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Hegel, Esthétique «Mais deuxièmement , l imagination...ne sait pas ce qu il fait.»

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Academic year: 2022

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Hegel, Esthétique, I, Ch. III : C - l’artiste, éd. Poche, pp. 375-376

« Mais deuxièmement, l’imagination...ne sait pas ce qu’il fait. »(Y. Elissalde, agrégation interne) Comment pense l’artiste ? Quel mode de pensée implique la pratique de l’art ? L’art traîne avec lui une certaine réputation d’irrationalité, et l’artiste plus encore, que l’opinion populaire se représente volontiers sous la figure du génie fantasque à l’imagination débridée, voire folle, figure qu’un Dali a ludiquement et stratégiquement reprise à son compte. D’un autre côté, l’art dit contemporain est souvent excessivement intellectuel, art cérébral d’artistes se voulant (ou tenus pour) des penseurs, des manieurs de concepts et de mots, créateurs d’œuvres à faible teneur en émotion mais à forte teneur en idées, qui se donnent plus à comprendre qu’à ressentir.

Dans ce passage de l’Esthétique consacrée à l’analyse de l’imagination posée comme principale puissance dont dispose l’artiste pour créer, Hegel nous permet d’y voir plus clair dans cette contradiction d’un art écartelé entre hyper-rationalité et irrationalité de son principe. En effet, à propos de l’artiste, Hegel soutient la thèse selon laquelle, pour être en état de créer une œuvre idéale, l’artiste doit être doté d’une faculté particulière, l’imagination créatrice, laquelle n’est réductible ni à une sensibilité passive (réceptrice d’images comme dans le rêve), ni à une rationalité abstraite (procédant par concepts comme en philosophie), mais qui combine sensibilité et entendement pour donner une forme sensible (concrète) à un contenu rationnel (le vrai). Autrement dit, ni rêveur ni philosophe, l’artiste crée son œuvre grâce à une sensibilité profondément réfléchie, une imagination faisant appel à la fois à la sensation quant à la forme et à la raison quant au contenu. On comprend dès lors que l’enjeu de ce passage partiellement polémique est de renvoyer dos à dos deux conceptions de l’artiste.

La première est celle de l’artiste rêveur et passif qui recevrait son œuvre sans en être pleinement conscient : c’est par exemple la théorie antique de l’inspiration du poète par sa Muse. La seconde est celle de l’artiste-philosophe, si actif qu’il pense en toute conscience intellectuelle dans la forme de concepts. On peut songer, de manière évidemment anachronique par rapport à Hegel, à l’art dit conceptuel de notre époque et, plus généralement, à l’intellectualisme esthétique qui veut faire de l’art un travail de la raison pour l’essentiel et de la sensibilité pour l’inessentiel, le contenu intellectuel primant sur la forme sensible.

Tout l’intérêt du positionnement hégélien est, semble-t-il, de proposer une voie médiane entre deux extrêmes qui semblent également éloignés de la bonne compréhension de l’imagination, comprise comme mode de penser propre à l’artiste.

Le problème réside dès lors tout entier dans les raisons que ces deux théories rivales ont pour elles.

Contre Hegel, les partisans de l’inspiration diront que l’artiste ne peut pas savoir parfaitement ce qu’il fait quand il crée, que l’art n’est pas une activité pleinement rationnelle. Il y a en elle, en effet, quelque chose qui résiste à la raison, un mystère ou un charme dont attestent les notions de génie, de don, d’inconscient (pensons aux théories surréalistes ou freudiennes), d’inspiration, même délivrées de leur connotation mythique. Platon, dans le Ion, est l’initiateur d’une telle thèse, dans la mesure où la poésie y est démontrée ne pas être un art au sens d’une technique rationnelle, l’enthousiasme communicatif de poète (son enthousiasis, d’ordre herméneutique) s’apparentant à un délire sacré qui fait de lui comme la marionnette du dieu magnétiseur des hommes. Contre Hegel toujours, les partisans du concept diront que la matérialisation sensible de l’idée est inessentielle dans le processus créatif, qu’on peut dématérialiser l’art, le désensibiliser, la mise en forme de l’idée étant facultative ou du moins marginale. Populairement parlant, c’est le « message » (en particulier moral et politique) qui compte plus que son incarnation, son sens au sens intellectuel et non les sens au sens sensoriel et affectif. Comment donc sauver les dires hégéliens qui s’exposent aux tirs croisés des partisans de l’irrationalisme artistique d’un côté et des partisans de l’intellectualisme de l’autre ? Une autre raison de s’étonner de la thèse de Hegel est ce qu’il concède à la pensée artistique, à savoir la saisie du vrai, le savoir, la réflexion profonde, la conscience de la rationalité du réel extérieur et intérieur. Il semble que jamais on ait été aussi loin dans l’honneur rendu à l’art, mis hardiment sur le même plan que la philosophie ou la religion. Sans doute est-ce là une thèse célèbre de l’auteur de l’Esthétique (la base universelle commune à ces trois

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disciplines de la culture), mais précisément : ne doit-on pas noter, et pas seulement avec Platon, que l’art, s’il est commandé par l’imagination, n’a pas le vrai pour contenu ni pour fin, mais le faux aussi bien que le ni vrai ni faux, autrement dit le beau, ou encore la vie si l’on en croit Nietzsche ? La liberté de l’art ne consiste-telle pas à pouvoir tourner effrontément le dos au réel et aux représentations adéquates du réel, indépendamment, donc, des objectifs idéaux de la raison ?

Le mieux, pour comprendre le propos hégélien, est d’examiner de près l’ordre logique qui préside à son développement. Le premier moment du texte (du début jusqu’à « consistante et solide »), Hegel développe une thèse déterminant surtout négativement l’imagination en art : l’artiste, par sa réflexion, prend conscience de la rationalité et n’est donc pas borné à une imagination purement sensible. Le second moment (de « Ce qui ne veut pas dire » jusqu’à « réalité individuelle ») a pour fonction apparente d’écarter un malentendu sur la thèse précédente et donc sur la rationalité objet de l’art : l’imagination créatrice de l’artiste n’est pas purement conceptuelle comme l’est celle de l’entendement philosophique. Hegel réfute donc en premier lieu l’hypothèse que nous avons qualifiée d’intellectualiste. La troisième et dernière étape du texte (de « Par conséquent » jusqu’à la fin »), il tire la conséquence à la fois négative et positive de sa réfutation : il y précise en effet ce que l’art est (un travail de fusion entre contenu rationnel et forme sensible) puis ce qu’il n’est donc pas (un laisser- aller de l’âme purement passive et sensible, comme dans l’imagination onirique). Hegel réfute donc pour finir ce que nous avons identifié comme étant la croyance populaire ou théologique en l’inspiration). On passe donc peu à peu d’une thèse faisant l’apologie de la rationalité de l’imagination artistique à un commentaire de cette même thèse qui nie d’abord sa rationalité abstraite (l’art n’est pas la philosophie) pour affirmer la nécessité d’un travail commun de la sensibilité et de l’entendement, mais non sous le même rapport (la forme diffère du contenu), ce qui exclut la pure passivité de l’imagination artistique (l’artiste n’est pas un rêveur).

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Entrons dans le détail de la première partie, dont la fonction est, nous le rappelons, de caractériser l’imagination artistique comme une faculté naturelle devant aller au-delà du recueil passif des images extérieures et intérieures en sachant se saisir de leur rationalité, c’est-à-dire de ce qu’elles manifestent de vrai concernant le réel. L’ordre interne de ce premier moment répond à ce souci d’élargir la faculté de l’imagination de passivité réceptive à activité méditative : la première phrase énonce le dépassement quant à l’objet de l’imagination (les images mais encore, au delà, la vérité et la rationalité en soi du réel) ; la seconde énonce le dépassement au sein même de la rationalité quant à son traitement (de simplement présente, elle doit devenir être méditée). La troisième phrase sert de confirmation empirique à la thèse, à savoir la nécessité de la réflexion de l’artiste comme acte de méditation faisant apparaître à sa conscience le vrai contenu dans les images d’abord recueillies : les grandes œuvres, ou chefs-d’œuvre, témoignent toutes d’une méditation profonde de leur matière, par opposition (quatrième phrase) aux « petites ».

Le concept d’imagination ouvre naturellement le texte, car il en est le sujet même. Cependant le contexte (impliqué par le « Mais, deuxièmement ») permet de le rattacher avant tout à un autre qu’il sert à définir, à savoir le génie. Hegel écrira peut après notre passage que ce qu’on nomme génie n’est rien d’autre que l’activité productrice de l’imagination par laquelle l’artiste élabore en lui-même le rationnel en soi et pour soi sous une forme réelle pour en faire son œuvre la plus intime. L’imagination est donc à comprendre ici comme cette faculté tout particulièrement artistique qui permet de créer, par distinction et même opposition avec l’imagination purement passive, qu’on nomme aussi, traditionnellement, l’imagination reproductrice (laquelle tend à se confondre avec la mémoire).

Qu’est-ce que l’imagination en général ? Son rapport aux images l’indique : elle est la faculté de former des images, de les conserver dans la conscience mais, plus encore, de les modifier. Du moins est-ce là absolument requis par l’imagination artistique, laquelle est active par définition. C’est pourquoi elle est recueil d’images (par l’observation du réel extérieur puis intérieur), mémoire d’images (qui conserve ce que l’artiste a vu et vécu, soit un nombre infini d’objets), enfin travail sur les images (qui leur fait exprimer à l’extérieur l’intériorité de l’esprit en tant que cette intériorité est une connaissance du réel). On notera que l’imagination échappe à une analyse psychologique de la

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subjectivité, dans la mesure où l’expression sensible, par l’image, de l’intériorité de l’esprit, est expression d’une connaissance objective. Ce qui revient à faire de l’imagination artistique une connaissance de la vérité, de l’en soi, du réel dans ce qu’il a d’essentiel. L’imagination n’est donc pas maîtresse d’erreurs et d’illusions comme elle l’est à l’âge classique (comme chez Descartes, Malebranche ou Pascal), inapte à la recherche de la vérité : Hegel renverse cette conception en prêtant beaucoup à l’imagination dans sa capacité de création qui est, inséparablement, une capacité à connaître en faisant apparaître le vrai dans une forme sensible. Car les images (second concept du texte) ne sont, au sortir du travail artistique, que la forme sensible d’un contenu rationnel. L’image est manifestation, c’est-à-dire apparence qui montre le vrai, au lieu de l’occulter ou de le déformer. A condition, évidemment, qu’elle résulte d’une réflexion, sans quoi, purement passive ou irréfléchie, elle ne participe pas de l’effort de connaissance. Tel est le cas des images poétiques comme sont celles de Goethe dont Hegel se sert régulièrement comme poète modèle, prototype du génie. L’image chimique des « affinités électives » pour traiter des relations humaines l’illustre fort bien. La réalité est un troisième concept-clef de ce début de texte. Elle semble en première approche la source de l’imagination artistique, puisque les images de l’art ont pour point de départ la perception de ce qui existe. En effet, l’artiste doit avoir un don pour saisir la réalité et ses formes multiples. Échappant ainsi aux productions arbitraires d’une imagination séparée du réel, il doit puiser la matière de sa création dans « les inépuisables trésors de la vie », autrement dit dans le spectacle bariolé du monde pour lequel il doit avoir une curiosité exacerbée. C’est la configuration extérieure réelle qui fournit donc l’élément de la production artistique. Les choses vues et vécues sont le réel tout empirique dont il est question ici. On note qu’il s’agit aussi bien du réel extérieur (les apparences sensibles du monde) que du réel intérieur (tout ce qui s’agite dans l’âme de l’artiste, ses « faits de conscience »), de telle sorte que ce que Hegel nomme ici la réalité, matière première de l’art, contient à la fois la perception des corps et celle des pensées, par exemple les passions de l’âme et toutes les fins du cœur humain.

Le réel exclut donc les « pâles idéaux » ou encore les « généralités abstraites » qui servent éventuellement de point de départ aux œuvres sans génie ni vie : la concrétude du vécu et de l’observation est le caractère premier du réel authentique. Ce qui ne signifie pas que celui-ci se borne aux apparences du monde extérieur et du moi intérieur : Hegel nomme encore réel le fond des choses et des âmes, autrement dit ce qui se manifeste dans les apparences et qui, pour cette raison, est synonyme de vrai ou de rationnel. Le réel est, à ce titre, l’objet même de l’art comme création- connaissance, c’est-à-dire ce que doit saisir puis manifester l’œuvre d’art en sa profondeur, moyennant une réflexion appropriée sur l’apparence première, purement sensible. Pour reprendre l’exemple de Goethe, Hegel cite La Complainte du berger, chant poétique où l’art poétique consiste à laisser deviner sous des traits extérieurs et finis la douleur d’un cœur brisé par la nostalgie, cœur qui reste muet et renfermé. La réalité se laisse donc dédoubler ici en forme et en contenu : forme tirée de l’expérience des apparences d’une part, objet d’observation, de mémoire, de méditation puis de création proprement dite (travail de façonnage dont il est question en fin de texte) ; et contenu rationnel déjà présent dans les images de départ, objet de connaissance, de réflexion, de mise en forme c’est-à-dire de manifestation sensible finale (dans le même travail de façonnage à l’œuvre dans la création). Qu’est-ce, à ce compte, qu’une œuvre d’art ? Disons d’abord, en suivant les indications du texte, qu’elle est une création du génie grâce à sa faculté supérieure d’imaginer, création qui se présente sous les apparences d’une matière mise en forme, issue d’un travail de fusion entre un contenu rationnel et sa représentation concrète. L’œuvre est le résultat de tout un processus qui va de l’observation du réel vécu à la manifestation du savoir qu’en tire l’artiste grâce à sa réflexion et la mise en forme de celle-ci. On pourrait dire qu’il s’agit d’une image dont l’apparence est pleine de l’essence de ce dont elle est l’image, comme l’Apollon du Belvédère dont la beauté exprime parfaitement l’unité harmonieuse du corps et de l’âme. Apparition extérieure du vrai, l’œuvre d’art est une réalité individuelle qui, grâce au génie, contient la profondeur de l’universel (le vrai). On notera cependant que Hegel parle de l’œuvre idéale (modèle), des « grandes œuvres d’art », et non des œuvres inférieures. Il y a les chefs d’œuvre (par exemple les poèmes d’Homère cités en fin de texte) et les œuvres sans talent, ratées ou « légères ».

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Cette hiérarchie sans appel dérive de ce que certaines œuvres sont le fruit d’une imagination faiblement créatrice, qui soit se limite à la reproduction des formes de la réalité immédiate, intérieure ou extérieure (le peintre « du dimanche » recopie sur sa toile ce qu’il voit sans réfléchir, le poète naïf exprime les élans de son cœur sans les méditer, comme font la plupart des chanteurs), soit pense trop universellement, partant de concepts vagues et aboutissant à une pratique dont les formes sont excessivement abstraites, contraires à l’art authentique. Ni légère ni abstraite, l’imagination de l’artiste véritable aboutit à une réalité individuelle vivante et à la fois expressive d’un contenu universel : tout déséquilibre en faveur du sensible (apparences simplement retraduites) ou de l’intelligible (contenu séparé de sa forme concrète) fait l’œuvre médiocre. Il est donc temps de préciser ce que Hegel entend par rationnel, puisqu’une mauvaise abstraction (ou une mauvaise imitation) produit une forme qui est inapte à le saisir et le manifester. On sait que le rationnel, chez lui, est étroitement lié au réel, rationalisme absolu oblige (tout ce qui est rationnel est réel). Dans ce passage, la liaison des deux concepts se précise en ce que le rationnel est en position de contenu des apparences sensibles du réel observé par l’artiste puis du réel crée par lui (l’œuvre). Il s’agit donc d’une rationalité objective (ce que le réel a d’essentiel et de vrai) et non subjective (la faculté de raisonner), même si Hegel nomme « réflexion » l’effort intellectuel de l’artiste pour s’en saisir puis la faire apparaître. Les attributs de « en soi et pour soi » indiquent que le mode d’existence de la rationalité est spirituel et non pas seulement matériel : il s’agit, dans le vocabulaire hégélien, de l’Esprit en sa phénoménologie, autrement dit dans le processus de devenir soi-même dont l’art est un des moments et l’œuvre d’art, une des formes privilégiées. Plus précisément, la rationalité de l’art est le processus d’auto-production originale de l’esprit par dialectique, c’est-à-dire réconciliation dialectique des contraires : non pas la représentation de l’esprit subjectif, ou encore de l’esprit subjectif, mais un dépassement de ces figures dans un moment où le principe intérieur gouverne souverainement une extériorité différenciée, et ceci dans un cycle systématique. Dans le texte, l’œuvre d’art est expressive de la rationalité du réel dans la mesure où elle fait fusionner le contenu rationnel et la forme sensible. Le but n’est ni de référer à un objet extérieur, par exemple à imiter, ni d’exprimer seulement une sensibilité en vue de divertir ou d’ennoblir un spectateur par la communication de deux subjectivités intérieures, mais d’amener à la conscience ce qui fait l’intérêt suprême de l’esprit, celui- ci se produisant dès lors, par autonégation (mise en forme sensible de l’insensible) comme une figure originale de la vérité. Rationnel qualifie donc, dans ce processus, le moment de la réconciliation du sujet et de l’objet au-delà leur séparation immédiate, en un tout concret (donc individualisé). Le rationnel n’est donc jamais donné, puisqu’il succède à l’immédiateté des images extérieures et de la subjectivité affective intérieure, ne s’établissant que processuellement, dans ce que le texte nomme très exactement ici un travail : manière de dire que la raison dont il est question est, pour l’essentiel, une activité, comme l’est l’imagination ainsi que le génie dont, en art, elle ne se différencie pas.

L’œuvre d’art est elle-même rationnelle, ainsi que l’artiste, dans la mesure où, échappant à l’immédiateté du monde et du moi, ils sont un mouvement immanent intégrant l’objectivité extérieure pour réaliser l’esprit. On devrait donc parler de rationalisation pour comprendre ce qui est à l’œuvre en art, plutôt que de raison. Et cette rationalisation est le travail de ce que le texte nomme réflexion.

Terme des plus appropriés, puisque la réflexion est par définition un retour sur soi auto-producteur, donc spécialement adapté à la description dialectique du processus de l’art. Imaginer artistiquement c’est réfléchir, c’est-à-dire d’abord méditer les formes extérieures et intérieures recueillies dans un premier moment, en vue de connaître ce qu’elles ont de vrai. Connaître, autrement dit porter à la conscience ce que le réel perçu et l’intériorité qui « fermente » contiennent d’universel. La réflexion est donc une étude du réel visant, par méditation durable et profonde, à en tirer l’essence puis à faire apparaître celle-ci dans une nouvelle forme, celle de l’œuvre. Car la réflexion ne s’arrête pas à la contemplation des images venues du réel : elle intervient ensuite dans le travail dialectique de réconciliation (Hegel parle de fusion) entre contenu et forme, c’est-à-dire entre la rationalité et sa présentation sensible destinée à la faire apparaître. La réflexion dont il s’agit n’a donc rien d’abstrait : elle n’est pas celle du penseur ou du savant, mais celle de l’artiste au travail, car réfléchir c’est pour lui créer. On notera que le rôle

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de la réflexion imaginante de l’artiste admet des bornes : étant donné la finitude de la forme sensible finale, il ne réfléchit pas au sens où il représenterait par des propositions ou des représentations elles- mêmes universelles le contenu de l’art. Si ce contenu est universel, sa forme ne l’est pas. Réfléchir, en ce sens peu commun, signifie donc concrétiser ou particulariser formellement la vérité pour la donner à voir. On note alors que la réflexion opère par différenciation : la série des verbes qui en décrivent l’activité est de l’ordre de l’analyse : « distinguer, séparer, faire un choix ». Que divise donc la réflexion ? Les éléments de la forme concrète sur laquelle elle travaille. Ainsi le grand peintre ne cesse, par les lignes, surfaces, plans, couleurs, ombres et lumières, de créer des différenciations sur sa toile, en même temps que la totalité ainsi construite réalise la synthèse du contenu et de la forme.

On peut en déduire que la réflexion n’est pas moins synthétique (« façonner et fondre ensemble ») qu’analytique. C’est ce que paraît saluer Hegel dans les tableaux de genre des Hollandais qui, selon lui, sont baignées par la sérénité spirituelle d’un plaisir mérité : dans les scènes de cabaret, de noces et de danses, dans les festins, même les querelles et les coups donnés n’altèrent pas sérieusement la joie et la gaîté ; femmes et filles y participent, un sentiment de liberté et d’abandon pénètre et anime le tout. Car le concept de l’idéal (la santé spirituelle propre à la joie de vivre) requiert cette insouciance vis-à-vis de l’extérieur et cette liberté interne dans l’extérieur.

Un des problèmes introductifs peut, par suite, trouver un début de réponse : le fameux mystère de l’art, qui suscite bien des spéculations sur son origine, résulte de ce que l’on ne comprend pas bien le génie : celui-ci ne désigne pas on ne sait quelle puissance occulte ou divine, mais l’imagination elle- même dans sa puissance et son travail créateurs. Hegel, de manière assez remarquable, dissout ici le vieux problème du génie en montrant que la création n’est pas due à la force transcendante d’une intuition irrationnelle, mais à un travail de rationalisation des images d’abord perçues puis formées.

Certes, cette rationalisation n’est pas pure, puisque le rôle de l’imagination est borné par les formes sensibles qui lui sont propres, à titre de matière première et de produit dernier de la création artistique.

Il n’empêche que le génie est identifiable à l’imagination géniale, laquelle est à son tour descriptible comme l’alliance de deux facultés parfaitement naturelles, que le texte nomme plus loin « sagacité vigilante de l’entendement » et « profondeur de l’âme et de la sensibilité vivifiante ». Autrement dit, l’imagination créatrice se joue des frontières entre ce que les hommes nomment la raison et ce qu’ils prennent pour l’irrationnel : l’imagination artistique est à la fois observation, émotion, méditation, connaissance, expression. La sensibilité et la rationalité (subjective) de l’artiste forment un tout, de même que l’œuvre qui fond ensemble forme sensible et contenu rationnel de l’objet. Le nom pour dire cette inséparabilité des facultés est la réflexion. On se souviendra que, dans l’histoire de la philosophie, et singulièrement dans l’école kantienne, l’imagination n’est jamais pure réceptivité ou pure activité, étant de l’ordre d’une faculté intermédiaire entre la sensation et la conception. Hegel exploite à merveille cette propriété traditionnelle de faculté médiatrice pour expliquer le processus de création artistique. La question de l’aptitude de l’art à représenter adéquatement la réalité ou à faire connaître la vérité, elle aussi traditionnelle, peut être alors traitée : puisque l’imagination est une faculté de connaissance d’un contenu essentiel mais qui ne va pas jusqu’à présenter ce contenu dans une forme scientifique, il est inutile de déprécier l’art au point de rejeter ses représentations du côté du non-vrai, de l’illusion, de l’erreur. Ce serait réduire l’imagination de l’artiste à l’imagination très ordinaire, qui se contente en effet d’être un recueil passif d’images objectives ou subjectives. Mais précisément, puisque imaginer c’est réfléchir pour présenter sous une forme concrète (individuelle, sensible) un contenu universel (essentiel, vrai), il n’est pas la peine d’instruire un procès en fausseté de l’artiste : la vérité en art réside dans le seul contenu, et ne trouve sa forme universelle qu’ailleurs (en religion et plus encore en philosophie). Celui qui peint un lit (comme Van Gogh par exemple) n’énonce certes pas l’essence du lit dans une définition ; il n’empêche qu’il fait voir le savoir qu’il a de sa chambre et qui dépasse les apparences triviales (utilitaires) de son coucher, trouvant une apparence originale qui le manifeste. Comparé au menuisier qui le construit, sa peinture contient une vérité qui ne concerne pas la fabrication simplement technique, en dépit de la spiritualité qui habite déjà celle-ci.

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Le « cependant » qui marque la jointure entre première et seconde partie indique le souci hégélien d’écarter la méprise que son apologie de la rationalité de l’art (du génie, de l’imagination, de la réflexion, du travail de l’artiste) pourrait susciter. Les précisions qu’il tient à donner concernent en effet ce que ne signifie pas sa thèse précédente. Autrement dit, l’art n’est pas la philosophie quant à sa forme, à savoir une représentation abstraite de l’ordre du concept universel. L’artiste pense, très certainement, mais il ne pense pas philosophiquement : il imagine, il ne conçoit pas. L’ordre adopté par Hegel pour le prouver va d’une assertion générale (phrase une) à sa démonstration par l’absurde (ce qui se passerait si l’artiste pensait philosophiquement), résultat dont la fausseté est expliquée enfin par une limitation du mode de pensée artistique quant à sa forme (fin de la phrase deux, jusqu’à « une réalité individuelle »), par opposition à l’illimitation du mode de pensée philosophique (toujours quant à la forme).

La notion de vrai ouvre cette nouvelle étape. Nous avons commencer de l’éclairer précédemment en commentant les notions étroitement associées de rationalité et de réalité. Qu’est-ce donc que la vérité selon Hegel, et pourquoi cette formulation par un adjectif substantivé ? Le vrai présente l’avantage de signifier moins l’accord de correspondance entre pensée et chose que la chose elle-même, autrement dit la réalité, mais en tant qu’objet de savoir. Le vrai est donc, dans le passage, ce que le grand artiste sait, parce qu’il élève l’essence des choses (du monde extérieur comme de l’homme) à sa conscience. C’est pourquoi le vrai est toujours le vrai de, c’est-à-dire l’apparaître du réel dans une forme telle qu’elle atteste qu’on le connaisse en profondeur. Cependant il faut comprendre que le vrai hégélien se joue de la dichotomie traditionnelle de l’objet et du sujet : il n’est ni l’objet en soi, ni le sujet pour soi, mais justement « l’en soi et pour soi » du réel, comme le dit elliptiquement le texte.

Ce qui signifie que le vrai, en art, est à la fois spirituel et matériel, étant le devenir conscient de soi de l’esprit à travers le processus de création qui l’exprime à l’extérieur (et le réalise par là même).

Autrement dit, et ainsi que l’explique la Phénoménologie de l’esprit (que nous convoquerons à nouveau ici très brièvement), l’œuvre d’art est la vérité de la conscience qui, comme conscience de l’extérieur, devient également conscience de soi, quoique imparfaitement quant à sa forme qui n’atteint pas l’universalité. La raison vise en effet partout et toujours à savoir le vrai, c’est-à-dire à n’avoir dans la chosité que la conscience d’elle-même. Tel est son intérêt universel dans le monde, portée qu’elle est par la certitude que le présent est raisonnable. Autrement définissable comme la réunion de la raison subjective et de la raison objective, le vrai est donc à la fois objet de connaissance et lent devenir soi-même de la raison. Selon l’image célèbre de la Préface, en effet, la vérité n’est pas

« une monnaie frappée qui peut être fournie parfaite et qu’on peut empocher comme ça » : elle est un chemin à parcourir, une expérience de la conscience. Mais cette précaution générale se laisse préciser dans chaque « tronçon » du chemin de la vérité : en art, le vrai est le mouvement même de l’imagination qui réalise sa connaissance en faisant fusionner forme sensible et contenu rationnel, en vue des progrès de la prise conscience de soi. Manière de dire que le vrai se fait et que ce n’est qu’en se faisant (imaginant, créant) qu’il se sait. Or, le vrai de l’art n’est pas le vrai de la philosophie, quant à la forme que lui donne l’artiste. La notion essentielle qui domine cette partie est celle de philosophie, en opposition à celle d’art. Qu’entend donc Hegel par philosophie ? La même chose, certes, que l’art et la religion quant au contenu, le vrai, élevé par l’auteur au rang de « base universelle » de ces trois disciplines. Mais l’insistance va à la différence, qui est d’opposition. La philosophie n’est en effet rien d’autre que, en tant que « phénoménologie de l’esprit », science de l’expérience de la conscience, science dont le nom est « savoir absolu » (chapitre VIII de la Phénoménologie). Pour expliquer cette définition, tâchons de ne pas perdre de vue le texte littéral : il y est écrit que la philosophie, comme l’art, est structurée selon un double point de vue, celui du fond ou contenu (le vrai, objet de savoir) et de la forme (les pensées proprement philosophiques). La philosophie est donc, formellement définie, une manière de penser sui generis, irréductible à celles de l’art ou de la religion. L’artiste imagine ; le religieux croit : que fait donc le philosophe comme tel ? Hegel le dit indirectement : porter à la conscience une rationalité intérieure dans la forme de propositions ou de représentations universelles.

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philosophie se définit donc ici par opposition à l’art quant au type de représentations qui sont les siennes : des représentations qui sont abstraites (non concrètes) et universelles (non individuelles).

Le philosophe, quand il pense, ne fait pas fusionner sensibilité et entendement : il pense au sens qu’on peut dire pur du terme (qualificatif qui revient significativement sans cesse sous la plume de Hegel quand il est question du savoir absolu). Le discours, la pensée philosophiques ne sont pas mélangés,

« impurs » comme ils le sont en art du fait que c’est l’imagination qui y a à charge de manifester le vrai et non la raison seule. Le huitième chapitre de la Phénoménologie de l’esprit qui parle du savoir absolu est consacré à la science philosophique. Penser philosophiquement, c’est penser en s’étant enfin purifié de toute sensibilité (non seulement celle qui est présente en art, mais encore celle qui demeure dans la religion, ce qui en fait des « savoirs relatifs » seulement, ou formes imparfaites du vrai). Cette purification peut être exprimée par l’adjectif « spéculatif » qui qualifie adéquatement le savoir du philosophe, en entendant par là un auto-engendrement de son savoir dans la forme enfin parfaite du concept. Ce dernier terme, non explicitement présent dans le passage que nous expliquons, semble toutefois impliqué par l’idée d’une forme pure, abstraite et universelle faisant défaut à la pensée artistique. Le savoir absolu ne signifie en effet pas un savoir exhaustif, mais le fait que plus rien ne lui est étranger, puisqu’il a en propre « la fixation du concept dans la forme du concept » et non plus dans les formes antérieures mêlées peu ou prou de sensibilité. C’est pourquoi le philosophe est l’esprit qui donne à son contenu complet la forme du soi, et qui par là réalise son concept. Cette notion de concept désigne le principe de l’esprit d’abord imparfaitement réalisé puisqu’il apparaissait dans un soi seulement individuel ou une identité particulière, ou encore dans le rapport à une altérité avec laquelle la pleine réconciliation du sujet et de l’objet était impossible. Avec la philosophie, le sujet devient véritablement universel, car en philosophant sur le mode spéculatif il intègre en lui- même l’ensemble des expériences de l’esprit, et l’objet n’est alors plus rien d’autre que lui-même, l’expérience de l’esprit universellement conçu. On aurait donc grand tort de confondre art et philosophie, génie artistique et science de la conscience, imagination et savoir absolu. Le vrai est le contenu identique de l’art et de la philosophie, mais par leurs formes respectives ils s’opposent, la philosophie étant très au-dessus de l’art. La prise de distance de Hegel à l’égard de la dépréciation platonicienne de l’art ne vaut donc pas pour élimination de la hiérarchie qui infériorise l’artiste par rapport au philosophe. La base est la même peut-être, non le sommet : l’Hymalaya de l’esprit n’est pas une colline de Hobbit. Un dialogue de Platon laisse ainsi très loin derrière lui la moindre statue de Phidias de même que, aux dires de Merleau-Ponty, les fragments d’Héraclite, même obscurs, ont incomparablement plus de sens qu’une statue grecque tirée de la mer. Et ce, d’autant plus que le rapport contenu/forme est dialectique, c’est-à-dire est un mouvement par lequel les termes de ce rapports sont mutuellement modifiés par leur confrontation. Si donc la forme s’oppose, le contenu en sort altéré, impur dans le cas de l’art (le rationnel étant sensibilisé, non spéculativement compris), pur dans celui de la philosophie (su absolument par concept). Il est vraisemblable que si Hegel prend la peine de discerner les deux, c’est que le risque de confusion existe dès son époque.

C’est sans doute le moment de faire valoir une objection, qui consisterait à refuser cette hiérarchie entre artiste et philosophe, et même à réclamer pour l’artiste le statut prestigieux de penseur. Selon Heidegger, la poésie est pensante, plus même qu’une philosophie de l’entendement, parce que sa teneur en vérité, entendue comme alèthéia, est supérieure. Dans les pratiques artistiques de l’époque dite contemporaine, la revendication d’être un penseur, de la part des artistes, ne se manifeste-t-elle pas par l’aptitude à tenir un discours complexe sur son œuvre, explicatif d’une démarche, à grand renforts de concepts ? Beaucoup de nos artistes sont d’ailleurs des esthéticiens au sens théorique en plus d’être des praticiens. Paul Klee, Kandinsky, Breton, voilà quelques noms d’artistes révolutionnaires qui ne se contentent pas de créer mais veulent aussi concevoir leur création. En outre, que faire des êtres hybrides, mi-philosophes mi-poètes, comme furent Parménide, Platon, Nietzsche, Valéry ? Que faire de ceux qui manifestent un égal génie littéraire et philosophique, comme Sartre, Rousseau ou Diderot ? Il semble donc que la barrière que Hegel veut instaurer entre philosophe et artiste soit quelque peu dépassée dans les faits et par l’histoire de l’art. La réponse

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tient pourtant à l’opposition méconnue des formes de la pensée, que rappelle opportunément Hegel contre tous ceux qui croient que penser artistiquement n’est pas foncièrement différent de penser philosophiquement. Certes, les artistes pensent, et Hegel est le premier à le concéder. Mais ils ne pensent pas de manière pure, dans la mesure où c’est avec toute leur âme, sensibilité et entendement mêlées, qu’ils pensent. Penser, pour eux, est inséparable de percevoir, se souvenir, ressentir, imaginer.

Ce dernier terme est le plus important pour comprendre le sens de la distinction hégélienne : le philosophe n’imagine pas, dans la mesure où il cherche la vérité dans la forme de l’universel et non dans la forme de l’individualité. Il y a comme un ascétisme sensible du philosophe quand il pense, ascétisme qu’ignore le véritable artiste. On peut encore répondre, comme le suggère Hegel par son raisonnement par l’absurde, que dans le moment où l’artiste s’efforce de théoriser son travail dans des propositions et des représentations universelles, il cesse de se comporter en artiste et s’essaye (avec plus ou moins de bonheur) à philosopher, à ses risques et périls (c’est-à-dire en quittant son génie propre pour s’aventurer sur un terrain où il ne dispose pas de génie). Inversement, si des philosophes authentiques se mettent à écrire des romans, des poèmes, du théâtre, il cessent comme tels de philosopher, parce qu’ils ne pensent plus au sens spéculatif du terme. Quand aux personnages apparemment hybrides, ces centaures n’existent pas vraiment, aux apparences trompeuses près : la forme est inessentielle et le fond essentiel, comme pour les mythes de Platon, toujours traductibles en logos, contrairement aux mythes d’Homère. Si vraiment la forme prime par sa génialité sur le fond, on obtient dès lors, dirait peut-être Hegel, un pseudo-philosophe doublé d’un vrai artiste, cas qui nous paraît correspondre à peu près à celui de Valéry. Penser se dit donc en plusieurs sens, selon qu’on pense purement ou non, il serait des plus frivole de l’oublier. Bref, la thèse assez commune chez les intellectuels contemporains d’une philosophie immanente à l’art et à la littérature trouve dans la distinction hégélienne un antidote des plus efficaces. Cordonnier, pas plus haut que la chaussure… Il en résulte que l’art est définissable comme une pensée limitée par sa spécificité même. Qu’est-ce que l’art, finalement ? La définition est en partie négative si l’on veut bien suivre ici la leçon de Hegel. Il est la non-philosophie, la pensée qui peut et doit se passer de philosophie, c’est-à-dire une pratique dont le travail indéniablement réfléchi et profond ne va pas jusqu’à trouver une forme universelle, même si son contenu possède en lui-même une telle universalité. La grandeur de l’art, son génie ne sont pas à chercher du côté du spéculatif mais de l’imaginaire, en tant que l’imagination créatrice est un mode de pensée qui représente le vrai universel sous la forme sensible d’une réalisation concrète et individuelle. L’art donne à voir (et à entendre, n’oublions pas les arts rythmiques), non à concevoir.

Il est certes une connaissance, mais une connaissance par la sensibilité (imagination, sentiment, perception, mémoire) d’une réalité rationnelle, ce qui en fait toute l’ambivalence. Il est vain de croire que la rationalisation artistique est le summum de la rationalisation. C’est pourquoi, comme l’écrit Schopenhauer dans Le monde comme volonté et comme représentation (I), la connaissance de l’esthétique comme science philosophique du beau ne peut aider de quelque manière la création artistique elle-même (« l’étude de la science du beau n’a pas encore produit un seul artiste »). Ce n’est donc pas en lisant le Manifeste du surréalisme qu’on peut devenir poète. Il en résulte encore que l’art n’est pas tout ce que font les artistes, puisqu’ils peuvent s’égarer à vouloir penser comme des philosophes, mais seulement ce qu’ils font selon leur génie propre. Faire (pratiquer, façonner, créer, maîtriser, travailler) est ici le maître-mot, non pour dénigrer en aucune façon l’art (en le rangeant par exemple du côté des arts mécaniques et du travail manuel, comme faisaient les Anciens), mais pour le sauver d’un contre-sens intellectualiste qui lui serait éminemment dommageable, et le remettre à sa place, celle d’une prise de conscience pratique et non théorique de soi-même.

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Hegel va en effet pourvoir tirer une double conclusion de ce point décisif dans un dernier temps : l’artiste ne pensant pas à la manière d’un philosophe, il n’est pas non plus un rêveur. Son travail de création consiste en effet, quant à l’objet créé, à fondre ensemble forme sensible et intériorité de l’âme pour exprimer le vrai ((première phrase), travail de fusion qui appelle subjectivement une

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coopération étroite des facultés correspondantes, sensibilité et entendement (seconde phrase), ce qui implique négativement que la croyance en une réception passive de l’œuvre par la seule sensibilité,

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sur le modèle de l’imagination onirique, est une absurdité (deux dernières phrases). Cette dernière partie articule donc ce qu’est l’art avec ce qu’il n’est pas : pas plus rêve que spéculation, réceptivité pure qu’intellectualité pure.

Qu’est-ce que le travail et, singulièrement le travail de l’artiste ? Il ne s’agit évidemment pas de la notion économique (la production de biens de consommation), puisque l’œuvre est le fruit d’une contemplation et se donne elle-même à contempler. S’agit-il de la notion technique, à savoir la mise en forme d’une matière par des procédés et des outils appropriés ? Sans doute, car Hegel parle de façonnage, dont l’enjeu est la fusion des deux pôles de l’œuvre, sa forme et son contenu. Cependant on aurait tort de borner l’art à un travail technique, dans la mesure où, quand Hegel parle de matière, il a en vu plus le contenu rationnel que la corporéité audio-visuelle de l’œuvre. Le contenu est désigné ici non comme marbre ou bois, mais comme intériorité psychique, puisque la réalité qu’il s’agit d’extérioriser par les moyens techniques est celle de l’âme. Il y a bien une extériorité (celle des images et des figures observées au préalable), mais une extériorité déjà intériorisée par le travail de réflexion.

Autrement dit, l’art est un double mouvement d’intériorisation et d’extériorisation, l’extérieur (le monde) passant à l’intérieur (l’âme) puis l’intérieur repassant à l’extérieur, mais cette fois gros de la connaissance que la réflexion, la méditation et l’étude ont fournie. Très clairement, et bien au-delà d’un pur procédé technique, le travail de l’art est une dialectique, ce que confirme l’expression hégélienne d’« investissement mutuel » du contenu et de la forme. L’art n’est donc pas la technique, même s’il est nécessairement technique dans sa confrontation avec l’extériorité naturelle d’abord étrangère et que l’esprit marque du sceau de son intériorité. Autrement dit, technique et art sont deux formes de la prise de conscience pratique de soi propre à l’homme (qui existe en soi mais aussi par soi), sans que ces deux formes se confondent. La technique a une dimension spirituelle bien moindre que l’art, dans la mesure où elle n’est pas contemplatrice de la nature mais simplement transformatrice.

On sait que Hegel (justement dans l’Esthétique) salue déjà le travail technicien, en discernant la supériorité d’un clou (l’objet technique le plus modeste) sur n’importe quel être de la nature, étant donné que le clou est porteur de l’esprit qui fait défaut à la nature et à sa matière brute (laquelle est aliénation immédiate de l’esprit). Mais l’art dépasse de loin la technique en accomplissant un travail de connaissance qui n’est pas la fin de la technique. Ce travail est dialectique et donc porteur de la négation caractéristique qui en est le moteur : en intériorisant l’extériorité, l’artiste la nie une première fois comme telle ; puis en extériorisant son intériorité, il la nie à son tour en vue de l’affirmer supérieurement. Reconnaissons que l’œuvre d’art est l’âme aliénée et agrandie de l’artiste, ce qui n’est pas la marque de l’objet technique. L’exemple d’Homère est ici éclairant : le spectacle de la guerre est médité par lui jusqu’à ce qu’il en saisisse la vérité profonde (par exemple les passions guerrières, ruse de la raison moteur de l’histoire), puis il travaille le langage afin de créer la forme appropriée qui permet de l’exprimer sensiblement : le chant poétique qui raconte la colère d’Achille et toutes ses innombrables suites. Mais puisque Hegel ne se contente pas de dialectiser objectivement l’œuvre, mais encore subjectivement, intéressons-nous aux deux notions nouvelles d’entendement et de sensibilité. Elles nomment deux facultés naturelles de l’homme, en quoi se laisse donc analyser la faculté globale qui sert de sujet à tout le passage, à savoir l’imagination. De manière originale, l’imagination n’est pas ici renvoyée à la seule partie sensible de l’esprit, mais est présentée comme le concours de la sensibilité et de l’entendement. Imaginer c’est sentir (et ressentir) et réfléchir à la fois, inséparablement dans le cas de l’artiste (ce qui n’est pas nécessairement celui de l’homme en général). On peut ne faire que sentir : Hegel présente cette sensibilité pure comme la situation du rêveur, purement réceptive. On peut aussi ne se servir que de son entendement : peut-être est-ce là ce qui était décrit plus haut comme la pensée du philosophe. Mais l’artiste en tant que tel, et pour être en état de créer, imagine, c’est-à-dire à la fois est réceptif (il est sensible au sens sensoriel et affectif) et actif (il se sert de son entendement pour connaître, porter à la conscience, savoir). Hegel caractérise ces facultés par des épithètes, des substantifs et des

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verbes dignes de commentaire : sensibilité vivifiante d’un côté et et sagacité vigilante de l’entendement de l’autre. Vivifier c’est donner vie, autrement dit animer : les figures de l’artiste doivent rendre la vie de l’âme comme du monde, ainsi que le portrait du petit garçon de Raphaël qui

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s’épouille et dont il est question plus haut. Cela signifie que la sensibilité artiste n’est pas que réception, puisqu’elle est active sur le plan formel. Être sagace, c’est pour l’entendement se rendre attentif au contenu de vérité que révèlent les apparences extérieures du monde, être capable de percer à travers elles pour connaître l’universalité de ce qui est représenté. Dans les deux cas, l’artiste cherche l’adéquation entre la forme et le contenu, adéquation dont le moyen logique est l’harmonie entre les opérations de la sensibilité (recueil et animation) et celles de l’entendement (connaissance et réflexion). Hegel en conclut, négativement, que l’artiste n’est pas un rêveur ou comme un rêveur.

Le raisonnement se fait par l’absurde et prend la forme d’un exemple (le seul du texte) : si le poète imaginait comme le rêveur, il ne serait précisément pas en état de créer son poème. L’argument signifie donc que, dans l’hypothèse où l’on ne fait jouer qu’une sensibilité privée d’entendement (de réflexion), on tronque l’œuvre d’une de ses deux conditions subjectives de possibilité, et donc on fait s’évaporer la poésie (l’art et ses œuvres), du moins la grande poésie. Le rêve représente en effet ici à la fois le sommeil (donc l’inconscience) et l’absence de tout travail (le poème conçu pendant le sommeil étant tout fait), à rebours de ce que Hegel décrit comme l’acte même d’imaginer (prendre conscience, travailler). On peut raisonnablement penser que la croyance après laquelle il en a ici n’est autre que la théorie antique (mais encore vivace à la fois en son temps et au nôtre) de l’inspiration, en relation avec une certaine conception du génie comme exempté de la nécessité de travailler. En effet, le cas d’Homère est emblématique de la croyance en l’inspiration comprise comme souffle créateur dont le principe ne serait pas l’homme mais la divinité (la Muse), puisque le début de l’Iliade présente ainsi le poème lui-même (« Chante, Ô déesse »). Nous disions pour commencer que Hegel visait Platon et sa théorie de l’herménéia poétique censée rendre raison de la source du poème en en faisant l’irrationalité même (puisque s’il a toute sa raison, selon les dires du Ion, un poète est hors d’état de faire œuvre poétique valable). De même que Hegel démythologise le génie en le définissant comme imagination créatrice qui allie sensibilité et entendement, de même, il démythologise l’inspiration en niant qu’elle puisse signifier la passivité paresseuse d’un poète-rêveur, d’autant plus créateur qu’il ignore ce qu’il fait. Il ne supprime pas la notion d’inspiration mais la remodèle, comme on peut le lire dans les pages qui succèdent à notre passage, et où Hegel refuse d’en faire une simple excitation sensible ou une simple intention spirituelle. Il définit rationnellement la véritable inspiration comme l’activité de l’imagination et de l’exécution technique, l’imagination se saisissant d’un contenu déterminé pour l’exprimer artistiquement. Très loin d’être une passivité purement subjective, elle constitue donc l’état de cette mise en forme, tant dans l’intérieur subjectif que dans l’exécution objective de l’œuvre d’art. Homère se trompe donc sur sa propre activité quand il la présente comme ayant un principe extérieur à son esprit. Le véritable artiste sait se qu’il fait, au lieu de subir on ne sait qu’elle force surnaturelle et irrationnelle le mettant hors de lui.

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Les leçons spéculatives de ce texte dense et complexe sont multiples. La première est sans conteste négative : ce que l’art n’est pas. Ni imagination inconsciente, ni pensée philosophante. Hegel permet d’éliminer à la fois la théorie théologique (ou freudienne, à la sauce surréaliste ou non) d’une imagination créatrice en tant que qu’inspiration divine ou expression de l’inconscient, et la théorie intellectualiste qui décrit le processus de création comme un raisonnement abstrait dont la matérialisation serait l’étape la plus négligeable. La leçon positive la plus importante est la détermination du génie qui préside à l’origine de l’art (puisqu’il s’agit implicitement de lui dans tout le texte). Ce génie n’est ni force surnaturelle d’une sensibilité intuitive (inspiration inconsciente) ni syllogisme scientifique ou science de la conscience se formulant dans des propositions à valeur universelle. Il est imagination créatrice essentiellement mixte, objective et subjective, passive et active, sensible et intellectuelle, force d’une prise de conscience pratique de

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soi dans la réflexion d’un contenu rationnel et dans l’exécution technique d’une forme. Le génie de l’artiste est un travail, au sens le plus profond (dialectique) du terme. Les préjugés populaires sont donc fortement mis à mal (l’inspiration irrationnelle, le don sans travail), mais encore les positions intellectualistes en matière d’art (l’art n’est pas conceptuel ; il n’est pas non plus abstrait, épithètes

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qui sont des absurdités méconnues comme telles puisqu’elles confondent la forme de la pensée philosophique avec celle de la pensée artistique). Ce qui ne signifie pas que l’œuvre d’art soit sans intérêt, bien au contraire : son intérêt suprême est celui de la vérité. On peut donc encore conclure que, comme tout ce qui est réel, l’art (le grand, l’idéal) est rationnel. Un autre enseignement de Hegel, outre l’opposition formelle entre art et philosophie, qui ne sauraient sans contresens se mélanger, est la distinction entre grand art et art médiocre : tout ne se vaut pas en art, contrairement à ce qu’un certain égalitarisme réfractaire à toute hiérarchie voudrait faire croire. Il y a l’art génial et l’art sans génie, les grands artistes et les autres, le critère étant la maturité supérieure de l’imagination au travail.

Même un grand poète peut, à ses débuts, ne pas être à la hauteur de la grande poésie, comme le dit Hegel lui-même en opposant fréquemment le jeune Goethe et le Goethe de la maturité. Nous apprenons encore que l’imagination ne nomme pas une faculté indépendante, à situer dans la seule sensibilité, mais un jeu de facultés dont la vertu commune, par coopération, est inséparablement la création et la connaissance du réel. L’imagination est donc sauve d’irrationalité, comme le génie et, plus généralement, l’art. La compréhension des rapports forme/matière et forme/fond, si prégnants en art, s’en trouve par là même fortement renouvelée : la matière est à la fois physique (le travail artistique est technique) et spirituelle (le vrai à saisir par réflexion). La forme est elle-même physique et spirituelle, puisque l’extériorité de l’œuvre doit représenter l’intériorité. La dualité dialectique du particulier (formel, sensibilité oblige) et de l’universel (de contenu, entendement oblige) rend compte de l’hybridité essentielle de l’œuvre d’art, qui n’est ni pensée pure ni chose pure, mais chose spiritualisée ou esprit chosifié. Dans cette mesure, l’art a bien des limites, qui lui sont strictement immanentes parce qu’elles relèvent de sa génialité propre qu’on ne doit ni surestimer ni sousestimer.

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