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Face à l’ironie de l’histoire, l’humour. Témoignage

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Academic year: 2021

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ANNA ALTER

hebdomadaire « Marianne », Paris

FACE A

` L’IRONIE DE L’HISTOIRE, L’HUMOUR

TE´MOIGNAGE

L’ironie de l’histoire, c’est que je me retrouve devant vous, a` la Sorbonne, a` parler de « Ma fille doktorr astrophysik »1et, comme j’ai pris l’invitation de

Madame le professeur Zofia Mitosek tre`s au se´rieux, je vais essayer d’y re´pondre avec humour, un humour slave acquis de par mon e´ducation polonaise bien suˆr, mais aussi un humour juif inne´ qui, en de´pit tous mes efforts pour le re´primer, me de´passe.

L’ironie de l’histoire a en effet voulu que je naisse de´cale´e dans l’espace et le temps, comme je le raconte avec ce double humour, qui de´clenche en meˆme temps le fou rire et une folle envie de pleurer, dans le livre qui me vaut l’honneur d’eˆtre une fois de plus pas tout a` fait a` ma place sur cette estrade, face a` un illustre are´opage. De´cale´e dans l’espace, parce que l’ironie de mon histoire personnelle m’a fait naıˆtre dans le chaos de l’apre`s seconde guerre mondiale en Pologne, c’est-a`-dire dans le nulle part du pe`re Ubu d’Alfred Jarry et le non-dit de la me`re que nous appelions entre nous, mon grand fre`re et moi, Mamouchkievitch. De´cale´e dans le temps, parce que le vieil auteur romantique de mes jours, ne´ au XIXesie`cle m’avait conc¸u a` 70 ans, sans doute avec plus d’humour que d’amour,

mais je m’avance.

«− Tu exage`res toujours, il n’avait que 69 ans et demi, et il avait eu un coup de foudre, en rentrant des Etats-Unis, en panama, construire le communisme » rectifiait Mamouchkievitch, qui tenait a` ces petites pre´cisions, elle qui sur le reste de sa vie maintenait un flou artistique et qui, en bonne patriote polonaise, avait fait une croix sur le passe´. De´cale´e dans l’espace et le temps donc, parce que Mamouchkievitch avait franchi avec nous, ses « deux tre´sors », le rideau de fer en 1956, pour passer a` l’Ouest un conge´ de convalescence apre`s une crise cardiaque, et avait laisse´ a` jamais son cœur en Pologne. L’ironie de l’Histoire avec un grand H l’avait se´pare´e de ses trois sœurs venues faire des e´tudes a` Paris et, ne les ayant pas revues depuis vingt ans, elle avait oublie´ leur sens de l’humour particulier et elle, si e´le´gante en ge´ne´ral, n’avait amene´ dans sa valise en carton que des chapeaux de ce`pes se´che´s, pensant changer d’habits en arrivant − elle avait achete´ jadis une robe chez Patou et gardait une haute opinion de la

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mode franc¸aise. Ironie de la petite histoire, son aıˆne´e et les deux cadettes nous ayant fait venir en train premie`re classe et nous ayant d’abord installe´s dans un hoˆtel trois e´toiles a` coˆte´ des Champs-Elyse´es, Mamouchkievitch n’avait pas saisi qu’elles plaisantaient en lui faisant croire qu’en France nous roulerions sur l’or. Le quiproquo a dure´ le temps qu’« Edzia » se de´cide a` prolonger son se´jour

ad vitam, et, pour la convaincre de se laisser enfermer dans un asile politique

contre son gre´, Ada, Ire`ne et Tija abusaient de ce diminutif qui ne correspondait pas a` Jadwiga, le seul pre´nom que nous lui connaissions. Ironie du destin, elle continuait a` appeler la plus jeune, sa pre´fe´re´e, « la petite », et quand celle-ci lui a dit de ne pas s’inquie´ter de son mauvais franc¸ais, en ajoutant « Tu pourras toujours gagner ta vie en faisant des me´nages... », Mamouchkievitch a cru que « la taquine » poussait la plaisanterie un peu loin, et a` proximite´ de la plus belle avenue du monde, elle s’est barre´ le chemin du retour en allant de´poser a` reculons sa demande a` l’Office des re´fugie´s et des apatrides. Comment aurait-elle pu se douter ? Une seule chose comptait, son fils de dix ans voulait rester dans le pays des droits de l’homme, le pays ou` sa me`re allait devenir femme a` tout faire, comme beaucoup de Polonaises qui a` l’e´poque de la guerre froide arrivaient en France avec cinq dollars en poche. Mon grand fre`re Christophe souhaitait, c’e´tait de son aˆge, devenir pilote automobile et comme il n’y avait pas de circuit de course digne de ce nom dans notre jeune Re´publique socialiste, Mamouchkievitch avait ce´de´ a` son caprice et choisi « la liberte´ » comme on disait.

Ironie encore et toujours, le motif de sa de´cision e´tant inavouable, elle avait rempli d’une main tremblante les formulaires en mettant en avant l’antise´mi-tisme polonais pour eˆtre suˆre d’obtenir le droit de demeurer sur le sol franc¸ais, alors qu’elle avait une foi aveugle dans l’homme nouveau qui, forge´ dans le bloc sovie´tique, ne faisait de´ja` plus de diffe´rence entre les peuples. Ironie de la vie a` l’Est, elle ne nous avait jamais parle´ de ses origines, ni de sa me`re, sauf une nuit ou` elle m’avait cache´e sous les couvertures pour me murmurer a` l’oreille en sanglotant : « Ils l’ont bruˆle´, elle e´tait si belle, si innocente et je n’ai rien pu faire ». Ironie des traumatismes de guerre, toutes les nuits, elle revivait l’insur-rection de Varsovie de 1944, faisait de la contrebande en montant dans un tortil-lard imaginaire pour ramener des produits frais de la campagne, courait he´roı¨que a` l’autre bout de la capitale ravitailler quelqu’un et se fracassait de temps en temps le craˆne contre un mur. Mais ce n’est que sur la voie de l’exil, en ouvrant la feneˆtre du wagon couchette premie`re classe, qu’elle s’e´tait penche´e dangereuse-ment sur le sort des siens...

Une gigantesque explosion avait englouti les e´poques ante´rieures, calcine´ les archives, bruˆle´ la langue des pe`res, gomme´ le nom des anceˆtres. Rien n’avait re´siste´ a` l’incendie ge´ne´ralise´, pas meˆme dans la teˆte de Jadwiga Czerniawska, correctrice au Journal Officiel. Elle e´tait Pani Jadzia pour ses colle`gues et Mamouchkievitch pour nous, comme je l’ai de´ja` signale´ plus haut. Poser des

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questions sur avant le passe´ n’avait pas de sens, le temps et l’espace e´taient ne´s avec nous. Notre me`re ne parlait que polonais, « Hoch Deutsch » et comme nous l’avons remarque´ en arrivant a` Paris, « seulement une p’itit peu frrranc¸ais ». Dans ses propos souvent incohe´rents, se bousculaient des particules de me´moire qui en s’assemblant ont forme´ des atomes de re´cit, puis tisse´ la matie`re du roman que je suis heureuse de vous pre´senter aujourd’hui en croisant les doigts pour qu’il soit traduit prochainement dans ma langue maternelle, les Wydawnictwa Literackie sont inte´resse´s et, si tout va bien, mes personnages revivront bientoˆt en Pologne, un pays qu’ils ont tant aime´.

Car « Ma fille doktorr astrophysik » n’est pas une auto-fiction mais une « alter-fiction ». Pardon de jouer ainsi de mon nom, mais dans notre noyau familial re´duit a` trois e´le´ments, c’est le seul qui n’ait pas e´te´ invente´ pour les besoins de la cause et ce n’est pas moi mais eux, Mamouchkievtich et le grand fre`re, qui sont les he´ros de ce livre. Le souffle de l’explosion qui avait ane´anti le monde d’hier semblait avoir lisse´ leurs traits pour les rendre conformes aux canons de la Sainte Pologne. Elle se nommait Jadwiga Czerniawska, lui Krzysztof Głogowski, des pre´noms et des noms inscrits sur leurs actes de nais-sance officiels, obtenus en graissant la patte des fonctionnaires de l’e´tat civil. Mamouchkievitch avait eu la main verte et, avec ses petites coupures en dollars, elle avait re´ussi a` greffer sur l’arbre ge´ne´alogique de son garc¸on un prince polono-hongrois pour remplacer la branche paternelle manquante. En transfor-mant « la teˆte » de son pe`re naturel « Głowacki » en e´glantier « Głogowski », elle lui avait tresse´ une couronne d’e´pines qu’il s’est efforce´ tout au long de sa trop courte vie de transformer en lauriers. La me`re et le fils e´taient indissociables, ils avaient la nature de la lumie`re, et munis de faux papiers, ils ont traverse´ l’existence a` la vitesse de l’e´clair... Pour figer leur re´alite´ multiple, donner un sens a` leurs expe´riences, en vertu de la me´canique quantique qui re´git le micro-cosme, il leur fallait un observateur. J’ai endosse´ avec humour ce roˆle dans mon livre et, si vous prenez le temps d’y jeter un œil, j’espe`re que le re´sultat non seulement vous plaira mais vous amusera...

Ironie litte´raire, c’e´tait Christophe qui devait e´crire le « Livre ». Lui qui avait de´cide´ que nous resterions en France, e´tait retourne´ vivre en Pologne apre`s le de´ce`s de notre me`re et, converti a` l’orthodoxie, il est mort d’une crise d’asthme en bruˆlant de l’encens devant des icoˆnes de la Vierge a` l’enfant. Comme la plane`te entie`re lui appartenait, je m’e´tais tourne´e tre`s toˆt de mon coˆte´ vers le ciel et e´tait devenue pour elle « Ma fille, doktorr astrophysik ». Ironie du sort, elle s’est e´teinte avant d’avoir su que j’e´tais devenue journaliste dans un magazine inde´pendant, ni de droite, ni de gauche. Comme son pe`re, magnat de la presse yddish, dont elle m’avait si peu parle´ et qui avait reˆve´ de monter un journal populaire a` 1 groszy, que j’imagine a` l’image de notre hebdomadaire Marianne. Mais c’est une autre histoire, encore a` e´crire.

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