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La dynamique paradoxale des identités personnelles et professionnelles.

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La dynamique paradoxale des identités personnelles et professionnelles.

Pierre TAP1 .

Samuel ANTUNES2

Résumé.

Qu’est-ce que l’identité personnelle et qu’est-ce que l’identité professionnelle ? Comment se construit l’identité professionnelle et comment s’articule-t-elle à l’identité personnelle de chaque sujet ? Les auteurs présentent les différents auteurs qui ont traité de ces questions, dans une perspective psychosociologique et sociologique, en s’appuyant sur des recherches en Psychologie du développement (Zazzo, Malrieu, Wallon, Cloutier) dans la mesure où

l’identité personnelle se construit dès l’enfance et l’adolescence. Mais l’identité, loin de s’enkyster durant la vie adulte, est objet de crises, de mutations et de transitions, volontaires ou forcées. Les auteurs s’appuient donc sur des spécialistes en Économie (Amartya Sen, John Rawls) et en Philosophie sociale (Paul Ricoeur, Jean-Marc Ferry, Alan Montefiore, David Rasmussen, Axel Honneth ), dans la mesure où l’identité au travail et l’identité

professionnelle, dans leur dynamique et dans leurs crises, ne peuvent être comprises en dehors de l’éthique professionnelle et existentielle, en dehors de la façon dont les acteurs sociaux, individus et groupes, donnent sens à leur vie, dans et hors du travail. Les auteurs développent enfin les grands paradoxes qui traversent la dynamique d’élaboration et d’évolution de ces identités, dans une société bouleversée par le chômage, par le stress et par les incertitudes du futur.

Introduction. De la conduite à l’identité professionnelle.

Pour comprendre l’importance des identités professionnelles et leur lien avec la dynamique personnelle, il convient préalablement de les replacer dans le jeu des conduites individuelles et collectives. On entendra par "conduite", l’articulation intrapersonnelle complexe des activités mentales et des comportements liés à un champ donné des pratiques humaines caractérisé par l’interaction entre la personne, un entourage humain et un environnement physique, social et culturel. Mais il convient de préciser cette notion, importante à nos yeux.

Les conduites sont souvent considérées comme synonymes de comportements. Il convient pourtant de les différencier. Pierre Janet a désigné du nom de conduites certaines actions, certaines formes particulières du comportement humain (conduites d’attente, de triomphe ou d’échec, etc.). Le comportement est supposé « objectif », observable, alors que la conduite introduit la dynamique non visible des mêmes comportements, les activités mentales et les sentiments avant leur expression.

1 Professeur émérite de Psychologie à l’Université de Toulouse- Jean Jaurès.

2 Professeur d’Université (Lisbonne), Président de l’Association Internationale des Coachs Psychologues.

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En 19293, Janet écrivait : « Le fait psychologique, c’est la conduite de l’être vivant ». Le comportement (mouvements, actions, paroles, extérieurement perceptibles) fait certes partie du fait psychologique, mais celui-ci comprend aussi la dynamique motivationnelle, l’intention, la prise de conscience et la délibération, qui ont une dimension interne importante. On pourrait dire que la conduite est l’ensemble organisé des activités comportementales et mentales orientées par des désirs, des motivations, des valeurs à défendre et des défenses à activer. Ainsi les convictions et les croyances, les fantasmes et les rêveries, le langage intérieur, les sentiments amoureux ou agressifs, les évaluations

mentales dans les activités professionnelles sont autant d’opérations psychologiques qui permettent d’articuler les représentations et les actes, le corps et les communications sociales. La notion de conduite renvoie à l'hypothèse du caractère organisé, structuré, unifié de la personne (Lagache, 1951)4. La conduite ne peut se réduire à ses aspects physiques ou sociaux. « Par conduites il faut entendre celles qui s’extériorisent en action, mais aussi celles qui sont intériorisées sur le mode des fantasmes ou sous la forme de rapports intrasubjectifs entre les diverses tendances de l’appareil psychique » (Widlöcher, 1973). Mais des auteurs comme Meyerson (1948) et Malrieu (2003) ont montré l’importance des émotions, des sentiments et des systèmes de valeurs dans l’émergence et le fonctionnement des représentations socio-personnelles. Pirandello écrivait dans Six personnages en quête d’auteur (1921) : « Les faits sont comme des sacs, s’ils sont vides ils ne tiennent pas debout.

Pour qu’un fait tienne debout, et qu’il ait un sens, il faut d’abord y faire entrer les motifs et les sentiments qui l’ont provoqué ». La conduite inclut justement tout ce qui permet à la personne de donner sens à sa situation, de légitimer ses propres comportements en fonction des valeurs qu’elle défend et des projets qu’elle développe.

3 La citation de Pierre Janet a déjà été utilisée par Doron et Parot (1990), tirée de L’évolution psychologique de la personnalité (1929). Paris, Éditions Chahine, 1929. Réédition du texte : Paris : La Société Pierre Janet avec le concours du CNRS, 1984, 327 p. (téléchargeable).

4 Dans le même ouvrage (1951), Lagache définit la conduite comme « l’ensemble des opérations matérielles et symboliques, par lesquelles un organisme en situation tend à réaliser ses possibilités et à réduire les tensions qui menacent son unité et le motivent. L’expression « ensemble des opérations » n’exclut aucune réaction ou réponse de l’organisme, et implique en outre que ces réactions ou réponses forment une totalité structurée»

(p.310).

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Il importe donc ici de lier la question des identités aux conduites du champ professionnel.

Parler de « conduite professionnelle » suppose que l’on introduit le rapport entre le faire (les comportements) et l’être (conscient, compétent, émotif, etc.). La notion d’"identité", que l’on associe généralement au fait d’ « être »5, et qui est évoquée à propos de tous les champs de l’activité humaine, va jouer un rôle non négligeable dans la conduite professionnelle, en relation avec différents autres champs, ou domaines d’activité, milieux de vie, espaces externes ou internes :

• Champ corporel : être « beau » ou être « laid » ; être « grand » ou être « petit » ;

• Champ alimentaire : être « obèse » ou être « anorexique » ;

• Champ sexué ou sexuel : être un « homme » ou une « femme » ; être « hétéro » ou

« homo » ;

Ces trois premiers champs mobilisent l’identité corporelle, l’identité de genre, l’identité sexuelle. On constatera que chaque type d’activité impliquant catégorisation suppose la construction et l’évolution d’un système identitaire plus ou moins complexe, incluant la personne dans sa diversité et ses liens avec de multiples champs. Ces définitions peuvent prendre la forme stéréotypée et stigmatisante : c’est souvent le cas lorsque s’installe une pensée binaire, opposant deux groupes ou peuples, deux catégories, deux caractéristiques.

5 On perçoit immédiatement que l’être ne peut être qu’abstraitement dissocié du faire, du savoir, du pouvoir ou du devenir. On connaît la trilogie classique (soixante-huitarde) des rapports entre le savoir, le savoir-faire et le savoir-être. Mais cette trilogie a l’inconvénient d’être trop focalisée sur le savoir. On peut l’articuler valablement avec cette autre trilogie, post-moderne, du pouvoir, du don de sens et de valeur, et du devenir. Par exemple, à quoi bon un savoir-faire (une compétence) qui serait coupé de toute réalisation (ne pas pouvoir-faire) ou qui serait perçu comme inacceptable au regard de l’éthique (sens et valeur du faire) ?

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C’est bien ce que l’on constate dans certaines catégorisations, selon divers champs sociaux ou domaines de vie :

• Le Champ familial : être un parent « fusionnel » (laisser faire) ou un parent

« castrateur » (autocrate) ;

• Le Champ scolaire ou professionnel : être un « surdoué » ou un « cancre », être un

« technicien » ou un « commercial », être un ouvrier ou un opérateur (deux identités officiellement confondues mais qui peuvent provoquer des différences dans

l’autoreprésentation ou la représentation des autres).

• Le Champ des loisirs : qui introduit de très nombreuses identités liées à des pratiques spécifiques : être pêcheur, lecteur, spectateur, sportif.

• Les Champs culturel, religieux, politique, etc.

Et l’on pourrait multiplier ainsi les qualificatifs associés aux différentes activités ou aux différents milieux : sociaux, culturels, sportifs, …etc. Toutes ces identités peuvent se hiérarchiser, fusionner ou s’opposer entre elles, pour constituer l’identité personnelle ou orienter l’identité professionnelle6. En première approximation, on peut dire que l’identité intervient nécessairement pour « qualifier » une personne, un groupe ou une institution, en relation avec divers types d’activités ou de fonctions … L’identité est donc un processus d’attribution qualificative, constitué de représentations et de sentiments permettant à la fois à la personne de se décrire et de s’évaluer, mais permettant aussi aux autres de la décrire ou de l’évaluer. On notera que cette description évaluative peut être positive, négative ou neutre, selon son auteur ou selon sa cible. L’identité du chômeur, de la femme (ou de l’homme) au foyer, du retraité, … etc., est généralement plus ou moins dévalorisée par rapport aux identités professionnelles. Mais ces dernières sont, elles-mêmes, plus ou moins hiérarchisées selon une échelle de valorisation des métiers correspondants ou selon

l’appartenance sociale ou culturelle des acteurs concernés. On notera cependant que l’identité ainsi définie s’inscrit, comme nous l’avons vu, dans la dynamique de conduites plus larges qu’elle oriente, en même temps qu’elle y trouve sens et raison d’être à travers les décisions et les « actes de personne. », selon l’expression de Malrieu (2003).

Comme le proposait Marcia (1991), il existe trois facettes de l’identité personnelle :

• Une facette subjective : avec une multiplicité de sentiments, en particulier les sentiments réels ou supposés d’unité et de continuité de soi, entrant en relation avec les

représentations, les images et les émotions d’une part, et avec les opportunités ou pressions externes (physiques, sociales, culturelles) ;

• Une facette comportementale : constituée de l’ensemble des habitudes de tous ordres, des attitudes et motivations, des réactions à la fois observables et prévisibles ;

• Une facette structurale : incluant la capacité du sujet à contrôler, organiser, maintenir ou changer son fonctionnement personnel global, en relation avec les différents contextes actuels, mais en relation aussi avec l’histoire personnelle et la régulation du temps.

L’identité personnelle doit constamment prendre en compte les multiples identités sociales, professionnelles et culturelles qui la décrivent et la constituent. Par ailleurs, ces multiples identités même coordonnées par l’identité personnelle ne constituent qu’une part de la

6 Par exemple, il est préférable d’être grand pour être basketteur, d’être petit et léger pour être jockey, … etc., sans parler des stéréotypes professionnels à propos des métiers plus masculins ou féminins, … etc.

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personnalité. Elles interviennent en relation avec les différentes conduites de la personne, dans l’articulation entre des systèmes de représentations, de croyances, de projets et de systèmes d’actions7. Bien entendu, des liens étroits et complexes existent entre l’identité personnelle et les identités collectives. Par exemple, l’identité personnelle est associée à des théories implicites de la personnalité8, collectivement construites. Inversement, les identités collectives font l’objet d’intériorisations et d’appropriations individuelles, à partir

d’apprentissages multiples. Mais l’expérience et l’histoire de vie amènent la personne à traverser des crises, des transitions, des remaniements identitaires. Il en est ainsi des identités professionnelles en relation avec des représentations idéalisées (fondées sur l’imaginaire ou sur des valeurs de référence non actualisées) ou pragmatiques (vécues à travers des

expériences concrètes) et des conduites désirées ou prescrites9. La dynamique identitaire est constituée de processus à la fois intrapersonnels (réflexions et activités de la personne seule), interpersonnels (discussions et activités avec d’autres personnes) et organisationnels (prise en compte des objectifs, des compétences attendues par l’organisation professionnelle, des devoirs et des droits affichés ou implicites, des interdits, des exigences et des conseils institués).

I. Identité : définitions et caractéristiques.

Pour avancer dans une définition préalable de l’identité, il convient, selon nous, de faire la distinction entre "identité" et "concept de soi". Selon R. L’Ecuyer 10, les notions d’"identité personnelle" et de "concept de soi" évoquent et mesurent les mêmes processus et les mêmes contenus. Pour d’autres auteurs, au contraire, il convient de les différencier. Par exemple, Honess et Yardley (1987) considèrent que le concept d’"identité" accorde la priorité aux processus structuraux ou sociaux, pour rendre compte de l’action de l’individu, alors que le modèle du "concept de soi" considère l’individu comme l’agent de l’action. Il est pourtant nécessaire de prendre à la fois en compte les déterminations structurales et sociales et les déterminations personnelles.

Selon nous, contrairement au "concept de soi", la notion d’"identité" et celle de son opposé, l’"altérité", impliquent des processus de comparaison. L’"identité", terme issu de la logique, implique la "mêmeté" (ressemblance absolue) entre deux objets ou entre deux moments du même objet : mon identité est ce qui me permet de « rester le même dans le temps » (comparaison avec soi-même). L’identité entre deux jumeaux vrais signifie qu’ils sont totalement identiques (comparaison avec les autres). Mais cette première définition (par

7 On peut se référer sur ce point à la théorie des systèmes d’activités proposée par Curie et alii. (CURIE, 2000)

8 La notion de Théories Implicites de la Personnalité (TIP), empruntée à Bruner et Tagiuri (1954), évoquée ensuite

en Europe par LEYENS (1983) et par BEAUVOIS (1984), est aujourd’hui entrée dans le langage psycho-social courant.. Les TIP développées par le sens commun, sont des représentations mentales d’autrui (ou de soi-même) impliquant une organisation préétablie de traits de personnalité sur le faire (si quelqu’un fait ceci, il fait aussi cela) ou sur l’être (si quelqu’un est ceci, il est aussi cela). On a pu considérer les TIP comme une « caractérologie naïve » (Doron et Parot, 1991, p.684) ; BELLIER (2004) montre l’importance des TIP dans le fonctionnement individuel et collectif en entreprise, aussi bien dans leur rapport avec le savoir-faire qu’avec le savoir-être et l’identité des personnes et des groupes concernés.

9 Les prescriptions peuvent être explicites (par référence à des lois et des règlements) ou implicites (représentations, stéréotypes positifs ou négatifs, etc.).

10 René L’ECUYER est l’auteur en langue française qui a le mieux étudié l’évolution du concept de soi tout au long de la vie, à partir de la question « Qui suis-je ? Qui êtes-vous ? ». Cf. L’ECUYER, 1978 ; 1980 ; 1981 ; 1994.

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l’idem) s’oppose à celle qui définit l’identité comme affirmation des caractéristiques propres d’un objet-cible (définition par l’ipséité11) : il ne s’agit plus d’être le même, mais d’être soi- même.

L’identité peut alors être définie comme le système de représentations, de sentiments, de connaissances et de projets à partir duquel la personne se perçoit, se reconnaît, mais aussi est perçue et reconnue par les autres. Elle permet à l’individu de se structurer « dans la confrontation aux objets, aux situations et à autrui, en unité valorisée, distincte des autres, individu engagé dans ses milieux de vie et capable, tout en évoluant, de se reconnaître identique à lui-même dans le temps » (MASSONNAT, PERRON, 1990, p. 10). L’identité personnelle est « associée à la conscience, à la connaissance, à l’évaluation et à l’intégration de soi… Elle est en relation constante avec les systèmes culturels de croyances et de valeurs, avec les systèmes de conduites et les styles de vie, et donc avec les multiples identités

collectives et les diverses appartenances groupales qui sont liées à ces systèmes et à ces styles » (TAP, 2005a, p. 278).

Selon Henri LEHALLE (1995), l’établissement de l’identité introduit trois processus distincts : le descriptif (l’autodescription), l’évaluatif (l’estime de soi) et l’intégratif (la cohésion interne). Selon le même auteur, l’identité a une double fonction intégrative : maintenir la cohérence et la continuité, mais aussi, simultanément, actualiser la capacité de construire de nouvelles formes (morphogenèse). Hanna Malewska-Peyre et Pierre Tap (1991) considèrent que la genèse de l’identité est aussi liée à deux processus intégratifs : l’intégration sociale (interpersonnelle et socio-culturelle) et l’intégration psychique 12 (intrapersonnelle).

L’articulation de ces deux processus d’intégration permet à l’enfant de se socialiser et de se personnaliser13. Paul Ricoeur a montré l’importance de l’identité narrative qui permet à l’homme, en se racontant, de construire et de conforter l’identité, personnelle ou

professionnelle. On comprend dès lors l’importance des récits de vie, de la possibilité de se raconter, d’être le héros, heureux ou malheureux de sa propre histoire. L’identité narrative (articulant la mêmeté - être le même et l’ipséité - être soi-même), selon Paul Ricoeur, permet

“la mise en récit des expériences. La narration confère à l’identité personnelle un ancrage et une épaisseur historiques, orientant l’éthique vers un idéal substantiel de vie bonne”.

Mais comme l’indique à juste titre Philippe MALRIEU (2003) “Les dires autobiographiques ne sont pas de simples “récits de vie” dans lesquels le sujet expose le cours de sa vie. Il s’agit pour lui de formuler des interrogations réflexives, en lesquelles il s’interroge sur ce qu’il aurait pu faire, et, à partir d’un bilan sur ses expériences et la situation de force ou de faiblesse

11 Paul RICOEUR a comparé ces deux aspects (idem/ipse) de l’identité et leurs interactions complexes dans son ouvrage Soi-même comme un autre (1990). Pour leur utilisation en psychologie sociale, voir TAP (Identié et exclusion, 2004).

12 La notion d’intégration psychique a été évoquée par Bruno BETTELHEIM (1943, repris dans 1979) à propos de la survie dans les camps de concentration nazis (dans lesquels il a lui-même été interné pendant près de deux ans). Cette intégration psychique était, selon lui, la caractéristique déterminante des prisonniers qui résistaient le mieux aux atroces conditions de vie dans les camps. Cette intégration était liée à la force des croyances et des convictions internes, des valeurs ancrées et significatives pour la personne.

13 Cf. aussi Pierre TAP, 1991.

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dans laquelle il se trouve, sur ce qu’il pourrait faire. On assiste à l’élaboration plus ou moins cohérente, d’un plan d’avenir” (op. cit. p.159).

Mais les conflits vécus amènent l’acteur à “une justification rationnelle des réclamations” et par là à construire une identité argumentative et reconstructive. “L’argumentation engage la responsabilité des sujets de droit, infléchissant l’éthique vers une idée procédurale de la société juste”. Cette conception oblige à s’éloigner de “l’idéal substantiel” et d’évoquer crise, mutation et reconstruction éventuelles.14

Jean-Paul CODOL (1980) définit l’identité à partir de trois dimensions : 1. Le soi comme objet unique (l’unicité, le sentiment de la différence) ; 2. La cohérence, la stabilité et la constance relative de soi (le sentiment de l’unité et de l’identité à soi même) ; 3. La

valorisation de soi (sentiment de pouvoir, autonomie, estime de soi). Selon lui, l’identité est

« l’ensemble structuré d’éléments d’information signifiants, reçus ou construits par l’individu à propos de lui-même. C’est en définitive une organisation de traits, de qualités, de

caractéristiques […] que l’individu attribue à lui-même. » (Op.cit. p. 156). Ces

caractéristiques sont le résultat de l’intégration cognitive d’informations externes, selon les appartenances sociales de la personne.

Paul MUSSEN (1980) présente l’identité comme une « structure mentale composite, ayant des caractéristiques à la fois cognitives et affectives, qui comprennent la perception de

l’individu par lui-même, en tant qu’être distinct, conforme à lui-même, séparé des autres, dont le comportement, les besoins, les motivations et l’intérêt ont un degré raisonnable de

cohérence » (Op. cit., p. 13).

Erik ERIKSON (1968) fait la distinction entre l’"identité personnelle" et l’"identité du moi".

L’"identité personnelle" intègre la perception de similitude avec soi-même (self sameness), la dynamique de continuité existentielle et la perception que les autres reconnaissent cette similitude et cette continuité. L’"identité du moi" est plutôt liée à la qualité existentielle propre à un moi donné (the ego quality of this existence). Mais l’articulation entre ces deux identités définit le style d’individualité de la personne qui, par ses caractéristiques propres, en viendrait à établir des relations authentiques et significatives avec d’autres personnes. « La quête d’identité suppose de donner sens à la vie, aux relations avec les autres, à l’histoire et aux aspirations personnelles ou collectives » (TAP, 2005a, p. 305).

II. L’identité comme système de qualification.

« L’identité personnelle s’inscrit dans l’articulation d’identités collectives, associées à des groupes d’appartenance, à des catégories de références ou à des activités et des statuts sociaux » (TAP, 1996). L’identité personnelle émerge ainsi comme système structurant qui intègre de multiples dimensions.

14 Ferry, J.M. L’éthique reconstructive. Paris, Cerf, 1996. p.7

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Sept dimensions participent à la structuration de l’identité personnelle 15 :

1. La dimension temporelle de la connaissance de soi. Le sentiment d’identité renvoie à la dimension temporelle de la connaissance de soi. A partir du sentiment de

« continuité » ou de « quasi-permanence », le sujet se situe dans le temps et dans l’espace, ce qui lui permet de construire et d’organiser des projets. On sait combien le temps est important dans l’émergence et la stabilisation de l’identité

professionnelle. Le candidat à un poste quelconque doit faire la preuve de ses compétences à travers des années d’expérience. Mais le sentiment d’identité se heurte aujourd’hui à la nécessité de s’adapter à des nouvelles conditions. Il faut être souple, capable de changement, créatif, c’est-à-dire en mesure de remettre en question ses propres manières habituelles d’être et de faire.

2. Le sentiment d’unité ou de cohérence. Le sentiment d’identité est associé à des sentiments d’unité ou de cohérence du moi. Ces sentiments renvoient à l’idée d’une représentation, plus ou moins stable, plus ou moins structurée, que l’individu a de lui-même. Cette perspective d’unité et d’intégration se construit dans un temps maîtrisé et dans une perspective historique, l’histoire personnelle de l’individu.

Lorsque la personne est confrontée à des changements dans son itinéraire

professionnel (chômage, changements de fonctions ou de domaines d’activités), la personne pourra vivre ces changements comme un signe personnel d’instabilité, comme la preuve d’une perte identitaire, surtout si le sentiment d’efficacité se trouve mis en question, en même temps que la perte de cohérence interne, le sentiment d’émiettement de soi, de trahison par rapport à des valeurs perçues comme fondements de soi-même.

3. Le système d’identités multiples que constitue l’identité personnelle, tire sa richesse de l’organisation de cette diversité même. La diversité évoque la multiplicité des rôles constitutifs d’une personne unique et totale, mais aussi de plusieurs personnages16 intégrés dans une personne unique. L’appropriation de ces rôles, l’engagement affiliatif et la participation à des projets collectifs, enrichissent la perception de soi

15 Cf. TAP, 1980 ; 1988 ; 1991 ; 1996. L’évolution des définitions des identités, les changements constatés dans la nature et la place des dimensions et caractéristiques de l’identité (traits, systèmes, stratégies..) sont significatifs des progrès accomplis. La plupart des auteurs abandonnent les conceptions « substantialistes » de l’identité (permanence, mêmeté, unité, continuité..) au profit de conceptions dynamiques. C’est la raison pour laquelle les notions d’identisation, de dynamiques paradoxales de l’identité nous paraissent importantes.

Comme le disait Piaget, il n’y a pas de processus sans structures et de structures sans processus. Dit autrement on ne peut pas remplacer les définitions de structure par des conceptions fondées sur le changement, sans analyser comment les structures elles-mêmes se transforment. Une personne peut dire qu’elle a perdu son identité, qu’elle ne sait plus qui elle est, et pourtant, en le disant, elle manifeste son effort pour retrouver une cohérence, un sens à ses pertes et une façon de les assumer ou de tenter une restructuration.

16 La notion de phase du « personnage » a été évoquée par Pierre Janet (1929). « La personnalité humaine, avant de devenir le moi individuel, passe par la phase du personnage. Vis-à-vis des autres ou de nous-mêmes, nous sommes des personnages (c'est-à-dire) des individus capables de pouvoirs spéciaux, capables de jouer un rôle particulier.. Il y a presque chez chacun de nous deux personnages : le personnage de dehors et le

personnage de dedans (à domicile) » (Op. cit. pp.178 et sq.).

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interne (sa valeur et ses capacités) et la perception de soi(s) externes (« Quelle est ma valeur ? Comment est-ce que je m’évalue par comparaisons avec les autres ? »).

Le risque de cette diversité est cependant de réduire « l’être » à ce qu’il a (à ses

« propriétés » cumulatives, quantifiables). En termes professionnels, comme en termes culturels, la diversité apparaît comme la nécessité d’accepter les autres dans leurs différences (les autres en tant que personnes, comme les autres activités, professions ou métiers, que l’on perçoit comme autant d’altérités). Mais intervient souvent, pour le même acteur social, la nécessité de gérer simultanément plusieurs fonctions ou activités, éventuellement contradictoires et conflictuelles. L’exemple le plus significatif concerne les nécessaires articulations entre les identités

professionnelles et les identités familiales17. Ces articulations passent bien sûr par la régulation de comportements et de phases temporelles entre les deux milieux de vie.

4. L’affirmation par le désir d’autonomie, le besoin de séparation et de reconnaissance.

La quête d’autonomie peut passer par le besoin d’affirmation et de reconnaissance.

L’individu cherche à s’autonomiser, à s’affirmer soi-même, par la différenciation cognitive et l’opposition affective : c’est une façon de se dire différent, unique et indépendant. Bien entendu, les besoins d’affirmation de soi, d’autonomie et de reconnaissance jouent un grand rôle dans l’appropriation et la gestion des identités professionnelles. Mais ils peuvent entrer en conflit avec les nécessités fonctionnelles du travail collectif : l’efficacité, le partage ou la compétition, l’identification aux objectifs du groupe, ou de l’entreprise.

5. La singularisation par le sentiment d’originalité. L’individu accentue sa différence et recherche son originalité (pouvant aller jusqu’à la déviance, le dépassement des limites), et, à travers elle, manifeste sa quête de singularité. La singularité et l’originalité peuvent être un moteur important de la créativité. Or la définition collective d’une identité professionnelle est le plus souvent formulée de façon normative : « ce que l’on doit être ou faire lorsque l’on est … ». Elle intègre rarement l’importance de la motivation et de l’espace de liberté, dont le professionnel a besoin pour créer du nouveau. Mais toute singularisation –

originalité n’est pas nécessairement créatrice. Elle peut provoquer marginalisation ou même exclusion professionnelle.

6. L’identité s’enracine dans l’action et la production d’œuvres. L’identité s’affirme et se consolide par l’action, l’engagement, la prise de responsabilité et la coaction sociale. L’individu cherche à se sentir responsable et à être reconnu comme responsable par les autres. Ce rapport entre l’identité, l’action et la responsabilité professionnelle est évidemment majeur. Comme l’a montré Carmel CAMILLERI

17 On évoque trop souvent l’identité familiale ou l’identité professionnelle au singulier. Or, dans le domaine professionnel comme dans la vie familiale, les identités sont multiples. Il existe donc des régulations intra- professionnelles et des régulations intrafamiliales (de la personne avec elle-même et avec les autres), auxquelles viennent s’ajouter des régulations entre les identités (et les activités) professionnelles et les identités (les activités) familiales.

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(1990), il convient de différencier l’identité ontologique (définition générale de soi, hors des situations) de l’identité pragmatique (ce que je suis réellement dans l’action, dans des situations spécifiques).

7. L’identité s’institue comme valeur et par des valeurs. Même en situation difficile, l’individu a besoin d’être aimé, reconnu, admiré et accepté par les autres. Il cherche à se valoriser, à trouver la valeur de soi dans les yeux d’autrui et par « contrecoup » à ses propres yeux. Cet aspect est lié au besoin d’avoir du succès, de réussir dans les projets qu’il assume en tant que responsable. Le sentiment de réussite dépend étroitement du sentiment de valeur propre et du besoin d’être reconnu comme ayant valeur et « avenir ». Mais ces sentiments de réussite vont être confrontés à des normes, à des définitions de compétences. Ils sont donc liés aux processus de qualification (ou de disqualification) développés par les sociologues, en particulier par Serge PAUGAM (2002).

III. L’identité comme système de catégorisation.

Les théories sur la formation de l’identité individuelle soulignent l’importance accordée à l’insertion collective des individus, notamment leur identification au groupe d’appartenance (LORENZI-CIOLDI, 1988). Donner 18 une identité est un processus collectif d’attribution cognitive et langagière consistant à placer la personne dans une catégorie. Catégoriser est le mécanisme commun aux processus intra-individuels, interpersonnels et intégratifs de construction de l’identité. C’est par le recours à des schémas de typification (BERGER, LUCKMAN, 1986), plus ou moins stéréotypés, plus ou moins stigmatisés, et à ce que Erikson appelle une « combinaison cohérente d’identifications fragmentaires » (ERIKSON, 1968, p.

53), c’est à travers ces identifications que l’individu construit sa propre identité. « Ces catégories particulières servant à identifier les autres et à s’identifier soi-même sont variables à la fois selon les espaces sociaux où s’exercent les interactions et selon les temporalités biographiques et historiques dans lesquelles se déroulent les trajectoires (DUBAR, 2002, p.

114).

Il est vrai que ces catégorisations influencent le processus de construction de l’identité, mais elles ne le déterminent pas mécaniquement, ni ne le fixent définitivement (LAING, 1961 ; DESROSIERES THEVENOT, 1988 ; DUBAR, 2002). En termes développementaux, on peut noter que « l’identification catégorielle est contemporaine de l’instauration des identités sociales. Elle est fondée sur le processus par lequel l’enfant tend à s’identifier à des catégories ou à des groupes (d’appartenance ou de référence) et à adhérer aux valeurs, aux normes et aux règles de ces catégories ou de ces groupes. Ces identifications s’instaurent dans un réseau complexe de "similarisation" (accentuer les ressemblances) et de différenciation (identités sexuée, ethnique, culturelle, générationnelle, nationale, professionnelle, associative, sportive,

18 Notons que l’on peut donner ou recevoir, prendre ou demander, conquérir ou perdre une identité, comme s’il s’agissait d’un « avoir ». J’ai un corps, et pourtant « je suis ce corps » ; J’ai une maladie (j’ai le cancer), mais il est plus difficile pour moi d’être ma maladie (je suis cancéreux). Cette identité peut être forte ou faible, vulnérable ou résiliente, personnelle ou collective. L’identité peut être qualificative (comme les adjectifs) ou catégorielle (comme les noms communs ou propres).

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… etc.) (TAP, 2005a, p. 313). Selon Claude Dubar, l’espace de reconnaissance de l’identité sociale dépend très étroitement de la reconnaissance ou de la non-reconnaissance des savoirs, des compétences et des images de soi, noyaux durs des identités construites à partir des exigences des institutions. La transaction entre, d’une part, les individus porteurs de désirs d’identification et de reconnaissance et, d’autre part, les institutions offrant des statuts, des catégories, des dispositifs et des formes diverses de reconnaissances, peut être conflictuelle.

IV. L’identité dans une dynamique systémique intégrative (stratégies et styles de personnation/socialisation).

Certains auteurs (par exemple MALEWSKA-PEYRE, TAP, 1991 ; TAP, 2005a) considèrent que la genèse de l’identité dépend de deux processus complémentaires : l’intégration sociale (interpersonnelle et socioculturelle) et l’intégration psychique (intra-personnelle).

L’articulation de ces deux processus d’intégration permet à la personne, dès l’enfance, de se socialiser et de se personnaliser. La personnation (terme préférable à celui de

personnalisation proposé depuis longtemps par l’équipe toulousaine19) intègre l’ensemble des stratégies mises en place par le sujet pour se socialiser, développer et construire son propre itinéraire. Elle articule un ensemble de processus psychologiques qui supportent les actions par lesquelles le sujet se construit en tant que personne.

Le processus de personnation que nous présentons ci-dessous articule quatre types de stratégies :

1. Les stratégies identitaires renvoient au passé à défendre, à l’ancrage dans une histoire personnelle, dans un vécu expérientiel (être situé dans l’espace et dans le temps, rester soi- même, avoir une valeur). Edmond Mark Lipiansky présente une définition opérationnelle des stratégies identitaires, comme « des procédures mises en œuvre (de façon consciente ou inconsciente) par un acteur (individuel ou collectif) pour atteindre une ou des finalité(s) (définies explicitement ou se situant au niveau de l’inconscient), procédures élaborées en fonction de la situation d’interaction, c’est-à-dire en fonction des différentes déterminations (socio-historiques, culturelles, psychologiques) de cette situation » (LIPIANSKY,

TABOADA-LEONETTI, VASQUEZ, 1990, p. 24).

2. Les stratégies de positionnement et d’engagement sociaux font référence aux rapports entre l’individu et le groupe social (avoir une place, être aimé, reconnu). La volonté d’adhérer à des actions collectives et la recherche d’une reconnaissance sociale et des rôles à tenir dans la société qui lui accordent une place, le valorisent aux yeux des autres, lui permettent de se situer, de se positionner face à autrui dans son (ou ses) groupe(s) d’appartenance et de

19 Cf. Tap, Roudès et Antunes (à paraître, 2010) dans lequel nous évoquons l’évolution du sens de la

« personnalisation » qui est désormais un terme de marketing. On personnalise des dispositifs multiples :

« personnaliser le bureau de Vista » signifie la liberté de choix du consommateur pour l’organisation du bureau de son ordinateur : couleurs, polices, sons et images,.. Il peut « personnaliser la présentation » ! Bien sûr personnaliser l’accompagnement de personnes en difficultés garde sa signification de « développement de la personne, se centrer sur elle, et non sur les dispositifs. Il est donc préférable de parler du processus de personnation, même si se pose la question du verbe adéquat.

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référence. On peut associer à la notion d’appartenance celle d’affiliation (ou de désaffiliation) développée de façon particulière par Robert CASTEL (1991).

3. Les stratégies de projets renvoient au futur à gérer et à construire. Les objectifs à atteindre trouvent concrétisation par les moyens à mettre en œuvre. L’individu relance un projet de soi, afin de se dégager des situations difficiles dans le présent.

4. Les stratégies de faire face (adaptation/coping) sont utilisées par l’individu pour gérer et dénouer le présent dans lequel l’individu est empêtré (focalisation émotionnelle, centration sur le problème, recherche de soutien social). Le "coping" permet donc l’adaptation aux situations difficiles dans le temps présent. Ces modes d’adaptation-défense constituent, avec les processus évaluatifs, l’un des processus essentiels pour déterminer le degré de stress dans l’interaction personne-milieu. (SORDES, alii, 1994 ; TAP, et alii, 1995 ; SORDES-ADER et alii, 1995 ; ESPARBES-PISTRE, et alii, 1996).

V. Les styles identitaires.

Les styles ou stratégies identitaires sont fréquemment évoqués dans la littérature (Cf.

CAMILLERI et alii, 1990 ; LIPIANSKY, 1992, 1998 ; TAP, 1979, 1988, 1991 ; TAP,

VINAY, 2000). E. Erikson proposait déjà cette notion. Il assimilait les stratégies identitaires à des « styles d’individuation de la personne » (1968/1972). Il importe cependant de

différencier les styles et les stratégies. Selon TAP (2005b), le concept de "style" est lié aux processus d’individualisation et de diversification coordonnés des conduites. Il décrit de multiples catégories de styles :

• Les styles cognitifs, souvent opposés aux styles affectifs (KOGAN, 1976 ; WITKIN, GOODENOUGH, 1981; HUTEAU, 1981, 1985, 1987) ;

• Les styles de coping (COHEN, LAZARUS, 1973) qui caractérisent la prédictibilité des comportements d’une personne stressée, en situation difficile. La notion de "stratégies de coping", de plus en plus utilisée (TAP et alii, 1995, 1998 ; ESPARBES, SORDES-ADER, TAP, 1996 ; SORDES et alii, 1994), permet de dépasser l’apport des conceptions

stylistiques pour introduire un nouveau modèle stratégique, qui prend en compte la dynamique des processus intrapersonnels (organisation cognitive des stratégies, poids des motivations et des mécanismes émotionnels dans les décisions) dans leurs relations avec les personnes, les contextes, les situations et les événements ;

Les styles de vie (ERIKSON, 1968 ; VANDENPLAS-HOLPER, 1998) permettent

d’indiquer les options et les choix liés à une façon particulière d’organiser et d’orienter sa propre vie ;

• La notion de "styles motivationnels" a été introduite par Apter (2001), dans le cadre de sa théorie du renversement (reversal theory). Cette théorie s’oppose aux théories

traditionnelles de la continuité, de l’équilibre, de la régulation homéostatique et propose une dynamique dialogique, dans laquelle deux processus contradictoires interviennent de façon à la fois contradictoire et complémentaire …

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• La théorie du flux (flow) proposée par Mihaly Csikszentmihalyi (1988, 1991), est proche de la théorie des styles motivationnels. Elle met l’accent sur la présence et l’importance du processus de focalisation autotélique (auto-organisation) à des moments privilégiés de création, vécus comme expériences optimales de concentration de soi. Cette théorie s’appuie sur l’hypothèse de la présence active de motivations internes, ou intrinsèques (VANDENPLAS-HOLPER, 1998). Mais il existe simultanément des pressions ou des incitations externes susceptibles d’accentuer, de bloquer ou d’orienter les dimensions externes.

VI. L’identité : du système au processus.

Comme nous venons de le voir, il faut différencier l’identité personnelle de la personnalité.

L’identité n’est pas le tout de la personne, quelle que soit la définition proposée. Elle est un sous-système de la personnalité de l’individu concerné ; sous-système constitué en relation dynamique avec les dimensions cognitives et émotionnelles de la personne. La personnalité est par contre constituée de la coordination complexe de l’ensemble des systèmes bio-psycho- sociaux, à partir desquels la personne agit, réagit, réfléchit, … etc. En tant que système de représentations, l’identité peut être diversement structurée selon les théories en présence. De ce point de vue, deux niveaux d’analyse sont pris en compte et souvent opposés, mais en étroite interaction :

Les caractéristiques internes de l’identité :

Une approche phénoménologique (ROGERS, 1951 ; ANTUNES, 2000) de la relation intra- individuelle (Moi-Moi-même) et interindividuelle (Moi-Autrui) valorise les processus de construction interne de l’identité et de la représentation de soi et introduit l’importance des processus d’élaboration, en particulier le rôle de l’expérience personnelle, certes en relation constante et intégrative avec le contexte social et culturel et avec les conditions matérielles et symboliques inclues dans ce contexte. DUBAR (2002) présente le processus biographique comme un processus intra-personnel de construction de l’identité et P. Mussen (1980) met l’accent sur l’importance de la construction de la représentation cohérente de soi par soi- même.

Les caractéristiques interrelationnelles de l’identité.

Erik Erikson (1950) a été le premier chercheur à développer l’analyse de la dimension inter- relationnelle dans la construction de l’identité personnelle et sociale. Selon Monique PINOL- DOURIEZ (1984) et Serge LEBOVICI (1985), la construction de l’identité relève aussi d’un processus de transformations cognitives et émotionnelles, processus développé au cours des interactions précoces du bébé et de l’enfant. Dubar (2002) refuse la distinction entre identité individuelle et identité collective et propose le concept d’identité sociale, qui impliquerait l’articulation entre deux transitions : l’une interne, construite à partir des interactions de l’individu avec lui-même, et une autre externe, construite à partir des interactions de

l’individu avec les institutions avec lesquelles il interagit. La proposition de Dubar est objet à discussion, dans la mesure où l’auteur tend à confondre les aspects individuels/collectifs aux

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contenus psychologiques et sociaux20. En fait, toute identité, qu’elle soit individuelle ou collective, implique des dimensions socioculturelles (valeurs, fonctions, effets de sens,

…etc.), en même temps que des processus psychologiques d’appropriation (traductions comportementales, imaginaires, …etc.). Cette multi-dimensionnalité peut s’appliquer à toutes les catégories d’identités (personnelle, professionnelle, de genre, religieuse, nationale et continentale, … etc.).

Nous adhérons, par contre, à l’hypothèse de Dubar, lorsqu’il affirme que « l’identité n’est pas ce qui reste nécessairement "identique", mais le résultat d’une "identification" contingente.

C’est le résultat d’une double opération langagière : « différenciation et généralisation » ; la première vise à définir la différence, ce qui fait la singularité de quelque chose ou de

quelqu’un, par rapport à quelqu’un ou quelque chose d’autre ; dans cette acception, l’identité, c’est la différence ; la seconde opération est celle qui cherche à définir le point commun à une classe d’éléments, tous différents, d’un même autre ; dans cette approche, l’identité, c’est l’appartenance commune. Ces deux opérations sont à l’origine du paradoxe de l’identité : ce qu’il y a d’unique est ce qui est partagé. Ce paradoxe ne peut être levé tant qu’on ne prend pas en compte l’élément commun aux deux opérations : l’identification de et par l’autre. Il n’y a pas, dans cette perspective, d’identité sans altérité. Les identités, comme les altérités, varient historiquement et dépendant de leur contexte de définition » (DUBAR, 2000, p. 3).

Carmel CAMILLERI et alii (1990b) évoquent les constituants du noyau de la structure de l’identité. Ils définissent l’identité comme une structure polymorphe, dynamique, dont les éléments constitutifs sont les aspects psychologiques et sociaux en rapport à la situation relationnelle à un moment donné, d’un agent social (individu ou groupe) comme acteur social.

C’est donc dans les interactions avec l’entourage et dans un double mouvement de

différenciation et d’assimilation que l’identité se construit. Dans ce processus, il faut mettre en évidence à la fois l’identification aux autres et la distinction qui s’opère par rapport à eux.21

VII. Les paradoxes identitaires.

L’identité est de nature paradoxale, c’est-à-dire qu’elle inclut des orientations contradictoires et pourtant complémentaires et indissociables. La psychologie sociale a mis en évidence bien des exemples de dilemmes (celui du "prisonnier" ; les dilemmes moraux de Kohlberg, 1987…

20 Cette distinction amène à assumer l’existence de données sociales intégrées au fonctionnement individuel (ou appropriation individuelle de données sociales) ou, à l’inverse, l’existence de données psychologiques intégrées au fonctionnement collectif (ou appropriation collective de données psychologiques).

21 Une discussion est constamment engagée pour savoir si l’identité personnelle en tant que système de représentations et sentiments, comprend un « noyau » qui, mis en question, dénié par les autres provoquerait la crise identitaire, les réactions de violence par défense de la dignité personnelle. On pourrait en fait

représenter l’identité comme un oignon (métaphorique !), constitué de multiples pelures, plus ou moins profondes. Si l’oignon n’a pas de noyau, il a par contre un «germe», pour transmettre et se reproduire.. et de le découper fait pleurer ! L’hypothèse que le noyau de l’identité est l’identité de valeurs (opposée à l’identité de fait) évoquée par Camilleri (1990a, p.86) reste objet à discussion.

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etc.) et d’injonctions paradoxales (« Il est interdit d’interdire ») ou de doubles contraintes et de paradoxes pragmatiques (Palo Alto; Watzlawick, Bateson, …).

On peut identifier six paradoxes intervenant dans la dynamique identitaire 22 :

Le premier paradoxe de l’identité concerne la présence complémentaire et conflictuelle de ressemblances et de différences, entre les objets (personnes) ayant une identité commune. L’identité « se construit dans la confrontation de l’identique et de l’altérité, de la similitude et de la différence » (TAP, 1980b). Les processus sociocognitifs (catégorisation, signification, légitimation), facilitent à la fois le développement cognitif et la socialisation qui permettent aussi d’articuler la différenciation des objets avec la différenciation-assimilation de soi et d’autrui23. Ces processus sont possibles, si l’individu vit dans un environnement physique et social relativement stable.

Le second paradoxe provient du lien problématique entre la centration sur soi (sur nous) et la décentration vers les autres. Il est lié au fait que, pour construire sa propre identité, l’individu va devoir apprendre à se décentrer, à sortir de son

égocentrisme (selon l’expression piagétienne), pour établir des relations de réciprocité avec les autres.

L’enfant ne réussit à acquérir sa propre identité qu’en renonçant à cette égo- centration et en construisant des relations de réciprocité avec les autres. C’est le début aussi d’une « évolution des systèmes de relations entre les individus et des valeurs culturelles » (TAP, 2005a, p. 279). Par exemple, la construction des identités professionnelles nécessite une restructuration des modalités d’interaction entre Moi (identité personnelle), Nous (qui avons la même identité professionnelle) et Eux (tous ceux qui sont différents de nous). Cette restructuration peut aller dans le sens d’une accentuation de l’appartenance à un nous professionnel et d’une fermeture sur ce nous. Elle oblige alors à diminuer les oppositions entre moi et nous et à accentuer les différences entre nous et eux. Dans le cas d’un effort d’ouverture, on aura

tendance à choisir un « nous » plus large, susceptible de couvrir des identités jusque- là différenciées, et d’inclure les professionnels qui étaient différents de nous.

Exemple politique : la différenciation (avec éventuelle opposition) entre Français et Allemands est réduite par leur identification à l’identité européenne. Exemple professionnel : la différenciation (avec éventuelle opposition) entre cadres et non- cadres ou entre commerciaux et techniciens se trouve minimisée par l’identification à l’identité d’entreprise.

Le troisième paradoxe identitaire concerne les modalités conflictuelles entre le processus de constance et la gestion des changements. L’identité personnelle (Je suis je) comme l’identité collective (nous sommes nous) impliquent aussi l’idée de permanence intemporelle et sans référence au changement dans le temps de vie. Or, si le sujet (moi ou nous) change, il garde pourtant le sentiment qu’il reste le même et lui-même dans le temps (sentiment d’identité temporelle et structurale). Tel est le

22 Dans l’article « Identité et exclusion », Tap proposait quatre paradoxes. Des discussions ultérieures avec divers publics ou chercheurs nous amènent à ajouter ici deux paradoxes supplémentaires (Cf. TAP, 2005c, n° 83, pp. 53- 78).

23 J. P. CODOL, 1979, 1980, 1984 ; H.WALLON, 1963, 1976 ; R. ZAZZO, 1980 ; P. MALRIEU, 1967, 1980, 1996.

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troisième paradoxe. Le terme d’identisation a été proposé pour signifier cette construction paradoxale de l’identité entre permanence et changement, entre

idéalisation et réévaluation pragmatique de l’image de soi, selon les situations et les interlocuteurs (TAP, 1979).

En termes professionnels, l’identisation intervient plus fortement lorsque la personne est contrainte à un changement :

• La personne doit trouver un premier emploi: elle doit chercher un poste correspondant aux compétences acquises ; construire une identité

professionnelle à travers l’adaptation à l’entreprise, au travail réel ; au-delà de la seule mise en pratique des acquis, s’adapter aux conditions de travail, aux relations de travail ; et prendre conscience de la position et de la valeur de soi et de son métier, dans la chaîne interactive des emplois et des fonctions ;

• La personne doit changer de fonction ou d’emploi : par promotion ou

rétrogradation, avec valorisation ou dévalorisation, liée à l’acceptation de défis ou à la restructuration des compétences, par la recherche de nouvelles

formations ;

• La personne est au chômage ; elle a perdu son emploi et en cherche un autre : remise en question des compétences acquises et doutes sur l’orientation professionnelle antérieure ; difficulté à gérer la baisse d’estime de soi, liée au non-travail ; effort pour organiser un nouveau projet professionnel réaliste, impliquant éventuellement de nouvelles acquisitions ;

• La personne prend sa retraite et vit ce changement de façon positive ou négative. Cette retraite peut être organisée en rupture avec la vie

professionnelle antérieure ou en continuité relative, avec réorganisation dictée par le maintien du valorisant et l’abandon du dévalorisant.

Le quatrième paradoxe concerne l’opposition, proposée par Carmel Camilleri (1990) entre l’identité ontologique et l’identité pragmatique24. Il y a une distance constante entre ce que nous pensons que nous sommes (conception ontologique) et notre façon réelle d’être dans nos pratiques quotidiennes (variation pragmatique de notre auto conscience et des sentiments à notre égard au moment de décider et d’agir). On retrouve ici, au moins partiellement, l’importance et la complexité de l’interaction entre le soi réel et le soi idéal, dans la théorie dynamique du self- concept présentée par Carl Rogers (1951).

Le lien entre l’identité personnelle et l’identité professionnelle est médiatisée par une conception idéalisée de la réussite (de la vie ou seulement professionnelle), véhiculée par des personnes concrètes auxquelles l’on peut s’identifier, mais auxquelles le sujet emprunte des "états de buts" (selon l’expression de Kelman, 1958), des projets, des

24 Cette opposition est reprise par TAP (2005b), en termes de processus d’idéalisation ontologique et d’identisation pragmatique.

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styles de comportements ou de vie, des manières de penser ou d’agir. Trois processus interagiraient ici :

1. L’identification à un tiers : « J’ai besoin de m’identifier à quelqu’un qui me permet de progresser » ;

2. L’identification active : « J’ai besoin d’un modèle d’action externe, auquel je peux m’identifier ou je peux prendre pour moi » (Est-ce que j’ai des

compétences ? Si je ne les ai pas, est-ce que je peux les acquérir ?).

3. L’identification idéalisante : « J’ai besoin d’un idéal pour me constituer en tant que personne totale (réalisation globale de soi, associée au projet de vie, à la congruence, au fait de donner sens à la vie) ».

Ces trois processus interviennent de façon complexe dans la dynamique, à la fois cognitive et sociale, de l’articulation entre, d’une part, les pratiques, les actions, et, d’autre part, les systèmes de valeurs, les systèmes d’anticipation, de signification et de légitimation, qui constituent la dynamique de personnation.

Le cinquième paradoxe concerne l’identité qui peut être successivement monodimensionnelle et multidimensionnelle. Selon les contextes, selon les

moments ou les phases expérientielles, la personne peut vivre avec un fort sentiment d’unité ou de diversité psychique. Elle peut vivre cette unité ou cette diversité comme positive ou comme négative. L’unité peut être associée à la sérénité où à la souffrance des pertes que l’unification occasionne. La diversité peut être le résultat positif d’ouvertures et de rencontres fondées sur la compréhension de ce qui est l’altérité enrichissante. Mais elle peut aussi provoquer un « émiettement » ou une

« liquéfaction » de soi, une perte de cohérence, allant jusqu’au sentiment de non- existence.

Enfin, le sixième paradoxe concerne l’articulation complexe entre l’identisation (variation temporelle et structurale de l’image de soi) et les identifications (à des personnes, à des groupes, à des valeurs, … etc.). L’identité se construit à partir de multiples identifications, mais, dans le même temps, le sujet sait qui il est et qui est l’autre, même en situation de crise identitaire. « L’identification serait donc le

processus qui rend possible l’expérience d’une "pluralité de personnes psychiques" et c’est par [leur intermédiaire] également que se constituent, à partir d’une

communauté affective, les liens réciproques entre les individus et la foule » (LIPIANSKY, TABOADA-LEONETTI, VASQUEZ, 1990, p.9)

VIII. La dynamique identitaire dans le monde professionnel aujourd’hui.

Renaud SAINSAULIEU relève l’importance de l’univers des relations de travail comme lieu de « constitution différentielle des identités individuelles » (1977, p. 335). Selon lui,

l’expérience du collectif en tant que champ d’affrontement et de lutte, mais aussi que champ de rencontres, de victoires et d’échecs, de risques et de découvertes dans l’accès à

l’autonomie, à un pouvoir personnel, impliquant reconnaissance et affirmation de soi, est indispensable pour la différenciation et la représentation de soi en tant que personne, différente et unique. Autrement dit, des caractéristiques, à la fois personnelles et

professionnelles, vont s’amalgamer, s’articuler entre elles dans les relations de travail, comme

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dans les relations hors-travail. Selon SAINSAULIEU, « il ne suffit pas de constater que les rapports de travail peuvent atteindre des mécanismes profonds de la personnalité comme l’identification ou la capacité à se différencier. Encore faut-il tenter de dégager des processus explicatifs de ces rapports entre les relations sociales de travail et la qualité de la personne » (Op. cit. p. 311). Selon lui, l’impuissance sociale mène à la perte d’identité (pas seulement professionnelle) et la réémergence de l’identité passe par la possibilité de faire face, d’une façon ou d’une autre, aux conflits relationnels ou organisationnels (dans le travail ou hors du travail).

On constate souvent que la conduite de « travail » est confondue avec l’activité

« professionnelle ». Or l’enfant et l’adolescent apprennent à différencier la conduite de travail des conduites de "non-travail" et cette différenciation persistera toute la vie (loisirs, passions, hobbies, etc.). On peut dire dès lors que l’identité et l’activité professionnelles vont trouver appui sur l’expérience et les théories implicites liées à la conduite de travail. Certes, l’identité personnelle se construit dans les premières années et à travers les processus de socialisation primaire (BERGER, LUCKMAN, 1966 ou tr.fr.1986), mais cette construction implique l’appropriation de compétences et de réussites dans des conduites de travail. Par la suite, le travail, d’abord scolaire, puis professionnel, va jouer un rôle déterminant dans la structuration de l’identité d’élève, puis de professionnel. Cette structuration impliquera de multiples

changements, selon les expériences et les itinéraires professionnels. Elle va se caractériser comme … « une processus évolutif […] façonné par les trajectoires professionnelles » (BOUQUET, 2006).

Sans négliger l’importance de la contribution de Sainsaulieu, nous proposons une nouvelle lecture de la réalité socioprofessionnelle actuelle et de son importance pour la construction de l’identité professionnelle. Il convient de rappeler ici que l’actuel contexte économique et social reste dominé par une crise économique sévère qui provoque constamment des

transformations importantes au niveau du management dans les organisations, dans la gestion des emplois et du marché du travail (BOUTINET, 1999 ; ANTOINE, 1996 ; DUBAR, 2000 ; ALMEIDA et alii, 2004 ; ANTUNES, 2006) :

Le paradigme dominant est caractérisé par l’innovation, par le changement permanent et par l’imprévisibilité (avec toute l’incertitude inévitablement gérée) ;

Le système de fonctionnement des sociétés en vigueur est dominé par : 1. La mondialisation de l’économie ; 2. L’extension des flux d’information ; 3. Le développement constant des technologies d’information et de communication ; 4. La flexibilisation des moyens de production et de gestion des emplois.

Du point de vue des idées, nous pouvons rappeler cette époque de "l’ère du triomphe néolibéral", où la dynamique contemporaine des organisations est en relation avec : 1. Les exigences de flexibilité et de compétitivité ; 2. Les délocalisations ; 3. Les fusions

d’entreprises ; 3. L’externalisations des emplois (outsourcing) ; 4. Les restructurations et les réductions d’effectifs ; 5. L’insécurité de l’emploi ; 6. L’instabilité/précarité de l’emploi ; 7.La nécessité de gérer l’incertitude.

Dans ce nouvel ordre économique, on constate une dangereuse augmentation du chômage dans les économies nationales. Le chômage est souvent associé aux fusions entre grandes entreprises multinationales, à la fermeture des usines, aux délocalisations d’usines et

d’emplois dans les pays où la main-d’œuvre est moins chère (les pays de l’Est et d’Asie), et à

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la chute des effectifs (par exemple chez Airbus, Alcatel, Pfizer, Bayer AG, Astra Zeneca, Daimler-Chrysler, Ford, Volkswagen, Hewlett-Packard, parmi d’autres25). Nous traversons actuellement la crise économique la plus sévère de l’histoire moderne. Selon l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le chômage actuel concerne des millions de personnes au plan mondial, équivalant à un tiers de la totalité de la force mondiale de travail. Selon M.

CHOSSUDOVSKY (2003), cette crise mondiale est plus dévastatrice que la grande

dépression des années 1930. « La crise de l’emploi, c’est aussi la crise subjective de l’emploi, qui amène un nombre grandissant d’individus à refuser de tenir n’importe quel emploi, de s’insérer à n’importe quelle condition. La crise de l’emploi, c’est surtout la crise de son contenu, dans la mutation massive des métiers vers les professions, de ces dernières vers des occupations aux contours aujourd’hui difficilement identifiables » (BOUTINET, 1990, p.

116). Si la lutte des années 1960 était déterminée par l’injustice sociale, elle est aujourd’hui orientée par la lutte contre le chômage, contre la précarité de l’emploi et contre l’instabilité dans la carrière professionnelle. Le conflit actuel est surtout lié à l’incertitude, à l’apparition de multiples menaces concernant les emplois et même la survie des entreprises, menaces mal définies et méconnues dans leurs contours comme dans leurs causes. Chaque semaine, en effet, une entreprise multinationale annonce la réduction mondiale de ses effectifs ou le déplacement d’une usine d’un pays dans un autre. Au lieu d’un « univers relativement figé et immobile », d’un univers bureaucratique et stratifié (évoqué il y a trente ans par R.

Sainsaulieu, 1977), nous sommes aujourd’hui confrontés à un univers peu stratifié,

imprévisible et en constante mutation, dans lesquels les travailleurs sont amenés à se disputer entre eux les postes de travail existants.

Une nouvelle représentation du travail et de soi-même dans le travail est donc en émergence dans ce contexte, associé au défi de se gérer soi-même : « De plus en plus, la population active et la majorité des Travailleurs du Savoir vont donc devoir se gérer eux-mêmes … Et ils ont besoin d’apprendre à se développer » (DRUCKER, 1999). Une nouvelle perspective de carrière est donc en construction ;

• Les salariés sont confrontés à un encadrement fondé sur l’incertitude, sur les changements profonds et peu rassurants. Mais, dans le même temps, les entreprises souhaitent miser sur le capital humain ;

• Ce contexte organise une nouvelle perspective de carrière et une nouvelle représentation du travail et de la vie professionnelle (mobilité entre entreprises, mobilité dans le type de travail) ;

• Le passage d’un encadrement où l’entreprise gérait véritablement la carrière de ses professionnels les plus valables, à un autre où les mêmes professionnels prennent eux-mêmes en charge la gestion de leur propre employabilité.

Il est vrai qu’aujourd’hui, le groupe des « cadres », très hétérogène, reste relativement privilégié, même s’il est traversé par plusieurs types de phénomènes, avantaguex ou désavantageux pour eux :

25 Cf. Visão, N° 731 du 8 mars 2007, p. 78 et suivantes.

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• Leur multiplication, grâce à la démocratisation de l’enseignement, mais en même temps leur dévalorisation relative ;

• Leur formation restée très générale (mathématique, physique, technologie) et leur affectation sur des grandes fonctions, plus que sur des métiers spécifiques ;

• Leur mobilité entre les grandes fonctions, notamment pour les préparer à des fonctions de super dirigeants ;

• La création, malgré tout, de nouvelles filières : gestion des ressources humaines, marketing, financiers ;

• L’allongement de la chaîne de commandement, qui transforme les ingénieurs en super techniciens, soumis aux ordres de l’échelon supérieur ;

• Le raccourcissement de la durée de la carrière, par dégagement des plus de soixante ans ;

• La multiplication des techniciens, qui appauvrissent la fonction des cadres et qui, eux, sont réputés avoir un métier. Leur marché du travail très large, grâce à leurs diplômes, à leurs compétences, à leurs réseaux, leur capacité à créer leur propre emploi (surtout dans le conseil), grâce à de bons salaires, qui permettent une capitalisation susceptible d’être investie dans leur propre emploi. Ce qui n’empêche pas leur chômage, malgré tout. Les ingénieurs se revendiquent plus du côté des « professions » que des métiers26, grâce à la constitution d’associations d’écoles, surtout parmi les ingénieurs ; Enfin, même si les cadres perdent certains avantages (mensualisation, congés payés), leur « identité professionnelle » est malgré tout moins menacée que celle des autres salariés.

Le défi que les salariés, cadres, techniciens et ouvriers, affrontent aujourd’hui est lié à la nécessité de faire face à l’incertitude et au changement. C’est face à cette réalité qu’ils ont besoin de mobiliser leurs ressources personnelles en même temps que de multiplier les moyens de retisser le lien socioprofessionnel qui se délite et de manifester solidarité et créativité, en particulier sous la pression d’un management seulement centré sur les résultats productifs.

Dans les années 1960, l’identité professionnelle avait une très forte dimension collective, mais aujourd’hui la tendance est profondément individualiste.27 Dans ce contexte d’imprévisibilité, le concept de compétence devient central dans l’appropriation du succès et dans l’évolution professionnelle. Être compétent, c’est être qualifié et capable de répondre aux exigences liées aux contraintes professionnelles. C’est alors aux cadres que reviendrait la responsabilité de gérer leur propre carrière et d’assurer leur propre employabilité. Ce qui, dans le passé, était

26 Yvette Lucas et Claude Dubar Genèse et dynamique des groupes professionnels Lille, Presses Universitaires de Lille 1994.

27 Si les cadres ont « négocié » leur statut collectivement, il est vrai en revanche qu’ils ont toujours été très individualistes, refusant les « outils » de gestion de la main-d’œuvre (par exemple le système Hay). Par contre, ce sont eux qui ont voulu et appliqué des politiques individualisantes aux autres salariés. Il ne faut pas

cependant confondre l’individualisme comme idéologie avec le processus d’individuation qui concerne tous les acteurs sociaux, en relation bien sûr avec les événements, les situations, les pressions d’efficacité dans la production.

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