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Mardi 9 Février 1943 14H
Chérie adorée,
Par quoi commencer ? J’ai tant de choses à te dire pour la dernière fois.
Tout à l’heure on va appeler pour désigner ceux qui doivent partir en déportation.
Je figure dans le 2ème convoi.
Le 1er convoi est parti du camp ce matin : mille hommes, femmes et enfants.
A 5 heures du matin j’étais là pour assister à cette horrible tragédie, …je voulais vivre et m’imprégner de la scène dont je serai bientôt moi-même le figurant.
Quelle terrible exhibition. … Dans la nuit noire, froide, triste, éclairée juste autour des malheureux. … On a tiré dehors des enfants grelottants, des mères, des vieillards, même des malades. …
Tous grelottaient attendant leur tour pour monter en autobus, grelottaient aussi tous ceux qui voulaient voir.
On voudrait pleurer on voudrait crier… mais hélas on se résigne, ceux qui restent ceux qui partent. Tout le monde est résigné. Le moral ? Il y en a qui disent que leur moral est bon. Mais ceux-là sont des inconscients … car quand on va vers ce terrible inconnu qui s’appelle déportation comment rester calme et confiant. …Quel peut être le moral de cette malheureuse horde … qui a attendu hier depuis 7h et demi du matin dans la cour toute la journée, la sinistre formalité de la fouille.
Il est 15h1/4
Le chef d’escalier vient annoncer « vous pouvez vous préparer pour le coiffeur » C’est la toilette du condamné à mort.
Donc plus d’illusions. Nous avions encore gardé un peu d’espoir que le convoi ne serait pas formé pour jeudi 11 courant. Hélas il faut se préparer.
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Demain matin nous descendrons à la fouille. Aucune force humaine ne peut arrêter la machine inexorable de ma destinée.
Chérie nous allons nous quitter. Mon cœur est faible.
Laisse-moi pleurer un peu. Cela me soulage. Qui sait quand nous nous reverrons.
Car il faut que je sois courageux. Il faut que je sois fort pour pouvoir surmonter les terribles épreuves qui m’attendent.
Où nous mènera-t-on. On dit à Metz au camp de Bretcho. Mais on dit tant de choses.
On raconte qu’on va nous enfermer plombés dans des wagons à bestiaux avec un demi-pain pour toute nourriture. Combien durera le voyage ? Mystère. 3-4 jours ou plus ? L’embarquement parait-il est brutal … commandé par les allemands.
J’espère que tu as reçu mes lettres. Ton colis que je t’ai demandé tarde tant et j’ai faim. Comme on souffre de la faim ici. Je voudrais manger au moins une bonne fois avant de m’en aller.
Si demain matin je ne reçois rien ni de toi ni de Marie ni de Madame Georges, alors il faudra partir le ventre vide.
Chérie pardonne-moi si je te fais souffrir. Mais je te dis tout.
Tâche de surmonter ta douleur atroce. Tu m’aimeras un peu plus si c’est possible à cause de ma souffrance, de la terrible souffrance que j’endure.
Une fois en route je te promets d’être courageux car je n’aurai plus à compter que sur moi-même. J’essaye de mater ma faim en mangeant très doucement et très lentement le peu qu’on nous sert. Et je ferais de même tant que je pourrai. Mes deux compagnons attendent dans l’angoisse aussi l’arrivée de leur colis.
Quelle lamentable vision. Vision de l’enfer, ceux qui attendent leur colis. Chacun espère ainsi prolonger un peu son agonie. Cependant Maurice m’a promis de me donner un peu de nourriture dans l’espoir que si après mon départ ton colis arrivait
… il en prendrait livraison. Lui aussi est à court. Car il s’attend à être déporté bientôt
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au 3ème convoi. Il a l’air courageux et décidé. C’est un fort et à même de défendre âprement son existence.
Il est 16 heures. Je viens d’être tondu. J’ai l’air d’un bagnard, mais d’un bon et brave bagnard. Cependant les scènes se suivent et apparaissent palpitantes. Les
nouveaux internés arrivent sans arrêt, presque toute la journée, ils vont probablement être déportés de suite.
On nous conseille confidentiellement de mettre le plus d’objets sur notre corps, car les bagages enfermés dans un wagon à part risquent de se perdre en route. A la fouille on enlève surtout tout coupant, contondant, piquant même fourchette, ni rasoir, ni couteau ni aiguille ni surtout crayon et papier à lettres. Il faut disparaître sans laisser de trace et être rayé du nombre des vivants.
Le trafic à cette heure atteint des proportions effrayantes. Quelle terrible ironie. Le commerce avant de s’élancer dans le gouffre.
On vend de tout pour récupérer un bout de pain, quelques morceaux de sucre, un peu de confiture.
Le paquet de cigarettes vaut 500 francs et même plus.
Une portion de pain vaudra demain 3 ou 400 francs (les 250 grammes), une boîte de confiture 1 000 francs, un kilo de miel 2000 francs, une paire de chaussures qu’on ne trouverait pas pour 2000 Francs vaut 3 à 4 portions de pain et celui qui la convoite attendra à la dernière minute pour la payer moins cher. On vole, …on enlève tout ce qu’on trouve pour pouvoir en faire une monnaie d’échange contre du pain.
Un morceau de sucre vaut de 6 à 8 francs, un oignon 20 francs mais personne n’en veut. J’ai trouvé au fond de mon sac deux petits oignons égarés dans le linge. Je les ai offert en cachette à un pauvre vieux qui s’est jeté à mes pieds pour m’embrasser en criant et pleurant « je meurs de faim. Je n’en n’ai plus pour longtemps. Ecrivez à ma femme de ne pas me laisser mourir ». Cependant, il est plein d’espoir car il prie tout le temps. Je voudrais être comme lui.
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On assommerait, on tuerait si on ne craignait pas les gendarmes. L’égoïsme est dune férocité inouïe. Incroyable est la lutte de chacun pour soi. Les plus jolies femmes se donneraient pour une portion de pain… et ne trouvent pas preneurs.
Telles sont les scènes que nous vivons ici prises au hasard. Car il y a d’autres scènes à glaner à la pelle. On n’a qu’à se baisser. On se demande si c’est possible, car nous sommes dans l’antichambre d’un tombeau. La Haute-Silésie nous attend.
Combien arriveront à destination.
19h. J’ai fini ma soupe et suis monté chez Maurice qui s’est montré très bon et généreux. J’ai mangé à ma faim des tartines de pain, avec du beurre et de la confiture, une tasse de chocolat, du sucre.
Quelle aubaine et quel bonheur. Sois lui en très reconnaissante, car il a été vraiment gentil.
Demain il me donnera un bout de pain, 15 morceaux de sucre, un peu de confiture et une boîte de conserve. Avec cela et le colis d’un de mes amis, à la rigueur on tiendra le coup.
J’ai toute la journée de demain à espérer.
Chérie, chérie. Il faut terminer ma lettre, car j’ai beaucoup de choses à faire. Mes bagages, ma procuration pour le colis, etc.
Demain matin mercredi 10 la fouille ; ensuite parcage dans la chambrée sur la paille ; ensuite jeudi matin, embarquement.
Mon esprit à cette heure est calme et reposé.
J’espère surtout que tu comprendras quelle confiance j’ai en ton esprit et ton courage autrement je n’aurais pas pu te décrire toutes ces choses tristes et douloureuses.
Mais je veux que tu saches et que tu me comprennes. Espère en mon retour. Peut- être les événements ne laisseront pas consommer notre perte et que j’arriverai à m’en tirer. Si je reviens, je veux te retrouver vaillante et debout et bien portante.
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Chérie, j’espère que tu m’écouteras. Ne te laisse pas aller au désespoir.
Et maintenant au revoir ma toute adorée. Tu sais combien je t’aime et cela me suffit et me soutiendra.
On tâchera mes amis et moi d’être gais et courageux.
Au revoir ma chérie petite chérie. Je t’aime au-delà de toute imagination et je te quitte avec l’espoir de te revoir bientôt.
