PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE DROIT DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS
LE CORPORATISME
CORPORATISME
ET
ÉTATISME
ET SYNDICALISME
LIBRAIRIE DU RECUEIL SIREY, PARIS
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LE
CORPORATISME
DU MÊME AUTEUR :
La Crise du Capitalisme, 1 vol. in-8° écu de 138 pages. Librai¬
rie du Recueil Sirey, 1934.
Doctrines Sociales et Science Economique, 1 vol. in-8° de 204pages. Librairie duRecueil Sirey, 1929.
Léon Duguit et l'Economie Politique, 1 brochure in-8° de 40 pages. Librairie du Recueil Sirey, 1933.
LesDoctrines Economiques enFrance depuis 1870, 1 vol. in-16 de 220 pages. Collection Armand Colin, 3e édit., 1934,
avec un appendice sur «Les doctrines devant la crise actuelle ».
Georges Sorel (1847-1922), 1 vol. in-12 de 67 pages. Collection
«Etudes surle Devenir Social », tomeXXII, Rivière, 1927.
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GAETAN PIROU
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE DROIT DE
L'UNIVERSITÉ
DEPARIS
LE CORPORATISME
CORPORATISME
ET
LIBÉRALISME
CORPORATISME
ET
ÉTATISME
CORPORATISME
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LIBRAIRIE DU
RECUEIL SIREY, PARIS
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LE CORPORATISME
Avant la guerre, le
corporatisme occupait
unsecteur très restreint sur le large
éventail des
grandesdoctrines économiques et sociales. Il avait
trouvé pourtant à la
fin du xixe siècle
unthéori¬
cien original et vigoureux en
la
personnedu
mar¬quis de la Tour
du Pin \ A
sasuite,
sesdisciples
— qui se
rangeaient
sousla bannière soit de l'Ac¬
tion Française, soit du catholicisme
social,
—pré¬
conisaient le retour au régime corporatif comme
moyen de rétablir
l'ordre dans la société moderne.
1 Cf. Vers un ordre social chrétien, Beauchesne, 1907 ; Aphorismes de politique sociale, Beauchesne, 1909.
Sur la
Tour du Pin : voirles livres récents de : De GailhardBancel
(Pion, 1925); J. Rivain (Cahiers de la Revue Critique,
1926);
Ch. Batjssan (Flammarion, 1931); Mlle Bossan de Garagnol
(Beauchesne, 1934). A l'occasion du centenaire
de la nais¬
sancede la Tourdu Pin, d'intéressantsnumérosspéciaux ont
été publiés par la Revue du Siècle (mars-avril 1934),
le bulle¬
tin de l'U.C.F. (avril 1934), la France Catholique (21 avril
1934) et surtout la Documentation Catholique (13
octobre
1934) qui contient une très abondante bibliographie et
des
extraits des principaux articles suscités par le
centenaire.
M. Firmin Bacconnier a donné à L'Action Française une
importante étude sur la Tour du Pin (numéros
des 17 et
24 février, 3, 10 et17 mars et 1er avril 1934). Signalons enfin
un article de M. Robert' Vallery-Radot dans la Revue Hebdo¬
madaire (21 avril 1934).
8 LE CORPORATISME
Les uns et les autres d'ailleurs ne fournissaient
point du corporatisme une interprétation tout à fait identique: les premiers, adeptes du « politique
d'abord »ysoutenaient que la corporation ne don¬
nerait son plein effet comme instrument de disci¬
pline économique que si le rétablissement d'un monarque héréditaire au sommet de l'Etat assurait
l'arbitrage entre les divers intérêts professionnels;
les autres mettaient l'accent de préférence sur les données spirituelles et morales du problème ; quand ils parlaient des corporations, leur esprit se
reportait moins à l'organisation économique du
xvne ou duxviii6 siècle qu'à la viesociale du moyen âge où les institutions baignaient en quelque sorte dans un milieu de fraternité et de charité où de¬
meuraient vivants les préceptes de la morale chré¬
tienne. Au total monarchistes et catholiques so¬
ciaux ne formaient qu'une petite fraction de
l'opinion \ Les grands débats de doctrines se
livraient beaucoup plutôt autour de la notion de
syndicat. Les individualistesassistaientàl'essor des
syndicats avec quelque méfiance en raison des ris-
1 Dans la magistrale préface à la seconde édition de son
livre De la division du Travail social, E. Durkheim esquisse
une doctrined'après laquelle lacorporation deviendrait «l'or¬
gane essentiel de la vie publique». Durkheim est cependant fort éloigné des vues de la Tour du Pin et de ses disciples
et sa position est en réalité plus proche du syndicalisme que du corporatisme. Cf. Bernard Lavergne,- Le Gouvernement des démocraties modernes, Alcan, 1933, t. I, pp. 176 et ss.
RENAISSANCE EN FRANCE 9
ques qu'ils font
courir à la liberté individuelle et à
l'ordre capitaliste,
cependant
queles socialistes
voyaient dans
le syndicalisme
undes
germesde
la société de l'avenir \
Ces syndicats, sur
lesquels
toutle monde avait
les yeux fixés,
tantôt
onles considérait
commeles
cadres d'une armée en bataille, tantôt comme
les
instruments d'un règlement organique et
pacifi¬
que des relations entre
le capital et le travail. Pour
tous, sympathisants ou
adversaires, réformistes
ou révolutionnaires, ils étaient l'expressionmoderne
de l'organisation
professionnelle, dont la
corpora¬tion ne représentait qu'une
image désuète et péri¬
mée.
Aujourd'hui, la
situation
estrenversée. Un
nom¬bre croissant d'esprits se tournent vers
l'idée
cor¬porative et se
demandent si elle n'est
passeule
capable de résoudre
les difficultés actuelles et de
mettre fin au chaos économique et social. Les tra-
ditionnalistes ont tout naturellement profité de ce
regain de faveur pour
reprendre,
enl'assortissant
dedéveloppementsnouveaux,
la doctrine de la Tour
duPin. Pourn'enciterquequelques-uns,
MM. Fir-
min Bacconnier 2, Eugène Ma thon 3, Pierre
Lu-
1 Cf. G. Pirou, Les doctrines économiques enFrance depuis
1870, 3€ édit.., 1934, pp. 85 et ss. et 210-212.
2Firmin Bacconnier,Le régime corporatif(10,ruedu Havre.
Paris, 9e).
3 Eugène Mathon, La corporation base de l'organisation éco-
10 LE CORPORATISME
cius V Pierre Gaxotte 2, ontfourni à cet égard dans
des livres, brochures ou articles récents, un effort intéressant de description et de démonstration.
Mais surtout — et c'est là ce qui me paraît le plus significatif— le mot et l'idée de corporation trou¬
vent aujourd'hui audience dans des milieux qui naguère les eussent dédaigneusementécartés. Ainsi le grand socialiste belge Henri de Man (en deux articles parus dans Le Peuple de Bruxelles 3 et
opportunément reproduits par l'Homme Nou¬
veau 4) s'est livré à une curieuse réhabilitation du
corporatisme dont il soutient qu'il faut « non
point l'excommunier mais l'exorciser », entendez parlà l'intégrerdans la doctrine socialiste. D'après
de Man, le corporatisme traduit une triple ten¬
dance : 1° à la production par
l'entreprise
auto¬nome ; 2° à l'organisation coopérative des consom¬
mateurs ; 3° à l'organisation syndicale des pro¬
ducteurs. Il exprime la volonté de « self-govern-
ment » des groupements professionnels ou sociaux et, selon de Man, le corporatisme ainsi compris se concilie parfaitement avec le socialisme libéral au-
nomique, Berger-Levrault, 2e édit., 1934. Cf. également J. Le
Gour-Grandmaison, Comment envisager unprogramme de res¬
tauration1 sociale par la corporation, F.N.C., 1934.
Pierre Lucius, Faillite du capitalisme, Payot' 1932 ; Re¬
naissance du capitalisme, Payot 1933 ; Les révolutions du xxe siècle, Payot, 1934.
- Pierre Gaxotte, Je suis partout, juillet-septembre 1933.
•' Numéros du 25 juillet-ler aoilt 1934.
* Numéro du 1er septembre 1934.
RENAISSANCE EN FRANCE 11
quel vont ses
préférences \ Il
ya plus : tandis que
naguère les
séductions du corporatisme ne sem¬
blaient guère tenter que
des hommes d'expérience
et de sens rassis, ce sont
aujourd'hui les jeunes
qui le
plus volontiers
selaissent gagner par elles.
L'Ordre Nouveau lui consacrait
le 15 avril dernier
tout un numéro très sympathique
\ MM. Robert
Francis, ThierryMaulnier,
J.-P. Maxence dans leur
ouvrage Demain
la France 3 le mettent à l'hon¬
neur. Le « plan du 9
juillet
»4, recherchant sous
l'égidedeJules Romains les points sur lesquels
pourraient
s'accorder les jeunes de toutes opinions,
des Croix de feu aux Néos, place
la réorganisation
corporative de
l'économie parmi les objectifs essen¬
tiels à atteindre. Sij'ajouteque
le Comité de Salut
Economique que
préside M. Nicolle
aélaboré en
1 M. Marcel Déat ne craint pas non plus de mettre en ve¬
dette de son programme de reconstruction l'idée et le mot
de corporation. Cf. par exemple cette déclaration : «
Toutes
les possibilités de rajeunissement de l'Etat
gravitent autour
de l'idée corporative » (République, du 19 juin 1934.
2 Cf. en particulier dans ce numéro l'article de
MM. René
Dupuis et Alexandre Marc.
3 Bernard Grasset, 1934. Voir également le numéro
spécial
de la revue Politique, de mai 1934 et de nombreux articles
dans Esprit en 1933 et 1934.
4 Gallimard, 1934. Toutefois un « addendum»
remplace
l'expression «Conseil National des.Corporations» par
celle de
«Conseil National Economique ». Les jeunes-radicaux sont
également sympathiques à l'idée corporative.
Cf.
par exem¬ple l'article de M. A. Armengaud, D'un
essai d'organisation
corporative dans le Bulletin d'Action
Radicale
quepublie
l'Information Sociale (n° du 27 sept. 1934);
12 LE
CORPORATISME
septembre dernier un projet très détaillé (qui ne
comporte pas moins de 60 articles) 1 sur l'organi¬
sationcorporative, que A.
Dommange
enaprésentéunautre condenséen quarante propositions2,quele Front National, dans son Manifeste du 18 octobre, préconise la restauration des corporations, qu'un grand journal d'information comme le Matin qui
sait trouver les sujets propres à éveiller une réson-
nance dans l'opinion, mène campagne dans le
même sens, j'aurai relevé un nombre suffisant de
symptômes — et l'on en pourrait indiquer bien d'autres 3 — de la vogue extraordinaire et impré-
1 Le texte en a été donnéparla RevueHebdomadaire, n°du 21 août 1934.
z On en trouvera le texte dans un article de M. A. Laffay,
Etat3 Moderne, juillet 1934.
Les plus récentesnous sontfournies: 1°parl'adresse remise le o novembre 1934 à M. G. Doumergue sous les auspices de l'Union Nationale des Combattants par un
ensemble de grou¬
pements représentant 3 millions et demi de membres. Elle réclame «la possibilité légale de discipliner l'économie par l'organisation des professions » ;
2° Par le vote au 21e Congrès de l'Union des Intérêts Eco¬
nomiques (séance du 13 novembre) d'un ordre du jour de¬
mandant « une réorganisation professionnelle basée sur la reconnaissance légale d'une seule Fédération de Syndicatspar corporation de façon à supprimer la multiplicité des orga¬
nismes3° Parreprésentatifsl'annonce d'unedanssemaineune mêmed'étudescorporationpréparatoires» ; à la
Semaine Socialed'Angers (1935) etconsacrée aucorporatisme.
Une brochure de M. E. Duthoit, Corporation? De quoi s'agit- il? pose de manière très nette le problème (Notes de Doctrine et4°d'Action,Par l'ouvertureoct. déc.d'une1934, 16,sériedud'exposésPlat, Lyon)sur le; corporatisme
aux séances du samedi de l'Union pour la Vérité. Le premier
RENAISSANCE À L'ÉTRANGER 13
vue dont bénéficie aujourd'hui l'idée
corporative
dans l'esprit du public
français.
Si enfin nous jetons un coup d'œil par
delà
nos frontières, ce ne sont plus seulement des théoriesou des projets mais des textes
constitutionnels qui
nous apportent la preuve des progrès
du
corpora¬tisme. En Italie, un longtravail législatif s'est ter¬
miné par la loi du 5 février
1934 qui
créeles
cor¬porations de catégorie
\ La nouvelle constitution
de ces exposés a été fait le 10 novembre. Les comptes rendus
en seront publiés dans le Bulletin de l'Union.
1 Sur l'économie corporative en Italie, il existe déjà une très abondante littérature de langue française. Pour la pé¬
riode antérieure à la loi du 5 février 1934, on pourra se repor¬
ter àla thèse très documentée deM. Rosenstock-Franck (Lille, 1934), à l'étude de M. F. Perroûx, Economie corporative et
Système capitaliste (Revue d'Economie Politique, sept-oct.
1933), à l'article de M. Paul Simon (Annales de la Société
scientifique deBruxelles, série D, numéro de mars-juin1934),
En ce qui concerne la loi du 5 février 1934, la brochure de
M. Jean Lescure, Le nouveau régime corporatif italien (Edi¬
tions Domat-Montchrestien, 1934) reproduisant en annexe le
texte de la loi et la liste des corporations telle qu'elle a été
donnée dansle Corriere délia Sera (numéro du 18 mai 1934).
Cf. également la description du nouveau régime dans une
Lettre d'Italie, de M. Gentizon (Le Temps, 7 juin 1934) et
dans le livre deM. A.-E. Guillaume, Les corporations enItalie,
Société d'Etudes etd'Informations économiques, 1934. Surles rapports entre le syndicalisme et le corporatisme en Italie,
cf. E. Fucile, Le mouvement syndical et la réalisation de
l'Etat corporatif en Italie, Rivière, 1930 et Parodi : Etude de l'organisation professionnelle en régime fasciste, Thèse Gre¬
noble, 1933. Unetraduction française du livre de M. Giuseppè
Rottaï, L'Expérience Corporative a été publiée en 1932 par les Nouvelles Editions Latines. Elle contient la reproduction
14 LE CORPORATISME
autrichienne du 1er mai 1924 a entendu organiser
l'Etat sur une base corporative et le chancelier
Schuschnigg poursuit l'application de cette ré¬
forme instaurée par son prédécesseur le chancelier Dollfuss \ La nouvelle constitution du Portugal (19 mars 1933) fait aussi une large place au cor¬
poratisme 2. Le décret pris le 26 novembre 1926 par le dictateur Primo de Rivera (et nonabrogé parles
gouvernements ultérieurs) institue en Espagne, à l'exemple de la Charte Italienne du Travail de 1926, 27 groupes corporatifs 3. Il n'est pas jusqu'à
d'un certain nombre de discours prononcés et de rapports écrits par cet auteur à l'époqueoù il prit, commeMinistre des
Corporations, unepart importante à l'élaboration dunouveau
régime. De même la traduction française du livre de Musso¬
lini, Le fascisme (Denoel et Steele, 1933), reproduit les prin¬
cipaux discours du Duce. M. G. Bassani a décrit la politique économique du corporatisme fasciste dans un article très
synthétique du numéro spécial de la Revue d'Economie Po¬
litique,1 sur l'Economie dirigée (sept.-oct. 1934).
Sur la nouvelle constitution autrichienne du 1er mai 1934, cf. l'article de M. B. Mirkine-Guetzévitch dans l'Année Poli¬
tique, octobre 1934. Le texte (traduit en français) de cette nouvelle constitution autrichienne a été donné par la Docu¬
mentation Catholique (numéro du 21 juillet 1934). Cf. le discours prononcé par le chancelier Schuschnigg le 31 octo¬
bre 1934, veille du jour où ont été constituées les nouvelles chambres2 On trouveraprévueslepartextela constitutionde la constitution(Temps portugaise dudu 2 nov.).
19 mars 1933 (traduit par M. Pompei) dans l'Annuaire de l'Institut International de Droit public, 1934 et un commen¬
taire dans3 l'article précité de M. Mirkine-Guetzévitch.
Sur le décret espagnoldu 26novembre 1926, cf. l'articlede M. Pic, Le corporatisme contemporain, Revue politique et parlementaire (10 septembre 1934) où l'on trouvera aussi un
exposé documenté des législations récentes de l'Italie et de
RENAISSANCE À L'ÉTRANGER 15
la législation
hitlérienne récente (loi du 20 janvier
1934 entrée en vigueur
le 1er mai) qui n'ait été
considérée souvent commeune
adaptation à l'Alle¬
magne du
corporatisme italien, encore qu'à la
vérité elle relève
plutôt de l'économie « caporali-
sée » \
Unmouvernentd'une
telle ampleur et d'une telle
généralité s'explique assurément par des raisons
profondes. Pour
quel'on se tourne de tous côtés
vers le corporatisme,
il faut qu'il réponde à cer¬
taines aspirations,
à certains besoins, à certaines
nécessités de l'heure
présente. En les recherchant,
nous comprendrons
les motifs de la vogue actuelle
de l'idée corporative.
l'Autriche. Cf. aussi Joseph-Barthélemy,
La crise de la démo¬
cratie contemporaine, Sirey, 1931.
1 Sur la loi allemande (loi du 20
janvier 1934), on pourra
consulter deux articles de M. Laufenburger
dans la Revue
Politique etParlementaire
(avril 1934) et dans la Revue d'Eco¬
nomie politique (juillet-août
1934), ainsi que l'étude de
H. vonBeckerathdanslenuméro
spécial delà R.E.P. sur l'Eco¬
nomie dirigée (septembre-octobre
1934). M. Robert Goetz,
dansson intéressantethèse :Les
syndicats ouvriers allemands
après la guerre explique
bien les raisons de l'effondrement
du syndicalisme allemand,
naguère si puissant.
I. Et d'abord, que faut-il
entendre exactement
par
corporatisme? A
mon sens,le régime corpo¬
ratif implique que
chaque profession, dûment
organisée au
préalable, reçoit des attributions ré¬
glementaires
d'ordre économique, voire d'ordre
social, le cas échéant, même,
d'ordre politique.
Précisons parun
exemple
concret ce quecette défi¬
nition a d'un peu abstrait. Tous ceux
qui partici¬
pent à titre
de
patron,d'ouvrier, de technicien à
l'exercice d'une industrie sont considérés comme
formant un corps. Par l'organe
de
sesreprésen¬
tants (choisis dans des
conditions dont
nous pou¬vons négliger les
modalités), la corporation du
textile; par exemple,
règle les problèmes qui
se rapportent à cetteindustrie, elle fixera les condi¬
tions delafabrication, le statut dutravail, la durée
de l'apprentissage.
Elle
pourrarecevoir la mission
de distribuer les allocations familiales, d'organiser
les assurances sociales, cequi la conduira à
posséder
un patrimoine
corporatif. On peut concevoir enfin
qu'elle nomme des
délégués à
uneassemblée qui,
forméeainsi d'élus des diversesprofessions et
plus
généralement de tousles
corpsde la nation,
pren¬drait dans la structure politique du pays
la place
d'une des assemblées parlementaires
actuelles. Il
20 LE CORPORATISME
convient toutefois de noter qu'il n'y a pas une liaison nécessaire entre l'idée d'une organisation corporative des professions et celle d'une chambre professionnelle et qu'on peut concevoir que l'une
existesans l'autre. Tel que lecomprennent ses par¬
tisans d'aujourd'hui, le régime corporatifn'entend
pas être une simple résurrection des corporations
de l'ancienne monarchie. Celles-ci, on le sait,
étaient aménagées sinon au profit tout au moins
par le fait d'un seul élément de la production : les
maîtres. Les ouvriers — qui s'appelaient alors les
compagnons — ne participaient aucunement au fonctionnement de leurs divers rouages et les asso¬
ciations d'ouvriers— les compagnonnages —sont toujours demeurées en marge du système, assez mal vues de la corporation qui les eût sans doute supprimées si elle l'avait pu. Personne ne songe à
remettre en vigueur un tel régime. Il va de soi
que le groupement des ouvriers formerait néces¬
sairement une des assises, un des piliers de l'orga¬
nisation corporative parallèlement à l'organisation
des chefs d'entreprises. Des contacts seraient offi¬
ciellement établis, à l'intérieur de chaque profes¬
sion, et aux divers étages locaux, régionaux, natio¬
naux. entre le capital et la main-d'œuvre afin de dégager, au-dessus desoppositions d'intérêts entre patrons etouvriers, la volontécommune etla règle
de la profession.
Pour achever de marquer la physionomie du
LA NOTION DE CORPORATISME 21
régime corporatif, un dernier
point doit être pré¬
cisé. Il ne suffit pas, pour que ce régime
existe,
que l'association
professionnelle soit très dévelop¬
pée/ tant chez les patrons que
chez les ouvriers, ni
même quecette double action
collective ait conduit
à des accords plusou moins stables entre
le capital
et le travail. On ne peut parler vraiment d'un ré¬
gime corporatifque si, à l'état
de fait,
sesuperposeun état de droit, c'est-à-dire si les dirigeants de la corporation ont officiellement
pouvoir de parler
en son nom, si la corporation a mission de formu¬
ler des règles auxquelles dans la profession tous
devront se soumettre. Le régime corporatif impli¬
que par conséquent quelque chose
de plus
quedes
groupements libres et des
adhésions volontaires.
Il n'existe que si la corporation est constituée en.
une sortede groupement de droitpublic, qui,
dans
sondomaine, faitla loiet l'imposeauxréfractaires.
II. Des explications que nous venons
de donner
il résulte que l'essor du corporatisme ne peut se fairequ'aux dépenset en quelque sorteà
l'encontre
à la fois dela libertéde l'individu et du pouvoir de
l'Etat. La corporation édicté des
lois
et parlà, elle
remplit une fonction qui, en son absence,revient
normalement aux pouvoirs publics nationaux.
Ainsi par exemple, elle se substitue à
l'Etat
pour la distribution des indemnités en cas d'invaliditéou de maladie. D'autre part, puisque la corpora-
22 le corporatisme
tion parle au ïiom de la profession, et astreint à
ses directives tous ceux qui l'exercent, elle limite singulièrement la libre initiative des individus qui,
sur tous les points que touche la réglementation corporative, cessent de pouvoir faire ce qui leur plaît et d'agir à leurs risques et périls. Or, précisé¬
ment, la vogue dont jouit aujourd'hui le corpora¬
tismeest, pourunelarge part, fonction de ladouble
crise que connaissent, dans le domaine doctrinal,
l'individualisme et l'étatisme.
S'agit-il d'abord de l'individualisme?
Sans revenir sur un procès qui a été bien sou¬
vent fait 1, il suffira de rappeler brièvement que
quelques-uns des maux économiques et sociaux
dontnoussouffrons si durement àl'heureprésente,
sontattribuables, sansdoute, àcequenotrerégime économique actuel comporte d'individualisme.
N'est-ce pas parce que chaque producteur a, dans
sa sphère, latitude de fabriquer quand il veut,
comme il veut et autant qu'il veut, que ces efforts anarchiques accumulés aboutissent à une produc¬
tion qui, au total, dépasse sinon les besoins du
moins les possibilités d'achat des consommateurs?
N'y aurait-ilpas, dès lors, avantage à remplacer ce chaos par un ordre et une discipline? Et qui serait
1 Cf. G. Pirou, Les doctrines économiques en France depuis 1870, Collection Armand Colin, 3^ édit. 1934 ; La crisedu capi¬
talisme, Sirey, 1934.
LIBÉRALISME ET ÉTATISME 23
plus qualifié pour
les imposer
quedes hommes
appartenant à la
profession, choisis
parelle,
capa¬bles de connaître les possibilités techniques et de
suivre les fluctuations des débouchés pour y adap¬
ter préventivement les variations
de la produc¬
tion?
Servie par la décadence du
libéralisme, la
causecorporatiste l'est plus encore
peut-être
parl'impo¬
pularité de l'étatisme.
Les interventions de la puis¬
sance publique dans le
mécanisme de la vie écono¬
mique ont été, depuis
1914, extrêmement
nom¬breuses et diverses. Ceux-là mêmes — dont nous
sommes — qui pensent que l'on ne peut
condam¬
ner en bloc cet interventionisme, que souvent il a été nécessaire, que parfois il a évité des catas¬
trophes sociales ou politiques,
doivent loyalement
reconnaître que le bilan de l'étatisme comporte un passif singulièrement
lourd. Et d'où proviennent
les défectuosités et les dangers de l'intervention de
l'Etat dans les affaires économiques? Essentielle¬
ment de deuxcauses: enpremierlieu, desonincom¬
pétence. Les organes de
l'Etat
sont,de
touteévi¬
dence. aménagés en vue de fins
politiques
etadministratives et ne sont nullement préparés aux
besognes nouvelles qu'on a
voulu leur confier. Et,
en second lieu, du caractère nécessairement tyran- nique de l'action de l'Etat qui ne peut
s'exercer
que de l'extérieur et par
contrainte. On aperçoit
combien, à ce double égard, une réglementation
24 LE CORPORATISME
corporative serait préférable. N'offrirait-elle pas toute garantie de technicité, puisqu'elle émanerait
d'hommes habitués au maniement des choses éco¬
nomiques, aptes à connaître la diversité des situa¬
tions particulières et à y adapter les mesures à prendre? Ne serait-elle pas assurée aussi de ne soulever, dans l'application, qu'un minimum de résistance, du fait que les intéressés, même s'ils
étaient gênés par les prescriptions corporatives, s'y plieraient de meilleure grâce sachant qu'elles
émanent de leurs représentants et qu'elles ont ainsi un caractère d'auto-limitation qui fait défaut
à la contrainte étatique?
III. Pourqu'une doctrine ait chance de passerdu plan du rêve sur le terrain de la réalité, il ne suffit pas qu'elle soit séduisante en théorie, il faut aussi qu'elle prenne son point d'appui dans les faits, et
qu'elle en soit en quelque sorte la systématisation
et le prolongement. Le corporatisme à cet égard peut invoquer de solides arguments.
Quelles sont en effet les caractéristiques essen¬
tielles de l'évolution économique contemporaine,
considérée particulièrement dans les grandes na¬
tions de l'Europe occidentale et aux Etats-Unis
d'Amérique? Le trait dominant en est le pouvoir
croissant des groupes, et les problèmes les plus aigus de la politique économique et sociale se
LES ENTENTES INDUSTRIELLES 25
posent en conséquence
de
cetteaccession des
groupesà un rôle de
premier plan.
Sous des noms différents et avec des modalités
diverses — où se reflètent les particularités de leur tempérament propre et
de leur situation
natu¬relle, — toutes les grandes nations, depuis un demi-siècle, ont vuapparaître et grandir
progressi¬
vement les ententes industrielles et commerciales.
En présence de ce fait nouveau,
l'attitude de l'opi¬
nion publique et de l'Etat a passé par
plusieurs
phases pour aboutirsensiblement
aumême point
entous les pays. Tout d'abord, on a vu
d'un
mau¬vais œil les accords entre chefs d'entreprises. La philosophie
individualiste qui avait commandé la
suppression des
corporations de l'Ancien Régime
engendrait une méfiance
insurmontable à l'égard
de tous les corps intermédiaires, on a donc
songé
à proscrire les groupements
de chefs d'entreprise.
Ce fut en France l'application plusieurs
fois
pro¬noncéedel'article419 du CodePénalauxsyndicats
deproducteurs. Ce fut aux
Etats-Unis le Shermann
Act. Nullepart onne puts'en
tenir
à cetteattitude
négative qui, manifestement,allait
àl'encontre
d'unetendance naturelle, et à certains égards bien¬
faisante, de l'évolution économique. L'entente
entre chefs d'entreprises est la conséquence
de la
concentration, qui, elle-même, est la
résultante de
la concurrence. Quand elle intervient, comme il
arrive souvent, sur un marché crue les excès de la
26 LE CORPORATISME
lutte concurrentielleoules progrès troprapides de l'outillage mécanique ont déséquilibré en y créant
la surproduction et en y avilissant les prix, l'en¬
tente fait œuvre utile si elle rétablit un minimum de discipline, si elle réadapte la production aux
besoins, si elle relèveles coursà un niveauqui per¬
mette une rémunération honorable pourles agents de la production. Il y a donc en fait parfois de
bonnes ententes. Quand ils l'eurent compris
les pouvoirs publics en arrivèrent non seulement à desserrer leurs prohibitions primitives, mais même
à favoriser la constitution de tels accords, voire
à les empêcherde se disloquer enles transformant de formations facultatives et libres en institutions
obligatoires. Déjà en 1910, l'Allemagne avait ainsi
sauvé le cartel de lapotasse. Pendant la guerre, un peu partout, des consortiums ont été constitués à
l'instigation de l'Etat là où ils ne se formaient pas
spontanément. Et les économistes libéraux avaient tort de croire qu'il ne s'agissait là que d'institu¬
tions exceptionnelles nées de circonstances anor¬
males et dont rien ne survivrait quand la paix
serait revenue. Dans un certain nombre de législa¬
tions récentes, en particulier depuis le début de la crise, on retrouve de la part de l'Etat cette même tendanceà setournervers les ententesindustrielles
et commerciales pour leur confier le soin de disci¬
pliner la production \
1 Cf. 1° le décret italien du 16 juin 1932 sur les consor-
LES ENTENTES À L'ÉTRANGER 27 Toutefois des difficultés graves subsistent que l'on n'a pasréussi encore à
résoudre, qui peut-être,
tiums obligatoires (qui a été du restetrèspeu appliqué). Voir
sur ce point les articles précités de F. Perroux et de
G. Bassani dans la R.E.P., 1933 et 1934 ;
2° Les AgriculturalMarketing Acts anglais de1931-1932-1933
qui prévoient la création de comités de marchés lorsque les
2/3 des producteurs représentant les 2/3 de la capacité de
production le demandent, avec pouvoirs très étendus de con¬
trainte sur la minorité. Des comités ont été effectivement
constitués au nombre de 5 (lait, pommes de terre, houblons,
porcs et lards) sur le fonctionnement desquels M. L. Robbins
apporte d'intéressants renseignements dans un article récent
de la R.E.P. (n° spécial sur l'Economie Dirigée, septembre-
octobre 1934);
3° La loi allemande du 15 juillet 1933, qui ouvre à l'Etat la
faculté d'établir des cartels obligatoires dans les branches de
production, agricole ou industrielle, où la libre concurrence
donnedes résultatscontraires à l'intérêtpublic. M. W. Darré,
qui est Ministre de l'Alimentation depuis l'avènement du
National-Socialisme, a poursuivi systématiquement la poli¬
tique de cartellisation dans l'agriculture et créé quatre grou¬
pements (lait-œufs-animaux de boucherie-céréales) à l'inté¬
rieur desquels règne une rigoureuse discipline. [Cf. les arti¬
cles de MM. von ©ietze (pour l'agriculture) et von Beckerath
(pour l'industrie) dans le numéro spécial de la R. E. P. sur
l'Economie dirigée];
4° La constitution de cartels obligatoires en Pologne dans
les houillères, les sucreries, les exploitations pétrolifères et
métallurgiques. Cf. à cet égard l'article de M. H. Devillez,
L'expérience polonaised'économiedirigée, (RevuePolitique et
Parlementaire, 1®mai 1934).
Surl'ensemble du problème desrapportsentre les cartels et
l'Etat voir, les études réunies dans le deuxième Cahier de
Droit Etranger sous le titre : Les Ententes industrielles et
commerciales en France, U. S. A., Pologne, Allemagne, avec
une abondantebibliographie, Sirey, 1932. Voir aussi la discus¬
sion du projet de loi sur les ententes économiques devant la
Société d'Etudes Législatives dans le Bulletin de cette Société,
1933.