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LA MODE ET LE MARCHÉ? LA MODE EST LE MARCHÉ

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Academic year: 2022

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LA MODE ET LE MARCHÉ?

LA MODE EST LE MARCHÉ

Pascal Galinier

JJ ~w I e ne suis pas un artiste ! Moi, je suis cynique, je me

>N I demande si ça va vendre. Je peux et je veux vendre. Je

%3 s uis u n e sorte d'artiste commercial, pas un créateur. » En quatre phrases, dans une interview choc à l'Express, début mars 2001, Tom Ford a tombé le masque. Le styliste star de Gucci, l'homme qui a ressuscité la griffe italienne, moribonde au début des années quatre-vingt-dix, le nouveau maître de la maison Saint Laurent, a remis les pendules à l'heure, et la mode à sa pla- ce : celle du marché. Aussitôt, les vestales de la Mode avec un grand M ont poussé de hauts cris. Elles avaient donc réchauffé un serpent en leur sein ! Ce Texan aux yeux de braise et à la mâchoi- re serrée n'était qu'un imposteur, un marchand parmi les mar- chands... Serge Weinberg, le patron de PPR, le groupe qui a racheté Gucci et Saint Laurent - et qui a distribué sans sourciller pour 3 milliards de francs de stock options à Tom Ford -, a enfoncé

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le clou, dans le Monde : « Tom Ford n'est ni un créateur classique ni un dirigeant classique. Il est un grand entertainer. Il contrôle l'image de Gucci de  à Z, avec une cohérence totale. » Un enter- tainer ? Bigre... Cette fois, les marchands sont entrés dans le temple. Au cœur même du saint des saints : la création. La mode et le marché, désormais, sont intimement liés. Est-ce si étonnant ?

« Remplacer le besoin par l'envie »

La mode et le marché ? Ou plutôt devrait-on dire la mode est le marché. Car elle est son essence, son principe même. « La nou- veauté, c'est mon job », dit Tom Ford, remettant au goût du jour ce mot suranné, venu du fond des âges d'avant la société de consom- mation, de ce XIXe siècle qui vit naître les « magasins de nouveau- tés », ancêtres de nos grands magasins. « Remplacer le besoin par l'envie », chantait Daniel Balavoine. Tel est le ressort intime de la mode et le moteur principal du marché. L'envie ? Celle de posséder, bien sûr, mais pas n'importe quoi : le dernier cri, ce qui se fait, ce qui se voit, ce qui se porte, ce qui se lit, ce qui s'écoute, ce qui se goûte. Bref, ce qui est à la mode.

Cela vaut pour l'habillement comme pour l'ensemble de la sphère marchande. Les faiseurs de mode, tels des Messieurs Jourdain faisant de la prose, ont sans le savoir inventé les principes

de l'industrie moderne. Il n'est plus une entreprise aujourd'hui, de l'informatique à l'alimentaire, de la banque à la distribution, qui ne parle de flux tendus, de production « tirée » (par la demande des clients), de capital-marque, de design des produits, de maîtrise de sa distribution... Naguère, une voiture, une montre, un meuble, une paire de lunettes ou de chaussures étaient avant tout des objets utiles, dont la solidité, la fiabilité étaient les premiers critères de choix. Une gamme de voitures se faisait en trois couleurs (blanc, noir et gris) et durait en moyenne dix ou quinze ans (vingt ans pour la DS, trente ans pour la 2CV, quarante ans pour la Mini, cinquante ans pour la Coccinelle ?). Une montre - à cadran rond ou carré, en or de préférence et avec l'inévitable bracelet en croco - s'offrait pour la communion et durait toute la vie. Quant

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aux lunettes, en écaille ou métalliques, de vue ou de soleil, on leur demandait d'abord d'épouser le visage, de se faire oublier. La grande innovation de l'après-guerre ne fut-elle pas l'invention des verres sans monture ?

Aujourd'hui, les constructeurs automobiles n'ont de cesse de raccourcir le cycle de conception et de développement de leurs voitures pour pouvoir renouveler leurs gammes tous les trois ans environ. L'horloger suisse Swatch sort plusieurs « collections » de montres par an. Et « les lunettes ne se cachent plus », ainsi que le proclame le fameux slogan de l'opticien Alain Mikli. Un slogan qui pourrait s'appliquer aux ordinateurs personnels, depuis l'arrivée de l'iMac d'Apple. Tout récemment encore, un ordinateur n'était concevable (au sens littéral du terme) que carré, de couleur gris- beige, et cantonné dans le bureau. Avec l'iMac, ses formes douces et ses teintes acidulées, on n'hésite plus à exposer son PC dans le salon. Comme un objet à la mode.

Autre révolution copernicienne et domestique : la cuisine.

Jusqu'à ces dernières années, cette pièce ne s'envisageait qu'en blanc et noir - à la rigueur en bois pour les amateurs de rustique.

Les équipements électroménagers devaient s'intégrer, s'encastrer, bref disparaître dans l'alignement des placards. Depuis peu, le four fait reluire son inox comme une vieille bagnole ses pare-chocs, la machine à laver, en couleurs et aux lignes arrondies, se dandine autour de son tambour comme un personnage de dessin animé. Et le frigo - dont les spécialistes ont calculé qu'il était le meuble le plus « fréquenté » de la maison, avec cinquante-sept ouvertures/fer- metures en moyenne par jour, dans une famille de quatre per- sonnes ! - est devenu le nouveau totem familial, où l'on s'aimante les messages le matin et autour duquel l'on se raconte la journée le soir. Quant aux accessoires, du presse-agrumes au tire-bouchon, ils ne sauraient être dessinés que par Starck ou Alessi. Signe des temps : Moulinex a embauché la top model Cindy Crawford pour vanter les mérites de ses robots mixeurs. La mode, vous dis-je...

En somme, la mode est à la mode. Mais la Mode, la vraie, dans tout cela ? Tout en continuant à se la jouer « exception cultu- relle », elle a discrètement, comme par un échange de bons procé- dés, emprunté à la grande industrie ses méthodes. Qui sait qu'aujourd'hui l'un des industriels qui ouvre le plus d'usines en

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France s'appelle Louis Vuitton ? Le grand Christian Dior lui-même n'était-il pas, d'une certaine façon, le plus « cynique » des créateurs de mode lorsqu'il déclarait tranquillement : « Peu importe qu'on parle en bien ou en mal de Dior, du moment qu'on en parle. » L'inventeur du New Look fut aussi, on l'oublie, le précurseur de la politique de licences concédées à des fabricants, qui a ouvert la porte à la mutation des griffes d'habillement en marques - de par- fums, d'accessoires, de produits de beauté ou d'hygiène et parfois de n'importe quoi -, balisant le chemin de la mondialisation tant décriée aujourd'hui. Son élève Pierre Cardin reprendra l'idée à son compte pour la porter à son paroxysme, faisant de son nom peut- être la marque française la plus répandue au monde, mais aussi probablement la plus galvaudée. Cardin est devenu sans complexe le pape de la mode en supermarchés, bientôt suivi par Daniel Hechter et d'autres. Au grand bénéfice de groupes comme L'Oréal.

L'autre disciple de Dior, Yves Saint Laurent, s'est toujours voulu au-dessus de ces contingences, laissant le soin à son fidèle mentor et associé Pierre Berge de transformer en vulgaire argent l'or pur de ses créations. C'était reculer pour mieux sauter, puisque la maison Saint Laurent a fini par tomber dans l'escarcelle de Gucci et du « marchand » Tom Ford...

L'essence précède l'existence

Jusqu'au début des années quatre-vingt, les créateurs sem- blaient vouloir résister à cette marchandisation de la mode. On se flattait de voir en eux avant tout des artistes. Les Italiens Gianni Versace ou Giorgio Armani avaient élu domicile à Hollywood, où ils habillaient les stars et partageaient leurs fêtes. La France restait figée sur le mythe du « grand couturier ». Le petit monde de la mode était structuré comme une société de castes, fortement hié- rarchisée. Tout au sommet de la pyramide trônait la Haute Couture, avec ses dieux, ses prêtres et ses icônes. Un petit cénacle très fermé d'une quinzaine de maisons, jalouses de leur statut. Un jeune créateur de vêtements ne pouvait qu'aspirer à cet Olympe ou déchoir. Le dernier admis s'appelle Jean-Paul Gaultier, en 2000. À

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51 ans, il était temps... Le précédent fut Christian Lacroix, en 1987.

Pourtant, les années soixante, là comme ailleurs, avaient ouvert les fenêtres, fait entrer sous les projecteurs les « jeunes créateurs », les Courrèges, Rabanne, Lapidus, ravis de faire la nique aux couturiers établis... que devinrent certains d'entre eux. On leur concéda quelques vertus artistiques, mais ils étaient cantonnés à l'univers du prêt-à-porter. Enfin, caste inférieure, venaient les marques et fabricants de prêt-à-porter. Certains se firent un nom, Hechter, Cacharel, mais de reconnaissance, point...

Puis vint Bernard Arnault. Lorsqu'en 1985 cet inconnu du monde des affaires rachète Boussac, tout le monde s'interroge : que va donc faire ce jeune et brillant polytechnicien, pianiste à ses heures, dans les décombres de l'ancien empire textile ? L'homme explique qu'il a décelé une pépite dans le fatras d'usines et de sociétés reprises avec la bénédiction de l'État : Christian Dior.

Quoi ? Cet ancien promoteur immobilier va se coller sur les bras ce dossier pourri et politiquement explosif pour le seul plaisir de s'offrir une maison de couture, en perte de vitesse et déficitaire ? Une danseuse, quoi... Mais, alors que les années fric battent leur plein, Bernard Arnault a senti le potentiel industriel et commercial, mais surtout financier, que possédait déjà la mode, qu'il englobe dans une définition plus large : le luxe.

« Le luxe, c'est ce que l'on s'offre lorsqu'on n'en a pas les moyens. » Cette définition (apocryphe) du luxe va servir de ligne rouge à Bernard Arnault pour développer son groupe, LVMH, dont il a pris le contrôle en 1987. Toute la subtilité de l'industriel du luxe va consister à faire en sorte de donner les moyens au plus grand nombre de gens de s'offrir ce qu'ils croient inaccessible...

tout en continuant à leur faire croire que c'est inaccessible. Du grand art. Et un grand écart permanent, entre élitisme et grande consommation. Le luxe sort du ghetto de l'artisanat d'art pour accéder au rang d'industrie à part entière.

Bernard Arnault a bien observé le monde de la grande consommation, où la toute-puissance des marques, mondiales de préférence, a permis de bâtir des empires. Coca-Cola, Levi's, McDonald's sont des icônes planétaires. Pourquoi pas Vuitton, Dior, Chanel ou Gucci ? D'autant que, dans le luxe, l'essence pré- cède l'existence en quelque sorte : la notoriété est souvent déjà

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établie, il ne reste qu'à en exploiter les retombées. Là où Coca, Unilever et autres multinationales dépensent des milliards en publi- cité pour se construire une image, les marques de mode sont capables de s'installer dans l'imaginaire collectif d'un seul trait de génie, d'un seul coup de pub. Chanel a accédé au rang de marque universelle grâce à la petite phrase de Marilyn Monroe sussurant qu'elle dormait vêtue de son seul parfum, le N° 5...

Un paramètre parmi d'autres

Arnault a pourtant cédé lui aussi, en 1987, à la tentation de lancer « son » couturier, Christian Lacroix, le « nouveau Saint Laurent », disait-on à l'époque. L'échec relatif de Lacroix, resté une griffe confidentielle (en chiffre d'affaires sinon en notoriété), sera un acte fondateur en creux pour le patron de LVMH. Seule compte, désormais, la marque. Le créateur n'est qu'un paramètre parmi d'autres. Interchangeable au besoin. Le P-DG limoge Gianfranco Ferré de Dior en 1996 pour le remplacer par un créateur anglais fantasque et totalement inconnu hors des cercles des fashion victims : John Galliano. En quelques défilés chocs, Galliano remet Dior au centre des conversations, autant dire au centre du monde... Givenchy se voit, elle, livrée à un autre Anglais, encore plus incontrôlable : Alexander McQueen. Là, la greffe ne prendra pas. Mais le système est en place.

Sur scène, un styliste vedette, payé comme un avant- centre - plusieurs millions de francs par an chez LVMH -, dont le rôle est moins d'habiller les femmes que de marquer des buts médiatiques. Backstage (en coulisses), une armada de marketeurs et stylistes, prêts à transformer en beaux et bons produits les idées même les plus délirantes du maître. En aval, enfin, un réseau de boutiques exclusives, sous contrôle, gérées d'une main de fer, pour récupérer jusqu'au dernier centime de marge. La machine à cash tourne à plein régime. Le marché et la mode, désormais, ne font plus qu'un.

La pyramide n'a pas pour autant disparu. Elle est désormais mondiale. Au sommet, les grandes marques planétaires ou

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capables de le devenir, aristocrates ou roturières, de Hermès à Calvin Klein. Au centre, les marques de créateurs ou de prêt-à-porter de luxe, les Kenzo, Hugo Boss, Gaultier. Certaines peuvent aspirer à atteindre le sommet. En bas, toujours, le marais innombrable des petites marques de prêt-à-porter. Mais une nouvelle catégorie a fait son apparition : les marques-enseignes, Zara, Mango, voire H&M.

Des copieurs plus que des créateurs, qui menacent à la fois les antiques enseignes - la chute de Marks & Spencer en est l'illustra- tion la plus spectaculaire - et les vraies marques de mode, pillées sans retenue.

La mode et le marché, décidément, n'ont pas fini leur pas de deux.

Pascal Galinier *

* Ingénieur automobile de formation. Pascal Galinier a débuté dans la presse au Journal de l'automobile en 1982. Grand reporter puis chef de service industrie et services au Nouvel Économiste de 1990 à 1996, il est aujourd'hui chef de la section industrie et services au Monde. Auteur de Coca Pepsi, le conflit d'un siècle entre deux

• world companies » (« Les guerriers de l'économie », Éditions Assouline, 1999).

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