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Texte intégral

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155 Trimestriel 2007-11

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lalaFribourg au Moyen Age, LE RÈGNE DU MOUTON

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FRIBOURG AU MOYEN ÂGE

LE RÈGNE DU MOUTON

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SOMMAIRE 3 Avant-propos 5 Jean Steinauer 8 Maud Chablais

Le mouton, le moine et la ville 13 Ernst Tremp

17 Kathrin Utz Tremp 19 Joseph Leisibach 22 Maud Chablais

Lumineux Moyen Age Un prince vêtu de laine L'animal tout-terrain

Les kolkhozes des cisterciens Présence de Hauterive Un troupeau sur le lutrin Moutons et capucines La «beste à laine» dans l'économie et la société urbaines

27 Jean Steinauer 29 Nicolas Morard 33 Kathrin Utz Tremp

45 Nicolas Morard 49 Maud Chablais L'Agneau de Dieu

59 Jean Steinauer 66

67 Elke Pahud de Mortanges 73 Maud Chablais

Annexes 78 81 83

Le boucher, le berger Importer la laine sur pied Gens du cuir, gens du drap

Les peaux de mouton, moyen de paiement Le contrat d'apprentissage d'un «tissot»

Le chaperon rouge d'Agnès Wanner Le clan des Praroman

Cent kilos d'or dans la toison Le bonheur est dans le pré Le mouton des élus Le mouton des écus Ecce Agnus Dei Lorsque l'agneau paraît Glossaire

Bibliographie

Auteurs et crédits photographiques

IMPRESSUM PRO FRIBOURG Stalden 14

1700 Fribourg Tél. 026 322 17 40 Fax 026 323 23 87 E-mail: profribourg@

greenmail.ch CCP 17-6883-3 Abonnement Ordinaire: Fr. 55- De soutien: Fr. 88- Réduit: Fr. 44- (AVS, Etudiants, apprentis) Rédaction

Jean Steinauer Mise en page Caroline Bruegger, Fribourg

Impression Imprimerie MTL, Villars-sur-Glâne Tirage: 4400 ex.

Prix: 25 francs ISSN: 0256-1476

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AVANT-PROPOS

LUMINEUX MOYEN ÂGE

Résolument en marge du 850e anniversaire de Fribourg, ce numéro fait retour sur les pre¬

miers temps de la ville et ne déborde pas du Moyen Age. Pourquoi? Parce que la période nous adresse des questions très actuelles. A bien des égards, la cité des XIVe et XVe siècles pourrait servir de modèle à la commune d'au¬

jourd'hui.

Vers 1450, avec une population de 4 à 5000 âmes, la ville a développé un urbanisme de qualité, respectueux du site et favorisant la vie sociale. Chacun de ses quartiers-villages offre un cadre de vie typé et dispose d'équi¬

pements publics de pointe: égouts, fontaines.

Fribourg présente au voyageur comme au citadin, du dedans comme du dehors, une sil¬

houette admirable, crêtée de tours et ceinte de remparts. Elle jouit aussi d'une économie dynamique, mise en route avec l'aide de nom¬

breux spécialistes étrangers - banquiers lom¬

bards*, teinturiers flamands, tisserands fran¬

çais. La production drapière s'exporte bien. Et

la cité bénéficie d'un système politique à forte teneur communautaire (il est trop tôt pour dire démocratique), avec des institutions sub¬

tilement équilibrées.

Les historiens identifient les ressorts de cette réussite avec l'application des technologies cisterciennes, l'intelligence des premiers sei¬

gneurs (la Handfeste* de 1249 fonde les nécessaires libertés économiques), l'esprit d'entreprise des bourgeois. D'un point de vue plus matériel, la prospérité de Fribourg repo¬

sait tout simplement sur... le mouton. On croise encore ce ruminant, aujourd'hui, en quelques points de la ville, où Maud Chablais l'a photographié pour nous, mais la «beste à laine» était omniprésente dans la ville médié¬

vale, et rien qu'en suivant ses traces nous pouvons essayer de comprendre comment celle-ci fonctionnait.

Pro Fribourg

* voir glossaire p. 74

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QUAND LE MOUTON FAISAIT VIVRE LA VILLE

UN PRINCE VÊTU DE LAINE Jean Steinauer

En ce temps-là, nous parlons des années 1350 à 1450, la ville était encore tout imbri¬

quée dans la campagne.

Les jardins où les citadins cultivaient herbes et racines pour la soupe abritaient une cabane à bestiaux: cochons ou moutons. Autant dire qu'avec l'apport supplémentaire des chevaux, les rues étaient généreusement tapissées de crottin. Chaque jour, les bourgeois faisaient paître leur troupeau mêlé - chèvres, porcs et moutons - dans les communaux*, sur les champs en jachère et les prés, au pied des remparts, mais des deux côtés, car la ville renfermait encore de larges réserves de ter¬

rain herbeux. Entre les champs et la ville, ainsi, la muraille faisait office de couture autant que de séparation.

Les bêtes, qui plus que les hommes animaient l'espace cultivé s'étendant de l'enceinte urbai¬

ne jusqu'à la forêt dense, domaine de la vie sauvage, mettaient de la campagne en ville et

projetaient la ville vers la campagne. Or, parmi les bêtes, le mouton l'emportait de très loin.

Omniprésent dans le paysage, c'était lui véri¬

tablement le roi des animaux, en ville comme à la ferme. D'ailleurs nous pouvons nous représenter la ville médiévale, dans une cer¬

taine mesure, comme une grosse ferme; et suivre avec le poète le troupeau chaque soir ramené «dans la dernière cour, par le dernier portail», et passant «par la voûte et le double vantail» des tours de l'enceinte fortifiée, pour se mettre en sécurité, parmi les hommes, durant la nuit.

Autour des murs de Fribourg, plusieurs dizai¬

nes de milliers de «bestes à laine» broutaient donc les collines, jusqu'aux Préalpes. Les plus gros troupeaux étaient aux mains d'insti¬

tutions publiques et de communautés reli¬

gieuses, comme l'Hôpital des Bourgeois qui possédait à lui seul près de mille têtes, ou l'abbaye de Hauterive. Les moines cisterciens avaient eux-même enseigné aux habitants de

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quement rationnel, avec les techniques et les machines propres à valoriser la peau des bêtes en produits manufacturés: le cuir, la laine, le parchemin. Comme le montrent Emst Tremp et Kathrin Utz Tremp (pages 13 à 18), la trame sur laquelle Fribourg a tissé sa prospérité au Moyen Age unissait le mouton, le moine et le bourgeois.

D'où venaient les moutons? S'ils n'étaient pas indigènes, on les achetait généralement à la foire de Genève, où ils étaient acheminés depuis l'actuelle région Rhône-Alpes et la

Haute-Provence. Naturellement, plus se déve¬

loppaient les activités de nos tanneurs et de nos drapiers, plus augmentaient ces importa¬

tions de laine sur pied. Bon an mal an, l'Hôpital des Bourgeois achetait 300 ou 400 têtes à Genève. Le transport ne coûtait guère, puisque les bêtes faisaient le trajet à pied. Mais où les faire paître? En montagne, pardi, puisque la vache - trop coûteuse à l'achat, et trop vorace par rapport à l'espace déboisé disponible - n'avait pas encore colonisé les pâturages d'al¬

titude. Entre les tontes de mai et de septem¬

bre, les moutons de Fribourg montaient vers le Schafberg, si bien nommé, le Kaiseregg, le Gantrisch. Pour l'hiver, les Fribourgeois cher¬

chaient des zones de pacage vers le Seeland et dans le bassin inférieur de l'Aar. Ainsi prit forme un circuit de transhumance, reliant le Haut-Simmental aux terres de Soleure, où l'on perçoit déjà l'esquisse d'une politique ter¬

ritoriale que Nicolas Morard a justement bap¬

tisée «la politique du mouton» (pages 29 à 32). Quand la qualité du drap fribourgeois et le volume de sa production furent au plus haut, vers 1420, on importa aussi de Bourgogne, voire d'Angleterre, de la laine en sacs.

Imposée par les ordonnances du Conseil, la suprématie de la matière première étrangère est interprétée par le même historien comme le signe attestant la réussite du textile fribour¬

geois, en même temps qu'un de ses facteurs indispensables (pages 45 à 48).

Dans les murs de Fribourg, à ce moment-là,

des centaines de familles vivaient de la laine _ . , , ,.

Iraite de brebis et (une sur quatre) et du cuir (une sur huit). fabrication de fromage, Encore ne tient-on pas compte, dans ce cal- gravure sur bois, cul, des activités induites, comme la fabrica- Strasbourg 1493

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tion des navettes* ou des peignes à carder, ni de la vingtaine de bouchers qui traitaient le mouton abattu. Mais attention: l'appellation générique de «tisserands» ou «gens du texti¬

le», certes commode, cache une réalité bien diversifiée. Entre la laine de tonte et le drap mis en vente intervenaient autant de métiers qu'il y avait d'opérations dans le processus industriel, et dans la ville médiévale cela se traduisait par une organisation très hiérarchi¬

sée. Les documents donnent une image un peu différente pour le secteur du cuir, qui payait d'ailleurs mieux que la laine. Dans l'une et l'autre branche, la clef de la réussite était le commerce. Marchands-drapiers, marchands- teinturiers, marchands-tanneurs tenaient le haut du pavé, et fonctionnaient souvent comme marchands-banquiers quand ils ne se spécialisaient pas exclusivement dans le négoce. Pour la force de travail comme pour la matière première, l'apport de l'étranger conditionnait l'accès à une production de qua¬

lité supérieure et l'ouverture aux marchés extérieurs: nos drapiers étaient souvent d'ori¬

gine française. On embauchait aussi des spé¬

cialistes arrivant de Flandre, d'Alsace, des pays rhénans ou de Souabe. En montrant que dans ce milieu circulaient aussi les idées reli¬

gieuses nouvelles, rapidement taxées d'héré¬

sie, comme celles des Vaudois*, Kathrin Utz Tremp a fait revivre nombre de familles, de l'a¬

telier à la boutique, et démêlé l'écheveau des alliances matrimoniales et des liens d'affaires grâce à quoi cette bourgeoisie industrieuse, finalement, constitua pour Fribourg un tissu social bien serré, donc solide (pages 33 à 42).

Primordial dans la vie économique et sociale, le mouton était central aussi dans la culture,

matérielle et spirituelle. Il régnait dans l'ali¬

mentation, très carnée, du bourgeois. Il ryth¬

mait la prière, très imagée, du croyant. De l'étable au retable, témoin muet de la Nativité promu Agneau de Dieu, le mouton avait une place privilégiée dans l'art sacré comme dans la liturgie (pages 57 à 70). Et s'il était moins fréquent dans l'imagerie profane, on l'aperce¬

vait notamment dans le bestiaire héraldique (page 66).

Elevé, exploité, exalté, stylisé, vénéré... Les historiens interrogés pour cette enquête reconnaissent dans la «beste à laine» le vrai prince d'une ville trop attachée à ses libertés pour en vouloir un autre. Mais dans la réalité, nous ne savons pas comment se présentait le mouton, chez nous, entre 1350 et 1450.

«Parmi tous les animaux, le mouton est celui que l'homme a le plus profondément trans¬

formé depuis qu'il l'a domestiqué», écrit le spécialiste français du Moyen Age Michel Pastoureau. Nous savons seulement que nul autre - chien, cheval ou cochon - n'était plus déterminant pour la vie de la cité.

Cet état de fait, qui n'était pas spécifique à Fribourg, avait des racines très anciennes, que signale justement Pastoureau: «C'est parce qu'il avait domestiqué le mouton, neuf ou dix mille ans avant notre ère, que l'homme a dû ensuite domestiquer le chien, pour gar¬

der et protéger le mouton. Ce dernier est non seulement le plus ancien mammifère domes¬

tique, mais aussi le seul qui soit incapable aujourd'hui de survivre sans l'homme.» Et le premier que l'homme a cloné - mais ceci est une autre histoire.

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L'ANIMAL TOUT-TERRAIN PHOTOGRAPHIES DE MAUD CHABLAIS

Dans «une localité qui semblait bien plutôt destinée à servir de retraite à des chamois que de demeure

à des hommes» (Alexandre Dumas), tout le monde a su tirer parti de la topographie. Les constructeurs des ouvrages de défense ont profité de chaque accident du terrain. Et les moutons s'accommodent encore à merveille de ce site biscornu, où les prés en pente raide ouvrent sur de minces terrasses délimitées par le rocher et la rivière. La couche de terre est mince, mais l'herbe ne manque pas.

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L'ÉCONOMIE MONASTIQUE, UN MODÈLE D'EFFICACITÉ

LES KOLKHOZES DES CISTERCIENS Entretien avec Ernst Tremp

Pourquoi parle-t-on des moines au Moyen Age, et particulièrement des Cisterciens, comme de «pionniers»?

Parce que leurs «granges», ou fermes com¬

munautaires, étaient des exploitations modè¬

les, dotées de plusieurs bâtiments et parfois d'une chapelle. Les moines - par le fait même - devinrent des vulgarisateurs agricoles pour les paysans des villages voisins, qui imitaient leurs façons de faire. Hauterive avait ainsi huit ou neuf granges, ce qui permettait la spéciali¬

sation; celle qui donna naissance au village d'Onnens, par exemple, abritait de grands troupeaux de bovins. En ce sens on peut dire que Grangeneuve, au-dessus de l'abbaye de Hauterive, est un lieu voué à l'enseignement et à la recherche agricoles depuis le Moyen Age! Boutade à part, on doit aux Cisterciens nombre d'innovations. Ils ont introduit dans nos vergers une variété de pomme, la reinet¬

te grise, encore appréciée aujourd'hui; ils ont mis la vigne en terrasses dans le Lavaux, ce qui vaudra peut-être à la région de figurer au

patrimoine mondial de l'Unesco. Côté tech¬

niques de culture, leur apport fut décisif.

C'est d'abord l'assolement triennal, au lieu de la rotation culture/jachère sur deux ans; il aug¬

menta de moitié le rendement des blés, en étendant la surface emblavée et en amélio¬

rant la qualité de la terre. Les Cisterciens ont aussi perfectionné les systèmes d'attelage afin de passer pour les labours du bœuf au cheval, qui est plus fort; et par conséquent de l'araire à la charrue, qui est plus lourde et creuse plus profond.

Les moines étaient-ils aussi doués pour l'élevage?

Eh oui, d'autant qu'ils avaient de grands besoins sur ce plan.

Ah bon, ils n'étaient pas végétariens?

Si, bien sûr! Ce n'est pas la viande des vaches qui les intéressait, ni leur lait d'ailleurs, d'au¬

tant qu'on ignorait la technologie des froma¬

ges de longue conservation. Jusqu'à la fin du

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Moyen Age, la vache était un animal de trait plutôt que de rente. Le mouton, c'est autre chose. Il porte moins de viande, et surtout sa peau était indispensable aux moines, qu'elle fût traitée en cuir ou en parchemin. La laine fournissait leurs habits, et si vous comptez deux vêtements de choeur (robe, scapulaire, coule) plus les vêtements de travail pour cha¬

cun des 40 moines de Hauterive, vous imagi¬

nez le métrage de drap nécessaire.

Ils avaient donc beaucoup de moutons?

Oui, preuve en est le conflit tranché en 1247/1248 entre l'abbaye de Hauterive et celle de Hautcrêt, près de Palézieux, distan¬

tes d'environ 30 km, à propos des zones de pacage. L'arbitrage du Chapitre général des Cisterciens traça une ligne de démarcation allant quasi en droite ligne de Curtilles, dans la Broyé, au sommet du Moléson. Cela donne une idée du territoire dont les moines avaient besoin pour leurs troupeaux. Le contrevenant devait se rendre à pieds, pour solliciter son pardon, dans l'abbaye-mère de son couvent, Cherlieu en Franche-Comté ou Clairvaux en Champagne; la sanction donne une idée de l'importance qu'on attachait à l'arbitrage, donc au conflit.

Et dans la valorisation du cuir ou de la laine, étaient-ils aussi performants que dans l'agriculture?

Encore une fois, oui. Un contrat de Hauterive montre qu'ils avaient assez de connaissances en cordonnerie pour enseigner le métier à un laïc. Pour l'apprêtage du drap, le monastère avait son propre moulin à foulon, alimenté par un chenal dérivé de la Sarine, près de

Corpataux. L'installation était affermée pour un quart, à raison de huit sous l'an. Cela signi¬

fie que son rendement théorique était d'une livre et douze sous, soit une bonne rentabilité, mais aussi que la production drapière des moines était assez importante pour occuper le foulon les trois-quarts du temps. On peut bien imaginer, d'autre part, que ce n'était pas la seule installation sur le site, mais qu'il devait y avoir aussi des machines à moudre le blé, à scier le bois ou à battre le fer.

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En sorte que Hauterive préfigurait la vallée du Gottéron, avec tous ses rouages?

Il ne fait aucun doute que ces technologies hydrauliques ont été acclimatées en ville via les moines.

Mais d'où les moines de Hauterive les connaissaient-ils?

Le système cistercien constituait un formida¬

ble réseau d'abbayes, à l'échelle de l'Europe entière. Hormis la première, Cîteaux, qui a

donné son nom à l'ordre, chaque abbaye avait été fondée par une abbaye-mère, avec laquel¬

le elle était en rapport régulier. Mais toutes entre elles étaient reliées par un continuel courant de visites et d'échanges, qui ne cou¬

vraient pas les seuls besoins spirituels ou intellectuels, mais aussi les questions maté¬

rielles. Entre monastères, on s'échangeait des spécialistes et des livres à copier, un trai¬

té d'agriculture ou de construction par exem¬

ple. Le manuel d'architecture de Villard de

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Honnecourt, au milieu du XIIIe siècle, est le fruit d'une tournée systématique de ce laïc dans les abbayes cisterciennes et leurs biblio¬

thèques. Car nous sommes en présence d'un ordre savant, riche de lettrés.

Les théoriciens ne font pas nécessaire¬

ment des producteurs efficaces...

Aussi le génie de l'ordre cistercien a-t-il été de développer l'institution des frères convers.

C'étaient des moines, sous statut religieux, liés par les mêmes vœux que les autres, et ils vivaient au monastère ou détachés dans les granges. Simplement, ils étaient dispensés de l'office des heures*, afin de consacrer toute leur journée au travail productif. On ne les obligeait pas à savoir lire, ou apprendre le latin. Mais on leur offrait la possibilité d'appli¬

quer les dernières techniques, sur de grands domaines. Cette perspective rendait le cou¬

vent très attractif pour un fils de paysan doué, mais que la pauvreté privait de toute chance d'avenir dans le monde. Un convers pouvait devenir maître de grange, ou chef de la mai¬

son que possédait le couvent en ville, ce qui n'était pas rien. Certes, l'existence des convers a créé une sorte de hiérarchie interne chez les moines, les convers n'ayant ni le prestige ni l'influence des moines du chœur.

Mais cette stratification était plus compatible avec l'idéal cistercien que le recours à la main- d'œuvre extérieure, servile en fait.

Mais pourquoi les Cisterciens ne louaient- ils pas des terres aux paysans, en préle¬

vant les dîmes, les cens et autres droits?

Précisément, c'est l'idéal de l'autarcie qui dis¬

tingue les Cisterciens. Les Bénédictins «tradi¬

tionnels», et notamment le grand ordre de Cluny, à son apogée lors de la naissance du mouvement des Cisterciens, restaient axés presque exclusivement sur la solennité du culte divin: chanter, lire, prier, voilà ce qui les occupait, le travail manuel étant bon pour les domestiques ou les paysans. La réforme de Cîteaux prôna l'autarcie de chaque monastè¬

re. Cela signifiait que le couvent devait pro¬

duire les biens nécessaires à ses propres besoins, et surtout qu'il ne devait pas dépen¬

dre de revenus extérieurs, en l'espèce: des droits féodaux. Cet idéal s'enracine dans une haute spiritualité et renvoie à l'évangile de saint Luc (10, 38-42). Il s'agit de revaloriser la part de Marthe, qui s'affaire au ménage pen¬

dant que Marie - la contemplative - écoute Jésus. En un mot, les Cisterciens ont promu le travail comme une valeur positive, alors qu'il était vu comme un signe de servitude et une malédiction consécutive au péché origi¬

nel. Ils ont donné au travail manuel la même importance qu'à la prière du chœur. Il y a là une vraie rupture culturelle, et un facteur de dynamisme économique. Il devenait juste et souhaitable d'améliorer le rendement du tra¬

vail et de perfectionner les outils.

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LES SURPLUS DU COUVENT AU MARCHÉ DE LA VILLE PRÉSENCE DE HAUTERIVE Entretien avec Kathrin Utz Tremp

Le monastère de Hauterive a été fondé vingt ans avant Fribourg, mais a-t-il aidé à la naissance de la ville?

Il a contribué, en tout cas, à la nourrir, dès les premières années! La date de 1157 que les historiens retiennent pour la fondation de Fribourg a été calculée en effet d'après une charte du fondateur, Berthold IV de Zaehringen. Celui-ci permet au monastère de Hauterive de vendre ses produits sur le domaine ducal sans payer aucun tribut, de quelque genre que ce soit.

Il existait donc un marché, autrement dit une ville, près du monastère...

...et surtout celui-ci dégageait des surplus, car l'agriculture et l'élevage des Cisterciens étaient particulièrement performants. Trop, même, l'idéal de cet ordre monastique n'étant pas d'augmenter la productivité, mais seule¬

ment d'assurer l'autosuffisance des cou¬

vents. Dès lors qu'il y avait des surplus de blé, de viande, de laine ou de bétail, il fallait

bien les écouler. Le marché, pour les moi¬

nes, c'est un lieu de vente, pas un lieu d'a¬

chat.

Et ils n'y vendaient que les produits de leurs fermes?

Eh, quoi d'autre? Des livres, des images, les produits du scriptorium* monastique? Mais il n'existait pas de demande pour les biens cul¬

turels, en ville, aux XIIe et XIII9 siècles, c'est à peine si l'on devait y trouver quelques per¬

sonnes sachant lire. D'ailleurs, les moines n'avaient aucunement l'intention de diffuser leur culture hors des couvents.

La présence des moines dans la ville se manifestait donc au rythme des marchés?

En fait, elle devint rapidement permanente, car Hauterive acheta très tôt une maison à Fribourg, qui est attestée en 1169/1179.

C'était un simple pied-à-terre, une sorte de relais commercial, sans autre fonction de type religieux ou culturel.

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Qui dit propriétaire dit bourgeois, non?

L'abbaye de Hauterive n'intégra pourtant la bourgeoisie de Fribourg que tardivement, au milieu du XVe siècle. Cela montre que la ville avait bien plus d'intérêt pour Hauterive que les moines n'en avaient pour Fribourg. Ce qui se produisit dans la seconde moitié de ces années 1400, avec la montée en puissance de la ville, c'est que Fribourg voulut assurer sa seigneurie, sa domination, sur le territoire avoisinant, dont les nombreuses possessions de Flauterive formaient une composante importante. Et la ville finit par obtenir l'avoue- rie* du couvent, en gros: le contrôle de son temporel, de ses biens.

Hauterive n'exerça donc pas d'influence politique ou sociale sur Fribourg?

A la fin du Moyen Age, c'est plutôt le contrai¬

re qui était vrai. Au besoin, la ville manipulait l'abbé, qui était sa créature, comme cela se produisit quand Hauterive dut céder à l'église de la ville sa plus précieuse relique, le bras de saint Nicolas. Mais il y a dans la relation du monastère et de la ville, sur la durée de trois ou quatre siècles, une totale inversion de ten¬

dance. Car dans les années 1100 et 1200, Hauterive exerçait une très grande attraction sur Fribourg, plus exactement sur les person¬

nages importants de la ville.

Comment jouait cette attraction?

Les «barons» de Fribourg, comme on disait 18 pour désigner les nobles venus habiter en ville et les riches bourgeois, faisaient de gran¬

des libéralités à l'abbaye. Ils lui offraient de l'argent, mais surtout des terres, ce qui enclenchait une sorte de cercle vicieux: plus

le domaine de l'abbaye s'étendait, plus il y avait de surplus et plus l'abbaye avait besoin du marché urbain pour les écouler. Donner aux Cisterciens une de ses terres, voire un de ses fils, c'était investir en vue du salut de son âme. En échange, les barons obtenaient d'être enterrés au monastère, ce qui offrait une garantie supplémentaire de salut. Car dans un lieu voué en permanence à la louange de Dieu, il y avait plus de gens qui priaient à l'in¬

tention du défunt que dans une église parois¬

siale. Ce droit de sépulture, accordé à Hauterive par l'évêque de Lausanne en 1182, est une des clés de la prospérité du monastère.

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LES LIVRES DE CHŒUR EN PARCHEMIN, COÛTEUX CHEFS-D'ŒUVRE UN TROUPEAU SUR LE LUTRIN Entretien avec Joseph Leisibach

Où trouvait-on du parchemin, dans un monastère médiéval?

Dans l'église et à la bibliothèque, car un cou¬

vent devait posséder deux sortes de livres.

D'une part des ouvrages de doctrine et de spi¬

ritualité: la Bible, d'abord, et des vies de saints, mais aussi des commentaires des Pères de l'Eglise, comme celui de saint Augustin sur les Psaumes, dont Hauterive possédait un exemplaire. D'autre part, à l'égli¬

se, les moines utilisaient des livres litur¬

giques.

Les gros missels placés sur l'autel?

Non, ce type d'ouvrage n'existait pas encore.

Jusqu'au Xle/XIIe siècle, il y avait des livres spécifiques pour l'office des heures et d'au¬

tres pour la messe, et chacun renfermait un élément particulier de la liturgie. Certains étaient des livres de chant, qui contenaient les antiennes et les répons; on les appelait antiphonaires, pour l'office des heures, et gra¬

duels pour la messe. D'autres livres, les lec-

tionnaires, contenaient les lectures. Il existait encore des psautiers, bien sûr, et des hym- naires. Pour la messe et pour l'office des heu¬

res, il fallait disposer d'un «ordinaire», un livre qui indiquait le déroulement de la liturgie.

L'épistolaire, ou recueil des épîtres, et l'évan- géliaire, recueil des évangiles, comportaient les lectures de la messe. Mais ces deux livres pouvaient être réunis dans un seul volume, appelé lectionnaire de la messe. Et puis on trouve un ouvrage d'un type assez particulier, le martyrologe ou nécrologe, qu'on ne lisait pas à l'église mais dans la salle capitulaire où s'assemblaient les moines. C'est au XIle/XIIIe

siècle seulement que la multitude des textes liturgiques fut réunie dans un seul livre, respectivement le missel pour la messe et le bréviaire pour l'office des heures.

Tous ces livres étaient-ils fabriqués dans les couvents, par les moines?

Oui, d'abord en raison de l'idéal autarcique des religieux, mais aussi parce que les grands

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ordres monastiques avaient leur liturgie pro¬

pre. Ils n'auraient pas pu trouver dans un atelier extérieur, dépendant d'un chapitre épiscopal ou d'une ville, les livres correspondant exac¬

tement à leurs besoins. Cela dit, si chaque couvent possédait des livres, tous n'avaient pas un scriptorium, c'est-à-dire un atelier de production de manuscrits rassemblant copis¬

tes, enlumineurs, relieurs. Il existe donc à l'in¬

térieur de chaque ordre un échange continuel d'ouvrages, et un échange de spécialistes entre les scriptoria.

Le monastère de Hauterive avait-il un scriptorium?

Assurément. Nous le savons parce que cer¬

tains manuscrits portent des inscriptions indi¬

quant l'origine de Hauterive, ce qu'on appelle des colophons. Mais pour le XIIe siècle, on ne connaît pas d'antiphonaires en provenance de Hauterive; c'est seulement avec des réserves qu'on peut attribuer à ce couvent des anti- phonaires appartenant à la Maigrauge, autre maison cistercienne. Nous ne connaissons pas davantage, pour les débuts du monastè¬

re, les noms des copistes ou des rédacteurs.

Celui du moine Conon de Prez apparaît, plus tard, comme auteur du Liber donationum de Hauterive, mais il ne s'agit pas d'un livre litur¬

gique ou de spiritualité, seulement d'un recueil de pièces fondant les propriétés et les droits de l'abbaye.

20 Peut-on se faire une idée de la richesse de la bibliothèque «sacrée» de Hauterive?

Elle devait être relativement modeste, mais complète, pour couvrir les besoins liturgiques et ceux de la vie spirituelle commune.

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Nativité, annonce aux bergers et adoration des Mages; bréviaire bâlois, provenance Haut-Rhin, peu après 1235

Matériellement, à quoi ressemblaient les livres du couvent?

Au XIIe siècle, dans les débuts de l'ordre cis¬

tercien (à vrai dire, il s'agit d'une croissance phénoménale), les moines fabriquaient des ouvrages d'allure très sobre, au format modeste. De purs usuels, en somme, dépour¬

vus d'images et d'enluminures car on réser¬

vait ce luxe à la Bible, aux Psaumes en parti¬

culier. Même les notes n'étaient pas portées sur les livres de chant! C'est aux XIIIe et XIVe que l'on commence à produire de grands livres pour le chœur. On les pose sur des lutrins, autour desquels se rassemblent plusieurs moines; d'où le format, qui permet d'écrire gros pour la lecture à quelque distance. Et vers la fin du XVe siècle, seulement, on fabrique de véritables monstres, des ouvra¬

ges pesant jusqu'à trente kilos pièce comme les antiphonaires acquis vers 1500 pour Saint- Nicolas, à Fribourg. Il s'agit de deux séries de quatre livres, une pour chaque côté du chœur où les chanoines disent l'office. Ces huit exemplaires totalisent 840 feuilles de parche¬

min au format 80 x 60 cm, chacune étant pliée en deux et supportant ainsi quatre pages d'écriture.

Autrement dit, le nombre de moutons nécessaires...

... serait de 840 bêtes abattues pour ces seuls recueils! Mais le format de ces antipho¬

naires est trop grand pour que le parchemin soit ici du mouton. Je penche plutôt pour du veau, ou de la vache. Notez, cela représente quand même 400 têtes de gros bétail! Bien sûr, on n'abattait pas un troupeau entier de moutons uniquement pour en tirer des

feuilles de parchemin, mais la constitution des bibliothèques monastiques donne une idée de la richesse des grandes abbayes, capables de produire de tels ouvrages.

Fabriquait-on du parchemin à Hauterive?

C'est possible. Il est vrai que cette activité n'apparaît pas dans les sources, à ma connaissance, mais cela peut également signifier qu'elle était parfaitement courante, aussi banale que la cuisson du pain quotidien, et ne valait pas même la peine d'être men¬

tionnée. On fabriquait aussi du parchemin en ville au XVe siècle, puisqu'un parcheminier est signalé dans un registre fiscal. Mais cette acti¬

vité devait être marginale, car le papier était alors devenu courant.

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MOUTONS ET CAPUCINES PHOTOGRAPHIES DE MAUD CHABLAIS

Au Moyen Age, les couvents étaient de gros propriétaires de troupeaux, dont ils écoulaient les surplus de laine, de cuir et de viande. On trouve encore des moutons, en ville, du côté de l'abbaye cistercienne de la Maigrauge et dans l'enceinte de Montorge. Ce monastère de sœurs Capucines a été fondé en 1628, bien après que la «beste à laine» eut fait la fortune de Fribourg. Mais il y a quelque chose d'intemporel, d'édénique au vrai, dans la vision des brebis qui paissent à l'abri de ses murs.

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SI LE MOUTON EST INOFFENSIF, QUI LE MOYEN ÂGE CRAINT-IL?

LE BOUCHER, LE BERGER Jean Steinauer

Le cycle moutonnier se déroule entre deux figures clés de la société médiévale: le ber¬

ger, qui est rural, itinérant, pauvre, solitaire, et le boucher, qui prospère dans sa boutique, s'intègre dans une corporation et fait respec¬

ter son pouvoir dans la ville. Mais cette parfai¬

te antithèse ne saurait masquer un trait com¬

mun: tous deux font peur.

Si l'on veut bien excepter quelques fabliaux et la légende de saint Nicolas et des trois petits enfants, qui le peint en ogre, la peur du bou¬

cher est assez rationnelle. C'est un homme habile à tuer (il possède la force et l'outillage adéquats), c'est un pilier de la vie écono¬

mique et sociale dans la ville. Au temps de sa plus haute prospérité, Fribourg comptait deux douzaines de bouchers identifiés comme chefs de foyers fiscaux. Presque tous habi¬

taient le Bourg, ce qui est compréhensible:

l'abattoir se trouvait là. Leurs boutiques étaient des affaires de famille, les fils ou les gendres s'associant à leur père ou lui succé¬

dant, ensemble ou séparément. Ils s'appe¬

laient Duc ou Seiler, Guillod ou Goltschi, et parfois portaient un surnom parlant: Wurst.

Mais peut-être ne faisait-on pas, dans les registres fiscaux, une distinction très nette entre bouchers et charcutiers, ou tripiers (deux hommes sont en effet désignés comme Kuttler).

Un point est sûr: la profession était forte¬

ment organisée, même si les corporations en général n'avaient pas à Fribourg l'impor¬

tance politique qu'elles eurent à Bâle ou à Zurich (sans parler de Paris, où la Grande Boucherie était une puissance redoutée); et son poids économique n'était pas négligea¬

ble. Les 22 bouchers imposés en 1478 payè¬

rent en moyenne une contribution de 35 sous, à peu près autant que les boulangers.

C'était assurément beaucoup moins que les teinturiers et marchands, taxés autour de 65 sous, mais beaucoup plus que les artisans du textile, tondeurs de drap (22 sous) ou tis-

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serands (17 sous). Bref, nos carnifices avaient pignon sur rue et jouissaient d'une réelle aisance.

Rien de tel chez les bergers. Aucun d'entre eux n'apparaît dans ce registre fiscal, sans doute parce que la fonction - exercée sur le plan local - entrait dans les tâches de tous les domestiques agricoles, et que ses titulaires ne se distinguaient pas nécessairement comme tels. Quant à ceux qui faisaient trans¬

humer les troupeaux sur de longues distan¬

ces, ils vivaient isolés et ne formaient pas un groupe social assez cohérent pour menacer les villes. Ce qu'on appela en France la «croi¬

sade des pastoureaux», en fait un soulève¬

ment de jeunes paysans qui traversa tout le royaume, n'avait aucun rapport avec le gar¬

diennage des moutons.

Si le berger fait peur, justement, c'est parce qu'il est pauvre et sans attaches, avec en plus un élément irrationnel. Sa science vétérinaire, tout empirique, repose largement sur la connaissance des plantes et de leurs secrets.

Même chose pour les notions de géographie qui permettent au berger de s'orienter au long de la transhumance. En l'absence de cartes et bien sûr de panneaux indicateurs, il déchiffre les signes du paysage et lit sa route dans les étoiles. Tout cela, qui frôle la magie aux yeux des ignorants, explique pour partie la retenue craintive qu'inspire le berger.

Mais la crainte en certains cas peut conduire au respect, voire à la vénération. Dans les villages ou sous les remparts de la ville, ce sont les enfants bien souvent qui gardaient

les moutons. Or, les figures de petites bergè¬

res miraculeuses abondent dans le légendaire médiéval, de sainte Marguerite à sainte Geneviève et à Jeanne d'Arc, comme si la fonction captait au profit des êtres qui l'assu¬

ment - si chétifs, humbles et démunis soient- ils - les puissances surnaturelles. Et nous ver¬

rons que la tradition chrétienne honore les bergers, qui reçurent en primeur la nouvelle de la naissance du Christ et qui ont de ce fait leur place dans l'iconographie de la Nativité.

Berger conduisant des chèvres, des moutons, un âne et des vaches;

gravure sur bois, Augsbourg 1479

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QUAND NOS MOUTONS BÊLAIENT «AVÉ LASSENT»

IMPORTER LA LAINE SUR PIED Entretien avec Nicolas Morard

Les moutons qui peuplaient le paysage de Fribourg vers 1400 étaient-ils issus de races locales?

En partie seulement. C'est l'un des principaux problèmes que pose à l'historien l'essor de la production drapière à Fribourg: la laine indigè¬

ne était de qualité insuffisante pour affronter les marchés. Les autorités imposèrent donc l'emploi d'une matière première étrangère, forcément plus coûteuse, et naturellement les fabricants essayaient de tricher. Il y avait ainsi en ville de Fribourg et dans les environs, d'une part, des moutons indigènes dont la laine était destinée à la consommation domestique courante, qui ne faisaient guère l'objet d'un commerce avec paiement en argent, tout au plus de trocs; et d'autre part des troupeaux achetés à l'étranger, pour ali¬

menter la fabrication textile destinée à l'export.

Où allait-on acheter ces moutons?

A Genève. Plus précisément du côté de Meyrin, où se trouvait une sorte d'annexe de

la foire de Pâques destinée au bétail, qui aurait été trop à l'étroit dans les murs de la ville. On n'y vendait pas les moutons à l'unité, ni même à la paire comme c'était la coutume en Suisse, mais par lots de trente bêtes.

Cette pratique du trentenaire* était de tradi¬

tion dans le midi de la France, et les mar¬

chands venus de là-bas l'avaient probable¬

ment imposée à Genève.

Combien valait le mouton à la foire?

Environ une livre, ou vingt sous par tête, alors que le mouton indigène était deux fois moins cher. Vingt sous, c'était le salaire d'une semai¬

ne de travail pour un ouvrier qualifié, un maçon par exemple. Sur cette base, on voit qu'un mouton à la fin du Moyen Age valait, au bas mot, dix fois plus qu'aujourd'hui.

Comment se faisait le paiement?

En espèces. Des florins de Savoie, monnaie usuelle à Genève, et souvent des écus du roi de France, preuve que les vendeurs étaient

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de ses sujets. Si l'on pense que le maître de l'Hôpital des Bourgeois achetait facilement dix ou quinze trentenaires à la foire, on imagi¬

ne l'importance du transfert de fonds.

L'hospitalier ne se déplaçait d'ailleurs pas seul, mais escorté de son intendant ou «gran- gier» et de trois ou quatre garçons bergers qui ramèneraient les bêtes.

Quel itinéraire faisaient-ils suivre au trou¬

peau, de Genève à Fribourg?

La route longeait le lac, et on réglait des droits de péage à Chavannes, à Nyon, à Morges et à Lausanne. Ensuite, on ne pre¬

nait pas la vallée de la Broyé, mais la route

plus élevée qui passe par Rue (encore un péage, et toujours encaissé par la Savoie), Oron et Romont.

C'était chercher la difficulté, non?

Au contraire. Après Pâques, avec la fonte des neiges, la vallée de la Broyé devait être un bourbier impraticable. Il est constant au Moyen Age que les chemins de crête sont préférés aux fonds de vallée, parce que plus secs, à plus forte raison quand on n'est pas chargé de lourds bagages, qui font rechercher la voie d'eau. D'ailleurs, voyez ce qui se passe dans les décennies 1430-1440 avec le concile de Bâle. Tout le gratin de l'Europe méridiona¬

le s'y rend, et les documents nous montrent qu'à Fribourg se multiplient les vins d'hon¬

neur pour ces illustres personnages, qui font étape. Si la route normale avait passé par Payerne et Morat, Fribourg ne serait pas men¬

tionné si souvent dans les actes.

Que faisait-on des bêtes à l'arrivée?

On les tondait, puis on les expédiait se refaire une santé et une toison en montagne. La région de Planfayon commence alors à jouer un rôle important pour l'économie de Fribourg. Il faut croire que les pâturages étaient de qualité, puisqu'on pouvait tondre une seconde fois les moutons en septembre, ce qui ne paraît pas être de règle ailleurs. Pour l'hiver, on cherchait des pâturages dans les boucles de l'Aar et la région des lacs. Notez que la saison froide se faisait aussi sentir là- bas, on y connaissait aussi la neige! Mais le Seeland et les plaines de l'Aar sont si bien irri¬

guées que les réserves fourragères y devaient être particulièrement importantes.

La tonte, aux ciseaux (forces); gravure sur bois, Strasbourg 1493

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Les documents nous livrent plusieurs indices concordants de cette transhumance entre Préalpes et Seeland, notamment des contrats de louage de troupeaux qui ressemblent à nos contrats de leasing. Ces instruments per¬

mettaient aux bergers qui louaient les bêtes de devenir progressivement propriétaires d'une partie du troupeau, si tout se passait bien.

Peut-on connaître l'origine des moutons qui étaient achetés à Genève?

Nous connaissons en tout cas les éleveurs ou les marchands qui venaient les vendre à la foire: ces Jolivet, Julliet, Caillet, Richet, Bonnet, Lanet, portent des noms qui indi¬

quent généralement une origine lyonnaise, mais nous en connaissons qui venaient de régions situées plus au sud encore.

Et pourquoi les acheteurs fribourgeois ne se fournissaient-ils pas directement chez le producteur?

Cela s'est fait aussi. Nos concitoyens ont rendu visite plusieurs fois aux vendeurs de mouton du Lyonnais, ils sont même allés plus loin, jusqu'au Bas-Dauphiné. Pour le retour, ce devait être assez coûteux en droits de péage, plus les droits de pontenage pour franchir le Rhône ou l'Ain, sans oublier le «vin du ber¬

ger», c'est-à-dire l'entretien du personnel. Il était sans doute plus économique de s'appro¬

visionner sur la place de Genève.

Mais pourquoi acheter des moutons, plu¬

tôt que de la laine, directement?

Pour la même raison. A Marseille ou Aix, cen¬

tres d'achat des fines et réputées laines de

Provence, la pèse* de 4 kilos se négociait autour de dix sous. Rendue à Fribourg, elle valait entre dix-huit et vingt-deux sous.

Autrement dit, les coûts de transport dou¬

blaient le prix de la marchandise. Mieux valait donc importer la laine sur pied, si je puis dire, en achetant les moutons.

On n'achetait donc jamais de la laine en sac?

Si, parce qu'il fallait bien fournir les fabricants de drap quand leur activité tournait à plein.

Cette laine devait même être majoritaire dans la production de haute qualité. On achetait en sac des laines de Bourgogne ou de Flandre, voire d'Angleterre, sur le marché de Strasbourg ou de Francfort, et on payait en peaux (les basanes*) ou en draps. Mais on ne parle plus de nos draps dans les papiers stras- bourgeois à la fin du XVs siècle, preuve sup¬

plémentaire du déclin de cette industrie.

Et revendre la laine au lieu de la tisser?

On le faisait aussi. L'Hôpital des Bourgeois, qui possédait un bon millier de moutons, revendait chaque année plusieurs centaines de kilos de laine, et pas seulement aux cita¬

dins. Il existe des contrats passés avec des marchands d'Ivrea, dans le val d'Aoste, qui venaient à Fribourg vendre de la guède* aux teinturiers. L'Hôpital vendait à 12 ou 15 sous la pèse, autrement dit arrivait encore à faire un bénéfice sur la laine importée «sur pied», tout en restant en dessous du prix de la laine importée en sacs.

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LA VALORISATION DU MOUTON ET LORGANISATION DES MÉTIERS GENS DU CUIR, GENS DU DRAP Kathrin Utz Tremp

Le mouton fournit plus de produits essen¬

tiels que n'importe quel autre animal domes¬

tique, et le médiéviste Michel Pastoureau les énumère: «Viande, lait, laine, peau, grais¬

se, suif, boyaux, os, cornes». C'est dire que dans une ville du Moyen Age beaucoup de métiers concouraient à valoriser le mouton, et beaucoup de gens vivaient de cette bête.

Plus que les bergers et les bouchers, déjà sil¬

houettés (lire pages 27 - 28), plus que les fabricants de chandelles et de parchemin, les artisans du cuir et ceux du drap étaient importants dans la vie économique et socia¬

le de Fribourg.

Les premiers, installés au bord de la Sarine dans le quartier de l'Auge puis en Neuveville, formaient l'abbaye ou corporation des tan¬

neurs. Les seconds, bien présents en Neuveville mais aussi dans le quartier des Hôpitaux, sur les hauts de la rue de Lausanne et les pentes ensoleillées du Belzé, favorables à l'étendage des draps,

s'étaient organisés dans l'abbaye des tisse¬

rands, qui se réclamait de saint Sévère.

Car une corporation n'était pas seulement une organisation professionnelle, qui gérait l'admission des apprentis ou des compa¬

gnons dans le métier, surveillait la transmis¬

sion des ateliers à la mort des maîtres, régle¬

mentait la concurrence et les normes de fabrication. C'était aussi une confrérie reli¬

gieuse, qui entretenait un ou plusieurs autels ou chapelles, participait en corps aux proces¬

sions derrière ses grandes torchères de céré¬

monie, et faisait dire des messes à la gloire de ses patrons célestes ou pour l'âme des collè¬

gues défunts. En outre les corporations, qui avaient des tâches et des obligations militai¬

res, devaient fournir des hommes armés et instruits pour les campagnes (les «chevau¬

chées») décidées par le Conseil. A Fribourg, cependant, les corporations ne jouaient pas un rôle politique important, comme à Zurich ou à Bâle.

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•r

Hans Gieng, fontaine de Saint-Jean-Baptiste à la Planche-Supérieure, 1547 (p. 32: détail)

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Si toutes les corporations présentaient la même structure, les métiers et les secteurs de l'économie qu'elles encadraient étaient organisés de façon spécifique. Les branches du cuir et du drap apparaissent ainsi très dif¬

férenciées dans les actes des notaires fri- bourgeois.

L'atelier du tanneur

Les tanneurs forment un groupe assez com¬

pact et d'allure homogène. Bien qu'il existât des tanneurs de gros cuir (cheval, vache, porc) et des mégissiers, ou tanneurs de cuir fin (chè¬

vre, mouton, petits animaux sauvages), les documents ne distinguent guère entre les uns et les autres. A peine parle-t-on, ici ou là, d'un chamoiseur - autre nom pour mégissier. Il y eut pourtant, au moins à certains moments, une abbaye des Rotgerber ou tanneurs de gros, dont la maison corporative était située en l'Auge, place du Petit Saint-Jean, à l'endroit du restaurant qui porte encore aujourd'hui cette enseigne; et d'autre part une abbaye des Weissgerber qui se réunissait en Neuveville, près de la porte du Pertuis, à l'enseigne du Sauvage installée aujourd'hui à la Planche- Supérieure. Mais il est bien difficile de savoir, la plupart du temps, si les tanneurs que men¬

tionnent les documents (cerdones, en latin) appartiennent aux rouges ou aux blancs.

Parfois, même, apparaissent à leurs côtés des cordonniers ou des pelletiers-fourreurs.

Nous pouvons en déduire qu'aux yeux des contemporains les métiers du cuir n'étaient guère hiérarchisés, l'étiquette commune de

«tanneur» ne lésant personne... ou flattant tout le monde. Autre déduction possible: à

l'intérieur d'un même atelier de tannerie, il n'y avait guère de spécialisation, et tous les tra¬

vailleurs pouvaient exécuter l'ensemble des opérations.

Le textile: vers l'industrie

Rien de tel dans le secteur textile, dont les multiples métiers n'étaient pas situés sur le même plan quant au prestige ou au revenu.

Dans les registres notariaux, les contrats de service intéressant le textile sont proportion¬

nellement dix fois plus nombreux que ceux du cuir. Et la corporation elle-même est moins visible que les travailleurs ou leurs commandi¬

taires, sans doute parce qu'elle jouait un rôle moins important dans l'organisation de la pro¬

duction. Pour le dire d'un mot: le textile évo¬

luait déjà vers une organisation proto-indus- trielle, malgré la stabilité du modèle familial - celui de l'atelier dans la maison d'habitation, avec le maître, le compagnon et l'apprenti partageant la vie domestique.

L'ensemble du secteur était dominé par les teinturiers, derniers intervenants dans le pro¬

cessus de fabrication; ceux-là seuls étaient assez riches pour conduire une sorte d'inté¬

gration verticale, en achetant les machines (moulins à foulon, métiers à tisser) et en embauchant les travailleurs des étapes en amont. Dans les années 1400 ces gros teintu¬

riers, les Ferwer ou les Praroman par exem¬

ple, ne se salissaient plus les mains dans les cuves, ils avaient accédé depuis longtemps au statut de marchands. Au bas de la pyrami¬

de, les femmes principalement accomplis¬

saient - hors de tout statut - les tâches fasti¬

dieuses et mal payées dans la préparation de

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la matière première et dans la finition du pro¬

duit manufacturé. Entre les deux niveaux s'échelonnaient autant de professions qu'il y avait d'opérations entre la tonte des moutons et la vente du drap. Bien des détails nous échappent encore, mais on peut décrire le processus de fabrication comme suit.

En amont, mais aussi en marge des métiers du drap, la préparation de la laine devait être le fait d'une main-d'œuvre peu organisée, mal payée, formant un groupe informel où les fem¬

mes étaient à coup sûr nombreuses. Lorsqu'il fallait fournir aux tisserands, non pas une matière première importée «prête à l'emploi», mais en provenance de toisons fraîchement tondues, la préparation de la laine tenait en

effet d'opérations ingrates, essentiellement domestiques: laver, carder (peigner), filer.

Avec le tissage commence vraiment la fabri¬

cation du drap. Le tissage était masculin ou féminin: les textes parlent de «tissots et tis- sottes», ils interdisent «aux hommes et aux femmes» d'acheter de la laine filée hors du lieu de vente et du contrôle officiels. Un métier à tisser coûtait environ 6 livres, l'équi¬

valent peut-être de deux mois de travail.

L'outil n'appartenait pas souvent à l'artisan; il était généralement fourni par un marchand qui s'en réservait la production. Les tisse¬

rands semblent donc avoir été plutôt des tra¬

vailleurs à façon que de véritables indépen¬

dants, et en étudiant les registres fiscaux

Carder, filer, tisser (de droite à gauche);

gravure sur bois, Augsbourg 1479

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Nicolas Morard a montré que la grande majo¬

rité d'entre eux gagnaient plutôt modeste¬

ment leur vie.

Les apprêteurs de drap étendaient les pièces fraîchement tissées, pour les étirer, sur des

«rames» ou cadres installés en plein air, comme le montrent encore les vues de Fribourg par Grégoire Sickinger (1582) et Martin Martini (1606). Les lieux-dits Grandes- Rames ou Petites-Rames, à la Neuveville, en font mémoire. A ce stade, les draps semi-finis étaient une première fois munis d'un sceau, après contrôle par des inspecteurs officiels (mais s'agissait-il bien d'un métier ou seule¬

ment d'une fonction administrative?). Un sceau de cire rouge s'ils devaient être teints, de plomb s'ils devaient rester écrus.

Relevaient aussi de métiers spécifiques les opérations de finissage (tonte et apprêt), au terme desquelles intervenaient à nouveau des femmes. Car il fallait bien laver les draps, qu'on avait dégraissés à l'urine, les sécher, puis ôter à la main les petites «bourles»

(Noppen) qui s'étaient formées en surface. Le foulage qui intervenait alors s'effectuait de façon mécanique, dans les moulins à foulon installés au fil du Gottéron. Venait enfin la teinture, puis l'apposition du sceau définitif, qui portait le nom de la ville et sa tour emblé¬

matique sommée de l'aigle à deux têtes, car Fribourg était ville d'Empire. Le sceau garan¬

tissait l'origine en même temps que la qualité:

le «drap de Fribourg» était devenu une marque, et il fallait la protéger sur les marchés afin de garantir aussi le profit des teinturiers...

qui contrôlaient financièrement le tout.

Un mot, pour finir, sur l'univers mental des gens du drap. On a souvent observé que les tisserands avaient été particulièrement récep¬

tifs aux idées religieuses un peu extrémistes, qu'ils avaient pour tout dire un certain pen¬

chant pour l'hérésie. On a mis cette disposi¬

tion en rapport avec un travail qui laisse l'opé¬

rateur solitaire face à son métier, concentré sur ses fils, et qui le porte à gamberger en silence - à développer son intériorité, comme on dit aujourd'hui pour les tisserand(e)s d'art.

Il est difficile de se prononcer sur ce point, mais en effet les gens du textile formaient une partie non négligeable, et la plus active, des accusés et des suspects dans les deux procès menés par l'Inquisition à Fribourg contre les présumés hérétiques vaudois, en 1399 et 1430. Toutefois, on remarque dans ce groupe la présence de gros marchands-dra¬

piers et teinturiers aussi bien que de modes¬

tes ouvrières, ce qui permet - pour l'époque et l'endroit - au moins une hypothèse com¬

plémentaire.

Peut-être les gens du drap, chez nous, ont-ils été sensibles à la prédication des Vaudois dans la mesure même où ils avaient des rap¬

ports commerciaux avec les principales zones de développement de cette prédication - le Lyonnais, le Piémont, l'Allemagne méridiona¬

le ou la Bohême. Au demeurant, ils ont sans doute accueilli avec facilité les frères de la secte vaudoise arrivant de ces régions, puisque nombre de leurs collègues de travail spécialisés dans les opérations drapières en provenaient déjà.

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LES PEAUX DE MOUTON, MOYEN DE PAIEMENT

Johannes Amis, originaire de Bellegarde (Jaun), mais habitant Fribourg, sans avoir acquis toutefois la bourgeoisie de la ville, exerçait le métier de tanneur. En compagnie de sa femme, Anne, il acheta un jour au mar¬

chand Johannes Ganser, de Strasbourg, qua¬

tre pièces de drap de Saverne, une cité d'Alsace. Vu le prix: 48 florins d'or, ce devait être vraiment du tissu de haut de gamme.

Dans la monnaie lausannoise qui avait cours à Fribourg, ce prix d'achat correspondait à 33 livres. Mais le couple Amis n'était pas obligé de trouver pareille somme en espèces. Le

contrat prévoyait en effet un paiement en nature, sous la forme de basanes, c'est-à-dire de peaux de moutons tannées. Au tarif de vingt deniers la pièce, monnaie lausannoise toujours, les acheteurs pouvaient s'acquitter en remettant au vendeur 5 livres en monnaie seulement et... 400 basanes, seize peaux sur cent étant offertes en quelque sorte en prime. Autrement dit, Johannes et sa femme troquaient le fruit d'un travail artisanal contre

une marchandise qu'ils allaient, selon toute L'atelier du tanneur;

probabilité, revendre. Et cela fut enregistré gravure sur bois, devant notaire le 28 janvier 1383 (1384 pour Nuremberg fin XVIes.

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nous, qui ne faisons plus commencer l'année au 25 mars, fête de l'Annonciation, comme c'était alors le cas dans le diocèse de Lausanne).

L'acte, qui se trouve aux Archives de l'Etat de Fribourg (Registre des notaires 1009, fol.

112v), met en scène un tanneur ayant quitté ses Préalpes pour obéir à l'attraction de la ville. Il reflète aussi un courant d'échanges

bien établi entre la cité zaehringienne et l'Alsace, dont les foires et marchés pouvaient être atteints par la voie d'eau, Sarine-Aar- Rhin; pour une marchandise relativement lourde (400 peaux), le transport fluvial était préférable. Enfin, les termes du contrat mon¬

trent bien la porosité qui existait entre les deux principaux secteurs économiques de Fribourg, le cuir et le drap, aussi bien qu'entre les activités de production et de commerce.

LE CONTRAT D'APPRENTISSAGE D'UN «TISSOT»

Le 17 mars de l'an du Seigneur 1413 (1414 pour nous), le tisserand Nicolet Gonio, bour¬

geois de Fribourg, engagea un apprenti en la personne d'un jeune romontois, Aymon, fils de Jean Rogewy l'Aîné. Le contrat, passé devant notaire (Archives de l'Etat de Fribourg, Registre des notaires 21, fol. 79r), eut pour témoins un oncle du jeune homme, portant les mêmes nom et prénom que son père, mais établi comme boucher à Fribourg, et deux tisserands de la place:

Jean Griso et Nicod Clers, ainsi qu'un cer¬

tain Richard Blonay. Selon les usages corpo¬

ratifs, le patron s'engageait à nourrir l'ap¬

prenti et à l'instruire dans l'art du tissage, ainsi qu'à lui céder le tiers du bénéfice réali¬

sé et un peu d'argent pour ses besoins élé¬

mentaires; il lui paierait aussi la taxe d'en¬

trée dans la corporation. De son côté, l'apprenti verserait à son maître cent sous en monnaie lausannoise pour prix de l'en¬

seignement reçu, sous déduction de la part au bénéfice; et il le servirait bien et fidèle¬

ment dans son métier, durant une année entière à compter de la signature du contrat.

Celui-ci, fait assez exceptionnel, fut établi en deux exemplaires, un pour chacune des parties. Rédigé en latin, ce contrat d'appren-

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tissage met en scène des artisans indubitable¬

ment francophones, qu'ils soient de Romont ou de Fribourg. Leurs noms l'indiquent:

Rogewy (Rogivue?), Blonay... Le patron doit être assez âgé. Possédant la moitié d'une mai¬

son rue de la Neuveville, il est bourgeois de Fribourg depuis près de vingt ans. La chose est notable, parce que beaucoup de ses collè¬

gues tisserands n'ont en ville que le statut d'habitants; tels, sans doute, les témoins Griso et Clers (Clerc?). De l'apprenti, nous ne connaissons guère que l'identité.

La durée du contrat, un an, nous paraît courte.

D'une manière générale, l'apprentissage dure moins longtemps chez les tisserands que chez les tanneurs, car on peut tout de suite mettre le jeune homme devant un métier; et parce que l'apprenti produit presque immé¬

diatement, on prévoit sa participation (un tiers) au gain du patron. Mais corrélativement aussi, la taxe d'apprentissage est élevée.

Quant à l'espèce de cotisation corporative, que le texte latin mentionne comme une

«taxe de cierge», son origine est sans doute à mettre en rapport avec la fonction et les char¬

ges religieuses des corporations: entretien des autels dédiés à leur patron, ornements et accessoires processionnels, messes pour les confrères défunts et assistance aux orphelins qu'ils laissent.

Tisserand avec ses outils (navette, ciseaux, couteau); gravure sur bois, Lübeck 1499

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LE CHAPERON ROUGE D'AGNÈS WANNER

Agnès Wanner, dite Nesa, s'engagea le 10 avril 1409, par devant notaire (Archives de l'Etat de Fribourg, Registre des notaires 16, fol. 70v), à rembourser Hensli de Praroman d'un prêt de quatre livres, monnaie lausannoi¬

se, en travaillant pour lui comme apprêteuse de drap, «au tarif accoutumé», jusqu'à extinc¬

tion de la dette. La débitrice offrait en gage tous ses vêtements, en particulier le plus pré¬

cieux: un chaperon (rouge, mais oui).

Ce document offre un bon exemple de la rudesse des rapports sociaux dans le textile fribourgeois à la fin du Moyen Age. D'un côté le prêteur, une des figures les plus en vue de la branche: Hensli («Jeannot») de Praroman, bourgeois de Fribourg, fils de Jacques le tein¬

turier (t1407), teinturier lui-même, propriétai¬

re au Gottéron d'un moulin qu'il vient de transformer pour le foulage des draps. De l'autre l'emprunteuse, une silhouette qu'on peine à identifier dans le peuple des gagne- petit. Cette femme seule, non mariée, fille d'un simple habitant de la ville nommé Ymer Wanner, est dite de condition indépendante (sui iuris existens), ce qui signifie qu'elle ne peut compter que sur elle-même pour assurer son pain.

Elle doit travailler depuis un certain temps au profit de Hensli de Praroman, puisque selon le contrat elle va continuer à le faire au tarif habi¬

tuel pour le rembourser. Combien de temps?

Ce n'est même pas précisé. La rémunération d'Agnès échappe visiblement à tout cadre ou tarif corporatif, elle est au bon vouloir du patron. Le travail en question requiert une attention fatigante: débarrasser le drap, après rinçage, de toute les petites boules ou bou¬

cles de laine qui s'accrochent encore en sur¬

face. Pour ce travail évidemment féminin, puisque fastidieux et mal payé, le latin du notaire n'a pas de mot; l'acte parle d'ôter les Mütlen ou les Noppen. Dans la province fran¬

çaise, naguère, on parlait de «bourles».

Le montant de la dette n'est pas négligeable:

4 livres de Lausanne, cela représente la rému¬

nération de six semaines de travail pour un apprêteur de drap... quand il y a un vrai contrat de service, équilibré dans ses disposi¬

tions et conclu dans les formes. Ici, nous sommes en présence d'une hybridation entre un contrat de prêt et un contrat de travail, où seule la débitrice s'oblige et fournit un gage.

Le gage, parlons-en: ce n'est pas une part de maison, ni même un bout de pré, ni un animal domestique, ni un objet de prix. Outre le fameux chaperon rouge, son seul luxe appa¬

rent, c'est tout ce que la pauvre Agnès peut se mettre sur le dos (omnia alia vestimenta sua). Après, elle n'aurait plus que son corps à engager.

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LE CLAN DES PRAROMAN

Les Praroman, dont nous avons vu un repré¬

sentant prêter de l'argent à une ouvrière (page 41), formaient à la fin du Moyen Age une des plus riches et puissantes familles de Fribourg. Il faut entendre bien sûr le mot famille dans son sens le plus large. En fait, un vrai clan apparaît à l'historien qui embrasse d'un regard trois ou quatre générations de Praroman, avec un angle de vue assez ouvert pour englober les diverses branches et tenir compte de leurs alliances. Ce clan est forte¬

ment intégré, car les relations d'affaires redoublent et consolident les liens du sang et les mariages. Il tend aussi à couvrir toutes les dimensions de la vie économique, on aimerait dire: dans le secteur privé comme dans le secteur public, si cette distinction avait un sens pour l'époque.

On trouve donc chez les Praroman des teintu¬

riers, ou plutôt des marchands-teinturiers et entrepreneurs du textile, attachés à intégrer verticalement la filière du drap, comme ce Hensli qui devint le créancier de la pauvre Agnès Wanner. Il y avait de l'intelligence éco¬

nomique chez ces gens-là. Ils comprenaient que les gains augmentent à mesure qu'on se rapproche du marché, et tout naturellement ils ouvrirent, en association, une maison de négoce. La raison sociale Praroman &

Bonvisin apparut au début des années 1380.

C'était une affaire de famille, ou de familles,

qui intégra souplement les lignages alliés: les Wertzo, les Oguey. Avec le recul, si l'on dis¬

tingue au fil des textes entre associés pro¬

priétaires et cadres employés, il est bien diffi¬

cile de situer d'un côté ou de l'autre la réalité du pouvoir dans la compagnie; pour le moins, il semble certain qu'entre les premiers et les seconds n'existaient pas un fossé bien pro¬

fond. Les Praroman achetaient et vendaient de tout. Des peaux et du cuir, de la laine et du drap, bien sûr, mais ils approvisionnaient aussi la ville en métaux, précieux ou non, arti¬

cles de quincaillerie, papier, poudre explosive et canons. Leur zone de chalandise, d'abord locale et régionale, s'étendit progressivement au loin: ils installèrent un comptoir dans la ville d'Avignon. Ils investissaient leurs bénéfices non seulement dans le secteur textile (le moulin à foulon de Hensli!), mais aussi dans la métallurgie, exactement: la fabrication des faux, et le verre, dont ils commanditèrent la production dans des ateliers en Singine et au Guggisberg.

Du métier de négociant à celui de banquier, ils franchirent ainsi le pas, et ne s'arrêtèrent pas en si bon chemin. Non contents de prêter aux ouvrières de quoi, peut-être, assurer la soudu¬

re dans une période de chômage, les Praroman prêtaient à la ville elle-même, dans le cadre notamment de ses tentatives d'ex¬

pansion vers le Simmental. Ils étaient, pour

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cela, d'autant mieux placés que la fonction de trésorier de Fribourg dans ces décennies-là n'échappa que rarement, et brièvement, aux associés Praroman-Bonvisin. La distinction que nous essayons de faire entre affaires pri¬

vées et publiques n'était pas encore de mise...

Pareille réussite économique n'allait pas sans modifier le train de vie, et plus encore l'idéal de vie, de ces bourgeois, qui rêvèrent bientôt de remplacer les anciens seigneurs, la vieille noblesse féodale. Pour être bourgeois, il suffi¬

sait de posséder une maison en ville, et les Praroman en étaient largement pourvus. Pour vivre noblement, il fallait posséder des terres, auxquelles étaient attachés des droits sei¬

gneuriaux. Les Praroman trouvèrent cela en Singine. Mais une gratification d'ordre honori¬

fique ne pouvait gâter le tableau. L'ascension des Praroman fut vraiment accomplie quand l'empereur Sigismond leur accorda des let¬

tres d'armoiries, en 1436. Ironiquement, leur emblème héraldique était une arête de pois¬

son, ce qui n'évoque pas la prospérité à nos yeux. N'empêche. Par l'argent et la politique, les Praroman s'étaient rendus invulnérables.

Bien que largement impliqué dans les procès Eugène Reichlen en hérésie intentés contre les Vaudois, en armoiries de la famille 1399 plus qu'en 1430 d'ailleurs, le clan s'en

de Praroman tira sans dommage.

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Hans Gieng, la fontaine 44 de Sainte-Anne (1560),

détail: l'écharnoir (couteau à deux mains pour racler les peaux), outil et symbole des tanneurs.

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LA RÉUSSITE DU DRAP FRIBOURGEOIS, MYTHE ET RÉALITÉ

CENT KILOS D'OR DANS LA TOISON Entretien avec Nicolas Morard

Vous qualifiez de «réussite économique»

la performance de l'industrie lainière à Fribourg dans les premières décennies 1400, mais comment peut-on la mesurer?

Oui, cette réussite est incontestable. On peut l'apprécier sur plusieurs critères. Le volume de la production des draps, pour commencer, avec un pic à 14'000 pièces et une moyenne annuelle qu'on peut estimer à 10'000 pièces en tout cas. Considérez aussi le volume d'em¬

ploi généré par la laine: le secteur textile occu¬

pait jusqu'à 30 ou 40 pour cent de la «popula¬

tion active» de la ville, si tant est que cette notion est bien adéquate à une époque où toute la famille, enfants compris, travaillait à la production. Autre élément d'appréciation:

l'activité drapière dégageait une marge brute d'environ 30%.

Mais comment peut-on estimer la valeur monétaire de notre production de drap?

Le prix médian des draps vendus tournait autour de 5 à 6 livres la pièce. Pour une pro¬

duction moyenne de 10'000 pièces, admet¬

tons donc une valeur de 50'000 livres. Cela représente dix fois le budget de la ville... Si nous calculons en espèces, non plus en mon¬

naie de compte, nous arrivons à un total de 33'333 florins. A 3 grammes d'or la pièce de monnaie, cela signifie que la production dra¬

pière moyenne de Fribourg équivalait à cent kilos d'or, ce qui était - déjà - considérable. Il s'agit bien sûr d'un calcul théorique. On ne réglait pas tout en or.

Où vendait-on ces draps?

Il faut voir la commercialisation en cercles concentriques. Les débouchés de la région n'étaient pas négligeables du tout. Les cam¬

pagnes de la Gruyère, du Pays-d'Enhaut, de la Singine contenaient une clientèle assez riche, plus prospère du moins que celles de l'ouest et du Pays de Vaud. Il existait aussi un fort débouché à Neuchâtel, avec des relais à Estavayer, à Payerne; sur cet axe broyard cir¬

culaient aussi les marchandises que nous

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