reconnu, et sortir de
ombre de
son père d'alliance.D'une
certaine façon, cette éclipse était inévitable, étantdonné
la situation qu'elle s'est attribuéeelle-même
audébut
de sa carrière. Il est peut-êtrecompréhensible que
cette obscure,mais
très intéressante auteure continue à être située parbeaucoup
de spécialistesde Mon-
taigne, critiques littéraires et historiens, dans
l'ombre de
son père d'alliance.Toutefois, bien
que Gournay
n'ait jamais cesséd
admirerMontaigne,
sa carrière littéraire avait déjàcommencé
avant qu'ellene
le rencontre, et a continué50
ansaprès qu'il fut mort.
Le
besoinde
clarifier le rôle qu'a jouéGournay dans
l'éditionde 1595
etdans
celles qui ont suivi, est indubitablement réel.On
espèrecependant que dans une assemblée
à venir qui réunira tous les chercheurs qui s'y intéressent, ceux-ci finiront par considérerGournay comme une
auteure à part entière. L'exis- tencede
textesmodernes
contribue à rendre cet objectif réalisable.HANNAH FOURNIER,
Universitéde Waterloo
Editer les Essais
de Montaigne. Actes du Colloque
tenuà
l'Universitéde Paris IV-Sorbonne
les27
et28
janvier 1995.Éd. Claude Blum
etAndré Toumon.
Etudes
montaignistes,XXVIIL
Paris,Champion,
1997.R
226.L'histoire
de
l'édition des Essais est « l'histoire d'un sinistre » :aucun
éditeur, àcommencer
parMarie
deGournay,
n'a été fidèle au texte ni au protocole annoncé.C'est ce
que Claude Blum
(« L'édition des Essaisà
travers les âges »)montre
très clairementen
« ouverture » de ce colloque, organisé précisément afinde
chercher des solutions à ce problème.En
suivant sa trace,bornons-nous
à rappeler rapide-ment
ici la singularité de cetteœuvre
toujoursrecommencée,
arrêtée seulement parla mort, et fixée transitoirement en cinq états
du
texte: 1580, édition sortie des presses deSimon
Millanges àBordeaux
;1582 idem
; 1588, à Paris,chez Abel
L'Angelier ; enfin l'Exemplaire deBordeaux,
soitun
exemplaire de l'édition de1588
dontMontaigne,
jusqu'aumoment
de sa mort, remplissait lesmarges
de corrections manuscrites, reproduites parMarie
deGournay dans
son éditionde
1595, toujours
chez
L'Angelier.Le volume
se divise endeux
parties : la première («La
Fabriquedu
texte[1580-1635]
»), dont l'approche estpurement
matérielle, est consacrée à l'analyse des éditions paruesdu
vivantde
l'auteur, laseconde
(« Editer les Essais ») soulèveles différentes questions qui se posent
pour
la réalisationd'une
édition critique. Ils'agit
de deux
volets différents,non
nécessairement reliés entre eux.On apprend
parfois
dans
la première partie des choses quipeuvent
s'avérer profitablespour
les interprètes
du
texte, plutôtque pour
les éditeurs potentiels qui s'exprimentdans
la seconde.
Si la contribution très technique
de Jeanne
Veyrin-Forrer («La composition
parformes
et les Essais de1580
»,forme
signifiant lapage
decomposition
enserréedans un
chassis)nous
éclairesimplement
sur laméthode
decomposition
discontinue utilisée par
Simon
MillangesCméthode
qui impliqueque
certainespages
soientcomposées
avant celles qui doivent les précéder), lesremarques
tout aussi matérielles de PhilippeDesan
sur «Numérotation
et ordre des chapitres etdes
pages dans
les cinq premières éditions des Essais » apportent des élémentsde grande conséquence pour
l'exégèse : lesnombreuses
erreursque
présentent leséditions parues
du
vivantde Montaigne montrent pertinemment que
les hypothèsesmathématiques
qui (deMichel Butor
à Daniel Martin) s'efforcent de découvrirun
plan organisationneldans
les Essais ne fonctionnent qu'à partir d'éditionsmo-
dernes.
Il est encore plus passionnant
de
suivreClaude Blum
«Dans
l'atelierde Millanges
»pour examiner
«Les
conditions de fabrication deséditions bordelaises des Essais (1580,1582) ».Les nombreux
défautsde
l'édition de 1580, confiée pourtantau premier imprimeur
bordelaisdu
temps, se trouvent expliqués en effetpar la situation politique.
Ce
sont des nécessités de carrière quiengagent Mon-
taigne à choisir
Bordeaux
contre Parispour
publier son livre : il offre sonœuvre
à la ville dont il sait sans doute qu'il sera
nommé maire
à son retour de cevoyage
d'Italie qui
assume
alors la significationd'un éloignement
stratégique, «une
sortede mise en
réserve politique, la possibilité protégée d'un retour choisi au servicedu
roiau moment opportun
». Il étaitprévu que
l'ouvrage sortît des presses avantle départ
de
l'auteur, sans doutepour
la finde
juillet ;mais
la prise deLa
Fère parles
huguenots
obligeMontaigne
à hâter son départ,donc
l'imprimeur à travailler plus vite,en
utilisantdeux
presses travaillantsimultanément
(d'oij la disparité desdeux tomes)
et en partageant letome
II entredeux
compositeurs.Ce
serapendant
le
voyage que
l'écrivain pourra revoirsoigneusement
l'un des exemplaires qu'il avaitemportés pour
publier,de
retour àBordeaux, une seconde
édition qui corrigesystématiquement
la presque totalité des fautes qui défiguraient l'éditionde
1580.Nous avons
làun exemple lumineux
de l'utilitéd'une approche
matérielle conju-guée avec
la finessed'une
analyse historique pertinente.On
hésiterait à en dire autantde
lacommunication
très erudite etdocumentée de George Hoffman
(«Le monopole de Montaigne
»), qui explore le fouillis des droits et privilègespour remarquer — ce dont personne
ne s'était avisé — que
L'Angelier a effectué la réédition de 1588
à l'échéancedu
premier privilège. Or,la loi française considérant toute édition
suffisamment augmentée comme une
nouvelleœuvre
digned'un nouveau
privilège,Hoffman en
tire la conclusionque
L'Angelier a offert àMontaigne
l'opportunité d'agirde
pair avec la politiquedu marché. Dans
le passage célèbre, «Mon
livre est toujours un.Sauf
qu'àmesure
qu'on
semet
à le renouveller (...) jeme donne
loy d'y attacher (...)quelque
emblème
supernumeraire » (III, 9),où on
serait L'Angelier,Montaigne
voudrait direen somme:
« Je nechange
pasmon
livre, d'autres le font (enme
faisant fairedes rajouts) ; je ne fais
que
deschangements mineurs
».Hoffman
précise, heureu- sement,que
«Montaigne
a saisi cette occasionpour
créerune
nouvelle sorted'œuvre
;une œuvre
qui se servait de la révisioncomme une
voiede
recherches artistiquesen
soi ». Il rejoint ainsiceux
qui reconnaissentque
les Essais fonction-nent
comme
«un
travailen
cours », obéissant àune
esthétiquede
l'inachevé.Toujours est-il
que
sa perspective, ensubordonnant
les instancesde
l'écritureaux
lois
du marché,
faitl'économie
de la spécificitémême
des Essais : ce livreen
transformation fait corps avec la vie, quiprend
sens à travers lui.Ce
principefondamental
n'inspire pas toujours les intervenantsde
ladeuxième
partie,chacun
apportant la réponsede
sacompétence
à la question :comment
éditer les Essais aujourd'hui ?Le problème de
« L'orthographede Montaigne
et sa ponctuation, d'après l'exemplaire deBordeaux
» avait été natu- rellement confié à la regrettéeNina
Catach.Sa
contribution(malheureusement
déparée par quelquesbévues
: les instructions à l'imprimeurde
l'exemplairede Bordeaux
seraient adressées àSimon
Millanges, erreur répétéedeux
fois [p. 135et 137] ; l'édition
de 1580
serait postérieure au retour d'Italie [p. 138-39])nous apprend que
l'orthographe «reformée
» n'aurait pas été adoptée parMontaigne
sous l'influence de J. Peletierdu Mans,
ainsiqu'on
l'a toujours cru depuis lestravaux
de
CharlesBeaulieux
; il se pourraitmême,
inversement,que
Peletier aitpuisé à
Bordeaux
ces habitudes graphiques particulièrement appréciéesdans
leSud
(où la langue d'oc avaitun système
plus phonétiqueque
le français) et qui y étaient déjà bien vivantes, surtoutchez
Elie Vinet, ses collègues et ses élèvesdu
Collègede Guyenne, où Montaigne
les aurait contractéesdans son
enfance. Il est facile de suivreNina Catach dans
cette première partie, historique,de son exposé
;les difficultés
commencent
lorsqu'elleaborde
le plan théorico-pratiquede
l'atti-tude à adopter par
un
éditeurmoderne
des Essais : impossible, à son avis, d'obéirau
désirde Montaigne
quirecommande aux imprimeurs
de vieillirson orthographe (on lui enlèverait son originalité), aussi bienque de
lemoderniser
(ce serait lemutiler) : pas d'autre voie «
que
la plus longue, cellede
l'étude, de l'analyse préalable et explicite des problèmes,du
choix conscient et réfléchi des maintiens, des modernisations et des corrections souhaitables à faire » (siCy p. 149).On
tremble d'imaginer le patch-
work qu'on
obtiendrait en suivant cetteméthode.
Même chose pour
la ponctuation : les corrections manuscrites de l'Exemplairede Bordeaux, dans
lesquellesAndré Tournon
areconnu un
style personnelde ponc-
tuation propre à
Montaigne,
apparaissent confuses et hésitantesaux yeux de Catach
qui,en
déclarant insuffisante et discutable (sans la discuter) la théoriede Tournon, propose
là aussi la voiede
l'interprétation etdu
choix, en concluant« qu'il faut avant tout et en allant aussi loin qu'il est possible respecter le texte
imprimé
des éditionsde Montaigne
qui seraient sélectionnées » {scilpour
l'édi- tion critique).A
côté de cespropos
qui, sous prétextede
scientificité, risquent d'aboutirau
plusdouteux
des résultats,ceux d'André Tournon
(«La
segmentationdu
texte :usages et singularités »)
emportent
l'approbation. Il s'agit en effetde
respecter lesystème mis en
place parMontaigne
sur l'Exemplairede Bordeaux, que
tous leséditeurs ont ignoré jusqu'ici, le jugeant sans doute aberrant, et
que Tournon
lepremier
a pris soin d'appliquer dans sa propre édition (lepremier volume
avu
lejourentre temps, en février 1998, et les
deux
autres vont bientôt suivre).Le
résultatest spectaculaire :
nous sommes
àmême
enfinde
lire les Essais telsque Montaigne
les avait voulus
dans
ses dernières années en refusant lesnormes
typographiquesde
sontemps pour donner
àson
texte l'alluredu
« parlerprompt
» (c'est ceque Tournon
explique ici, après avoirdémontré
ailleurs les implications stylistiques etphilosophiques
du procédé
de scansion inventé par l'écrivain).Tournon
intervient aussiune deuxième
foisdans
cevolume
àpropos de
l'autreproblème
auquel ils'est confronté
dans
son édition, celui de l'orthographe, qu'ilmodernise
résolu-ment
; ilmontre
par surcroîtqu'aucune
des éditionsqu'on
pouvait lire jusqu'ici n'était fidèle au texte deMontaigne, chaque
éditeur normalisant approximative-ment
les graphies de l'auteur qui varientd'une
addition à l'autre,d'une
ligne à l'autre.Le
choix deTournon, opposé
en tous points à celui deséditeurs précédents, a lecourage
de son intelligence :moderniser
l'orthographe qui n'estqu'une convention
et n'impliqueaucune
modificationde
sens, en respectant par contre laponctuation et la scansion qui impliquent des altérations
du
propos.Quant
audécoupage du
texte en paragraphes (àune
exception près, il n'y a pas d'alinéasdans
les éditions originales),Bernard
Croquette, qui avaitnaguère
(1985) attiré lepremier
l'attention sur ce problème, invite aujourd'hui à laprudence
face à ce «syndrome du
charcutier » qui finit par trahir ladémarche de Montaigne
etson vœu d'une
lecture suivie, sans rupture de continuité.Cependant,
le
système de
renvoisdans
lamarge proposé
par Croquette est-il praticabledans une
édition à large diffusion?On
auraitpu mieux
en juger si sa proposition avait été plus précise et suivied'un
échantillon à titre d'essai.Une
autre forme, très grave,du
«syndrome du
charcutier » se manifestedans
l'intervention
de John McClelland
(«La
tradition de l'édition critique face au texte des Essais ») qui clot cevolume. Là
encore,on
suit sansproblème
sonexposé
des différentes théories, deLachmann
à Bédier àGreg-Bowers, mais on
hésite lors- qu'il passeaux
propositions :chaque
chapitre des Essais, dit-il, ayant euune
évolution différente et ayant atteint la coïncidencede forme
et matière à desmoments
différents, il convient de les considérer isolément, en confiant l'éditionde chacun
d'entreeux
àun
chercheur indépendant, qui « choisira l'étatdu
texte qu'il estimeen
être laforme
recherchée par l'auteur et consigneraparmi
lesvariantes les ajouts postérieurs et les ratures des textes antérieurs ».
S'il est
permis
àquelqu'un
qui alonguement
réfléchiaux problèmes
débattusici
d'exprimer
son avis : trente ans aprèsma
première intervention à ce sujet (1969), je continuede
défendre au niveau théoriquemon
idée de ce qu'il estdésormais convenu
d'appelerune
édition « triplex » des Essais : projetévoqué
à plusieurs reprises au coursde
ce colloque,pour en
affirmer la validité touten
soulignant l'impossibilitéde
le réaliser. J'en conviens volontiers, sansme
privercependant du malin
plaisir d'informer les collègues que, loin d'avoir inventé ceprocédé jugé
irréalisable, j'ai toutsimplement
appliquéaux
Essais ce qui avait été réaliséen
Italie,dans
les années cinquante,pour Les
Fiancés, leroman
d'Alessandro Manzoni
écrit et réécrit surune
vingtaine d'années, dont l'histoire textuellecompte
précisément trois étapes distinctes, plus d'autresproblèmes de
variantes et d'exemplaires différents qui ne sont pas sans ressembler à
ceux
posés par l'œuvrede Montaigne.
Mettons:Rome
n'est plus dansRome,
les imprimeurs,même
en Italie, ne sont plus ce qu'ils étaient, les prix ont changé, etc., etc. Je souscrisdonc
au choix judicieuxd'André Tournon,
dont le travailmet
le point final à ce «mauvais
rêve » (pour reprendre lesmots de Claude Blum)
qu'est l'histoire de l'édition des Essais : éditer (en orthographemoderne)
l'Exemplairede Bordeaux en
respectant ses singularités de scansion, quine
sont pas des bizarreries ; etdonner parmi
les variantes tous les états antérieursdu
texte et les ratures des parties manuscrites.Ne soyons
pas pluslachmaniens que Lachmann,
n'essayons pas d'établir la filiation des
témoignages
(ainsique
le voudraitJohn McClelland)
et nenous embarrassons
pas des divergences entre les exemplairesconnus
de l'éditionde 1580 ou
de celle de1588
; peut-êtreque Montaigne
n'a pas regardéde
très près la qualitéde
l'exemplaire de1580
qu'il a choisipour
préparer l'édition de 1582,ou de
celuide 1588
sur lequel il a travailléjusqu'à samort.Mais
s'il n'y a pas regardé, n'est-ce pas que, finalement, il accordait à ces questions la
place raisonnable qu'elles doivent occuper, sans délirer ?
Suivons
sonexemple.
Ildit bien
quelque
partque
l'excès est nuisible,même
dans la vertu. Il est vrai qu'ilne
s'agit pas ici de vertu, plutôt des vicesdu
raisonnement.FAUSTA GARAVINI,
Universitéde Florence
Yves Délègue. Montaigne
et lamauvaise
foi. L'écriturede
la vérité. Paris,Champion,
1998. P. 223.Pour Yves
Délègue, les Essais deMontaigne
constituent la pierre d'anglede
lamodernité.
Une
lecture rapprochée,quelque quarante ans après ses premierstravaux surMontaigne,
précise lescomposantes
de cette modernitéembryonnaire
tantépistémologique
que
littéraire : les Essais poseraient la question « Est-il possible d'écrire sans être ipso factodans
lemensonge
? » (p. 9).Délègue nous annonce d'emblée
qu'ils proposentune
réponse « provisoire ».La
«bonne
foy » des Essais,annoncée
avecune
ostentation provocatrice dèsla première phrase de l'avis «
Au
lecteur » (p. 18-20),dépend
de « l'irrésolution »de Montaigne
(p. 32). Par « honneste curiosité » (etnon
pas par «cuyder
»), ilcompilerait
dans
les Essais, à l'instar desAdages d'Érasme
(p. 105), des expé- riences hétéroclites sans les grever d'une opinionunique
(p. 105) ;l'homogénéité
requise étant assurée par : 1) l'évacuation de toute transcendance de la forme, lesexplications fournies par les systèmes étant perçues