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"Amis lecteurs": Rabelais, interprétation et éthique

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"Amis lecteurs": Rabelais, interprétation et éthique

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. "Amis lecteurs": Rabelais, interprétation et éthique. Poétique , 2010, vol.

164, p. 419-431

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:29096

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Michel Jeanneret

« Amis lecteurs »

Rabelais, interprétation et éthique

Avec le reflux de la théorie, dans la recherche littéraire, les furieux débats qui naguère ont animé et renouvelé les études rabelaisiennes se sont émoussés1• Et l'histoire, l'érudition ont repris le dessus. Non que les questions fondamentales soient réglées. Rabelais polysémique ou univoque? Mystificateur ou édifiant? Substan- tiellement ambigu ou finalement réductible à un message sûr? Ces polarités, trop simples, laissent le problème ouvert, prêt à resurgir le jour où l'enjeu central de l'in- terprétation et la reconnaissance de son cheminement infini -le cœur vivant de la littérature - reviendront sur le devant de la scène.

Entre autres mérites, la controverse a mis en valeur le rôle essentiel du lecteur dans la construction du sens. L'idée que là où l'auteur se dérobe, sape son autorité, brouille ses intentions et ses opinions, c'est le récepteur qui, sommé de prendre un risque interprétatif, assume la portée du message, a rencontré bon nombre de résis- tances, mais a injecté aussi, dans une critique largement orientée jusque-là vers le pôle de la production, des perspectives novatrices2Il avait suffi de regarder les fameux prologues - détonateurs de la querelle - pour mesurer la part essentielle réservée au destinataire dans l'actualisation du projet de Rabelais. Sur cette lancée, on avait trouvé sans peine que les récits eux-mêmes, saturés d'équivoques et de défis hermé- neutiques, fonctionnaient comme une œuvre ouverte, instable, trouée et, comme tels, postulaient la participation active du lecteur.

Ce rééquilibrage était nécessaire, mais le rôle qu'il réserve au lecteur, le profil qu'il lui attribue sont partiels. Dans la chaleur des débats, focalisés sur le sens de l'œuvre, on a confiné le récepteur dans une activité d'interprète: à lui de démêler le sérieux du farcesque, d'ouvrir l'os à moelle, d'imprimer à un texte énigmatique une direction et une signification. Rabelais a besoin d'un répondant qui mette en lumière ce que lui-même, par prudence ou par jeu, ne dit qu'à demi: acte de discer- nement, contribution savante, choix d'une méthode, qui situent l'intervention de ce partenaire dans l'ordre des opérations intellectuelles. Je voudrais lui restituer ici un autre visage- celui de l'ami- et infléchir le contrat qui lie Rabelais à son destina- taire: non seulement la construction commune d'un sens, mais une alliance entre hommes de bonne volonté, une relation éthique. Par-delà sa contribution à la bonne intelligence de l'œuvre, le lecteur se charge alors d'une responsabilité morale, qui elle-même repose sur un lien affectif Les deux engagements sont d'ailleurs com- plémentaires, puisque dégager la vérité du livre, c'est aussi, on le verra, défendre

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l'auteur contre la malveillance. Rabelais sollicite certes le savoir, le jugement, mais il a besoin aussi de confiance et de sympathie.

Les enjeux sémiotiques et herméneutiques sont si captivants, chez Rabelais, que les commentateurs tendent à intellectualiser son propos et à enfermer la question de la lecture dans un débat méthodologique3, alors que le livre, sa production et sa réception font partie intégrante d'une activité incarnée et vécue. Par-delà ce cas particulier, on oublie un peu vite que la relation de l'auteur à son public est aussi un échange d'homme à homme, la recherche d'une complicité. Dans le livre, le lec- teur cherche une présence, un interlocuteur avec lequel il puisse communiquer. Il interroge l'œuvre, mais il recourt aussi à des témoignages extérieurs pour reconsti- tuer une figure de l'auteur qui lui permette de combler l'intervalle séparant le texte du hors-texte, l'art du réel- voyez l'intarissable appétit de biographies, l'instinct qui envers et contre tout associe l'œuvre à l'homme.

Comme institution, l'auteur est mort [ ... ] ; mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur: j'ai besoin de sa figure[ ... ], comme il a besoin de la mienné.

Cette présence et cette expérience que je cherche en amont de l'œuvre, l'auteur, de son côté, les cherche en aval. Lui aussi sollicite un accueil, une sympathie, une écoute bienveillante. Le texte serait une interface entre deux sujets, un lecteur réel et un auteur réel, qui se souhaitent et s'attirent réciproquement. La désaffection du postulat structuraliste l'a assez montré. Il obéissait à un idéal scientifique qui lui imposait de tenir à distance la vie, la personne de l'auteur et celle du lecteur, tout ce qui était réputé non littéraire et, comme tel, risquait de polluer la pureté de la méthode. Pour analyser le texte ou réfléchir sur l'écriture avec rigueur, il fallait les isoler, les pasteuriser - et le vécu de l'auteur comme la participation du lecteur étaient de ces parasites qui risquaient de troubler l'objet. Mais cette part d'huma- nité, sortie par la porte, est vite rentrée par la fenêtre, car 1' écriture n'opère pas en vase clos, pas plus que le texte n'est réductible à la géométrie de nos schémas. On ne nettoie pas si aisément la littérature de sa dimension affective, extrinsèque et pourtant organique.

Ce tropisme que je voudrais saisir à l'œuvre dans Rabelais entraîne une autre infi- délité à la doxa structuraliste. On nous a appris à juste titre que, le je du récit étant une figure fictive, il importait de distinguer entre narrateur et auteur. Cette pré- caution élémentaire est particulièrement nécessaire dans maintes pages de Rabelais -les prologues, par exemple, où l'écrivain adopte plusieurs masques (le bonimen- teur, le buveur ... ), et partout où un Alcofribas sophiste et menteur, un narrateur fantasque et farcesque prétend nous faire prendre des vessies pour des lanternes.

Cette critique des ruses de la première personne est indispensable, mais ne doit pas être systématisée non plus, car le je des chroniques rabelaisiennes ne renvoie pas nécessairement à une créature imaginaire ou mystificatrice. Il est instable et ambigu; d'une occurrence à l'autre, son statut est incertain. De l'expression véri- dique de François Rabelais aux balivernes d'un conteur ludique et trompeur, tout l'éventail est ouvert, avec des zones qui demeurent indécidables. Dans les passages

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«Amis lecteurs» 421 qui seront invoqués ici, on a le droit d'entendre la voix de Rabelais et de risquer, je crois, une lecture biographique.

Nous sommes en 1533 et 1534. Pantagruel, paru en 1532, a eu un certain reten- tissement, si bien que Rabelais, sans doute encouragé par ses imprimeurs, écrit Gargantua et prépare une deuxième édition de son premier récit. Il introduit dans ce dernier de nombreuses variantes et, parmi elles, une, particulièrement longue et significative, qui modifie de fond en comble la fin de Pantagruel. L'épilogue de 1532 reprenait, sur le ton du boniment, le fil du prologue en interpellant les audi- teurs («Or messieurs, vous avez ouï un commencement de l'histoire horrifique [ ... ] »), en annonçant de nouvelles aventures sensationnelles et promettant «mille autres petites joyeusetés5 » : il était donc bref, confiant et serein. Mais Rabelais y ajoute maintenant une page entière, qui sonne tout différemment et donne à son congé une allure imprévue.

Au début de l'ajout, un disciple prend la parole et s'inquiète: «Maître, il sem- blerait que ne fussiez grandement sage de nous écrire ces balivernes et plaisantes moquettes.» On croit comprendre que le premier roman a suscité des critiques, que des lecteurs se sont offusqués. Or, c'est bien à cette hostilité qu'est consacrée la longue addition de 1534. «Un grand tas de Sarrabovittes, Cagots, Escargots, Hypocrites, Cafards, Frappards, Botineurs et autres telles sectes de gens» se sont élevés et ont lancé une campagne de calomnies contre les «livres Pantagruélicques ». La riposte du narrateur (on peut dire Rabelais), longue et féroce, dresse le portrait détaillé de ces esprits malveillants. Ce sont des gloutons, «rouges museaux» et grosses bedaines, qui dissimulent leur débauche sous le masque de la piété, «contemplation et dévotion, [ ... ] jeûnes et macérations de la sensualité». Protégés par leurs poses hypocrites, ils persécutent les innocents, «savoir est articulant, monorticullant, torticullant, culle- tant, couilletant et diablicullant, c'est-à-dire callumniant ». Le prologue de 1532 ne faisait qu'une mention rapide, vague et sans conséquence, des mauvais lecteurs:

[ ... ] un tas de gros talvassiers [vantards] tous croustelevés, qui entendent beau- coup moins en ces petites joyeusetés, que ne fait Racler en l'Institute [traité juri- dique de Justinien].

Dans l'épilogue de 1534, le ton monte et l'inquiétude du narrateur est palpable.

Car ces méchants sont des censeurs, les pourfendeurs enragés de prétendus héré- tiques. Articuler, dans la langue juridique, c'est énumérer des griefs, donc accuser.

Rabelais saisit l'occasion d'une étymologie farcesque pour dénoncer l'obscénité des mauvais juges, puisque articuler, c'est aussi travailler du cul, faire comme ceux qui, fouillant la «merde des petits enfants», libèrent les instincts les plus bas, souillent l'innocence. Comme l'indique la fin de la série, ils sont encore semblables au diable -le diable qui, selon 1 'étymologie que rappelle le texte, signifie le calomniateur, le médisant, le diviseur.

Une menace sérieuse pèse donc sur Rabelais et ses amis, les innocents qui, vivant dans la paix et la joie, doivent désormais se protéger: «Iceux fuyez, abhorissez, et haïssez autant que je fais, et vous en trouverez bien, sur ma foi6 . »A ces ennemis

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nouvellement déclarés, Alcofribas oppose les camarades, les fidèles, «vous>> qui, comme moi, ne voyez dans mon livre que« passetemps joyeux)) et inoffensifs. C'est vers ce public généreux qu'il se tourne donc maintenant pour former avec lui une alliance. A l'assaut des calomniateurs doit répondre la coalition des pantagruélistes.

Un modèle discursif, une exhortation qui n'est pas seulement littéraire, se met en place, qui aura dans la suite, on va le voir, de nombreux prolongements: il faut créer une communauté, le cercle protecteur des amis, et, à ces gens de bien, lancer un appel à la solidarité et à la confiance.

Que s'est-il donc passé, en 1533, pour éveiller cet antagonisme et, chez Rabelais, cette inquiétude? Le climat général, parmi les lettrés, est instable. Les défenseurs d'une réforme interne à l'Eglise - les évangéliques - marquent des points et font entendre leurs critiques jusqu'à la cour, grâce à l'appui, surtout, de deux esprits favo- rables au changement: Jean du Bellay, évêque de Paris et protecteur de Rabelais, et la grande Marguerite de Navarre, la sœur du roi François Jer. Mais l'influence croissante des novateurs inquiète la Faculté de théologie, qui est la gardienne de l'orthodoxie. Les Sorbonnards tentent même de faire censurer des poèmes spiri- tuels, un peu trop luthériens à leur goût, de la princesse Marguerite. Ils s'agitent tant, pour dénoncer l'hérésie, que le roi envoie leur chef, Noël Béda, le syndic de la Sorbonne, 1 'épouvantail des évangéliques, en exil. Mais la répression accroît les ten- sions, François Jer fluctue, hésite entre la tolérance et la répression, jusqu'au moment où, en octobre 1534, éclate la fameuse affaire des Placards - des affiches qui, diffu- sées clandestinement, jusqu'à la porte du roi, attaquent la messe comme idolâtrie.

Ce geste spectaculaire est la goutte qui fait déborder le vase. François Jer craint que la réforme devienne incontrôlable et le voilà qui, brutalement, poursuit indistincte- ment les luthériens et les évangéliques, les sympathisants du changement qui sont aussi les amis de Rabelais. Pour la première fois, la répression s'organise et débouche sur des persécutions très dures.

Sur la réception de Pantagruel, on a peu d'informations, mais quelques indices montrent que l'offensive et la confrontation évoquées dans la variante de l'épilogue ne sont pas des fictions. Si le roman a plu à des lecteurs tolérants et sympathiques aux réformes- on sait d'ailleurs qu'il a été un succès de librairie-, les cercles let- trés et religieux n'ont pas apprécié les folâtries, les grossièretés et encore moins le traitement burlesque de questions sérieuses7• Quant à la Faculté de théologie, elle semble avoir condamné le Pantagruel pour obscénité et on imagine sans peine ce que Noël Béda et les autorités ecclésiastiques ont dû penser de la satire anticléricale.

Il n'y a pas eu, à notre connaissance, de censure ni d'arrestation, mais la cabale et la hargne des cagots n'en sont pas moins vraisemblables.

Une chose est sûre: lorsque paraît Gargantua, soit à la fin de 1534, soit au début de 1535, donc juste avant ou juste après l'affaire des Placards, la situation est tendue et, pour Rabelais et ses amis évangéliques, la violence couve, la menace de répres- sion se précise. On n'est donc pas surpris que l'appel aux amis amorcé dans le Pan- tagruel de 1534 soit largement repris et amplifié dans le premier Gargantua, qui le suit de près. L'enchaînement est parfait, puisque le livre s'ouvre, avec le poème limi- naire Aux lecteurs, sur la même injonction que tout à l'heure:

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Amis lecteurs qui ce livre lisez, Despouillez vous de toute affection.

Et le lisant ne vous scandalisez, Il ne contient mal ne infection. [ ... ]

«Amis lecteurs» 423

Ne succombez pas aux préjugés et aux passions, ne soyez pas soupçonneux et méfiants, abandonnez-vous à votre plaisir -la suite du dizain place l'œuvre sous le signe du rire. Ces vers esquissent une sorte de contrat: je vous offre le bien-être et vous, en retour, m'accordez votre confiance. «Ne vous scandalisez», dit Rabelais au seuil du Gargantua. Le même verbe est repris à la dernière page du récit, à propos de l'Enigme en prophétie:

Ce n'est de maintenant que les gens réduits à la créance évangélicque sont persé- cutés. Mais bien heureux est celui qui ne sera scandalisé.

Se scandaliser, c'est être offensé, s'offusquer, prendre mal, à tort, ce qui est inof- fensif. Cet effet d'encadrement confirme l'importance attachée à l'idée de bonne volonté, de bienveillance. Les lecteurs amis qu'invoque Rabelais sont ceux qui ne se scandalisent pas pour rien, qui font confiance à un auteur de bonne foi.

Sur quoi vient le prologue qui, bien plus que celui de Pantagruel, prodigue aux destinataires les marques d'amitié, d'affection: «mes bons disciples», «mes amours», et insiste sur l'exclusivité du lien communautaire: «à vous, non à autres, sont dédiés mes escriptz8 », Le narrateur, qui se présente en «bon compagnon», s'entoure de compères et définit longuement les valeurs- boire, rire, s'amuser- qui fondent entre eux la sympathie. Ecoutez-moi avec bienveillance pendant que, pour sceller notre solidarité, nous boirons un verre ensemble. Une série de relations mutuelles est ainsi posée au départ, une loyauté réciproque qui, plaçant auteur et lecteurs sur la même longueur d'onde, assurent que le livre, bien compris, sera favorablement reçu. Le prologue esquisse un code, qui est à la fois un code de lecture et un code éthique.

Cette nécessaire interdépendance ne sera pas oubliée dans le corps du récit, jalonné tout au long d'interpellations à la deuxième personne et, plus rarement il est vrai, de tournures, encore plus embrassantes, à la première personne du pluriel, de telle façon que le lien entre les partenaires n'est jamais rompu. On observe même une corrélation, çà et là, entre les adresses au lecteur et l'évocation de l'ennemi. Dans la discussion sur la naissance par l'oreille, un dialogue s'instaure entre «moi» et

«vous», comme pour consolider leur alliance au moment précis où le récit agite le spectre des «Sorbonnistes» (chap. 5). Même coïncidence dans le chapitre 1:

Retournant à nos moutons, je vous dis que par un don souverain de dieu nous a été réservée l'antiquité et genealogie de Gargantua, plus entiere que nulle autre.

De dieu je ne parle, car il ne me appartient, aussi les diables (ce sont les calum- niateurs et caffars) se y opposent.

Un «je» et un «vous» se réunissent en un «nous», comme pour opposer un front uni à la malveillance des calomniateurs - encore eux. Il s'agit ici des censeurs qui

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avaient réprouvé la parodie de la généalogie du Christ sur laquelle s'ouvrait le Pan- tagruef et qui, d'un jeu innocent, avaient voulu faire un blasphème.

De plus en plus clairement, les trois métadiscours qui se sont enchaînés - le nouvel épilogue de Pantagruel, le poème liminaire et le prologue de Gargantua - ont fait dépendre le sens du livre, et son destin, de l'initiative du lecteur, si bien qu'à aucun moment Rabelais ne peut cesser de capter et relancer sa bonne volonté. Il y aurait beaucoup à dire sur les stratégies rhétoriques et stylistiques mises en œuvre, à travers tout le récit, pour entretenir la sympathie et maintenir l'acte narratif dans le cadre oral et convivial posé au départ. Ni l'un ni l'autre des partenaires- moi qui parle et vous qui m'écoutez ou me lisez - ne quitte longtemps la scène. Alcofribas intervient (je), il interpelle (tu, vous), il rassemble (nous) et, chemin faisant, sollicite la participation et la complicité de son public. Plutôt que développer cette approche rhétorique, je voudrais montrer que l'idéal communautaire est thématisé à travers tout Gargantua et que la nécessité de nouer contre les méchants des alliances défen- sives ne détermine pas seulement un mode d'énonciation, mais pourrait bien expli- quer aussi certains choix dans la construction de l'histoire.

Il suffit d'interroger le roman dans cette perspective pour découvrir que, du début à la fin, de la naissance de Gargantua à la conception de Thélème, se suc- cèdent des variations sur le même thème. D'entrée, l'intrigue se déploie au sein d'un noyau familial fort, avec une mère qui, contrairement à ce qui se passait dans Pantagruel, survivra quelque temps et un père qui, toujours affectueux, prêtera la plus grande attention à l'éducation de son fils. Le cercle que Grandgousier, pater familias, construit autour de lui ressemble étrangement à celui dont s'entoure le narrateur - on mange, on boit, on aime, on raconte des histoires; il reproduit, au cœur même de l'histoire, l'image d'un conteur qui est à la fois un bon vivant et un écrivain:

[ ... ] après souper se chauffe les couilles à un beau clair et grand feu, et[ ... ] écrit on foyer avecq un bâton brûlé d'un bout [ ... ] faisant à sa femme et famille de beaux contes du temps jadis (chap. 26).

Si vive est la vocation de Grandgousier pour les attaches et les unions que sa famille, rayonnante, s'élargit à ses sujets et ses voisins. On les invite tous à la fête de la naissance (chap. 4), on dîne et on danse ensemble, on passe de la cellule domes- tique à celle du royaume, qui n'est lui-même qu'une grande famille. Et lorsqu'il est attaqué, le bon roi pense immédiatement à rassembler «mes bonnes gens, mes amis, et mes feaux serviteurs» (chap. 26), donc à former une sainte alliance pour faire face aux menaces du conquérant.

Une fois émancipé du cocon familial, Gargantua va créer autour de lui un autre cercle, la fraternité des amis: Eudémon, Ponocrates, Gymnaste et, bientôt, frère Jean. La première rencontre avec le moine ressemble au premier contact de Panta- gruel avec Panurge dans le récit précédent: l'amitié réciproque est immédiate, spon- tanée et enthousiaste:

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<<Amis lecteurs» 425 Quand il fut venu, mille caresses, mille embrassements, mille bonjours furent donnés. Hes, frère Jean, mon ami! frère Jean, mon grand cousin! frère Jean, de par le diable, la collée mon ami! A moi la brassée! Cza, couillon, que je te esrène [éreinte] de force de t'accoler! (chap. 37).

Pas plus que son père, Gargantua n'est jamais privé de compagnie. Pendant la guerre, l'un et l'autre réunissent leurs compagnons autour d'un repas, un festin qui scelle les alliances et laisse libre cours à la conversation, sans crainte des oreilles espionnes. Frère Jean vient d'évoquer la «boucherie» des combats, qui est aus- sitôt conjurée par une autre boucherie, plus humaine: les amis se mettent à table et

«se mirent à banqueter joyeusement tous ensemble» (chap. 43). La guerre aurait dû diviser, mais on la neutralise, on la carnavalise, on substitue l'amitié à la haine, on préfère la ripaille à la bataille et on y trouve, paradoxalement, l'occasion de créer ou de resserrer les solidarités. La persistance du thème convivial est elle-même significative - scènes de repas ou de cabaret où le partage de vin et de nourriture symbolise l'union et, comme dans le repas eucharistique, consacre l'appartenance des participants à une collectivité étroitement soudée.

Le dernier acte de l'histoire, Thélème, propose une autre modulation sur le même thème: la communauté des religieux repose sur l'identité des volontés individuelles, qui fusionnent en un projet collectif et un parfait accord:

[ ... ] entrèrent en louable émulation de faire tous ce que à un seul voyaient plaire.

Si quelqu'un ou quelqu'une disait: Beuvons, tous beuvaient [ ... ] (chap. 55).

L'amitié règne, qui se poursuit dans le mariage:

Et si bien avaient vécu à Thélème en dévotion et amitié: encore mieux la conti- nuaient-ils en mariage, et autant se entreaimaient-ils à la fin de leurs jours comme le premier de leurs noces (chap. 55).

Tel est, sur l'abbaye, le mot de la fin.

Tout au long, l'histoire rejoue donc, en miroir, la relation du narrateur avec son public. D'un niveau à l'autre, Alcofribas fait le lien, puisqu'il appartient à la fois, comme personnage, au groupe des amis et, comme narrateur, à la coalition qui génère le récit. Lorsque les géants et leurs compagnons se replient dans la sphère intime, ils semblent reproduire en abyme le geste du narrateur qui cherche dans la communauté de ses fidèles un lieu de refuge et de sauvegarde contre les méchants.

Or, ce mouvement de défense est bien plus qu'un thème littéraire: c'est une réponse, qui n'est que trop réelle, à la menace de persécution. Lorsque la répression sévit, ou une inquisition quelconque, lorsqu'il faut esquiver la censure, échapper à l'exil ou éviter de partir en fumée avec ses livres, les esprits libres se protègent dans des cénacles fermés. Ils créent, pour échanger leurs idées, des sociétés clandestines, des cercles réservés aux seuls alliés avec lesquels ils puissent parler ouvertement. C'est ce qu'ont toujours fait les lettrés soupçonnés d'hérésie et c'est ce que feront les libertins

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du xvn• siècle qui, pour déjouer les poursuites et tromper l'adversaire, inventeront toute sorte de ruses: publication anonyme, diffusion manuscrite et sous le man- teau, textes à double entente et, justement, échanges confidentiels en cercle clos, loin des oreilles indiscrètes. Aujourd'hui encore, dans les régimes totalitaires, quantité d'intellectuels menacés recourent à ces stratégies. Il se pourrait que Rabelais, dans les années 1533-1534, ait été contraint à ce triste apprentissage.

Ces parallèles avec les dissidents ne sont pas déplacés. Car si Rabelais éprouve le besoin de se protéger, c'est qu'il n'est pas innocent et qu'il a commencé dans Pan- tagruel et continue dans Gargantua à prendre position dans des débats alors très chauds. Il dénigre les méthodes de la scolastique et l'autorité de la Sorbonne, ridicu- lise les règles monastiques, dénonce les superstitions et la corruption dans l'Eglise, autant de critiques qui peuvent coûter cher. S'il se présente souvent comme un farceur, un simple amuseur, c'est une stratégie pour donner le change et camoufler ou atténuer la violence de sa satire.

Le ralliement des amis est d'autant plus urgent que les agresseurs menacent. La longue addition, à la fin de Pantagruel, reposait déjà sur une forte antithèse: l'an- tagonisme des lecteurs malveillants et des amis bienveillants. Or, cette structure par opposition façonne plusieurs épisodes de Gargantua. C'est surtout le cas de la guerre picrocholine: d'un côté des ennemis injustes, violents, furieux et possédés de l'esprit malin, de l'autre, quelques innocents, pacifiques, généreux, aimants et aimés, à commencer par Grandgousier, en qui Rabelais semble reproduire son expérience de victime injustement attaquée. Les cagots de Pantagruel pratiquaient la calomnie;

or, Picrochole est lui aussi dominé par« l'esprit calomniateur» (chap. 29), en quoi ils sont, conjointement, des suppôts de Satan, des instruments du diable qui inspire la haine. Le conflit est d'autant plus douloureux, pour Grandgousier, que Picrochole était, comme il dit, «[son] ami ancien, de tout temps, de toute race et alliance» (chap.

26). Il appartenait à la grande famille, dont il a trompé la confiance. La harangue de l'ambassadeur pacifique, Ulrich Gallet, est tout entière fondée sur cette trahison, la rupture d'un ancien pacte d'amitié:

Quelle furie doncques te émeut maintenant, toute alliance brisée, toute amitié conculquée, tout droit trépassé, envahir hostilement ses terres, sans en rien avoir été par lui ni les siens endommagé, irrité, ni provoqué? Où est foi? où est loi?

où est raison? où est humanité? où est crainte de dieu? (chap. 29).

La sublime éloquence et le pathos semblent détonner, on est tenté d'y voir une parodie, mais dès le moment où, derrière cette déploration, on reconnaît l'amer- tume d'un Rabelais trahi par ses pairs, elle prend l'allure d'une plainte personnelle et émouvante. D'anciens amis, hommes de lettres effarouchés et théologiens sur la défensive, ont trouvé le Pantagruel un peu gros, obscène, anticlérical, et ils ont pré- féré prendre leur distance, crier avec les loups. La dénonciation des ennemis et l'in- vocation de la puissance réparatrice de l'amitié pourraient fonctionner comme une opération d'exorcisme, dans le sens où l'écrivain rétablirait, par la magie de l' écri- ture, la vérité et la justice. Il construirait, par la fiction, un monde meilleur, dans

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«Amis lecteurs» 427 lequel les méchants seraient finalement dénoncés et la bonne foi des innocents, reconnue.

On trouve dans Gargantua d'autres oppositions du même genre et, parmi elles, la longue inscription en vers qui figure sur la porte de l'abbaye de Thélème. Le poème est tout entier construit sur une antithèse (chap. 52) : d'un côté la liste des indési- rables, «Ci n'entrez pas, hypocrites, bigots, Vieux matagots, marmiteux boursouflés [ ... ] », puis l'adresse aux sympathisants, «Ci entrez vous [ ... ] tous nobles chevaliers [ ... ] ». Sont interdits de séjour les hypocrites, les cagots et faux dévots, les fomenta- teurs de trouble, les jaloux et les trouble-fête. Ce sont aussi, ajoute l'inscription, des

«scribes et pharisiens» qui persécutent le bon peuple. Or, les scribes et pharisiens, dans l'Evangile, sont des littéralistes qui appliquent à la lettre les prescriptions de l'Ancienne Loi et, comme tels, s'opposent au message du Christ qui invite à inter- préter les ordonnances juives selon l'esprit et à y substituer des valeurs comme la foi, l'amour, le pardon. En quoi le portrait du méchant se confirme: c'est un lecteur malveillant, un mauvais interprète qui, dans la Bible ou dans le récit innocent d'un joyeux pantagruéliste, voit une occasion de scandale et, au lieu de se réjouir, ne fait que nuire. Les exclus de Thélème ressemblent donc comme deux gouttes d'eau aux cafards que Rabelais abominait à la fin de Pantagruel.

Une lecture attentive de l'imprécation révèle, bizarrement, l'occurrence d'une première personne :

Vos abus méchants Rempliraient mes champs De méchanceté.

Et par fausseté

Troubleraient mes chants Vos abus méchants (v. 9-14).

Qui est donc ce moi? Il n'est pas question, dans le récit, d'un quelconque auteur de l'inscription à qui on puisse rapporter les deux possessifs, de sorte que c'est bien la voix de Rabelais qui semble exprimer ici sa haine des inquisiteurs. I.:auteur fait curieusement intrusion dans l'espace de la fiction, un indice fugace de la polémique personnelle pénètre dans l'univers du roman: brouillage des niveaux que Gérard Genette désigne comme une métalepse narrative9• Cette même première personne réapparaît dans le pôle positif, avec les portes de Thélème qui s'ouvrent à «Mes fami- liers [ ... ] joyeux, plaisants mignons, En général tous gentils compagnons» (v. 62-64).

Ces alliés sont aussi des esprits libres et généreux, le contraire des littéralistes qui ne savent pas lire: «Ci entrez, vous qui le saint évangile En sens agile annoncez, quoi qu'on gronde» (v. 71-72). Ceux-là sont donc de bons lecteurs, qui interprètent la parole de Dieu en lui conservant sa profondeur spirituelle, c'est-à-dire y trouvent non des menaces, mais un message d'amour. Et pourquoi ces porteurs de la bonne nouvelle se replient-ils à Thélème? «Céans aurez un refuge et bastille Contre l'hostile erreur» (v. 73-74). I.:abbaye offre à ceux qui risquent leur vie au nom de l'Evangile un cercle intime et protégé, un abri. En quoi Rabelais aurait glissé dans son poème l'aveu de craintes et d'espoirs qui recoupent de près son expérience du moment.

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Ce même thème personnel revient une dernière fois à la fin de Gargantua, dans l'« Enigme en Prophetie» (chap. 56), un poème de Mellin de Saint-Gelais, légère- ment retouché, qui décrit une partie de jeu de paume dans un langage apocalyp- tique et où Rabelais glisse à nouveau des allusions à la persécution. De méchants hommes surgiront, annonce le poème, qui induiront

[ ... ] gens de toutes qualités A différents et partialités. [ ... ] Ils feront mettre en débats apparents, Amis entre eux et les proches parents;[ ... ] Même les grands, de noble lieu saillis, De leurs sujets se verront assaillis (v. 17-26).

Encore une fois, donc, le bruit des bottes et le même thème traumatique. Il est question de divisions entre amis, de dissensions familiales, d'alliances rompues, de violences civiles. Les commentateurs pensent que Mellin de Saint-Gelais et, à travers lui, Rabelais pourraient faire allusion aux premières exactions contre les sup- posés hérétiques, soit les poursuites de 1533, soit la répression consécutive à l'affaire des Placards, après octobre 1534.

Quelles leçons faut-il donc tirer de cette opposition entre bons et méchants? Ce qui les distingue, c'est d'abord leur méthode de lecture: d'un côté, ceux qui,« en sens agile», savent lire juste, c'est-à-dire percevoir le sens authentique, inspiré par l'esprit de l'Evangile qui prêche l'amour, de l'autre, les lecteurs malveillants, calomnieux et haineux, qui dénaturent le propos et incriminent à tort des voix innocentes. Cette opposition structure l'ensemble de l'œuvre et accompagne Rabelais tout au long de sa carrière. Elle se manifeste, on l'a vu, dès la parution de son premier roman, imprime fortement son empreinte sur Gargantua, pour resurgir bien plus tard, dans les Tiers et Quart Livres. Douze ans ont passé, mais l'alerte persiste. Là encore, l'invocation aux amis et aux hommes de bonne volonté fonctionne, au seuil des récits, comme leçon de lecture et exhortation morale: un point de méthode, un modèle herméneutique, mais aussi un appel à la générosité.

Flanqué de son tonneau, « cornucopie de joyeuseté et raillerie10 », le bonimen- teur du prologue, dans le Tiers Livre, invite les «bonnes gens» à partager le vin de l'amitié - comprenons que le tonneau figure le livre et que les «gens de bien» sont invités au banquet littéraire que leur offre Rabelais. A ces convives indulgents et chaleureux, il oppose les doctes « grabeleurs de corrections», tous les « caphards » et

«cagots» qui viennent « culletans articuler mon vin et compisser mon tonneau» - on retrouve, pour exprimer la même indignation, le ton et les termes de l'épilogue de Pantagruel. Nous sommes alors en 1546. Deux ans plus tard paraît le premier Quart Livre: mêmes destinataires du prologue, même communauté de buveurs- lecteurs, «gens de bien» que Rabelais tente de mobiliser contre les « calumniateurs de mes escripts11 ». Et de rappeler, ici encore, qu'« en Grec, calumnie est dicte dia- bole », ce qui entraîne que les censeurs et autres médisants sont des suppôts de Satan.

Vienne enfin le Quart Livre définitif, en 1552, et le réquisitoire contre la mauvaise

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«Amis lecteurs» 429 foi des calomniateurs gagne encore en précision, pour devenir aussi plus amer. Il se situe dans 1' épître dédicatoire au cardinal Odet de Châtillon, protecteur éclairé et libéral dont Rabelais invoque l'appui contre ceux qui l'ont diffamé et persécuté.

Je me suis amusé à des «folastries», ils y ont vu des «heresies»- accusation gra- vissime qui peut mener au bûcher. Ces mauvais juges détournent le sens des mots et pervertissent la langue: «comme qui pain interpretroit pierre; poisson, serpent;

œuf, scorpion». Invités au festin, ils crachent dans la soupe; hantés par le soupçon, ils dénaturent l'intention de l'auteur et contestent l'évidence du sens propre pour projeter sur les mots la malignité de leur pensée. Confronté à tant de malveillance, dit Rabelais, «plus n'estois deliberé en escrire un iota».

Il apparaît de plus en plus clairement que cette affaire déborde le seul problème de la lecture pour revêtir une dimension morale: il s'agit, fondamentalement, d'un choix de vie. La question herméneutique et le débat intellectuel ne doivent pas voiler le poids de l'enjeu éthique ni sa dimension pratique. Il est significatif que les deux premières occurrences de la notion de pantagruélisme apparaissent dans deux des textes qui nous ont intéressé, des textes qui portent sur la question de la lecture, mais qui, justement, cherchent à la transcender en l'inscrivant dans le cadre plus large d'un art de vivre. Les dernières lignes du Pantagruel de 1534 suggèrent que

«la lecture des livres Pantagruélicques » devrait permettre de «passer temps joyeu- sement» et invitent les amis à être« bons Pantagruélistes (c'est-à-dire vivre en paix, joie, santé, faisant toujours grand chère)». Dans le même sens, la fin du prologue de Gargantua n'exhorte pas seulement les lecteurs à interpréter «tous mes faits et mes dits en la perfectissime partie», mais les invite à vivre dans la gaieté, l'amitié, le bien-être du corps et de l'esprit12Quant aux compagnons, bonnes gens et bons buveurs du prologue du Tiers Livre, ils participent eux aussi du pantagruélisme, moyennent quoi «jamais en maulvaise partie ne prendront choses quelconques ilz cognoistront sourdre de bon, franc et loyal couraige ». Le bien lire et le bien vivre, les qualités de l'esprit et celles du cœur sont consubstantiels.

Il faut remettre l'église au milieu du village. La lecture n'est ni une activité pure- ment savante, ni un problème théorique, ni une activité à part: elle relève de la morale générale et s'inscrit dans les gestes de la vie quotidienne. Rabelais n'est pas seulement un écrivain virtuose, un bouffon, un penseur évangélique, il est tout cela, certes, mais il est aussi un moraliste, un homme qui voudrait nous aider à vivre mieux, dans une communauté mieux intégrée et plus harmonieuse. Il est vrai qu'il défend avant tout sa propre cause, sa bonne foi et sa sécurité, mais le médecin soucieux du bien-être d'autrui, tout comme l'humaniste érasmien en quête d'une société pacifique et inspirée de l'esprit de l'Evangile contribuent à ce recentrement.

La pratique de la philosophie dans l'Antiquité telle que l'a définie Pierre Hadot13 fournit un modèle pertinent pour saisir mieux le sens de cette inscription de la pensée et de l'œuvre dans la vie et pour comprendre le souci de l'amitié dégagé chez Rabelais. Dans la philosophie des Anciens, dit Hadot, la défense d'un sys- tème, le contenu doctrinal, la recherche spéculative de la vérité ne sont pas les objec- tifs essentiels. Plus qu'un débat théorique sur des idées abstraites, la philosophie est surtout une pensée qui s'exprime dans l'existence quotidienne, c'est une activité

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430 Michel Jeanneret

qui a prise sur les conduites et se propose de les modifier. Socrate est le philosophe par excellence parce que, plongé dans la réalité concrète, il enseigne, par sa vie, par sa mort, comment vivre bien. On l'admirait moins pour sa pensée que pour sa sagesse et pour ses comportements. Or, c'est bien là, pour les Anciens et pour beau- coup d'humanistes aussi, que réside le vrai projet philosophique: le choix d'un style de vie, la recherche du bien-être, la quête du bonheur, si bien que la réflexion et la discussion sont des moyens mis au service du plus grand épanouissement, hic et nunc. Non connaître pour connaître, mais connaître pour éduquer le caractère et faire que la vie soit aussi parfaite, heureuse et harmonieuse que possible.

Cette philosophie est une éthique et, enseignée dans une communauté, elle se partage; elle est transmise oralement, sur le terrain, par un maître à des disciples qui, ensemble, mettent à l'épreuve le mode de vie qu'ils ont choisi. Un penseur antique n'est jamais seul, il s'adresse à un public spécifique pour exercer sur lui un effet spécifique; son lieu de travail est une académie où on discute. Car le maître ne prêche pas, il dialogue, il s'adapte à ses interlocuteurs et, autant que par ses paroles, transmet son message à travers des actions. Ce qu'on appelle aujourd'hui une« école»

philosophique se réduit d'ordinaire à une doctrine, un système de pensée; dans le monde antique, une école était avant tout un milieu, à la fois physique et social, où l'on brassait des idées, sans doute, mais des idées qu'on débattait et qui devaient déboucher sur un mode de vie - un mode de vie qui devait rassembler la collecti- vité et lui donner sa raison d'être.

Le philosophe crée donc, au sein de son groupe, la confiance et l'amitié, parce qu'il veut amener ses élèves à partager ses valeurs. Son discours est un acte, il ne sert pas à informer, mais à former et transformer. Or, cette dimension existentielle et cette finalité pratique de la pensée inspirent aussi l'humanisme, dont elles renforcent, précisément, la dimension humaine, et elles pourraient bien animer l'entreprise de Rabelais. On ne perdrait rien à inscrire le pantagruélisme et le rêve d'une commu- nauté fraternelle dans cette même recherche collective d'une sagesse qui façonne la vie et travaille à rendre le monde habitable.

Université de Genève

NOTES

1. Dans une première polémique, Leo Spitzer partait en guerre contre les historiens et la critique érudite («Rabelais et les Rabelaisanrs>>, in Studi Francesi, n' 12 [1960], p. 401-423). Dans les années 1980 et 1990, les tenants d'un texte complexe mais réductible à un sens univoque (et souvent édifiant) et les tenants de la poly- sémie et de l'ambiguïté s'opposaient autour du prologue de Gargantua et, plus généralement, débattaient de l'ouverture et de la fermeture du sens. François Rigolot a donné de la controverse une bonne synthèse, avec une riche bibliographie, dans« Interpréter Rabelais aujourd'hui», in Poétique, n' 103 (septembre 1995), p. 269-283.

2. La plupart des études qui reconnaissaient l'estompage de la voix auctoriale en déduisaient justement l'avènement d'un lecteur plus actif. Voir notamment Michel Charles, Rhétorique de la lecture, Paris, éd. du

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Seuil, 1977, chap. 2 «Une rhapsodie herméneutique>>, et Frédéric Tinguely, «D'un prologue l'autre: vers l'inconscience consciente d'Alcofrybas Rabelais», in Etudes rabelaisiennes, no 29 (1993), p. 83-91.

3. J'y ai contribué: voir les études réunies dans Le Défi des signes. Rabelais et la crise de l'interprétation à la Renaissance, Orléans, Paradigme, 1994. Voir aussi le débat méthodologique entre Gérard Defaux d'une part, Terence Cave, François Rigolot et Michel Jeanneret d'autre part, dans Revue d'histoire littéraire de la France, no 85, 2 (1985), p. 195-216, et no 86, 4 (1986), p. 709-722.

4. Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, éd. du Seuil, 1973, p. 45-46.

5. Je citerai Pantagruel et Gargantua d'après les éditions de Gérard Defaux, Paris, Le Livre de Poche,

«Bibliothèque classique», 1994. Pour Pantagruel, Defaux donne le texte de 1534, avec, en variantes, celui des éditions de 1532 et 1542. On trouvera la version de 1532 dans l'édition de Verdun-L. Saulnier, Paris, Droz, 1946.

6. Un passage que Rabelais a ajouté, également en 1534, plus haut dans le récit (chap. 24), résonne de la même manière. Pantagruellibère un prisonnier, un soldat du méchant Picrochole, et lui donne la même leçon que Rabelais à ses lecteurs: évite la société des méchants, choisis la paix et la charité, ne cède pas à la tentation de la haine: «Va-t-en en la paix du Dieu vivant; et ne suis jamais mauvaise compagnie, que malheur ne te advienne. »

7. Une épigramme latine de Nicolas Bourbon et une lettre de Calvin à F. Daniel témoignent de cette indignation. Voir Marcel de Grève, L'Interprétation de Rabelais au XVI' siècle, Genève, Droz, 1961, p. 16-17.

8. Dans le même sens, le prologue du Tiers Livre s'ouvre sur une adresse aux« Bonnes gens» (ajoutée en 1552) et celui du Quart Livre est dédié «Aux Lecteurs benevoles».

9. Gérard Genette, Figures Ill, Paris, éd. du Seuil, 1972, p. 243-244.

10. Le Tiers Livre, Prologue, Jean Céard (éd.), Paris, Le Livre de Poche, «Bibliothèque classique», 1995, p. 29.

11. Le Quart Livre, Gérard Defaux (éd.), Paris, Le Livre de Poche,« Bibliothèque classique», 1994, p. 655.

12. Gérard Defaux et Edwin Duval ont insisté à juste titre sur la dimension éthique de ce prologue.

Voir Edwin Duval,« Interpretation and the "Doctrine absconce" ofRabelais's Prologue to Gargantua», in Etudes rabelaisiennes, no 18 (1985), p. 1-17, et les notes de Gérard Defaux dans son édition.

13. Voir surtout Pierre Hadot, Qu'est-ce que la philosophie antique?, Paris, Gallimard, «Folio essais», 1995, et La Philosophie comme manière de vivre, Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson, Paris, Albin Michel, 2001.

Références

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