Jean-Christian D um ont
La loi de Pouzzoles sur les pompes funèbres
Jean Christian Dumont (UMR 7041 - Cultures de l’Antiquité classique)
Un groupe d e recherches com p re n a n t N. Belayche, D. Conso, J.-C. Dumont, F. Hinard, C. Lovisi, Ph. Moreau, prépare a ctu e lle m e n t une nouvelle publica tio n du règlem ent m unicipal d e Pouzzoles sur les pom pes funèbres,
Découverte
Une b o m b e a m éricaine sur le forum a fait jaillir trois éclats d e pierre en 1943 couverts d 'u n e inscription que les chercheurs Italiens g a rdèren t longtem ps sous le m anteau e t qui ne fu t publiée q u 'e n 1966.
Aspect
L'ensemble mesure, dans sa plus gra n d e largeur, 1, 37 m, et, d e h a u t 80 cm . Le texte est surmonté d 'u n titre en grandes lettres placées à intervalle à peu près régulier : (DE PVBLIjCO LIBITINA(RIO), c e qui limiterait l'inscription originale à 4 colonnes. Dans c e tte hypothèse seule la prem ière c o lo n n e aurait to ta le m e n t disparu. Il reste la fin des lignes d e la seconde, la troisième à pe u près in ta c te e t une partie d e la dernière ; lignes presque au centre, am putées de leur fin en haut, lacunaires au d é b u t en bas, en raison des cassures. C ette inscription est d a ta b le d e la fin du premier siècle av. J.-C.
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Loi de Pouzzoles sur les pompes funèbres Inscription sur pierre : 1,37 m x 0,80 m
Fin du premier siècle av. J.-C.
Rites, cultes e t religions
Sujet
Libitina à l'origine une divinité honorée dans un lucus, une clairière sacrée, à Rome, ou le nom même
d e c e lucus, situé sur l'Esquilin. Le lucus Libitinae est devenu le siège des entreprises d e pom pes funèbres à Rome. Dans les colonies e t municipes, c e tte a ppella tion a dû devenir celle d e to u t bureau des pompes funèbres sans q u 'il y a it à che rch e r d e véritable lucus. À Pouzzoles, c o m m e on le voit dans l'inscription, le lucus, le « bosquet », est en fa it une tour.
Les pom pes funèbres sont un service public qu e le Peuple Romain ou les collectivités locales, par adjudication, c o n fie n t à un entrepreneur privé, selon un contrat. Un tel service s'ap pelle un publicum , le c o n tra t se dit /ex. Notre inscription est un m odèle d e c o n tra t énu m é ra n t les obligations requises de toute société désirant obtenir le m on o p o le des pom pes funèbres sur le territoire d e Pouzzoles, ainsi que les droits q u 'e lle aura acquis. Les bribes d e la colonne d e g a u c h e d o n n e n t quelques indications sur les opérations des enterrements e t sur leurs tarifs. La colonne centrale traite d e la m a in -d 'œ u vre d e l'entreprise, des supplices à titre privé puis public (c 'e s t aussi une des fonctions d e Libitina') e t d e l'ord re que la société doit suivre pour l'exé cution des com m andes. La troisième co n ce rn e les pénalités d e concurrents qui n'a u ra ie n t pas respecté le m onopole e t d'autres points q u e l'é ta t lacunaire rend incertain.
Pouzzoles
Pouzzoles, passé sous contrôle romain dès 338 av. J.-C. é ta it le plus im portant centre portuaire d'Italie, essentiel pour l'approvisionnem ent d e Rome e t ses échang es com m e rcia u x a v e c l'ensem ble d e l'Italie devenu, en 198 une colonie d e citoyens romains d e plein droit, réorganisée par Sylla en 78, puis pa r Auguste. C ette inscription pourrait d a te r d e la réorganisation augustéenne. Mais, outre quelques romains d e souche, on y trouve des affranchis e t des étrangers résidents d e toutes origines : alexandrins, levantins, juifs, espagnols. Statutairem ent la ville est régie pa r une constitution, la /ex coloniae, e t dirigée pa r deux magistrats élus annuellem ent les duumuiri, assistés d e deux conseils, celui des anciens magistrats, e t celui des décurions, sorte d e conseil m unicipal, co m p re n a n t une ce ntaine d e membres. A vant la d é co u ve rte d e c e tte inscription, on estimait q ue les magistrats é ta ie n t dépourvus de pouvoirs judiciaires : il n 'e n est rien.
Originalité
Les pratiques funéraires é ta ie n t surtout connues, outre les tom bes e t leur mobilier, leurs épitaphes, par des textes littéraires, allusifs ou descriptifs. Les textes littéraires, les descriptions virgiliennes d'enterrem ents et leurs com m entaires par des grammairiens, les funérailles impériales rapportées pa r les historiens sont des sources précieuses, mais qui co n ce rn e n t des cas quelqu e peu exceptionnels. L'inscription d e Pouzzoles co n ce rn e le tout-venant, l'a c tiv ité funéraire régulière, souvent en co n tra d ic tio n a v e c c e q u 'o n croyait savoir. Elle atteste aussi la d o u b le fon ctio n des libitinaires, à la fois croque-m orts e t bourreaux. Elle n 'a pas de parallèle, sinon une inscription similaire trouvée dans la m êm e région, à Cumes, en 1966, mais b e a u co u p plus fragm entaire.
Laïcité
Ce texte n 'a p p o rte ra a u cu n e révélation sur l'au-delà. Et c e la pour plusieurs raisons. Le caractère cosm opolite d e Pouzzoles e t son m élange des cultures aurait pu en être une, q u a n d le texte d o it valoir pour tous. Mais il y a peut-être, à Rome, des croyances diverses qu e les individus ou les groupes d'individus a c c e p te n t ou refusent, parm i lesquelles ils choisissent : il n 'y a pas d e corps d e doctrine coh é re n t e t unique. Peut-être même, plus com m uném ent, il y a d o u te e t hésitation sur la réalité d 'u n e survie post mortem, et suspension d e ju g e m e n t sur la form e que pourrait avoir c e tte survie. On a, ici, un texte laïque, qui ressortit, non au religieux, mais à l'adm inistratif e t au juridique.
La ville, espace exclusif des vivants.
Ce texte n'e n im plique pas moins une organisation ou un d é c o u p a g e d e l'e sp a ce qui exclut les morts e t c e qui to u ch e à la m ort d 'u n premier espace, celui d e la ville, sans d o u te d 'u n second, la surface d e la terre. Les esclaves croque-m orts ne p euven t pas entrer dans la ville librem ent (II, 4-5), s'ils y pénètren t c'e st pour en em porter un m ort mais on sait que les tom bes romaines sont toujours en dehors des villes, sur le bord des routes, et, à la sortie d e Pouzzoles, la uia C a m p a n a a conservé une série d e mausolées. Lorsque ces esclaves viennent dans la cité, ils do ive n t signaler leur présence pa r les couleurs voyantes d e leur bo n n e t afin q u 'o n puisse les éviter où détourner ses regards. La nuit il leur fa u t m êm e é va c u e r le local des pom pes funèbres, e ncore trop proche d e la ville. Il est vrai qu'ils peuvent venir égalem ent, non pour un être d é jà mort, mais pour supplicier un esclave. Mais on sait aussi que, dans c e cas, si le supplice d o it être mortel, l'esclave est conduit, à coups de fouet, po rta n t la traverse de sa croix, extra portam , en dehors d e la ville, pour la phase finale de
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l'exécution. On ne tue pas dans la ville, ou si parfois, dans des cas exceptionnels, on le fait, on é v a c u e les corps en les faisant tirer a v e c un c ro c pa r un esclave vêtu d e rouge e t a g ita n t une clo c h e tte , pour les mêmes raisons que plus haut, le croque-m ort p o rta it un b o n n e t bariolé. Le m ort est interdit d e séjour dans la ville.
C e tte exclusion des morts d e la ville est générale dans la culture rom aine, attestée pa r d e nombreux textes.
Attitude devant le mort.
L 'a b a n d o n d 'u n c a d a v re dans un lieu public d onne lieu à am ende. C e tte prescription d e Pouzzoles est dans to u t le m o n d e romain ; Papinien, Digeste, 43, 10, 5 : ^f) ècttcoaav 5è ... m-tiSe KÔnpov ÈKpdÀÀeiv p.r|Sè vexpà nr)ôè Séppcaa ptrtxeiv, « ne laisser je te r ni excrém ent, ni ca d a v re ni p e a u d e b ê te » ; é d it d e L. Sentius, CIL I2, 838 ; 839 = VI 31614, 31615 = ILLRP 485 : neiquis intra terminos propius urPem ustrinam fècisse uelit neiue stercus, ca d a u e r
iniecisse uelit (« ni ordure ni c a d a v re »). On notera la mise en série d e l'ordure e t du ca d a vre , e t l'interdiction
d 'a b a n d o n n e r le c a d a v re qui im plique ses funérailles, aussi simples soienf-elles, l'o b lig a fio n n 'in c o m b a n f q u 'a u propriétaire ou responsable d u ca d a vre . Les modernes o n t expliqué c e tte o b lig a tio n par des considérations religieuses, respect dû au mort, crainte du mort, souillure du sacré ; quel qu e soit le fo n d e m e n t d e ces exégèses modernes, des textes disent autre chose e t insistent surtout sur des raisons d 'h y g iè n e (« en e ffe t nous avons un m otif rationnel strict pour q u e les cadavres ne gisent pas sans sépulture, m otif q u 'il arrive d 'h a b itu d e q u 'o n oublie dans les ambiguïtés religieuses : c 'e s t une obligation rationnelle qu e l'o n fa it passer pour d e la religion »,
Dig. 7, 43, 2a : Papinien 8 Q uaest.) e t d e crainte d 'u n e co n ta g io n , c o n ç u e parfois c o m m e microbienne,
révélée e t véhiculée par l'o d e u r (Varron, RR, 1, 12, 2) ; les récits d 'é p id é m ie s con firm e n t c e tte crainte d e la c o n ta g io n par l'o d e u r (Dion. Hal. 10, 53) e t une trouvaille d e R. Lanciani (24 000 corps entassés dans le fossé b o rd a n t le mur servien sur l'Esquilin, p ro b a b le m e n t à la fin d e la République) confirm e la h â te a v e c laquelle on d e va it parfois se débarrasser des cadavres.
Les morts, ou certains d 'e n tre eux, o n t certes droit à des égards. Les uespillones, les croque-morts, ne pe u ve n t être ni aveugles, ni manchots, ni borgnes, ni tatoués sur le visage e tc. Certaines d e ces prescriptions visent la c a p a c ité physique, d'autres ne co n ce rn e n t que la b onne a p p a re n c e pour un enterrem ent décent. C ela n 'e m p ê c h e pas qu'il y a hâte à se débarrasser du mort. La société d e pom pes funèbres est tenue d'intervenir le plus tô t possible e t l'o n ne tolère pas d'autres délais que ceux qui d é c o u le n t d e l'exécution des com m andes précédentes. Si l'entrepreneur n'observe pas c e tte règle, il perd son m onopole. Par rapport à l'ordre des inscriptions sur le registre des com m andes deux cas d e priorité sont prévus. L'un d 'e u x c o n ce rn e le décès d 'u n décurion, c'est-à-dire d 'u n notable, d o n t le privilège sera d 'ê tre enterré plus vite, d o n c plus vite soustrait à la corruption. L'autre les enfants, toujours enterrés en hâ te au p e tit m atin ( funus acerbum ).
La nuit, les croque-m orts ne p euven t plus ni habiter ni se laver dans la tour. Les ablutions des travailleurs, au term e d e leur temps d e travail, sont ce rtainem en t une norm e : mais les o p e ra e (ouvriers) d e Libitina à Pouzzoles sont privées de la possibilité d 'a c c é d e r aux thermes publics, puisque, le jour, elles ne p e u ve n t entrer dans la ville q u e pour leur o ffic e et, la nuit, pas du to u t : d 'o ù la pratique, d e jour, d e se laver sur place, dans le local d e la tour. Mais, s'agissant des libitinarii, c e tte exigence d 'h yg iè n e corporelle com m une, risque d e se doubler pa r une nécessité rituelle, d'autres rites romains attestant l'usage d e l'e a u pour se purifier du c o n ta c t a v e c la mort.
L'essentiel du point d e vue d e la loi d e Pouzzoles sur le m ort en général, quel q u 'il soit, semble donc attester, a v a n t tout, une hâ te d e se débarrasser de lui e t une crainte d e la co n ta g io n .