Annie Labussière. Paris, Sorbonne, 4 juin 2013
Geste et structure dans l’appel à la prière islamique : Une analyse de quatre versions de l’ ‘Adhan.
Au septième siècle de notre ère, la question s’est posée parmi les musulmans : comment appeler les croyants à la prière ? Du vivant du Prophète, Abdullah Bnou Zaid et Omar avaient, chacun
dans son sommeil, entendu le texte de cet appel : 1. Dieu est grand, Dieu est grand. 2. J’atteste que nul Dieu que Dieu.
3. J’atteste que Mohamed est le messager de Dieu 4. Accourez à la prière.
5. Accourez à la réussite.
6. Dieu est grand, Dieu est grand. 7. Nul Dieu que Dieu.
Depuis ce temps, cet appel, ‘Al-‐adhan, se fait habituellement du haut de la mosquée et s’adresse aux croyants à l’extérieur. Il annonce l’heure de la prière. Dans chaque ‘adhan, les phrases chantées, séparées par des silences, sont des djoumals, pluriel de
djoumla qui veut dire « phrase ». Mais il s’agit bien de « chant », et
le musicien qui, hors de toute obédience religieuse, entend Al’adhan, est forcément sensible à l’intonation de chaque djoumla et à l’orientation mélodique de l’ensemble de l’appel.
Je me propose ici de transcrire et d’analyser quatre ‘adhans enregistrés en quatre lieux différents (en Egypte, au Maroc, en Tunisie et à La Mecque) en les soumettant à la méthode que j’utilise pour transcrire et analyser le chant traditionnel « à voix nue ».
A) La référence théorique s’appuiera sur un principe de hiérarchisation des échelles musicales générées de quinte en quinte à partir d’un son générateur quelconque, représenté arbitrairement ici par une note sol, transcrite en « brevis » ou « note carrée ».
B) Cette hiérarchisation sera symbolisée par les « valeurs de notes » traditionnelles, lesquelles, cette fois, ne représentent plus
des « durées » mais une instabilité croissante des hauteurs. La transcription fera alors appel à l’une ou l’autre échelle de référence.
Exemple 1 : Echelles ditonique, tritonique, tétratonique, pentatonique, hexatonique, heptatonique
C) Les échelles ditonique, tritonique, l’échelle tétratonique, avec sa tierce mineure incomposée mi-sol, l’échelle pentatonique, avec son diton sol-la-si, particulièrement stabilisateur, l’échelle hexatonique que l’on peut considérer comme un « pentatonique hémitonique », enfin notre échelle heptatonique, dont on perçoit
aisément que, tout en étant structurée « pentatoniquement », elle permet à l’ensemble de ses hauteurs une grande souplesse d’intonation. Portée par les accents de la langue utilisée, la voix humaine organise alors les phrases chantées en une succession de schèmes mélodiques qui prennent appui sur les hauteurs les plus stables.
L’analyste en position d’écoute est alors invité à se référer à ces échelles en observant les consignes suivantes :
1) La ligne vocale doit s’écouter et se transcrire en hauteurs relatives.
2) Le son générateur doit être présent, et en position structurale, dans la transcription proposée.
3) Les hauteurs structurellement faibles ne supportent pas l’accent lourd.
Les schèmes que le croquis suivant permettra de repérer, dessineront alors le profil dynamique du chant proposé ; ils en accompagneront les différentes hauteurs et permettront, à l’écoute, d’en repérer la structure profonde :
Exemple 2 : Eléments de la gestuelle
L’Anacrouse, petit a, est la traduction du grec « anacrousis =
action de ramener en arrière » ; elle signalera une éventuelle préparation à l’élan vocal.
L’Arsis, grand A, est la traduction du grec « action de lever le
La Thésis T, est la traduction du grec « action de poser ». Elle marquera l’appui, l’accent lourd.
La Katalesis K, ou Catalèse est une « désinence » susceptible de
signaler une prolongation mélodique succédant à l’accent lourd.
Soumis à ces références théoriques, les quatre versions proposées de « l’appel à la prière » seront écoutées et transcrites à seule fin d’en dégager les spécificités gestuelles et structurelles. Le principe de transcription se présente alors comme une « aide à l’écoute » : les hauteurs parcourues, hiérarchisées et fluctuantes, seront surmontées des tracés correspondant à leur fonction dans la dynamique de la phrase chantée. On sera alors en présence d’une gestuelle qui mettra en évidence, d’une djoumla à la suivante, la structure profonde de la ligne mélodique.
Enregistré en Egypte, le premier ‘adhan, dont la durée totale est de 2 minutes 24 secondes, propose un ensemble de 14 djoumla.
Exemple 3 : ‘Adhan. Egypte
À partir de cette présentation, il est possible de noter, sur
l’aspect de la mélodie (i.e. le relevé, du grave à l’aigu, des hauteurs
parcourues) la gestuelle et la structure de ce premier ‘adhan. On le voit, l’arsis profond, celui qui commande chaque djoumla, s’est fait le plus souvent sur la « lancée » de quinte, mi-si ; la mélodie a mis ensuite en évidence la puissance structurelle du diton, sol la si. Si l’échelle de référence est, ici, l’échelle heptatonique, la structure profonde de cet ‘adhan demeure de nature pentatonique. On note d’autre part l’affirmation d’une division de la quinte en quarte et
ton : 4 - T, tandis que le geste terminal ramène le mi, hauteur d’appui de la quinte.
Exemple 4 : ‘Adhan. Egypte. Gestuelle. Structure. Hauteur finale
Enregistré au Maroc, le second ‘adhan, d’une durée de 2 minutes 8 secondes, propose un ensemble de 13 djoumla. Même principe de notation que pour l’adhan précédent.
Exemple 5 : ‘Adhan. Maroc
On note, sur l’aspect de la mélodie, l’ensemble des hauteurs parcourues ainsi que la structure de ce second ‘adhan. L’échelle de référence est, ici encore, l’échelle heptatonique, mais la structure profonde de la ligne mélodique est de nature tritonique : Ton- Quarte : T-4. On met en évidence le mouvement de « bascule »
qu’effectue, tout au long de la mélodie, la gestuelle de la quarte : appuyée sur sa hauteur la plus aigüe —ici, le son générateur lui-‐ même—celle-‐ci bascule invariablement vers sa hauteur inférieure, le ré, finale de l’adhan.
Exemple 6 : ‘Adhan. Maroc. Gestuelle. Structure. Hauteur finale
Enregistré en Tunisie, le troisième ‘adhan propose une série de treize djoumla. La durée totale de l’appel est de 1 minute, 35 secondes.
Exemple 7 : ‘Adhan. Tunisie
En dépit de la très brève et intermittente appogiature du la, par un si particulièrement bref, cet ‘adhan tunisien accuse une structure ré-sol-la, soit quarte–ton : 4 - T. Si l’échelle de référence est, ici, l’échelle pentatonique, la structure est essentiellement
tritonique. Le ré, hauteur d’appui de la quinte structurelle, bascule constamment vers le la, même dans le geste terminal.
Exemple 8 : ‘Adhan. Tunisie. Gestuelle. Structure. Hauteur finale
Enregistré à La Mecque, le quatrième ‘adhan propose douze djoumla ; sa durée totale est de 2 minutes 55 secondes.
Exemple 9 : ‘Adhan. La Mecque
En notant, sur l’aspect de la mélodie, l’ensemble des hauteurs parcourues, on met en évidence la structure profonde de ce dernier ‘adhan ré-mi-sol-la, soit : ton, trihémiton et ton : T-3-T. Malgré le balayage passager du fa, l’échelle de référence demeure, ici, essentiellement tétratonique.
Exemple 10 : ‘Adhan. La Mecque. Gestuelle. Structure. Hauteur finale
On dispose ensuite, en paradigme et autour du son générateur, les aspects des quatre ‘adhan ainsi analysés, en notant leur structure et leur mouvance mélodique.
Exemple 11 : Structures des ‘adhan en paradigme
On est alors conduit à soutenir que l’Appel à la prière, tout en maintenant ses points d’appui sur des hauteurs relativement stables, permet une grande liberté dans l’expression vocale. La référence aux échelles qu’engendre l’Ordre Mélodique —selon l’expression de Jacques Chailley—montre à l’évidence que
al’adhan n’est en rien redevable au maqâm. Celui-‐ci, en effet,
fonctionne en référence à un système de tricordes et de tétracordes dont les hauteurs, précises et subtilement réparties
selon différents « genres », sont fortement liées à la pratique instrumentale. Al’adhan, au contraire, toujours confié à la voix humaine, s’exprime en parcourant une ligne mélodique hiérarchisée. Ses hauteurs, constamment fluctuantes, s’appuient sur les mouvements naturels et séculaires de quinte et de quarte dont le rôle est à la fois structurel et moteur. Al’adhan demeure ainsi dans le sillage de la majorité des chants « à voix nue » qu’il est actuellement possible d’entendre, enregistrer, noter et analyser. Je vous remercie.
__________________________