• Aucun résultat trouvé

Sortir du camp

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2021

Partager "Sortir du camp"

Copied!
9
0
0

Texte intégral

(1)

HAL Id: halshs-01082303

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01082303

Submitted on 31 May 2016

HAL is a multi-disciplinary open access

archive for the deposit and dissemination of

sci-entific research documents, whether they are

pub-lished or not. The documents may come from

teaching and research institutions in France or

abroad, or from public or private research centers.

L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est

destinée au dépôt et à la diffusion de documents

scientifiques de niveau recherche, publiés ou non,

émanant des établissements d’enseignement et de

recherche français ou étrangers, des laboratoires

publics ou privés.

Sortir du camp

Nicolas Puig

To cite this version:

Nicolas Puig. Sortir du camp : PEREGRINATIONS DE JEUNES REFUGIES PALESTINIENS AU

LIBAN. Laurent BONNEFOY, Myriam CATUSSE. Jeunesses arabes Du Maroc au Yémen : loisirs,

cultures et politiques, La Découverte, pp.240-247, 2013, 978-2-7071-7715-5. �halshs-01082303�

(2)

Sortir du camp

PÉRÉGRINATIONS DE JEUNES RÉFUGIÉS PALESTINIENS AULIBAN

NI C O L A SPU I G

V

Ê T U D’U N S E U L S H O R T D E B A I N

aux couleurs vives, munis néan-moins de quelques accessoires, lunettes de soleil derrière lesquelles il laisse flotter son regard, téléphone portable au prolongement de la main, Nizar marche le long de la grève, suivant avec application la couture entre mer et sable. En ce dimanche estival, la plage très fréquentée s’est transformée en arène de visibilité, les attitudes s’ajustent ainsi aux faisceaux des regards ; même si, à un moment ou un autre, fatalement, quittant la pose, les corps s’alanguissent et s’abandonnent à une bienfaisante torpeur. Nizar pousse jusqu’à la jetée de pierre au bout de laquelle viennent s’amarrer les cargos pour recevoir les tonnes de ciment produites par les usines alentour qui blanchissent le paysage de leurs rejets couleur craie. Puis, revenant sur ses pas, il observe distraitement les gens autour de lui, contemple la baie, nichée entre les falaises et les cimenteries et médite sur les vagues promesses de migration européenne que lui inspire l’horizon bleuté. Il rejoint enfin la table où se tiennent ses deux amis et se laisse tomber plus qu’il ne s’assoit sur la chaise en plastique, pour prendre place à l’ombre précaire du parasol usé. Quelques photos prises avec les téléphones portables, qui régulière-ment défileront dans les flux des comptes Facebook, archivent cette belle journée d’été hors du temps, hors du camp.

Dans les camps palestiniens du Liban, on apprécie le calme. D’une part, la vie est difficile pour les réfugiés. La guerre (1975-1990) a laissé des traces dans les esprits et les réfugiés, objet de la méfiance des nationaux, font l’objet d’une discrimination systématique. La hantise d’une installation définitive qui modifierait les équilibres communautaires du pays a conduit

(3)

à une restriction importante de leurs droits sociaux : limitation de l’accès au marché du travail, malgré un assouplissement de la loi en 2010 ; impossi-bilité de posséder un bien immobilier, etc. D’autre part, les habitants des camps sont régulièrement soumis à des épisodes de violence, dont le plus récent a abouti à la destruction d’une partie importante du camp de Nahr al-Bared au nord de Tripoli en 2007. Aussi les routines mises en place instau-rent-elles un entre-soi rassurant, n’était-ce l’intensité que prennent parfois les conflits internes, à Ayn al-Héloué surtout, le grand camp de la ville de Saïda. Les jeunes (shabab) évoluent dans l’environnement social particulier du camp sans trop chercher à en bousculer les normes, que ce soit par leurs comportements ou dans leurs apparences. Les distractions ne se distin-guent pas fondamentalement de ce que l’on peut trouver dans les quartiers pauvres des villes du monde. En dehors de la maison, où ils ne disposent que très rarement d’une pièce en propre, les jeunes hommes se retrouvent au café pour jouer aux cartes, regarder la télévision (les matchs de football des équipes européennes ou la riche actualité politique des pays arabes), dans les salles de jeux et les cybercafés où la lenteur désespérante des flux n’empêche pas de passer des heures sur Internet à tchatter, draguer, poster des photos et des liens et commenter les dépôts des autres. Les fêtes de mariage, comme les commémorations politiques, offrent des occasions très prisées de pratiquer la danse, notamment la dabké, danse collective particu-lièrement appréciée dont circule une version musicale électrifiée que l’on qualifie de sha‘abi (populaire). Mais une chose est de se distraire dans la routine somme toute assez ennuyeuse du camp, une autre est d’investir les espaces libanais. Ces derniers offrent pour les habitants des camps, notam-ment les nouvelles générations, un terrain d’exploration plus intéressant, où les distractions, même quand elles sont semblables, prennent davantage de relief, par la grâce des petits décalages d’ambiance.

Par petits groupes, de deux à quatre ou cinq, ces jeunes Palestiniens parcourent les espaces libanais, les corniches de bord de mer, les centres-ville, ils se déplacent en voiture privée ou en transports en commun, puis à pied. Ils établissent des fréquentations plus ou moins régulières dont les dimensions formatrices servent de support aux affirmations de soi. Ce chapitre, en détaillant les pratiques de loisirs à l’extérieur des deux camps du Nord-Liban, Nahr al-Bared et Beddawi, mettra en lumière leurs vertus pédagogiques : ces pratiques sont des apprentissages des mondes sociaux étrangers et des moments d’expérimentation d’une autonomie dans l’alté-rité. Les sorties du camp sont l’occasion de fréquenter des univers offrant des accroches particulières au monde contemporain : modernité, consumé-risme, mixité sociale et communautaire, mais aussi paysages et phéno-mènes naturels (sorties hivernales à la montagne pour toucher la neige, fréquentation balnéaire l’été). Ces univers qui constituent des régions ludiques se caractérisent par leurs potentialités récréatives.

(4)

CIVILITÉS URBAINES

L’agglomération de Tripoli, ville de 200 000 habitants située à quatre-vingt-cinq kilomètres au nord de Beyrouth, offre un large terrain de décou-verte pour les jeunes Palestiniens des camps environnants. La place centrale de Tripoli, bordée de cafés, la ville portuaire d’Al-Mina, qui jouxte la capi-tale du Nord, avec ses chaînes internationales de restauration et ses karaokés fort prisés sont autant d’étapes ludiques dans le cours des déambulations. Les magasins chics et modernes attirent les plus enclins à l’élégance qui surveil-lent ainsi les dernières évolutions de la mode, cela même s’ils se trouvent la plupart du temps incapables d’acquérir un pantalon à trente ou quarante dollars, fût-il particulièrement bien coupé et d’une qualité supérieure à celle des produits provenant de Syrie vendus dans le camp. Mais la promenade dans les espaces publics des villes libanaises n’a pas pour objet de répondre directement à un impératif de consommation. Elle correspond en premier lieu à un universel besoin de changer d’air et d’ambiance. Dans le contexte réfugié, elle ouvre une parenthèse en projetant les personnes dans un contexte de mixité sociale et communautaire, d’altérité généralisée dans des lieux et des situations dont la différence avec le quotidien du camp fonde le discret exotisme. Ainsi, on se rend au spectacle de la ville prendre une boisson sur la corniche de Tripoli ou un café dans le centre, attentif aux scènes sociales qu’elle offre, aux rencontres qu’elle permet parfois ou aux trouvailles inattendues que l’on peut y faire (pour un chanteur de variété du camp, cela peut être dénicher un magasin d’instruments de musique d’occa-sion ou encore tomber sur un musicien de sa connaissance et discuter ensemble de contrats futurs). Le terme anglais de serendipity rend parfaite-ment compte de la propriété de la ville à favoriser la découverte d’une chose ou d’une situation alors qu’on en cherchait une autre.

Il faut néanmoins nuancer ce modèle idéal-typique. Car les logiques de classement réapparaissent régulièrement, qui remettent en cause cette hospitalité universelle de la grande ville qui suppose une égalité des statuts des acteurs qui la fréquentent. Les sociabilités urbaines au Liban impli-quent des jeux subtils autour de la reconnaissance des attributs communau-taires et nationaux dans le cas des réfugiés Palestiniens et des migrants internationaux. Bien souvent, l’accent spécifique des habitants des camps soulève des interrogations et la prise de connaissance de leur origine intro-duit une tension variable, en vertu de la stigmatisation que subissent les Palestiniens de la part d’une partie de la population libanaise.

En effet, l’accession aux espaces publics des villes libanaises se joue en grande partie autour des variables linguistiques. C’est donc au risque d’une reconnaissance problématique que l’on parcourt les territoires urbains. Quand on est seul, il n’est pas rare que l’on modifie son accent ou que l’on

(5)

remplace un mot par un autre pour « faciliter l’échange », lisser la relation et éviter les embarras liés au jeu, et à l’enjeu, de la reconnaissance. On sait ce qu’il en coûtait, trahi par sa langue et son accent, d’être reconnu comme faisant partie de l’autre camp à un barrage pendant la guerre civile, dans les années 1970 et 1980 – une époque durant laquelle les enlèvements et les assassinats sur une base communautaire étaient fréquents.

En groupe, on ne cherche pas à masquer ces traits identitaires et linguis-tiques qui entraînent le classement. On préfère établir la relation, on le fait spontanément au demeurant, sur des territoires de neutralité réciproque, ce qui est possible notamment si l’on est dans une position de consomma-teur. Au patron de café qui s’enquiert de l’origine de ses clients attablés – « Bienvenus les jeunes, mais dites-moi, vous venez d’où ? » –, on répondra alors simplement : « Du camp, de Nahr al-Bared. » La consommation permet de redéfinir la situation et de se couler dans un rôle universel (on consomme comme tout le monde), on est ainsi défini par une qualité indé-pendante de l’appartenance assignée. Cela renvoie finalement à un évite-ment de l’assignation identitaire par le recours à une logique libérale.

Les échanges sociaux rendent nécessaires des rituels de civilités et revê-tent ainsi une dimension pédagogique : ils prennent la forme d’apprentis-sages au sein de la ville proche préparant à d’autres rencontres dans les villes lointaines (en Europe, dans le Golfe, en Australie). Car la plus grande partie de la jeunesse se projette dans la migration et le « voyage », safar. Cette notion occupe une place importante dans l’imaginaire des habitants des camps. Elle traduit les articulations complexes du local et de l’ailleurs, du proche et du lointain qui arrime le camp à ses doubles formés par une impo-sante diaspora dont une part importante est installée dans les pays scandi-naves. Le voyage constitue une catégorie générique, proche de l’expérience, qui recouvre l’ensemble des déclinaisons du déplacement transnational. Source d’une tension dans la vie collective et individuelle, il est constitué en objet social et approprié comme un item narratif : il est ainsi le thème de débats et de controverses, portant par exemple sur la dignité ou l’indi-gnité de la migration en clandestinité. La perspective de voyage entretient une temporalité de l’attente interrompue par les sorties en ville au cours desquelles on parfait son apprentissage des civilités urbaines.

De façon plus structurelle, la pratique des espaces hors du camp est le cadre d’une autonomisation par la sortie des lieux de l’attachement (et de l’enfance), c’est-à-dire les espaces de proximité, le foyer et le camp, et par la projection dans un espace étranger dans lequel on doit être à même de prendre place. L’anthropologie des adolescences souligne l’importance de l’« espace probatoire d’expérimentation » que représentent les lieux de coprésence dans lesquels il est possible d’expérimenter différents modes relationnels et sociables avec autrui. Les pratiques de l’espace des jeunes réfugiés ressortissent sans nul doute à ce phénomène de construction et de

(6)

validation de soi par la conquête des liens lâches auprès d’étrangers dans les espaces extérieurs qui caractérisent l’adolescence. Mais le phénomène peut être étendu à l’ensemble de cette saison particulière de la vie, ce moment transitoire qui s’ouvre entre adolescence et progression vers la sortie du foyer familial, dans la perspective, selon l’expression en vigueur, d’« ouvrir une maison » (fatah bayt), c’est-à-dire de fonder une famille et de l’installer dans un logement à soi. Cette formule de l’autonomisation par la sortie du camp est l’une des seules à la disposition des jeunes habitants qui, dans les périodes de confinement, font part de leur étouffement à rester « prisonniers du camp ». Or ces derniers adviennent très régulièrement, par exemple à chaque fois que se produisent des affrontements entre les deux quartiers antagonistes de Tripoli, Jabal Mohsen et Bab al-Tabbeneh – le premier abrite une population alaouite proche du régime syrien des Assad, le deuxième des sunnites qui s’opposent à ce même régime – qui interdisent alors l’entrée dans la ville. L’insatiable désir de locomotion se traduit alors en longues marches sans but, à parcourir le camp de long en large, fumant cigarette sur cigarette.

PLAISIRS MARITIMES

Un détour par la mer, comme un été sans guerre, nous permet de mettre en lumière une forme d’usage ludique des espaces environnants de la part des réfugiés. La plage de Chekka est située à une dizaine de kilomètres au sud de Tripoli et nombre de Palestiniens des camps de Baddawi et de Bared, respectivement à une quinzaine et une trentaine de kilomètres, s’y évadent régulièrement durant la saison estivale.

Le Liban, connu pour son instabilité politique tout autant que pour le dynamisme de ses habitants, est doté de plus de deux cents kilomètres de côtes déroulées le long de la Méditerranée. Il accueille également entre 250 000 et 270 000 réfugiés palestiniens selon les plus récentes estima-tions. Et, comme les Libanais, ces derniers ne dédaignent pas les plaisirs de la mer. On peut ainsi apercevoir les dimanches matin, les pêcheurs du camp de Nahr al-Bared, sur le bord de mer, au lieu-dit « la Corniche » (al-Kurnish), la canne à pêche en main, les yeux rivés sur le large, échanger des propos légers sur les matériels par exemple, ou d’autres plus graves, sur l’insuppor-table lenteur de la reconstruction du camp. Les plus jeunes aspirent à d’autres plaisirs et, dès lors qu’ils en ont les moyens, ils se rendent à la plage de Chekka pour quelques heures. Parmi les lieux pratiqués, la plage exerce, en effet, un attrait tout particulier, notamment en vertu de sa périodicité : on se rappelle toute l’année de la journée ou des quelques journées dans le meilleur des cas qui auront constitué le point d’orgue de la saison estivale.

(7)

Plusieurs années après, alors que certains jeunes ont réussi à prendre pied en Europe ou en Australie, le maintien de leur lien avec le camp et les amis passe par le dépôt de photos des moments maritimes légendées de nostal-giques commentaires sur les belles journées d’un temps révolu.

Si on laisse de côté leur statut politique et les restrictions concernant leurs droits sociaux, peu de choses séparent les réfugiés des classes popu-laires libanaises, surtout quand il s’agit de passer une journée à la mer. Les jeunes, et les moins jeunes, habitants de Nahr al-Bared se rendent à la plage, privée la plupart du temps, dont l’entrée coûte entre 2 et 3 euros. Pour ce prix, on obtient le droit de s’installer autour d’un parasol sur des chaises rudimentaires entourant une table en plastique. Les vêtements et les papiers d’identité sont restés dans une cabine que l’on partage à plusieurs. Confor-tablement installé, il est temps alors de profiter de son poste d’observation. La plage de Chekka plébiscitée par les shabab de Nahr al-Bared se trouve dans une petite région chrétienne située à une dizaine de kilomètres au sud de Tripoli, même si la lointaine Jounieh, difficilement accessible en vertu des tarifs pratiqués et de la distance, est régulièrement évoquée comme le Saint-Tropez local ou, si l’on préfère, La Mecque balnéaire.

Chekka attire les jeunes des camps car ils y trouvent un certain exotisme, notamment du fait de la mixité communautaire qui y règne. L’ambiance contraste avec celle, plus conservatrice, régnant à l’intérieur des camps. Les plagistes de la région vendent de l’alcool et cette caractéristique renforce indéniablement l’intérêt du lieu. Il est possible de boire quelques bières, des

Almaza locales ou bien des boissons importées beaucoup plus fortes,

notam-ment celles à base de vodka. La présence de jeunes femmes, parfois en maillot de bain, contribue également à l’attractivité du lieu, il est d’ailleurs réputé pour les possibilités de rencontres qu’il laisse entrevoir. L’une des techniques éprouvées consiste à échanger des regards appuyés puis, au moment du départ, à laisser son numéro de portable griffonné sur un papier que l’on dépose en toute discrétion, autant que possible, dans les affaires de la jeune femme convoitée.

La plage offre temporairement la possibilité de changer de monde et de se couler dans un univers ludique, elle constitue une rupture dans les routines du quotidien, elle permet d’aller « voir les gens ». Dans cette arène de visibilité, chacun trouve matière à passer agréablement le temps, dans l’observation d’autrui et la monstration de soi-même. Les manifestations physiques d’exposition de soi, dûment photographiées par les amis, sont ainsi validées dans un premier temps par les pairs suivant une logique sexuée selon laquelle les hommes se montrent d’abord aux hommes (et les femmes aux femmes) pour expérimenter leur corporéité (à la fois perception par autrui et sensation de leur corps) dans des mises en scène qui mêlent valorisation de soi, humour et autodérision. Le travail sur l’apparence, qui comprend investissement sur le corps et recherche d’élégance – les portraits

(8)

et autoportraits en situations et tenues avantageuses sont très courants sur les murs de Facebook –, peut être lu comme un effort de construction personnelle qui oppose une manifestation de souveraineté subjective à la gestion des camps par les organisations humanitaires qui réduit la vie humaine à la simple satisfaction des besoins.

Sur la plage comme dans certains lieux de la ville (en voiture sur la corniche de bord de mer, dans les friches naturelles de la ville, etc.), des pratiques relevant de l’intime, proscrites dans le camp, trouvent à s’exprimer. Les jeunes hommes s’y retrouvent à l’occasion pour consommer de l’alcool. Alors que les plus âgés peuvent boire chez eux, où ils sont « maîtres », il est irrespectueux pour un jeune de boire devant ses parents. Certains ainsi s’enivrent à la plage, profitant de la vente libre d’alcool car celle-ci n’est pas tolérée dans le camp pour des raisons de moralité. Ce trait étant partagé par l’ensemble des camps palestiniens au Liban, les débits de boissons se trouvent ainsi relégués à l’extérieur des frontières, même s’ils sont souvent dans le voisinage proche. Il est important de boire dans la discrétion, sans se faire remarquer. Cette attitude renvoie, selon les termes d’Emmanuel Buisson, à une « morale de la visibilité » plus pertinente dans ce contexte pour analyser l’éthique du buveur que la « morale de la culpabi-lité ». La sensibiculpabi-lité aux conventions sociales constitue une motivation suffisante pour compartimenter son existence et on utilise ainsi les espaces hors du camp pour s’adonner à des pratiques qui sont condamnées à l’inté-rieur de ses frontières. Ainsi de la plage mais également de quantité d’autres lieux, comme les terrains vagues ou le bord de mer de la route maritime, où des amis peuvent boire quelques bières, abrités dans leur voiture.

BALADE,TOURISME,MIGRATION

Je ne cherche pas à faire du tourisme. Je pense tout d’abord à survivre. Comment penser au loisir quand je n’ai même pas les moyens de vivre. Je n’ai pas d’argent, je suis complètement défavorisé. Comment pouvoir sortir sans avoir la possibilité de dépenser de l’argent et de me nourrir ? C’est pour cette raison qu’on veut partir. Les gens qui s’en vont et qui voyagent pour travailler à l’étranger pendant deux ou trois ans ont les moyens de revenir en visite ici chaque année. […] Ils viennent ici pour faire du tourisme et puis ils retournent chez eux, alors que leurs origines sont ici.

Dans cet extrait d’entretien, Samir explique que sa tentative avortée de migration vers l’Europe ne répondait pas à un désir touristique quelconque mais plutôt à la nécessité de rechercher une vie meilleure. Le touriste est celui qui, parti construire sa vie ailleurs, peut s’offrir le luxe de revenir dans son ancien port d’attache, pour ne rien y faire. C’est le cas des Palestiniens

(9)

de la diaspora installés en Europe ou en Amérique qui investissent le camp durant les vacances d’été. Cette forme de relation aux espaces apparaît fort lointaine et quelque peu incongrue, elle appartient à ceux qui ont pris place dans la marche du monde et semble bien interdite aux réfugiés palesti-niens du Liban. Il en va autrement de la promenade ou de la balade, que l’on nomme kazdura qui seule demeure à leur portée. Elle est même très popu-laire et particulièrement répandue. Son succès tient notamment à ce qu’elle renvoie à une action personnelle de prise en charge de sa temporalité dans un contexte où l’emprise sur son espace et son temps est incertaine.

Car si la consommation, par exemple, est une motivation indéniable pour sortir du camp, la mobilité en elle-même constitue une forme de loisir proposant sa propre temporalité. Elle permet de déjouer les phases au cours desquelles le temps semble devenir solide, habité seulement par la tabagie : la cigarette comme un sablier égrenant l’ennui.

Sans voiture à disposition, sans transport possible, il reste donc la marche pour assouvir l’impératif de locomotion, paquet de cigarettes en poche. Cette marche, essentielle aux pratiques spatiales, s’exporte en migra-tion. Abdallah qui parcourait la nuit le camp silencieux de Nahr al-Bared pour conjurer son angoisse face à la violence endurée continue ses modestes odyssées dans la périphérie d’Odense, troisième ville du Danemark où il est arrivé récemment. Définitivement sorti du camp, il pourra y revenir en visite, comme un « touriste », une fois muni de papiers officiels. En atten-dant ce jour encore un peu lointain, la marche continue de lui offrir, au long de déplacements dérisoires, l’apparente maîtrise de son espace-temps.

POUR EN SAVOIR PLUS

Marc BREVIGLIERI, « Ouvrir le monde en personne. Une anthropologie des adolescences », in Marc BREVIGLIERIet Vincenzo CICCHELLI(dir.), Adolescences méditerranéennes,

l’espace public à petits pas, L’Harmattan, coll. « Débats

jeunesses », Paris, 2007, p. 19-59.

Isaac JOSEPH, « Reprendre la rue », in La Ville sans qualités, Éditions de l’Aube, coll. « Société », Paris, 1998. Emmanuel BUISSON-FENET, « Ivresse et rapport à

l’occidentalisation au Maghreb. Bars et débits de boissons à Tunis », Égypte Monde arabe, nº 30-31, 1997, p. 303-320. Jad CHAABAN, Hala GHATTAS, Rima HABIB, Sari HANAFI, Nadine SAHYOUN, Nisreen SALTI, Karin SEYFERTet Nadia NAAMANI,

Socio-Economic Survey of Palestinian Refugees in Lebanon, report

published by the American University of Beirut (AUB) and the United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East (UNRWA), 2011, (disponible sur <www.unrwa.org>).

Références

Documents relatifs

L’Afrique  est  sans  doute  le  continent  à  propos  duquel  le  discours  savant  a  le  plus  évolué  en  un  siècle.  Or  cette  évolution  va  de  pair 

Le ministère marocain de la Santé a annoncé que 26 personnes ont été testées positives au coronavirus durant les dernières 24 heures et que 13 patients se sont réta-

Dans l’éventualité où un camp ne pourrait démarrer dû à un manque d’inscriptions, les parents des participants seront contactés pour que nous puissions relocaliser les

[r]

Relative à une subvention d'investissement de la Métropole Aix‐Marseille‐Provence pour des travaux 

Une fois que tous vos enfants sont inscrits et que vous avez choisi les activités/parcs/camp de jour, il ne vous reste plus qu’à passer au panier afin de confirmer votre

Dans l’éventualité où un parent ne peut se présenter pour récupérer son enfant et que la personne qui se présentera, n’est pas déjà mentionnée dans la liste des

Il vous a fait confiance avec tout ce qu’il vous a donné et il nous a fait confiance en tant que chefs-guides pour prendre soin de vous et vous aider à passer un moment sûr et amusant