ment marqué cette nature légale et
réglementaire
de l'accord collectif 3 et aperçu les conséquences
1 Raoul Jay, Qu'est-ce que le contrat collectif de travail ?
(Revue d'Economie politique, 1907). Cf. également'P. Bureau,
Le contrat de travail, Alcan, 1902.
2 Dans son Manuel de Droit constitutionnel, 1907, puis de façon plus détailléedans son grand Traité de Droit constitu¬
tionnel.
3 Cf. ces lignes très significatives de M. G. Ripert dans son beau rapport à la Société d'Etudes Législatives sur les
ententes qui montrent bien l'étroit parallélisme entre les
deux faces,économique et sociale, du mouvement. « L'entente
32 LE CORPORATISME
qui en résultent, dont la plus importante est la né¬
cessité d'accorder à la règle inter-syndicale une
valeur absolueet générale. Ilsavaient fait scandale.
Aujourd'hui, les législations les plus récentes don¬
nent du contrat collectif de travail une interpré¬
tation conforme à ces vues naguère hérétiques.
Mais ici encore on aperçoit aisément que dans
une ambiance qui demeure, par ailleurs, placée
sous le signe du droit individualiste et du groupe¬
ment libre, il n'est pas facile de consacrer pleine¬
ment la tendance réglementaire des accords collec¬
tifs. On l'a bien vu en France quand au lendemain
de la guerre a été discutée la loi surles conventions
collectives du travail. A ceux qui auraient voulu
que le législateur contraignît les isolés et les
ré-fractaires à subir la loi inter-syndicale, il fut ré¬
pondu —etl'argument était sansréplique —qu'en
un pays où le syndicalisme est libre et privé, où peuvent exister, pour une profession et pour une
région données, plusieurs syndicats d'orientation différente, où, bien souvent, lamajorité despatrons
n'est pas un contrat productif d'obligations liant deux per¬
sonnes déterminées. Elle a un autre objet et une autre portée.
Elle lie l'activité future des intéressés dans leursrapports avec les tiers. Elle leur prescritou leur interdit deproduire ou de vendre. Elle est règlement plus que contrat, statut plus que convention. Elle donne la loi de la profession, la règle corpo¬
rative. Elle crée un droit nouveau inférieur au droit né de la loi, mais supérieur au droit contractuel. » (p. 257).
LA LOI PROFESSIONNELLE 33
et des ouvriers se tient à l'écart detoute formation
syndicale, il serait abusif et choquant de confier à
desgroupements, dépourvus peut-être d'autoritéet
de sérieux, le droit d'incarner la volonté de la pro¬
fession, de parleren son nom et de faire la loi pour tous \ Si donc l'on estime que la réglementation
du statut du travail par un accord entre la collec¬
tivité des patrons et la collectivité des ouvriers est préférable à l'anarchie individualiste et à la tyran¬
nie de la loi d'Etat, ne convient-il pas, prenant
commebase l'institution du contrat collectifdetra¬
vail telle qu'elle s'est développée spontanément
dans la réalité et portant l'évolution à son terme logique, de l'élever à la hauteur d'une institution publique ? Par là nous sommes ramenés au système corporatif : affiliation obligatoire despatrons etdes
ouvriers dans les cadres de la corporation, accord
collectif officiellement établi entre les uns et les autres, caractère de loi professionnelle générale
donné à cet accord. Et l'entente ne serait-elle pas rendueplus aisée et plus solide entre représentants
du capital et représentants du travail, du fait que leurs formations s'encastreraient dans l'ensemble
corporatif tandis qu'à l'heure actuelle, elles s'af¬
frontent commel'émanation de classes aux intérêts
divergents, au-dessus desquelles n'existe aucun
1 Dans le même sens : P. Lahoque, Le statut légal des syn¬
dicatsfrançais, (L'Homme Nouveau, 1er novembre 1934).
34 LE CORPORATISME
organisme chargé de dégager l'intérêt commun
de
la profession?
Une dernière observation achèvera de montrer dans le régime corporatif le couronnement
de
l'évolution interne qui abouleversé, sous la
grande
industrie, les rapports économiques et
sociaux.
Qu'il s'agisse des cartels et des trusts ou
des
syn¬dicats et des accords collectifs de travail, les
formes nouvellesd'organisation sontnées de la né¬
cessité où l'on se trouve d'édicter des règles com¬
munes et d'y plier les volontés
individuelles. Pour
comprendre cette nécessité,il suffit de
songer quesi des réfractaires réussissent à se soustraire à la règle collective, cette règle
elle-même fatalement
sombrera. Un cartel n'est assuré de faire respecter
les prix et les contingents qu
'il édicté
ques'il
con¬trôle vraiment lemarché. Unsyndicat ouvriern'est
en mesure de faire respecter, pour ses membres,
le minimum de salaireinscrit dans une convention collective que s'il élimine la sous-concurrence d'ouvriers non syndiqués. Ainsi
l'uniformisation
se fait toujours, la question n'est que
de savoir si
elle se fera par en haut ou par en has,
si l'existence
de réfractaires ou d'isolés entraînera pour tous la
chute des prix et des salaires ou si
l'assujettisse¬
ment detous à la règle donnera à celle-ci certitude
de vie. Partout où le problème se pose en ces ter¬
mes le droit de l'individu doit fléchir devant la
LA RÈGLE COMMUNE 35 nécessité collective ; les isolés doivent s'incliner et
sesoumettreàlarègle commune parceque, s'ils ne le font pas, leur résistance cause àl'ensemble de la profession un préjudice qui excède singulièrement l'avantage que leur apporterait, à eux, la sauve¬
garde de leur pleine indépendance \
1 Dans le même sens, cf. J. Paul-Boncour, Le fédéralisme économique, Thèse, Paris 1900; Paul Bureau , op. cit. ; G. Scelle, Le droit ouvrier, coll. A. Colin, 1922.
En retraçant les causes de la renaissance récente de l'idéecorporative, nousavonsmis enlumière les arguments que l'on peut invoquer en faveur de
cette doctrine et nous avons essayé de les exposer
sans les affaiblir. Pour prendre une vue complète
du problème, il nousfautmaintenant éclairer l'au¬
tre aspect des choses, et montrer que la réalisation
du corporatisme soulève à divers égards de très sé¬
rieuses difficultés. En indiquant sur quels points
ces difficultés risquent de se produire, nous allons
être conduits à apercevoir les limites auxquelles l'application du principe corporatif risque de se
heurter et les obstacles avec lesquels il devra com¬
poser!
Finalement, on s'apercevra que les chancesde réalisation sont moins pour un corporatisme
absolu etintégral que pour un corporatisme limité,
\assoupli, intégré,
subordonné^ Il
enest du
corpo¬ratisme commede toutesles grandes constructions doctrinales, il ne peut passer dans la vie qu'en se
faisant infiniment plus modeste qu'ilnel'était dans
la théorie. Mais on verra en outre que le corpora¬
tisme suppose pour fonctionner d'une manière
satisfaisante un « climat » politique et social qui
ne conviendra peut-être pas, quand ils en auront pris clairement conscience, à tous ceux que le
sys-40 LE CORPORATISME
tème corporatif, dans sa notion purement théori¬
que et technique, aura un moment séduits.
I. Les commentateurs les plus sympathiques à
l'idée corporative — tel M. Olivier-Martin qui y a consacrél'an dernierun très remarquable cours de doctorat1, — ne dissimulent pas que cette institu¬
tion présente un caractère statique qui l'oriente plutôt dans lesens de la conservation traditionnelle
despratiques existantes que surle chemin des inno¬
vations etduprogrès. Au degré près, la corporation
est, comme le régime des castes, une sorte de cris¬
tallisation d'un ordre de choses déterminé. Elle classifie les métiers et elle risque d'immobiliser, de
« clicher » en les consacrant par un compartimen¬
tage officiel, la spécification et la structure des
activités économiques dans l'état où elles se trou¬
vent au moment où les corporations sont consti¬
tuées. a L'organisation corporative, écrit M. Oli¬
vier-Martin, estun essai de rationalisationde la dis¬
tribution et de la production. En partant de cette idée, il faut par conséquent maintenir à sa place chaque corporation quoi qu'il en coûte. C'est une
besogne délicate parce que les circonstances éco¬
nomiques évoluent sans cesse et rendent quelque¬
fois difficile le maintien pur et simple du statu
1 Les Cours de droit, 1934. (Reproduction autographiée.) Cf. également les ouvrages classiques de MM. Marttn-Saint-Léon, E. Levasseur et G. Fagniez.
sous l'ancien régime 41 quo. » (p.
157).
Et cet auteurd'évoquer les
pro¬cèsqui divisèrent, sousl'Ancien
Régime, les
corpo¬rations en conflit sur les limites de leurs fonctions respectives (vinaigriers et distillateurs,
bouchers
etcharcutiers, rôtisseurs et pâtissiers, passementiers
et boutonniers). En ce qui concerne ces derniers,
une déclaration royale du 15 mai
1736,
émise àla
demande de lacorporation despassementiers, n'hé¬
sita pas à interdire la fabrication des
boutons de
drap qui, plus solides et moins chers,faisaient
auxboutons en passementerie une concurrence
redou¬
table. De même, un arrêt du 10 avril
1736
prohibala vente des toilespeintes afin de protéger celle
des
étoffes de soie. Recherchant les raisonsde
ces me¬sures prohibitives, M. Olivier-Martin
dégage la
doctrine qu'ellestraduisent : il faut citer
les
termesdont il se sért, parce qu'ils émanent d'un
historien
non suspect d'hostilité à l'égard du
corporatisme
:«Pour une besogne donnée, il existe une corpora¬
tion qualifiée; il faut défendre cette
vieille
corpora¬tion qui a rendu des services et qui a prouvé son utilité par sa durée même. Nos
anciens
ontdu
res¬pect pourles choses qui ont duré, parce
qu'ils esti¬
ment qu'une affaire ne dure pas sans justifier son existencepardes services. Leursentimentest
d'être
prudent à l'égard d'innovations qui vonttroubler
la vie de choses consacrées par l'usage » (p. 153).
Tout cela montre bien le caractère conservateur et
42 LE CORPORATISME
statique du principe corporatif 1 et induit à penser que les avantages d'ordre, d'équilibre, de stabilité qu'il comporte risquent d'être achetés au prix
d'une certaine rigidité qui sera une gêne pour le progrès technique. Le système, pourtant, a fonc¬
tionné pendant de longs siècles, mais n'oublions pas, d'abord, qu'il n'était pointgénéralet compor¬
tait au contraire de très larges exceptions. Dans les petites agglomérations et dans les campagnes, le monopole et la réglementation n'existaient pas. A Paris même, au xviif siècle, on ne comptait pas
1 Caractère qui avait été bien aperçu par Ch. Renouvier
(( Le système des corporations..., puisant leurs forces en des traditions et des coutumes, maintient en toutes choses un
règne de l'habitude. » Philosophie analytique de l'histoire,
t. IV, p. 536. Personne n'a souligné le danger avec plus de force que M. Paul-Boncotjr dans un passage, souvent repro¬
duit, de sa thèse sur le Fédéralisme Economique. «On peut craindre que ces groupements à la souveraineté desquels sera conférée une compétence obligatoire, auxquels il suffira d'exprimer leur volonté pour l'imposer à tous, tendent fata¬
lement à empêcher tout progrès nouveau, à conserver jalou¬
sement les situations acquises dont ils seront l'expression
ou du moins à entraver leplus possible leschangements qu'ils
ne pourront empêcher. C'était là l'esprit des corporations...
Mais qu'on ne s'y trompe pas, c'est aussi l'esprit des groupe¬
ments professionnels modernes. Les machines n'ont quelque¬
fois pas d'adversaires plus terribles que les groupements qui représentent l'industrie dans laquelle elles s'emploient. Dans les groupements d'aujourd'hui comme dans la corporation de jadis les majorités sont plutôt hostiles aux transformations »
(p. 419). Oncomprend queM. Joseph Caillaux, qui est hostile
au néo-corporatisme se soit emparé de cette déclaration pour
en tirer argument en faveur du libéralisme, (cf. sa préface à E. Cazalis, Syndicalisme ouvrier et Evolution Sociale, Rivière, 1925).
sous l'ancien régime 43 moins de 10.000 artisans libres et, dans lequartier Saint-Antoine, l'industrie du meuble échappait complètement à l'organisation corporative. Quand,
auxvii6et auxvui9siècles, les manufactures se sont répandues en France, on a pu introduire les tech¬
niques nouvelles parce que ces manufactures
avaient été délibérément placées en dehors du sys¬
tème. 11 y avait là une diversité qui cadrait bien
avec lacomplication et l'empirisme des institutions
de l'Ancien Régime. Comme le fait justement re¬
marquer M. Joseph-Barthélemy 1, il est à craindre
qu'uneréglementation moderneneprétendeà plus
de généralité parce que nous sommes aujourd'hui épris d'absolu et de logique à un plus haut degré
que nos ancêtres. M. J. Barthélémy en conclut qu'on doit rejeter le corporatisme. A tout le moins peut-on lui accorder qu'on risquerait peut-être de
ralentir leprogrèstechnique et d'ossifier les parties
demeurées souples de notre économie si l'on en voulait faire uneformulegénérale applicableà l'en¬
semble de la production.
Les partisans du néo-corporatisme répondent, il
est vrai, que l'organisation qu'ils préconisent
s'abstiendrait soigneusement de brider l'initiative personnelle des chefs d'entreprises. La discipline
collective se bornera à des points qui ne touchent
1 Dans un article du Temps où il commentait le cours de M. Olivier-Martin.
44 LE CORPORATISME
pas à la gestion même de l'affaire,
elle
ne préten¬dra régler niles techniques mises en œuvre,
ni les
quantités produites, ni les prix. Mais, nesommes-nous pas fondés à nous demander si la
corporation
ne deviendra pas, du même coup, inapte à
remplir
cette fonction régulatrice du marché que, par ail¬
leurs, on entend lui confier. Très caractéristique à
cet égard me paraît être le flottement de pensée
que l'on peut relever dans une récente brochure
d'un des interprètes les plus qualifiés du corpora¬
tisme, M. Eugène Mathon. « La corporation, écrit-il, (p. 16) devra se préoccuper de
maintenir
la concurrence qui oblige chacun à l'effort et d'as¬
surer le jeu de l'intérêt individuel, qui est le sti¬
mulant de toute l'activité économique. Chacun (c'est l'auteur lui-même qui soulignecette phrase)
doit être libre de vendre où etcommeilveut, d'aug¬
menter ses usines ou ses affaires. » Mais ces lignes
sontimmédiatement suivies de celles-ci qui en res¬
treignent singulièrement la portée : « S'il y a sur¬
production, ce sera à la corporation d'aviser ; les
moyens sont connus : ou diminution de la pro¬
ductionimposéepar mesurecollectiveourecherche
de débouchésnouveaux ouélimination des éléments les plus anciens oules moins bien organisés. » On
voit ici qu'il n'est pas possible d'assurer la disci¬
pline corporative en sauvegardant intégralement la
liberté de l'entreprise individuelle et qu'il faut
nécessairement choisir.
LE PLURALISME 45
Seulement — et ce sera notre conclusion sur ce