampus-ouest.fr, anne.cadoret@univ-amu.fr

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objets d’oppositions, des protagonistes et de leurs stratégies, de façon à identifier les récurrences et les différences observées entre les conflits, à être en mesure de modéliser les dynamiques antago- niques et à porter un regard sur la gestion de la conflictualité par les autorités portuaires.

Mots clés : conflits, ports maritimes, environnement, système conflictuel, gouvernance.

© 2014 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Summary

From conflicts analysis to the study of conflicting systems : the example of the three biggest French seaports (Marseille-Fos, Le Havre and Dunkerque). Since the beginning of 2000s, the globalization, the growth of the sea traffic and technological evolutions force the big maritime ports to realize new equipment, which have to deal with requirements of competitiveness but also sustai- nable development. Harbour reforms are implemented, an environmental consciousness grows up in these spaces, as the participation of the population on the debates about equipment projects : this creates a context favorable to the expression of actor’s plurality, with divergent opinions and interests about the future of the ports. Industrial equipment and activities, already very dense, come up against other uses and territorial claims, creating a set of oppositions, interconnected and lin- king local and global issues. The aim of this paper is to highlight territorialized conflicting systems, through a comparative study of the environmental and territorial conflicts, on a decade, linked to three French big maritime ports (Dunkerque, Le Havre, Marseille-Fos). This study offers a frame of analysis of the objects of oppositions, protagonists and their strategies, in order to identify the recurrences and differences existing between the conflicts, to progress in modeling the antagonistic dynamics, and have a look on the management of the conflicts by port authorities.

Keywords: conflicts, maritime ports, environment, conflictual system, governance.

© 2014 Lavoisier, Paris. Tous droits réservés.

Introduction

Mondialisation et croissance des échanges internationaux ont incité les ports de com- merce français, depuis la fin des années 1990, à engager une série d’aménagements indus- trialo-portuaires. Ils répondent à des enjeux de compétitivité ainsi qu’à des évolutions technologiques (développement du transport par conteneur, transport multimodal, etc.) (Guillaume, 2011 ; Lévêque, 2012) mais se heurtent à de vives oppositions : entre enjeux globaux et locaux, économiques et environnementaux, entre usages productifs, résiden- tiels, récréatifs des territoires émergent de nombreux conflits. Le recours à la loi est insuf- fisant pour les gérer tant celle-ci reste lacunaire (Lo Prete, 2012) : dès lors, s’ajoutant aux conflits sociaux spécifiques aux ports, ces oppositions freinent le développement por- tuaire alors même que les parts de marché des ports français en Europe ont considérable- ment régressé, passant de 17,8 % en 1989 à 13,9 % en 2006 (Cour des Comptes, 2010).

De tels conflits accompagnent depuis longtemps le développement portuaire (Subra, 1999), mais à l’heure de la relance de l’aménagement des ports, leur gestion est un enjeu majeur. En France, la réforme portuaire du 4 juillet 2008 vise à créer un cadre permettant de rétablir la compétitivité des ports, notamment celle des Grands Ports Maritimes, restés sous la tutelle de l’État (Lacoste et Gallais-Bouchet, 2010 ; Debrie et Lavaud-Letilleul,

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2010). Abandonnant la gestion de la manutention, leur autorité portuaire se recentre sur des missions relatives à la politique tarifaire, à l’accès maritime, la sécurité et la sureté, mais aussi à l’aménagement du domaine portuaire et à la gestion des dessertes fluviales et terrestres, fonctions connectées à la gestion de l’hinterland. La réforme renforce leur rôle d’aménageur et vise à faire évoluer leurs relations avec les territoires sur lesquels ils sont implantés, pour en faire des acteurs à part entière du développement local. Les Ports Autonomes sont devenus des Grands Ports Maritimes dont la gouvernance s’ouvre aux acteurs du territoire via un Conseil de développement, auquel ils doivent notamment sou- mettre un projet stratégique. Cette réforme entend relancer l’économie portuaire tout en préservant l’environnement, associant deux enjeux qui ne vont pas sans contradictions : elle n’atteindra pas ses objectifs sans une gestion appropriée de la conflictualité.

Retenus pour cette étude1, les trois premiers Grands Ports Maritimes français, Marseille- Fos (GPMM), Le Havre (GPMH) et Dunkerque (GPMD) sont en première ligne. Depuis le début des années 2000, les projets s’y succèdent, avec de nouveaux terminaux à conte- neurs (Port 2000 au Havre, Fos 2XL à Marseille-Fos, Nord France Terminal International à Dunkerque), des terminaux méthaniers (à Marseille-Fos et à Dunkerque, après un projet avorté au Havre), des projets de plateformes multimodales et de creusements de voies flu- viales (au Havre et à Marseille-Fos), etc. Aux conflits liés aux aménagements s’ajoutent des conflits liés aux nuisances (bruits, odeurs, particules, trafics de camions), risques technologiques et contraintes liées à la prise en compte de ces risques, ainsi qu’aux autres effets externes d’une installation ou d’un ensemble d’aménagements industrialo-por- tuaires et de leur concentration. Ces conflits ne sont-ils qu’un obstacle au développement portuaire ou sont-ils une opportunité pour construire la gouvernance et la durabilité de ces équipements, à l’échelle des territoires et en conciliant enjeux locaux et globaux ? Sous quelles conditions ces conflits sont-ils porteurs d’innovations ? Les stratégies mises en œuvre par les autorités portuaires pour gérer la conflictualité sont-elles pertinentes ?

La conflictualité dans les ports français a déjà fait l’objet d’analyses (notamment Choblet et al., 2007 ; Foulquier, 2009 ; Lavaud-Letilleul, 2009 ; Lavaud-Letilleul et al., 2011) que nous prolongerons en nous intéressant spécifiquement aux conflits environnementaux et territo- riaux, à leur dynamique en longue période (1997-2012), aux interactions dynamiques entre les arènes conflictuelles au sein d’un territoire. À partir de trois cas emblématiques, notre objectif est de proposer une vision globale de la conflictualité et de sa gestion dans les terri- toires portuaires étudiés, tout en sortant, grâce à une étude comparative et diachronique, à la fois d’une monographie territoriale de la conflictualité ou d’un travail monographique sur un conflit particulier. Cet article sera centré sur la conflictualité, les objets qu’elle concerne, leurs parties prenantes, les types de conflits et la façon dont ils interagissent dans une dynamique conflictuelle globale. Les conflits étudiés ont été approchés à partir de trois sources : une revue de la documentation disponible, une analyse de la presse quotidienne régionale (PQR), et des entretiens auprès d’une trentaine de protagonistes dans chacun des ports étudiés. Après avoir identifié les objets conflictuels apparus à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, nous avons analysé chaque conflit tout en étudiant leurs interactions : en effet, les objets conflictuels

1 Cette étude a été financée par le programme LITEAU III (MEEDDAM) « Développement industrialo-portuaire, enjeux socio-environnementaux et gestion durable des territoires dans les ports de commerce. Réalités françaises, comparaisons internationales », coordonné par Valérie Lavaud-Letilleul, UMR Art-Dev Montpellier III, CNRS

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sont nombreux et l’une de nos hypothèses est que nombre de conflits sont en relation étroite les uns avec les autres, les difficultés rencontrées dans la gestion de certains conflits complexifiant la gestion d’autres conflits. Nous avons retrouvé, dans les trois ports, des conflits de nature similaire autour d’une même gamme d’objets et mobilisant les mêmes types de protagonistes : les récurrences et les différences observées rendent l’analyse comparative très riche. Après avoir exposé la méthodologie, nous présenterons les objets conflictuels, les parties prenantes et jeux d’alliances, puis la modélisation réalisée à partir de l’analyse des interactions dyna- miques entre conflits. Cette analyse nous permettra enfin de porter un regard sur la gestion de la conflictualité par les autorités portuaires et d’avancer certaines déductions opérationnelles.

1. Concepts et méthodologie

1.1. Délimitation des objets étudiés et de l’échelle d’analyse

Ce n’est pas un conflit que nous nous proposons d’étudier, mais la conflictualité à l’échelle d’un espace donné : elle fait référence aux caractéristiques d’un ensemble de situations antago- niques sur cet espace (les acteurs des conflits, les types de manifestation, la durée, l’intensité, la résonance médiatique, la fréquence spatiale). L’étude de la conflictualité en géographie ren- voie à l’analyse des dynamiques sociales, spatiales et temporelles des oppositions où l’espace est objet, support, enjeu ou impacté par des conflits (Cadoret, 2012) : cette entrée disciplinaire sera complétée par un regard économique sur les stratégies des acteurs et sur les proximités qui existent, se construisent ou se recomposent, mobilisant notamment l’économie du don, l’économie des proximités et les économies de la grandeur. L’économie du don (Mauss, 1924) vise à analyser les rapports de dons mais permet aussi de distinguer des objets négociables et des objets exclus de toute transaction, qualifiés d’objets sacrés : non négociables aux yeux de certains groupes sociaux, nous verrons qu’ils sont porteurs de conflits et de blocages durables.

L’économie des proximités est ici mobilisée pour analyser les effets d’une forte proximité géographique entre aménagements industriels et lieux de vie et d’usage des territoires, sur la dynamique des proximités organisées : entendues comme la capacité qu’offre une organi- sation de faire interagir ses membres, l’organisation désignant ici tout ensemble structuré de relations, formelles ou informelles (Rallet, Torre, 2004), les proximités organisées sont mode- lées par les conflits et les influencent en retour (Torre, Beuret, 2012). Enfin, les économies de la grandeur permettent d’analyser la façon dont chacun, au cœur des controverses, justifie sa position et de comprendre comment le recours à des ordres de grandeur distincts, parmi ceux identifiés par Boltanski et Thévenot (1991), fracture le jeu des acteurs. Nous nous limiterons à la conflictualité en rapport avec les activités et/ou espaces industrialo-portuaires et aux seuls conflits environnementaux et/ou territoriaux.

Adaptée à partir de la définition d’un conflit littoral et maritime (ORECOLM, 2008), la définition d’un conflit portuaire que nous retenons est la suivante. Un conflit sera qua- lifié de portuaire lorsqu’au moins deux des trois critères suivants sont remplis : le conflit doit concerner l’espace portuaire ; le conflit doit impliquer des acteurs portuaires ; le conflit doit évoquer des dispositifs portuaires (par exemple une règle spécifique au port, le pro- jet stratégique, etc.). La gamme des sujets conflictuels est donc très large et nous nous sommes centrés sur les situations en lien avec des problématiques environnementales et territoriales. Les conflits environnementaux sont ceux où l’environnement est mobilisé, en

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tant qu’objet du conflit ou dans les argumentaires : des biens environnementaux (la biodi- versité, un paysage, une zone humide, l’environnement sonore, etc.) y sont évoqués, même s’ils ne sont pas toujours au centre de la controverse. Les conflits territoriaux regroupent des conflits d’accès, de partage, d’utilisation, de gestion, de contrôle de ressources et espaces, ainsi que les oppositions liées à l’aménagement des territoires et aux enjeux géopolitiques qui y sont liées. Ils concernent directement ou indirectement un territoire déjà existant, ou révèlent des formes d’appropriation de l’espace renvoyant à l’émergence ou la réactivation de territorialités (Cadoret, 2012). Dans le cas des conflits portuaires, les espaces concernés couvrent différents territoires et sont multi-scalaires (Foulquier, 2009), et les argumentaires de nombre d’acteurs en opposition révèlent des formes d’appropriation de l’espace ou de ses ressources (paysage, éléments culturels…) participant d’une activation de territorialités par la conflictualité. Nous avons exclu de notre champ en particulier les conflits du travail, sans cependant ignorer leurs effets sur les conflits étudiés.

Sur chacun des terrains, l’échelle d’analyse de base est celle de la zone industrialo-por- tuaire (ZIP) et de l’espace qu’elle impacte par des nuisances, contraintes et dégradations environnementales et territoriales vécues comme telles par certaines catégories d’acteurs. Sa délimitation est le fruit des entretiens et reste mouvante. Peut-on parler, au sein de cet espace, d’un territoire portuaire ? Nous considérerons que les quatre zones industrialo-portuaires étu- diées (Le Havre, Dunkerque, Marseille, Fos) engendrent autour d’elles un territoire portuaire, terme ici utilisé pour désigner un espace privilégié d’interactions et de proximités, qui se sont construites et se recomposent en permanence (Torre et Beuret, 2012) autour des acti- vités portuaires. C’est un territoire en tant qu’espace vécu, ressenti, objet de représentations (Moine, 2006) parfois renforcé par le rayonnement du port et le paysage industriel, parfois mis à mal par des séries d’aménagements qui les bouleversent (par exemple à Fos). Ce territoire

« témoigne d’une appropriation à la fois économique, idéologique et politique de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire, de leur singularité » (Di Méo, 1998) : il existe, notamment du fait des activités portuaires et des réactions qu’elles suscitent, des conflits qui éclatent et mettent à l’épreuve les territorialités et les liens entre les parties prenantes et les espaces concernés, ainsi que des concertations et des nouvelles proximités qu’elles font émerger. Ce territoire portuaire n’est pas borné car la référence du territoire n’est alors pas dans sa limite, mais dans la proximité (d’Aquino, 2002), y compris dans des proximités organisées qui reposent sur des références communes (proximités de similitude) et sur des liens qui se structurent dans des réseaux (proximités d’ap- partenance), plus que sur des proximités géographiques. À partir de ces territoires, l’analyse nous a également conduits à observer des réseaux qui pénètrent d’autres échelles, régionales, nationales, voire internationales, qui interviennent dans les processus conflictuels observés : l’analyse est donc clairement multi-scalaire.

1.2. L’analyse d’un système conflictuel

Nous nous intéressons aux interactions spatio-temporelles entre conflits. Il est très cou- rant d’étudier un conflit isolé de la conflictualité qui l’environne, ou d’étudier la conflic- tualité dans un espace à des échelles diverses, locale (Mélé, 2004), régionale (Cadoret, 2009 ; Darly, 2008) ou nationale (Charlier, 1999), sans pour autant s’intéresser aux rela- tions entre les conflits identifiés. Pourtant, la pertinence d’étude des relations entre les

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antagonismes et l’existence d’interactions entre différents conflits ont été mises en évi- dence (Trudelle, 2003 ; Cadoret, 2011). L’approche analytique mobilisée dans la plupart des études sur les conflits disjoint les éléments et tente d’appréhender un ensemble à par- tir des éléments qui le composent : nous lui préférons une approche systémique qui prend en compte l’ensemble du système auquel appartient l’élément afin de l’appréhender par les interactions qu’il entretient avec les autres éléments du système (Yatchinovsky, 1999).

Elle conjoint les éléments, se concentre sur les interactions entre eux, considère les effets de ces interactions plus que leur nature et s’appuie sur une vision globale des processus (de Rosnay, 1975 ; Kourilsky-Belliard, 1996). Les éléments du système étudié sont ici des conflits : comment interagissent-ils les uns avec les autres au sein d’un territoire ? Considérant un espace conflictuel comme celui auquel s’intéressent les protagonistes d’un conflit donné, quelles interactions entre des conflits dont les espaces se recouvrent ? Nous faisons l’hypothèse de l’existence d’interactions fortes entre ces conflits, notam- ment marquées par le fait que les processus de négociation et notamment de marchandage qui semblent propres à un conflit convoquent souvent d’autres conflits, alors que leurs objets semblent sans rapports, et que le déroulement d’un processus conflictuel détermi- nera en partie celui des processus suivants, qui apparaîtront au sein du même territoire.

S’agissant d’une méthodologie « permettant de rassembler et d’organiser les connais- sances en vue d’une plus grande efficacité de l’action » (de Rosnay, 1975), l’approche systémique est ici convoquée notamment pour éclairer la question de la compréhension et de la gestion des conflits par les autorités portuaires. Elle est appropriée pour l’étude d’un espace en mutation qui, avant d’être portuaire, est littoral : y interagissent de nom- breux éléments, naturels et anthropiques et « la compréhension des organisations tant physiques qu’humaines qu’il génère est facilitée par l’usage de la méthode systémique » (Corlay, 1998). Nous aborderons à la fois les aspects structuraux du système, c’est-à-dire ce qui le compose, et les aspects fonctionnels du système, c’est-à-dire ce qui le dynamise.

1.3. Trois grands ports, trois sources d’information et une analyse sur une dizaine d’années

Les grands ports maritimes français qui font l’objet d’une analyse dans cet article sont les ports du Havre, situé à l’embouchure de la Seine ; Dunkerque, sur la côte de la mer du Nord et le grand port maritime de Marseille-Fos, premier port français, situé sur la façade méditerranéenne. Ce dernier possède deux bassins : les bassins Est, à Marseille, qui constituent le site originel du port, vaste de 400 hectares, et les bassins Ouest proches de Fos-sur-Mer, à 70 kilomètres de Marseille, et qui s’étendent sur près de 10 000 hectares.

Selon les chiffres du GPMM (2013), l’activité portuaire génère 43 000 emplois. Tous les types de marchandises y sont traités (vracs solides, vracs liquides, conteneurs, etc.) mais ce sont les hydrocarbures qui génèrent le plus de trafic (plus de 60 %). Le développement portuaire, qui s’effectue sous forme de grands projets d’aménagement (terminaux métha- niers, construction d’un canal, etc.), se fait désormais uniquement sur les bassins Ouest dont 5 000 hectares sont des espaces naturels ou agricoles, certains classés Natura 2000 ou en réserve naturelle. Plusieurs centaines d’hectares d’espaces naturels sont présents également sur la zone portuaire du GPM du Havre qui s’étend sur 10 000 hectares, avec un port annexe au Nord où se situe le terminal méthanier d’Antifer. Deuxième port français

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en termes de trafic et premier port français de conteneurs, ce sont de nouveau les hydrocar- bures qui représentent une part essentielle de l’activité portuaire. Il génère plus de 33 000 emplois directs. Depuis 1995, ce port s’est lancé dans une vaste politique d’aménagement dont la plus importante est Port 2000, opération destinée à améliorer les capacités d’ac- cueil des conteneurs et qui a été l’occasion de lancer le premier Débat Public en France, en 1997. Le Grand Port Maritime de Dunkerque se caractérise notamment par l’imbrication du tissu industriel avec des zones urbanisées. Troisième port français, il s’étend sur 7 000 hectares et a engagé la construction d’un nouveau terminal méthanier.

L’analyse de la presse est la première source d’information que nous avons utilisée pour identifier et analyser, dans le temps et dans l’espace, les dynamiques d’opposition (émergence, manifestations, formes de régulation, acteurs impliqués et modes d’engagement, liens entre les conflits). Elle est utilisée pour recueillir des données quantitatives et qualitatives sur l’activité conflictuelle depuis les années 1960 dans les pays anglo-saxons (Ley et Mercer, 1980 ; Villeneuve et Côté, 1994 ; Villeneuve et al., 2006, etc.) et depuis les années 2000 en France (dont Charlier, 1999 ; Guillain, 2001 ; Torre et Lefranc, 2006). Nous avons privilégié la combinaison avec d’autres sources d’information de façon à limiter les biais inhérents à chacun des matériaux, comme l’ont fait certains auteurs (Torre et al., 2010 ; Cadoret, 2011). Un recueil d’articles portant sur une situation de conflit et/ou de concertation liée à l’environnement sur une période de presque 10 ans a été effectué sur les trois sites étudiés.

Nous avons sélectionné la PQR à plus fort tirage, couvrant tout ou partie des terrains d’étude et pour laquelle nous avons pu avoir un accès simplifié. Une recherche en ligne via le moteur de recherche Factiva pour Ouest-France (site du Havre)2 et une recension sur papier en bibliothèque pour La Provence (site de Marseille-Fos) et La Voix du Nord (site de Dunkerque) a permis de sélectionner 500 articles dans un premier temps. Certaines contraintes d’accès aux données ont réduit le champ d’investigation : la période d’analyse pour La Provence s’étend de janvier 2005 à juin 2010 alors qu’elle s’étend de janvier 2002 à décembre 2010 pour Ouest-France et La Voix du Nord. Au final, près de 200 articles portant sur au moins une situation d’opposition portuaire liée à l’environnement au cours de la période d’étude ont été recensés, recouvrant plus de soixante situations conflictuelles distinctes (cf. graphique 1 pour la période 2005-2011).

Graphique 1 : Nombre d’articles de la presse quotidienne portant sur au moins un conflit lié à l’environnement dans les Grands Ports Maritimes du Havre, de Marseille-Fos et de Dunkerque

2 Le quotidien Ouest-France a été choisi pour sa facilité d’accès, bien que le Grand Port Maritime du Havre ne soit pas directement dans le périmètre couvert par le journal : c’est une limite de l’étude.

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Ce matériau a été croisé avec deux autres sources d’information, une revue de la docu- mentation disponible d’une part, des entretiens auprès de personnes-ressources et d’acteurs impliqués dans les conflits ou arènes de dialogue d’autre part (25 entretiens au Havre, 24 à Dunkerque, 16 à Marseille-Fos où l’analyse a été limitée aux bassins Ouest). C’est la mise en dialogue des éléments issus de ces trois sources qui nous a permis de mieux com- prendre les processus conflictuels et concertatifs3, aucune de ces sources ne se suffisant à elle-même. Sur cette base, ont été construites des séries chronologiques mettant en parallèle les événements et l’évolution des différents éléments identifiés comme ayant joué un rôle déterminant quant à l’évolution du jeu des acteurs et de la gouvernance de l’environnement portuaire. Mettre en parallèle ces séries chronologiques nous a permis d’identifier des fac- teurs clés d’évolution des dynamiques de conflit ainsi que des effets à court et moyen termes de ces dynamiques. Les processus conflictuels ont été étudiés comme étant les éléments d’un système dont nous avons analysé la dynamique au cours des quinze dernières années.

2. Résultats : les objets conflictuels 2.1. Cinq types d’objets récurrents

Les conflits environnementaux et territoriaux identifiés portent, dans chacun des ports, sur cinq catégories d’objets (Tableau 1).

Des conflits portent sur une ou plusieurs espèces végétales ou animales menacées par de nouveaux aménagements (construction de Port 2000 au Havre ; construction de l’en- trepôt Ikea sur l’espace portuaire de Fos) : ces espèces sont souvent instrumentalisées, les opposants sollicitant des naturalistes pour chercher l’espèce menacée pouvant faire obstacle au projet concerné. D’autres conflits portent sur des écosystèmes spécifiques : ces conflits sont inéluctables car nombre de ports touchent à des zones estuariennes (Le Havre, Nantes, Bordeaux, Rouen) ou à des espaces uniques du point de vue géo- morphologique (tels que le Coussoul de la steppe de Crau, pour Marseille-Fos), porteurs d’une biodiversité particulière.

Alors qu’au Havre et à Marseille-Fos, près d’un tiers des conflits identifiés dans la presse a pour objet la biodiversité et les écosystèmes spécifiques, aucun n’a été identi- fié comme tel dans La Voix du Nord. Les articles portant sur un projet d’aménagement comme le terminal méthanier au GPMD évoquent une menace sur la biodiversité, mais ce n’est pas l’objet central du conflit relaté dans la presse. En termes spatiaux, le conflit peut porter sur l’espace porteur de ces écosystèmes ou sur d’autres espaces en interaction : la prolongation du grand canal du Havre pourrait ainsi mettre en cause un fonctionnement hydrique déterminant pour des écosystèmes situés dans des espaces proches. Ces conflits opposent parfois différents usagers de ces espaces sans que le port ne soit directement impliqué, comme au Havre où les entretiens révèlent que naturalistes, chasseurs, agri- culteurs et coupeurs de roseaux s’opposent sur la gestion des niveaux d’eau au sein de la réserve naturelle de l’estuaire de la Seine : on ne retrouve pas dans ce cas la figure du

3 Si nous centrons notre propos dans cet article sur les dynamiques antagonistes, le travail réalisé au sein du programme de recherche LITEAU III-PISTE concerne également l’étude des interactions entre conflits et concertation, que nous ne développerons pas ici.

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« conflit d’aménagement », mais le port est partie prenante en tant que propriétaire louant des droits d’occupation temporaire à certains de ces protagonistes et en tant que financeur à 40 % du plan de gestion de la réserve, conséquence d’un aménagement antérieur.

Tableau 1 : conflits portuaires environnementaux et territoriaux : les objets conflictuels

2.1.1. Pollutions et risques industriels

Les conflits ayant pour objet les pollutions et les risques industriels ont le taux de médiatisation le plus élevé. À Dunkerque et au Havre, la moitié des articles portant sur une situation de conflit sont liés à des oppositions dont l’objet est la pollution et/ou les risques industriels. Il s’agit notamment de la construction d’un terminal méthanier à Antifer (GPMH) et au Clipon (GPMD), de la construction d’une centrale à charbon, d’une pollution grave, du transport de matières dangereuses (Figure 1).

Les pollutions industrielles donnent lieu à des conflits autour d’un aménagement, d’un épisode de pollution décelé par des associations qui mettent en cause un industriel, ou plus globalement sur la transparence exigée par certains sur les « incidents » industriels, souvent médiatisés à Dunkerque. Ces conflits sont souvent discrets sur les sites du Havre et de Marseille et ne mobilisent que des spécialistes capables de discuter avec les indus- triels (retraités de l’industrie, enseignants, etc.), impliqués dans des commissions locales d’information. Viennent ensuite des conflits très fortement médiatisés, où les risques d’atteintes à la santé humaine deviennent l’objet central d’un conflit de grande envergure, marqué par des controverses scientifiques qui mobilisent des spécialistes bien au-delà de

Catégorie d’objets Objets conflictuels Menaces Biodiversité et

écosystèmes spécifiques

L’espèce menacée Menacée par un aménagement Un écosystème spécifique

(estuarien, coussoul de la

Crau,..) Menacé par des usages (récréatifs ou industriels)

Pollutions et risques industriels

Un épisode de pollution Dénoncé par des

associations Mobilisation discrète de

« spécialistes » Transparence exigée

sur les risques et incidents Mise en cause des procédures Risques pour la santé

humaine Liés à un aménagement Forte mobilisation

et médiatisation Mesures de prévention

des risques Conséquences : dépenses pour les particuliers et accès aux lieux

Nuisances

Bruits, odeurs, particules,

pollutions lumineuses Liées aux activités existantes ou à des projets d’aménagement

Trafics de camions :

saturation, dangers … au regard des infrastructures existantes Accès aux lieux

et biens environnementaux

Usages récréatifs non

patrimoniaux (kite surf..) Menacés par un aménagement ou un périmètre de danger

Lieux de pratique substituables Usages à caractère

patrimonial (pêche, chasse, loisirs ancrés dans une culture locale)

Lieux jugés comme non substituables Contraintes imposées

à des usages

économiques Captation d’espaces, effets

externes Effets sur les ressources, captation foncière liée à un aménagement ou aux mesures compensatoires

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la zone d’influence des pollutions : le conflit autour de l’incinérateur installé sur la ZIP de Fos par la communauté urbaine de Marseille en offre un exemple flagrant. Près d’un quart des articles portant sur des conflits dont l’objet est la pollution et les risques indus- triels porte sur l’incinérateur. Mais la forte mobilisation et médiatisation s’expliquent par l’association du conflit autour de l’objet « pollution industrielle » à un conflit portant sur la gouvernance du territoire, évoqué ultérieurement. Dans l’ensemble, les pollutions industrielles, peu visibles, mobilisent peu, mais elles mobilisent fortement en association avec d’autres objets conflictuels. Elles sont aussi un facteur-clé de la mobilisation de naturalistes vivant à l’extérieur du territoire : les naturalistes les plus actifs dans le Golfe de Fos viennent de Camargue et se sont mobilisés en réaction à d’éventuelles pollutions industrielles venues de Fos, ce qui n’est pas dénué de sens puisque des éléments polluants venus de Fos ont été par exemple détectés lors d’analyses de qualité de l’air effectuées au cœur du Parc Naturel Régional du Lubéron, encore beaucoup plus loin. Mais une fois mobilisés, ces naturalistes restent dans leur champ de compétence et s’intéressent aux écosystèmes et à la biodiversité, en délaissant l’analyse des pollutions.

Les risques industriels mobilisent surtout un public averti, finalement très peu nom- breux selon les entretiens. Les habitants rencontrés sont conscients de certains risques, notamment ceux de Mardyck à Dunkerque ou du quartier des neiges au Havre, commune et quartiers enclavés dans des ZIP, mais se disent résignés car impuissants. Par contre, les risques prennent vie non seulement lorsqu’une catastrophe se produit (celle d’AZF a constitué un signal fort entendu dans les territoires portuaires), ou un incident grave tel la pollution par le dioxyde de soufre d’une usine Total à Dunkerque, mais aussi lorsque les procédures de prévention des risques imposent des contraintes aux habitants, ce qui les fait vivement réagir. Les objets conflictuels sont alors les mesures de prévention des risques, plus que les risques en eux-mêmes : les conflits portent d’une part sur la prise en charge des travaux à faire sur les habitations situées dans des périmètres de danger (quelle répartition, entre l’habitant et les pouvoirs publics ?), d’autre part sur les conséquences de ces périmètres sur l’accès du public à certains lieux. Alors qu’il devrait être interdit au vu de la réglementation, cet accès est par exemple toléré sur la digue du Braeck à Dunkerque, tant le sujet est sensible.

2.1.2. Nuisances

Les nuisances telles que les odeurs sont la face sensible des pollutions et de certains risques. Elles mobilisent plus facilement un public non averti, qui peut devenir acteur de l’analyse de ces phénomènes, par exemple via le réseau de « nez » mis en place par l’agence Air Normand. Mais même si le bruit, les odeurs, les pollutions lumineuses peuvent être des objets conflictuels, ils sont souvent acceptés comme étant le prix à payer pour l’emploi industriel et sont par ailleurs peu médiatisés. Les rejets de particules et poussières en suspension sont des nuisances qui mobilisent un peu plus, surtout lorsque le phénomène est récurrent. Enfin, les effets des activités portuaires en termes de densité du trafic de camions sont perçus à la fois comme une nuisance (bruit, saturation du trafic) et comme un risque industriel car les aménagements routiers correspondants n’ont pas toujours été faits. Les ports ne sont pas à la même enseigne sur ce point : ceux qui sont dans des territoires gérés par des élus à la fois locaux et nationaux ont obtenu de l’État la réalisation d’infrastructures adaptées, ce qui n’est par exemple pas le cas pour Fos, où

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les aménagements routiers et ferroviaires n’ont pas suivi le développement des activités portuaires. La tolérance du territoire quant aux nuisances n’est pas non plus la même entre un port tel que Dunkerque, historiquement voulu par le territoire et ceux du Havre et de Marseille-Fos, où nombre de personnes rencontrées pointent des taux de chômages supérieurs aux moyennes départementales, des niveaux de vie inférieurs et des flux quo- tidiens de migrants alternants, suggérant le fait que ceux qui subissent les nuisances des installations industrialo-portuaires ne sont pas ceux qui en profitent le plus.

2.1.3. Usages récréatifs et identité des lieux

Les biens environnementaux dont il s’agit sont ici appréciés pour des usages qu’en fait un groupe social. Au cœur des débats se trouvent des usages récréatifs de lieux ris- quant d’être soustraits à ces usages (pêche depuis des digues, baignade, chasse, loisirs au

« cabanon », etc.), avec deux cas de figure bien distincts. L’opposition des kite-surfers à l’installation d’un terminal méthanier au Clipon, à Dunkerque, est emblématique du cas d’usages récents où le conflit se structure autour du besoin d’un « terrain de jeu », mais celui-ci est substituable. Une vision du monde ancrée dans la liberté de pratique, d’accès, de mode de vie est mise en avant pour refuser les normes et l’univers industriel, mais l’accès à d’autres espaces et/ou à des compensations peut calmer le jeu4. Le second cas est celui où les usages sont identitaires, culturels, ancrés dans les modes de vie passés et actuels de toute une population. La plage du Cavaou, à Fos, en offre une bonne illustra- tion : le port en revendique la propriété au nom des droits fonciers qu’il possède sur la ZIP et veut en interdire l’accès lors de la construction d’un terminal méthanier, mais les habitants en revendiquent une propriété liée à un usage familier, domestique (Boltanski, Thévenot, 1991). La commune obtiendra gain de cause après avoir tenté d’annuler le per- mis de construire, réalisé un référendum local, bloqué le permis d’exploitation pour fina- lement négocier avec le port, mais cet épisode laissera des traces et a fortement contribué à la structuration d’oppositions aux aménagements portuaires. Des usages vécus comme patrimoniaux par certains, comme l’accès à la digue du Braeck à Dunkerque ou la chasse dans la ZIP du Havre, sont des motifs actuels ou potentiels de conflits.

2.1.4. Les contraintes imposées à certaines activités économiques

Les contraintes subies par d’autres activités économiques apparaissent en second plan dans la conflictualité. Pour ce qui est des activités primaires en mer, le faible nombre d’individus concernés leur permettent de négocier des mesures d’accompagnement, voire des compensations individuellement intéressantes, qui évitent les conflits. D’autres acti- vités se voient imposer des contraintes qui créent des situations de tensions qui tiennent surtout au fait qu’aux enjeux locaux se voient associés des enjeux sectoriels plus globaux.

Au Havre par exemple, le port cherche des espaces aménageables mais aussi des espaces qu’il pourrait utiliser pour compenser des dégradations de l’environnement liées à des aménagements futurs. Ils sont soustraits à l’agriculture qui, par la voix de ses représen- tants, s’oppose au fait d’être une réserve foncière : si l’on s’en tient aux seuls espaces

4 « Pour compenser la perte du Clipon, EDF pourrait faire un gros cadeau au club de Kitesurf de Dun- kerque », La Voix du Nord, 2 mai 2010 : l’article fait part des discussions entre EDF et le Dunkerque surfing club ou il est question de sécurisation de la plage de Malo, de prise en charge de permis bateau et d’achat d’un mini-bus pour le transport des kite-surfers vers d’autres spots.

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convoités par le port, l’enjeu semble minime, mais les tensions viennent d’une pression sur le foncier agricole exercée par nombre d’usages de l’espace (urbanisation, construc- tion de la LGV Paris Normandie, de sentiers côtiers par le Conseil Général, etc.) donc d’un cumul de sources de tensions, certaines liées au port, d’autres non. Notons que dans les trois sites étudiés, le port est aussi le support de contestations qui ont peu à voir avec le port de commerce. Ce sont par exemple des pêcheurs qui vont bloquer le port pour contester les mesures européennes concernant les quotas de pêche. Les conflits qui ont lieu dans le port et qui mettent en jeu des activités économiques sont donc souvent liés à des problèmes sectoriels qui sont très médiatisés et impactent fortement l’économie et l’image du port.

La Figure 1 illustre l’importance quantitative respective de ces différents types de conflits dans la PQR.

Figure 1 : Conflits et objets de conflits liés à l’environnement dans les grands ports maritimes de Dunkerque, du Havre et de Marseille-Fos identifiés dans la presse quotidienne (La Voix du Nord, Ouest-France et La Provence)

2.2. La nature de certains objets, déterminante quant aux difficultés de régulation et à l’écho des conflits

Certains objets semblent dotés d’un potentiel conflictuel plus important que d’autres, lié à plusieurs facteurs. Au cœur des conflits, certains objets mettent très vite en jeu la culture, l’identité, le lien avec les ancêtres ou les descendants, autant d’éléments qui font partie des objets sacrés au sens de Mauss (cité par Godbout, 1995 ; Godelier, 1997), objets par essence exclus de la sphère de l’échange, non négociables. C’est par exemple l’accès à la plage du Cavaou ou, pour les naturalistes, l’espèce à transmettre aux générations futures. Notons que

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dans le cas du Cavaou, la partie de la plage concernée était la partie Ouest, dite « plage des naturistes », moins utilisée que l’autre partie : ce n’est pas l’usage en lui-même qui fait le plus conflit, mais l’identité, la patrimonialisation de l’usage. Ceci explique l’intensité des conflits, le fait que les opposants exploitent tous les recours possibles, ainsi que les traces laissées par ces conflits, en termes de structuration des oppositions et de défiance.

Un deuxième élément tient à l’existence ou non de possibilités de mise en équivalence des enjeux. Ainsi, alors que les naturalistes estiment que le port ne les comprend pas, la prudhommie de pêche de Martigues comme le port jugent que la concertation se passe bien, avec la mise en place de mesures d’accompagnement à la pêche et à la mytiliculture lors d’aménagements. Alors qu’enjeux environnementaux et industriels sont « sans com- mune mesure » (Boltanski et Thévenot, 1991), mettant en jeu des justifications distinctes, le dialogue entre activités primaires et portuaires est favorisé par la mise en relation possible de gains et de pertes économiques et la mise en équivalence des pertes avec des mesures compensatoires portant sur la ressource, sa surveillance, les conditions de sa préservation ou même de sa croissance (avec par exemple la construction de récifs artificiels).

Un dernier élément propice au développement de tensions et de conflits tient à l’entrée en résonance d’un enjeu limité à l’échelle locale avec le même enjeu à une échelle glo- bale, notamment via un secteur d’activité. Le foncier agricole, au Havre, en offre une illustration, avec peu de surfaces menacées par le port, mais des tensions qui viennent d’un cumul de menaces à l’échelle départementale.

3. Des objets aux protagonistes : les « opposants »

3.1. Une nébuleuse hétérogène : segmentation et légitimités

L’analyse des discours et argumentaires, lors de l’analyse des documents, de la presse puis des entretiens, révèle une segmentation de la nébuleuse de ceux qui sont perçus comme les « opposants » par le port, en plusieurs groupes. Il existe certes des hybrida- tions, mais leurs références et justifications sont distinctes.

Tableau 2 : la nébuleuse des « opposants » : segmentation et légitimités À un territoire support d’outils

industriels est opposé : Les opposants puisent

leur légitimité dans : Au regard du

développement durable :

Vivre le territoire au quotidien

Comme un espace d’attachement

L’attachement, l’engagement dans la proximité

(légitimité domestique)

Dimension sociale Comme

un support de vie

Représentation des habitants ordinaires : le nombre (légitimité civique) Territoire support de biens rares

à l’échelle globale et/ou d’effets externes supra-territoriaux

La représentation de la nature, l’intérêt général et des généra- tions futures (légitimité civique)

Dimension environnementale

Vivre du territoire et de ses ressources L’antériorité, la production

(légitimité industrielle) Dimension économique

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Certains acteurs vivent le territoire dans leur quotidien et mettent en avant ce vécu, avec des usages résidentiels, récréatifs et culturels. Même s’ils militent souvent ensemble, deux groupes se dégagent. Certains mettent en avant un attachement profond aux lieux et au vécu local de ces lieux. Ils se considèrent comme les « vrais » habitants et mobilisent une légitimité domestique (Boltanski, Thévenot, 1991) en convoquant la proximité, la familiarité, un rapport intime aux lieux pour revendiquer un pouvoir de décision. D’autres revendiquent une certaine qualité de vie dans ce territoire, sur la base d’un rapport plus utilitaire à un territoire lieu de vie éventuellement interchangeable : ils veulent y vivre en paix, en bonne santé, en sécurité, sans coûts additionnels liés aux risques industriels.

Ils mobilisent une légitimité civique : celle du nombre, car ils s’estiment représentatifs d’une majorité, celle des habitants ordinaires, puis celle de l’égalité entre les habitants de différents territoires, qui devraient pouvoir vivre de la même façon, au nom d’une égalité républicaine. Notons que la référence au NIMBY5 pour disqualifier ces deux catégories d’acteurs, parfois convoquée, est malvenue : leurs discours révèlent qu’ils s’opposent rarement à « ce projet ici » mais à « ce projet, à cet endroit-là et de cette façon-là », évo- quant même parfois un « mieux industriel » et non un rejet de l’industrie : le conflit met alors en jeu une solution jugée optimale par l’aménageur du point de vue industriel et une solution qui intègre un optimum hédonique, considérée par les opposants. Lors du récent débat sur le terminal méthanier « Fos Faster », les opposants ont par exemple rejeté le projet porté par le GPMM de création d’un îlot de 13 hectares en mer et soutiendront une solution qui revient à placer ce terminal à terre, plus proche d’eux.

D’autres protagonistes vivent le territoire non plus comme lieu de vie (ils résident souvent ailleurs) mais comme le support de biens rares (espèces menacées) et d’effets externes (pollutions…) à des échelles supra-territoriales. Ce sont des naturalistes qui ont un rapport distancié aux objets concernés par les conflits, se mobilisent au nom de l’inté- rêt général (et de celui des générations futures) et d’une légitimité ancrée dans un monde civique (Boltanski et Thévenot, 1991). Ce sont par exemple des naturalistes venus de Camargue, initialement mobilisés par les effets potentiels des activités industrialo-por- tuaires sur leur territoire et qui se mobilisent désormais pour préserver l’environnement dans le Golfe de Fos et ses alentours.

Enfin, certains acteurs vivent du territoire et de ses ressources. Agriculteurs, pêcheurs, coupeurs de roseaux, ils mettent souvent en avant l’antériorité de leur usage du territoire mais aussi leur besoin d’être performant pour vivre de leur activité. Ils mobilisent une légitimité industrielle ancrée dans un besoin de performance productive.

3.2. Des alliances autour d’armes et de légitimités complémentaires

Peu de liens se nouent entre les acteurs du dernier groupe (légitimité industrielle) et les autres, car ils négocient à partir de possibles mises en équivalence et, lorsque des tensions ou conflits existent, convoquent fréquemment des représentants sectoriels à un niveau supra-territorial. Par contre, les trois autres groupes se retrouvent souvent dans un « front commun » face aux aménageurs, donnant l’illusion d’une opposition monoli- thique. Leur alliance repose en réalité sur des complémentarités, chacun disposant d’une

5 Not In My Backyard (Pas dans mon jardin)

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légitimité ou d’armes d’opposition dont l’autre ne dispose pas : ceci permet par exemple aux « locaux » de bénéficier des apports des naturalistes pour identifier des espèces rares et engager des procédures contentieuses visant le blocage d’un aménagement (comme pour le projet d’incinérateur sur l’espace portuaire de Marseille-Fos), les naturalistes bénéficiant en retour d’une mobilisation à la fois massive et légitimée par un ancrage local. Mais ces alliances masquent l’hétérogénéité des argumentaires et champs d’oppo- sition, le combat des uns n’étant pas celui des autres : c’est un piège pour l’aménageur qui, lorsqu’il croit répondre aux revendications des uns, pense satisfaire l’ensemble des opposants et s’étonne de la poursuite des oppositions.

Les armes à disposition de chaque groupe sont d’une efficacité très variable. Nous identifions une stratégie générique, utilisée par tous mais de façon diverse en fonction de leurs ancrages, puis des stratégies spécifiques. La stratégie de base utilisée par les opposants est la consolidation et la légitimation des argumentaires par l’élargissement des réseaux qui les portent : on tente de mobiliser dans ou hors du territoire, en misant sur la masse (médiatisation, manifestations, pétitions, référendum d’initiative locale) et/ou sur des compétences reconnues (mobilisation d’experts). Il s’agit à la fois de faire porter les positions défendues par un réseau le plus large possible et que ce réseau pénètre des sphères d’influence diverses. Les modalités diffèrent : un ancrage local permet de miser sur une mobilisation de masse, alors que l’ancrage scientifique de certains naturalistes les porte plutôt vers des réseaux d’experts supra-territoriaux : combiner ces deux types de mobilisation dans un même réseau suppose des alliances. Viennent ensuite des stratégies spécifiques, avec des armes dont seuls certains disposent. C’est d’abord le contentieux, qui permet soit de bloquer un projet, soit de le retarder en espérant des concessions ou des changements de décideurs. Les naturalistes en disposent au premier chef, à partir d’inventaires d’espèces protégées. C’est ensuite le recours à une autorité supra-territo- riale qui permet d’exercer une forte pression sur l’État, qui la répercute au niveau local : les naturalistes exploitent notamment des liens avec l’Union Européenne, alors que les chasseurs font intervenir leur lobby national, avec des effets déterminants, notamment dans le cas du Havre. Enfin, des acteurs locaux peuvent avoir recours à de « grands élus » de dimension locale et nationale, qui font valoir des intérêts locaux auprès de l’État pour obtenir des infrastructures visant à réduire certaines nuisances. L’exception Fosséenne, qui ne dispose pas de tels élus, a des conséquences significatives.

Les complémentarités entre ces outils d’une part, les légitimités d’autre part, sont le sup- port d’un vaste jeu d’alliances basé sur des mécanismes de dons et contre-dons, y compris entre associations environnementalistes : les petites et « locales » se rapprochent de fédéra- tions qui maîtrisent mieux les arcanes du contentieux, celles qui ont des contacts européens sont sollicitées par celles qui n’en ont pas, y compris par des associations actives dans un autre Grand Port Maritime. Un don sous forme de service rendu pourra appeler un contre- don ultérieurement : il supporte l’établissement de liens durables dans des réseaux qui se consolident via ces rapports de dons, même lorsqu’ils restent peu formalisés. Les outils les plus immédiatement efficaces étant à l’évidence l’« espèce protégée » et le « lobbying », des opposants se rapprochent de ceux – peu nombreux - qui disposent de ces outils. En retour, ils leur apportent une légitimité qui leur fait défaut ou qui est complémentaire de la leur : une légitimité domestique ou une légitimité civique à l’échelle territoriale, basée sur un intérêt territorialisé, vient ainsi compléter une légitimité civique à l’échelle globale,

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basée sur l’intérêt général. Les mécanismes de dons et de contre-dons étant au service de l’établissement de liens durables (Mauss, 1924), des réseaux se consolident contre un amé- nagement donné, mais restent très généralement actifs, qu’ils se formalisent ou non, avec parfois des liens interportuaires. Ils n’empêchent pas leurs membres de garder leur indépen- dance et d’exprimer des avis différents, mais sont très rapidement réactivés dès l’émergence de nouveaux conflits, s’ils sont utiles à leurs membres.

4. Des conflits en interaction dynamique : modélisation systémique 4.1. Trois types de conflits

Au-delà des objets en jeu, apparaissent trois archétypes de conflits (avec de nombreuses figures hybrides). Ce sont d’abord des conflits focalisés, car centrés sur un objet précis dénoncé comme une cause possible de dommage, et localisés car portant sur des biens environnementaux et espaces aux contours bien définis. C’est par exemple l’opposition à l’installation d’un terminal méthanier sur le site d’Antifer (GPMH), dans l’anse du Clipon (GPMD), ou au Cavaou (GPMM) : les espaces supports du conflit sont bien identifiés.

Certains conflits sont qualifiés d’excentrés : ils se développent dans le territoire mais leurs sources sont à rechercher en grande partie hors du territoire, notamment au sein des réseaux d’appartenance de certains protagonistes. C’est le cas des tensions sur le foncier agricole au Havre, liées au cumul de projets prélevant des espaces agricoles à l’échelle du département : le Port de Rouen, qui envisage la création de plateformes logistiques le long de la Seine, est celui dont les projets sont les plus consommateurs d’espace, mais ceci rebondit sur d’autres projets du port du Havre et vient crisper les positions.

Viennent enfin des conflits chroniques (Cadoret, 2009), dont l’objet est immatériel et qui s’expriment à l’occasion de conflits d’aménagements qu’ils viennent coloniser : ce sont surtout des conflits de prérogatives ou de vision du futur souhaité. Un conflit de ce type oppose des élus, associations et citoyens du Golfe de Fos aux autorités portuaires : il porte sur la légitimité des uns et des autres à décider, pour des opérations d’aménagement des bassins Ouest ayant des effets externes sur le territoire. Il est illustré par les termes de la question posée aux habitants lors d’un référendum local organisé à Fos : « acceptez-vous que les élus locaux soient dépossédés de leurs compétences légales d’aménagement du territoire ? ». Ce conflit atteindra son point culminant dans l’opposition à l’installation de l’incinérateur de la Communauté Urbaine de Marseille sur la ZIP de Fos, mais resurgit de façon chronique en arrière-plan des autres conflits. À Fos, d’autres conflits chroniques portent sur la concertation et la façon dont elle a été menée jusqu’ici, objet conflictuel en soi qui resurgit à chaque débat, ou encore sur les projections de croissance du port, conflit né d’annonces évoquant Fos 2XL, 3XL puis 4XL. Au Havre, on retrouve un conflit de préroga- tives entre certains acteurs locaux et l’État, lui aussi alimenté par des effets d’annonce : les acteurs locaux se sentent dépossédés de leurs prérogatives lorsqu’en 1995, le port annonce le projet Port 2000 dans la presse maritime internationale, avant toute annonce locale. Il en va de même en 2010 lorsque Nicolas Sarkozy évoque une possibilité de révision du code de l’urbanisme afin de rendre possible certains projets portuaires en contournant les oppo- sitions locales, et met en avant les projets nationaux portant sur l’« axe Seine » du Havre à la grande métropole parisienne. Ceci alimente un conflit de prérogatives. Ces conflits

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reviennent de façon chronique et déterminent des positions quasiment indépendantes des objets concernés par les débats, ce qui est parfois mal compris par les porteurs de projets.

4.2. Une trame conflictuelle et des interactions dynamiques

L’analyse laisse entrevoir des interactions dynamiques entre certains conflits. Il en ressort d’abord l’existence d’une « trame conflictuelle » tissée de conflits chroniques qui colonisent (et sont alimentés par) les conflits qui surgissent. Nous définirons la trame conflictuelle du territoire comme un ensemble de tensions et conflits chroniques, dont les objets sont immatériels mais sont réactivés de façon récurrente par les conflits qui émergent autour de biens environnementaux, d’aménagements ou d’actions publiques.

Au cours du temps, la trame conflictuelle s’enrichit de nouveaux objets alors que certains objets peuvent perdre toute intensité conflictuelle pour sortir de cette trame.

D’autres interactions dynamiques sont clairement identifiables. Ce sont d’abord des influences ou interdépendances directes entre conflits, basées sur les contenus des projets et/ou sur les parties prenantes. Dans certains cas, les acteurs d’un conflit se retrouvent dans un autre conflit, avec une transposition des jeux d’opposition : par exemple au Havre, les mêmes participants se retrouvent entre 2006 et 2008 dans l’opposition au terminal métha- nier d’Antifer et aux deux projets de centrales à charbon. Les conflits portant sur des ques- tions énergétiques, les participants sont quasiment les mêmes. Les projets de centrales à charbon sont vécus comme une provocation par les environnementalistes car ils arrivent au moment où le conflit bat son plein autour du terminal méthanier, et le fait que le débat public d’Antifer ait été mal mené exacerbe la conflictualité et cristallise les jeux d’opposition autour des centrales à charbon. Dans d’autres cas, plusieurs conflits sont associés car certains prota- gonistes jugent que les projets sont articulés : par exemple le projet de prolongement du Grand Canal du Havre, projet porté par le port du Havre, et le projet d’arasement des points hauts du chenal de Seine, porté par le port de Rouen, sont associés par Haute Normandie Nature Environnement qui considère que le second prolonge le premier.

Des influences indirectes entre conflits se manifestent à long terme, avec des déca- lages temporels importants : des éléments débattus lors d’un conflit restent en mémoire et font irruption dans un conflit ultérieur. Par exemple le conflit qui débute en 2011 sur le terminal méthanier Fos Faster n’échappe pas à des interférences fortes avec le conflit initié en 2003 autour du terminal méthanier du Cavaou. Le site alternatif pro- posé en 2003 par les opposants avait été rejeté par l’aménageur comme non propice à la construction d’un terminal méthanier. Or, quelques années plus tard, c’est ce site que le port propose. Les opposants d’hier et d’aujourd’hui se sentent floués, ce qui relance la conflictualité.

Viennent ensuite des effets de colonisation partielle ou totale d’un conflit par un autre. Elle peut être presque totale lorsqu’un conflit prend le pas sur un autre, qui perd toute autonomie : par exemple dans le cas du terminal à conteneurs Fos 2XL, à Marseille, le président de la Commission Particulière du Débat Public affirme des années plus tard que le débat portait sur un terminal qui, en réalité, « n’intéressait pas grand monde », et que les participants au débat étaient en réalité mobilisés par la question de l’incinérateur.

Une thématique dominante se greffe sur d’autres objets conflictuels et un conflit en colo- nise un autre, totalement ou partiellement.

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Enfin, les conflits contribuent à produire des éléments spécifiques au territoire, assi- milables à des actifs spécifiques territoriaux (Pecqueur, 1996), qui influencent la dyna- mique de nombre de conflits ultérieurs. Parmi ces éléments figurent :

• Des réseaux d’acteurs issus de conflits : par exemple au Havre, SOS Estuaire est une fédération d’associations née de l’opposition au Pont de Normandie, qui joue aujourd’hui un rôle clé dans les conflits portuaires, en structurant les oppositions.

• Des outils de traduction scientifique (Beuret, 2006), visant à rendre le réel plus acces- sible à la compréhension des protagonistes et au dialogue : par exemple au Havre, le conflit autour de Port 2000 a contribué à faire du Groupement d’Intérêt Public Seine Aval un espace qui conduit des recherches à partir de questions posées par les acteurs de la conflictualité. Il joue un rôle clé dans la gestion des conflits actuels.

• Des proximités organisées fondées sur des références communes (proximités de similitudes) ou des liens (proximités d’appartenances) formels ou informels, issus d’interactions conflictuelles et qui favorisent des coordinations mais peuvent aussi fragmenter le jeu des acteurs.

• La confiance qui existe entre les protagonistes, accrue ou altérée par un conflit et/

ou une concertation, que l’on retrouvera dans le(s) conflit(s) suivant(s) : solide- ment ancrée dans une trajectoire longue de coopération entre le port et les acteurs territoriaux à Dunkerque, elle a évolué au Havre au gré de dialogues difficiles et d’effets d’annonce qui l’ont affectée mais se voit aujourd’hui renforcée par des efforts d’information et de concertation consentis par le port. Elle reste très fragile à Marseille-Fos où la dernière décennie peut être lue comme une série de cycles où elle progresse puis est rompue par certains engagements non tenus.

Ces quatre types d’actifs spécifiques sont le produit de conflits et jouent un rôle clé dans les dynamiques conflictuelles ultérieures.

Ces interactions sont à la base d’un système conflictuel qui pourra être modélisé en considérant différents types de liens entre les conflits (Figure 2) :

Figure 2 : interactions entre conflits et modélisation du système conflictuel

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Il nous semble fondamental de considérer ces interactions systémiques, tant pour la gestion des conflits que pour leur analyse.

5. Quelles conséquences opérationnelles en matière d’aménagement portuaire ? 5.1. Pour l’aménageur : des objets, un système conflictuel

et un front commun à déchiffrer

Cette analyse, complétée par une analyse en longue période (1997-2012) des pratiques des autorités portuaires en matière d’aménagement, de gestion des conflits et de concer- tation avec les acteurs environnementaux et territoriaux, invite l’aménageur (ici l’autorité portuaire) à réaliser lui-même une analyse plus approfondie du système conflictuel dont il est partie prenante. Elle doit le conduire à :

• Hiérarchiser les objets conflictuels pour évaluer leur potentiel conflictuel. Il s’agira notamment de considérer le potentiel de blocage porté par la figure de l’« objet sacré », support d’identité. Dans le cas du Cavaou, ce potentiel a par exemple été sous-estimé et la conflictualité créée autour de cet objet a eu un écho prolongé lors des conflits ultérieurs. S’attaquer à ce type d’objet à l’issue d’une période sans aménagement et à l’aube d’une longue séquence d’aménagements était, selon un acteur du territoire, « l’archétype de ce qu’il ne faut pas faire ».

• Déchiffrer le ou les « fronts communs » auxquels il se heurte, afin de saisir les attentes réelles des uns et des autres, au-delà des alliances stratégiques. Lire la segmentation des oppositions, en divers champs de conflits et concertations, per- mettra à l’aménageur de segmenter les espaces de dialogue en fonction de cette lecture, afin de construire des compromis à partir des besoins essentiels des uns et des autres. Ceci lui évitera surtout de répondre aux besoins des uns en ignorant ceux des autres, comme nous avons pu l’observer dans un cas, n’obtenant en retour qu’une poursuite de la conflictualité.

• Sortir du « conflit d’aménagement » et d’une stratégie « one shot » dont l’horizon n’est qu’un aménagement considéré isolément, pour anticiper et élargir son champ de vision, en termes spatial et temporel, vers un système conflictuel territorialisé considérant une séquence d’aménagements. Dans certains cas, des stratégies de forçage (Mermet et al., 2004) visant à briser les oppositions à un aménagement hypothèquent l’avenir, en affectant des ressources pour la régulation des conflits ultérieurs (notamment des actifs spécifiques précédemment décrits), en cristalli- sant et radicalisant des réseaux d’opposants et en renforçant la trame conflictuelle, avec l’émergence de nouveaux conflits chroniques. Se situer dans une séquence d’aménagements et considérer les interactions dynamiques au sein d’un système conflictuel semble nécessaire.

• Analyser la question des actifs spécifiques territoriaux qu’il contribue à créer ou à détruire du fait de sa gestion de la conflictualité et se montrer proactif : certains de ces actifs peuvent être construits par une véritable stratégie à moyen terme, de coopération avec les acteurs territoriaux. Elle passe par des concertations bien menées : les ports se montrent parfois volontaristes en la matière mais l’ingénierie de la concertation qu’ils mobilisent est sans commune mesure ni avec les moyens

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dont ils disposent, ni avec les enjeux. Elle passe parfois par des actes qui créent de la confiance, ne serait-ce que par leur portée symbolique : un investissement récemment réalisé par le port de Marseille-Fos, lié à ses effets externes mais hors de la ZIP et au bénéfice des acteurs locaux, a ainsi eu une portée considérable.

5.2. Les stratégies portuaires : négociation conflictuelle ou intégrative ?

Face aux conflits, les acteurs industrialo-portuaires s’ouvrent de plus en plus à l’infor- mation (avec par exemple les Commissions locales d’Information et d’Échange à Fos, au sujet des pollutions et risques industriels) et à la consultation (débats publics, Conseil de Développement…). Mais les stratégies portuaires de dialogue avec les opposants restent basées sur des négociations beaucoup plus conflictuelles qu’intégratives. Rappelons que la négociation conflictuelle (Dupont, 2006) repose sur une confrontation : elle est aussi qualifiée de distributive car elle revient à partager des ressources existantes et repose souvent sur un marchandage. La négociation intégrative, aussi qualifiée de concertative par Dupont (2006), est fondamentalement différente dans l’intention des participants car elle est d’essence coopérative et vise à intégrer les positions des protagonistes dans la construction d’un futur acceptable par tous. Dans la plupart des cas étudiés, l’autorité por- tuaire annonce le projet qui lui semble le meilleur du point de vue industriel et commer- cial, puis négocie avec les opposants dans la confrontation. Différentes alternatives sont généralement présentées par les opposants, qui donnent lieu à une confrontation d’abord, puis parfois à une certaine co-construction. Chacun défend la solution qui lui semble la meilleure avant, s’il y est obligé, d’entrer dans un jeu de concessions réciproques, donc de marchandage ; celui-ci met souvent en jeu des compensations : kite-surfers à Dunkerque, pêcheurs et mytiliculteurs à Fos négocient des compensations économiques, alors que les naturalistes négocient des compensations environnementales. Le marchandage a ses limites car tout n’est pas négociable (cf. la figure de l’objet sacré) et car les compensa- tions environnementales sont parfois peu efficaces et posent un problème de suivi, les cas du Havre et de Marseille-Fos en offrant de cruelles illustrations. Par ailleurs, le jeu des compensations donne lieu à des phénomènes spéculatifs, où chacun tente de jouer sur la valeur des biens environnementaux : les naturalistes tendent à survaloriser certaines espèces alors que des ports tentent de baisser leur valeur en montrant qu’elle existe ail- leurs. Faire disparaître une espèce d’un site avant que sa présence ne soit constatée est aussi une stratégie envisageable et les mesures compensatoires pourraient alors se retour- ner contre la biodiversité.

Une alternative serait d’opter pour une négociation concertative basée sur un travail d’optimisation non plus monofonctionnelle des aménagements, mais un travail d’hybri- dation basé à la fois sur des valeurs économiques et hédoniques, à conduire avec les parties intéressées. L’analyse de plusieurs cas montre que la « solution idéale » évoquée par l’aménageur est souvent une solution optimisée en ne considérant que des critères de coût/bénéfice de l’aménagement et de consommation minimale d’espaces industria- lisables. Une autre option consisterait à s’engager d’emblée dans une optimisation mul- tifonctionnelle négociée avec les parties intéressées dans un exercice coopératif et créa- tif, dans une négociation intégrative assimilable à une concertation. Le modèle suivant éclaire cet exercice d’optimisation (Figure 3) :

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