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DROIT CONSTITUTIONNEL

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Travaux dirigés 2020/2021

DROIT CONSTITUTIONNEL

LICENCE 1 (groupe 3)

(Cours de Madame le Professeur Anne LEVADE)

Propos introductifs

I. Présentation générale des travaux dirigés de droit constitutionnel :

A/ Organisation des séances de travaux dirigés

On se contentera de rappeler brièvement les grandes lignes d’organisation des séances de travaux dirigés.

Tout d’abord, les travaux dirigés sont conçus comme un complément de l’enseignement magistral. Afin d’en tirer profit, le cours doit être su et assimilé. Les séances de travaux dirigés permettent d’analyser, de manière détaillée, certains aspects des thèmes développés dans le cadre du cours. Elles sont donc, pour l’étudiant, l’occasion de se référer aux textes des Constitutions, des déclarations de droits, des lois, etc., sans perdre de vue que ces textes sont interprétés par la pratique qui en complète – et parfois en modifie – le sens.

De plus, les TD sont l’occasion de mettre l’accent sur l’actualité que l’étudiant devra donc suivre en lisant la presse, car le droit constitutionnel, comme toutes les branches du droit, est un droit vivant et situé dans la cité, en perpétuelle mutation. Il sera d'ailleurs tenu compte de cette actualité dans les fiches de travaux dirigés.

Ensuite, les fiches de travaux dirigés sont conçues de telle manière qu’il est indispensable de lire tous les documents qui y figurent. Les séances de travaux dirigés seront l’occasion d’expliciter le fil directeur de la fiche puis d’étudier chaque document de manière approfondie.

Enfin, dans la perspective des examens, des exercices seront faits collectivement en séance. Ces exercices sont essentiellement au nombre de deux : la dissertation juridique et le commentaire de document. L'apprentissage de la méthode ne peut se faire que progressivement, en suivant les conseils donnés par les enseignants en travaux dirigés.

En toute hypothèse, quel que soit l'exercice effectué, l'attention de l’étudiant est attirée sur les exigences des disciplines juridiques. Les analyses doivent être construites suivant un plan logique et cohérent, écrites dans un langage clair et soigné. Il est donc nécessaire de comprendre la

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définition des principaux termes pour éviter les erreurs de terminologie juridique et les contresens.

On insiste tout particulièrement sur le fait que les épreuves soumises aux étudiants ne sont pas des exercices de style mais l’apprentissage de la technique du juriste qui, tout au long de sa carrière, est appelé à répondre à des problématiques de fond à partir de l’analyse critique de documents juridiques. Il ne s’agit donc pas de figures imposées mais bien d’une première approche des métiers du droit.

B/ Programme du semestre

Le semestre comporte douze séances de travaux dirigés qui suivront le plan du cours et seront organisés à partir de trois fascicules.

Le premier fascicule portera, après des propos introductifs relatifs à l’organisation des séances de travaux dirigés et à la définition du droit constitutionnel, sur la théorie générale de l’Etat.

Y seront successivement abordés : 1. L’Etat en droit constitutionnel 2. Les formes de l’Etat

3. La Constitution

4. Constitution, hiérarchie des normes et contrôle de constitutionnalité 5. La démocratie.

Le deuxième fascicule sera consacré aux régimes politiques et articulé en trois temps : 1. Séparation des pouvoirs et typologie des régimes politiques

2. Le régime parlementaire : modèle britannique et modèle allemand 3. Le régime présidentiel : l’exemple des Etats-Unis

Enfin, un troisième fascicule, qui servira aussi de base de travail au second semestre, abordera l’histoire constitutionnelle française.

N.-B. :

- Si la situation sanitaire le permet, un galop d’essai sera organisé, en amphithéâtre et dans les conditions de l’examen terminal, pour l’ensemble des groupes, au mois de novembre.

II. Définition du droit constitutionnel :

R. Carré de Malberg, Contribution à la Théorie générale de l’Etat, Paris, Sirey, 1922, réed°

Paris, Dalloz, 2004, pp. 499-500

(…)

Au fond, toutes les observations qui viennent d’être faites, se ramènent à cette vérité, qui peut paraître naïve et qui est cependant profonde, à savoir que le droit constitutionnel présuppose toujours une Constitution en vigueur. Par droit constitutionnel il faut entendre, non un droit qui n’existe que dans l’Etat déjà constitué ou pourvu d’organes réguliers. Pour le juriste, il n’y a pas à rechercher de principes constitutionnels en dehors des Constitutions positives. L’argument qui consiste à faire abstraction de toutes les règles constitutionnelles en vigueur et à supposer une Constitution à créer de toutes pièces, est inconciliable avec la

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notion même de droit constitutionnel. Car, cette sorte de droit ne peut se concevoir que dans le cadre d’une Constitution préexistante. Au-delà de la Constitution, il ne subsiste plus que du fait.

(…)

L. Duguit, Manuel de droit constitutionnel, Paris, de Boccard, 1923, réed° Paris, Université Panthéon-Assas (Paris II), 2007, pp. 38-39 et p. 46

(…)

Au droit public externe on oppose le droit public interne, comprenant toutes les règles s’appliquant à un Etat déterminé. Une première partie du droit public interne groupe les règles de droit qui s’appliquent à l’Etat pris en lui-même, qui déterminent les obligations qui s’imposent à lui, les pouvoirs dont il est titulaire et aussi son organisation intérieure. On suppose que l’Etat n’entre pas en relation avec d’autres personnalités et on étudie les règles qui s’appliquent ainsi à l’Etat dans ce qu’on pourrait appeler sa vie intérieure ou plus exactement, les règles qui régissent les rapports des gouvernants entre eux et avec leurs agents. Cette première partie du droit public interne est extrêmement vaste. Cela tient d’une part à ce que l’époque moderne est arrivée à la notion précise de l’Etat de droit et a compris que le but essentiel à poursuivre est de limiter l’Etat par le droit, en déterminant rigoureusement et minutieusement ses droits et ses obligations, et d’autre part à ce que le rôle de l’Etat moderne s’accroissant chaque jour, son organisation intérieure devient chaque jour plus complexe. Cette première partie du droit public interne, on l’appelle souvent le droit constitutionnel (prenant le mot constitutionnel dans un sens très large, et non plus dans le sens étroit où on l’emploie pour désigner les lois constitutionnelles rigides). Cette expression droit constitutionnel est mauvaise, précisément parce qu’elle prête à la confusion que nous signalons. Cependant, elle passe de plus en plus dans l’usage, et pour nous y conformer c’est le titre que nous avons donné à ce livre, qui est exclusivement consacré à l’étude de cette première partie du droit public.

(…)

On étudiera plus tard les différents moyens qui ont été imaginés par l’art politique : séparation des pouvoirs ou des fonctions, création de hautes cours de justice. Mais quelque ingénieux que soient ces procédés, ils ne peuvent jamais assurer une sanction certaine du droit constitutionnel. C’est pourquoi on a eu raison de dire qu’il arrive toujours un moment où les constitutions n’ont d’autre sanction que la loyauté des hommes qui les appliquent.

(…)

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G. Vedel, Manuel élémentaire de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1949, réed° Paris, Dalloz, 2002, pp. 3-7

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C. Eisenmann, « Droit constitutionnel et Science politique », Revue internationale d’histoire politique et constitutionnelle, Paris, PUF, 1957, p. 85, réed°in Ecrits de théorie du droit, de droit constitutionnel et d’idées politiques, Paris, Panthéon-Assas (Paris II), 2002, p. 524

(…)

Même dans la mesure où il est acceptable et normal de les distinguer, Droit constitutionnel et Science politique ont pour objet – ou, si l’on veut, pour matière centrale – le même groupe de phénomènes, se rapportent au même ordre de réalités. N’est-il pas normal que tous les problèmes relatifs à cet ordre de phénomènes, tout ce qui peut contribuer à les faire comprendre, à les éclairer, intéresse pareillement les spécialistes de l’une et ceux de l’autre discipline ? Or, ces phénomènes ne sont pas coupés du reste des phénomènes, loin de là ; ils sont au contraire en corrélation avec maints d’entre eux au moins ; et d’abord, ils sont l’un d’entre les éléments de la réalité sociale.

Voilà ce qui amène en particulier le juriste d’aujourd’hui, donc le constitutionnaliste, à sortir de plus en plus, dans ses travaux de synthèse au moins, du cadre de l’étude et de la théorie intrinsèques des règles et institutions, c’est-à-dire des problèmes purement normatifs, pour se préoccuper notamment de situations de fait et de relations et explications causales. Telle est, avec plus ou moins de conséquence et perfection certes, selon les cas, la pratique de la Science juridique actuelle, et, au tout premier rang, du Droit constitutionnel.

Est-ce là cultiver en réalité plusieurs sciences sous le couvert d’une seule ? Est-ce simplement étudier des sortes différentes de problèmes dans le cadre d’une même science ? La question n’est pas très passionnante, l’option est assez indifférente, pourvu que l’on ait conscience de ce qu’on fait, et qu’on ne mélange pas – au sens fort – les problèmes et les points de vue. Ce qui compte vraiment, c’est que l’on est forcé de constater que l’œuvre de connaissance, l’effort de pleine et réelle compréhension d’un ordre de phénomènes

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condamnent ici l’esprit corporatif de spécialité, les cloisonnements et les rétrécissements qu’il entraîne, qu’ils appellent au contraire l’association de points de vue et questions multiples.

(…)

M. Prélot et J. Boulouis, Institutions politiques et droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 1990, 11e éd, p. 33

(…)

De nature contingente, la conception qui résulte ainsi pour le droit constitutionnel de sa réduction au droit constitutionnel politique apparaît proprement arbitraire. Elle ne correspond, ni à la notion d’une droit constitutionnel défini par opposition au droit relationnel, ni à la notion d’un droit propre aux phénomènes politiques par opposition aux phénomènes qui, quoique collectifs et publics, n’auraient pas, s’il en existe, ce caractère ; ni même à celle d’un droit dont l’objet et l’étendue seraient tout simplement déterminés par le texte juridique dénommé constitution et qui en est la source, sinon exclusive, du moins principale. Si force est donc d’admettre que la conception du droit dit constitutionnel est de ure convention, il est d’autant plus nécessaire d’en marquer les faiblesses et les insuffisances.

(…)

P. Ardant et B. Mathieu, Droit constitutionnel et Institutions politique, Paris, LGDJ, 2019, 31e éd. p. 19

(…)

Par comparaison avec les autres branches du droit, la matière est relativement simple : les acteurs ne sont pas si nombreux, les situations où ils peuvent se trouver sont limitées et les règles définissant leurs relations assez peu diversifiées, si on excepte le domaine des droits et libertés fondamentaux où le pouvoir se heurte aux droits des individus. Le droit constitutionnel et des institutions politiques n’a pas la complexité du droit commercial, du droit fiscal ou du droit du travail, par exemple. Mais, ici plus qu’ailleurs, on ne peut se contenter d’exposer la règle. La pratique, c’est-à-dire la façon dont cette règle est appliquée, contournée ou violée, est aussi et peut-être même plus importante, l’écart entre la théorie et la réalité est ici plus large qu’ailleurs et ce qui compte n’est pas tant de savoir comment un peuple devrait être gouverné à en croire sa Constitution, mais comment il l’est.

(…)

J. Gicquel et J.-E. Gicquel, Droit constitutionnel et Institutions politiques, Paris, LGDJ, 2018, 32e éd°, pp. 23-24

(…)

D’une façon simple, on peut ainsi définir l’objet du droit constitutionnel : l’encadrement juridique des phénomènes politiques. Ce qui revient à dire que l’activité politique relève de la règle juridique, et non plus du bon plaisir ou du caprice : la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la constitution (C.C., 23 août 1985, Nouvelle Calédonie, Rec. p. 70). De cette vision découle la bonne gouvernance ou l’Etat de droit ; l’Etat soumis au droit, au sin duquel les citoyens sont protégés de l’arbitraire par la règle de primauté du droit qui exprime la préférence pour l’ordre public dans une société plutôt que pour l’anarchie, la guerre et les luttes incessantes (Wade et Phillips). La limitation de la puissance de l’Etat récuse l’Etat despote, ou de police. La Révolution de 1789, c’est l’avènement de la Loi. L’affirmation de Michelet signifie, en clair, que désormais le règne de la loi se substitue à la domination de l’homme par l’homme. D’où la formule topique de la constitution du 14 septembre 1791 : Il n’y a point en France d’autorité supérieure à celle de la loi. Le roi ne règne que par elle et ce n’est qu’au nom de la loi qu’il peut exiger l’obéissance.

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Cependant, ces notions, pour être comprises, impliquent des explications : que faut-il entendre par phénomènes politiques ? En quoi consiste leur encadrement juridique ?

(…)

F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, Paris, LGDJ, 2018, 39e éd, p. 31 (…)

Il apparaît maintenant que le droit constitutionnel est une partie du système juridique, comme d’ailleurs le droit civil ou le droit pénal. Cependant, s’il fait l’objet d’une étude spécifique, distincte de celle des autres parties du système (qu’on appelle aussi branches du droit), c’est qu’il possède certaines caractéristiques spécifiques.

Comme pour le système juridique en général, on peut chercher à définir le droit constitutionnel par des caractères matériels ou par des caractères formels. Il s’agit toujours du droit relatif à la Constitution, mais on dira dans le premier cas que la Constitution est un ensemble de normes caractérisées par leur objet, dans le second que ces normes sont définies par le niveau auquel elles se situent dans la hiérarchie de l’ordre juridique. Il ne fait pas croire qu’une définition serait supérieure à une autre. Une définition n’est pas une thèse relative à la véritable nature d’une chose, mais un outil intellectuel permettant de construire un raisonnement. Selon le contexte, on emploie donc tantôt une définition matérielle, tantôt une définition formelle.

(…)

Association Henri Capitant, G. Cornu dir., Vocabulaire juridique, Paris, PUF, 1992, 3e éd., p. 196

Constitutionnel

Adj. – Dér. de constitution

1. Caractère de ce qui forme la Constitution ou en fait partie. Comp. public, administratif. V.

pirivé, civil, pénal, commercial.

2. Caractère de ce qui a la force propre des dispositions de la Constitution. Comp. légal, réglementaire.

--le (loi). Syn. Constitution.

3. Caractère de ce qui est conforme à la Constitution. Ant. Inconstitutionnel.

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A étudier jusqu’au 6 novembre 2020

Fascicule n° 1:

THEORIE GENERALE DE L’ETAT

1. L'État en droit constitutionnel

L'État est une notion clef du droit constitutionnel, puisqu'il est l'objet central de la discipline et sera, à ce titre, étudié sous différents angles tout au long de l’année. Cette séance a pour objet de l’appréhender en tant que tel et dans sa globalité.

Après avoir envisagé les origines de l'État (doc. n°1), on pourra voir, à travers un extrait de l’œuvre de Léon DUGUIT, un exemple de la façon dont les juristes le conçoivent (doc. n°2).

On tentera ensuite d'analyser et de comprendre ce que recouvre la caractéristique fondamentale de l'État : sa souveraineté (doc. n°3).

Enfin, on dressera une forme de bilan critique de l’Etat en droit constitutionnel en s’interrogeant successivement sur l’avenir de l’Etat (doc. n°4), sur le sort de « l'État de droit » (doc. n°5), longtemps considéré comme l’idéal du « constitutionnalisme » et, pour finir, sur les rapports entre Etat et droit (doc. n°6).

Bibliographie:

Outre les indications de la bibliographie générale, on pourra se reporter aux ouvrages et articles suivants :

- O. BEAUD : La puissance de l'État, Paris, PUF « Léviathan », 1993.

- O. BEAUD : « La souveraineté » dans « La contribution à la théorie générale de l'État » de Carré de Malberg, RDP 1994, p.1251.

- G. BURDEAU : L'État, Paris, Seuil « Points », 1970.

- J. CHEVALLIER : L'État de droit, Paris, Montchrestien « Clefs », 1992.

- J. CHEVALLIER : L’Etat, Paris, Dalloz « Connaissance du droit », 1999.

- J. DONNEDIEU de VABRES

: L'État, Paris, PUF « Que sais-je ? » n°616, 1984.

- P. ROSANVALLON : L'État en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil « Points », 1990.

- numéro spécial : « L'État », Droits 1992, n°15 et 16.

Documents reproduits:

Doc. n°1 : J. ELLUL, « Remarques sur les origines de l'État », Droits n°15, p. 11.

Doc. n°2 : L. DUGUIT, « Comment nous apparaît l'État », Traité de droit constitutionnel, Paris, Fontemoing, t. 1, 1927, p. 534.

Doc. n°3 : G. VEDEL, « La souveraineté de l'État », Manuel de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 1949, p. 103.

Doc. n°4 : G. BRAIBANT, « L’avenir de l’Etat », Mélanges Dupuis, Paris, LGDJ, 1997, p. 39.

Doc. n°5 : J. RIVERO, « État de droit, état du droit », Mélanges Braibant, Paris, Dalloz, 1996, p. 609.

Doc. n°6 : F. POIRAT, « État », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF Lamy, 2003, p. 642 (extrait).

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Doc. n°1 : J. ELLUL, « Remarques sur les origines de l'État », Droits n°15, p. 11.

Il me semble qu’il faille d’abord clarifier la notion d’Etat, avant d’en cherche l’origine.

L’Etat me paraît d’abord un organisme abstrait. Dans le régime de l’Etat, aucun personnage ne peut dire « L’Etat, c’est moi ». Tant que le « Moi » existe, il n’y a pas d’Etat : seulement le pouvoir politique, qui peut adopter diverses formes, mais qui ne peut être qualifié d’« Etat » que lorsque les titulaires sont passagers, et que le pouvoir reste identique. Nous sommes alors à l’inverse, et ceci est essentiel, de la réalité de la monarchie : avec celle-ci, tout le pouvoir politique n’existe que dans et par la personne du roi. A la mort de ce dernier, il n’y a plus de pouvoir central, ni de pouvoir politique à proprement parler. Entre la mort et l’avènement du nouveau roi, une véritable vacance politique se produit, un vide extraordinairement dangereux, et pour éviter cette vacance, la fameuse tradition s’est établie du « le roi est mort, vive le roi ».

C’est-à-dire que, sitôt rendu le dernier soupir du roi, le Grand Chancelier ouvre la fenêtre et proclame cette formule, de façon que le « peuple » sache (avant toute délibération politique, avant toute formalité juridique, etc.) qu’il y a, sans aucune période transitoire, un nouveau roi.

C’est qu’à plusieurs périodes on a connu le régime des « vacances de pouvoir ». A Rome, avec les empereurs – étant donné qu’il n’y avait pas de régime successoral prévu pour les empereurs – règne la plus grande incertitude, et l’on dut revenir à la notion de Res Publica, qui est vraiment la première notion que l’on ait eue du pouvoir. A partir du IIIe siècle avant J.-C., on affirme que les consuls, les prêteurs passent, mais subsiste pourtant une réalité du pouvoir politique : la Res Populica, la Res Publica, qui n’est pas un régime politique (la République opposée à la monarchie), contrairement à ce que l’on croit souvent, mais une élaboration juridique destinée à assurer la continuité, la stabilité du pouvoir politique central, malgré les variations de titulaires. Bien entendu, ceci fut bouleversé, anéanti dans les conflits du Ier siècle avant J.- C., mais cette idée que, au sommet de la cité, il y a une entité, la Res Populica, incarnant toutes les volontés politiques du populus, et qui subsiste abstraitement au travers des changements de titulaire, reparaîtra très vite avec Auguste. On insiste toujours à juste titre sur l’incertitude, sous la Principat, de la transmission du pouvoir du Princeps, mais de toute façon, la « chose publique » persiste, et c’est l’Etat. Dans l’Empire romain, c’est bien l’idée de l’Etat qui assure la continuité du pouvoir et qui donne un fondement à l’autorité impériale : il ne saurait y en avoir d’autre, puisque le régime successoral est inexistant. Le rôle de l’empereur est interprété par les juristes (je ne dis pas l’opinion !) comme une fonction de l’Etat dans l’intérêt de tous. Quand l’empereur change, l’Etat reste. A la limite, des juristes audacieux diront que l’on obéit à l’empereur parce qu’il représente l’Etat. Mais ce qui reste remarquable, c’est qu’il n’y ait pas de mot particulier pour désigner cette fonction spécifique : le mot status n’est rien d’autre que la forme de gouvernement (chez Cicéron). On parlera alors du status optimatum pour désigner un gouvernement aristocratique, et d’un status reipublicae pour désigner une démocratie. Donc, on en reste à l’absence de désignation de cette abstraction qu’est l’Etat. Et ceci subsistera sous l’Empire, alors même que je disais que les juristes avaient bien établi une idée « abstraite » d’Etat, mais pas de terme pour la désigner. Quoi qu’il en soit, la réalité existe au Ier siècle avant J.-C., à défaut de vocable. Et ce défaut désigne en réalité une certaine hésitation, une incertitude : on se trouve en présence d’une réalité que l’on a en même temps discernée et construite, mais que l’on n’ose pas désigner, ce qui la rendrait plus indiscutable, et je me demande s’il n’y a pas eu là une crainte de paraître diminuer, assujettir, normaliser en tout cas le pouvoir d’un prince qui se veut absolu ! C’est pourquoi, historiquement, om faut se garder de qualifier d’Etat toute organisation d’un pouvoir central ! La plupart des monarchies ignorent ce qu’est l’Etat. La transmission du pouvoir, en quelque sorte de la main à la main, interdit que l’on puisse même avoir idée de ce que peut être un Etat. Ce sera encore le cas lors de la période franque, mérovingienne, etc.

A cette époque-là, en effet, la monarchie est patrimoniale. Le pouvoir, c’est le roi, et celui-ci l’exerce, parce qu’il est le plus puissant, dans son intérêt : il est le dominus exerçant un pouvoir de propriétaire. Et cela durera en réalité jusqu’au XVIIe siècle. Bien entendu, le roi, à cette époque, n’est plus dominus, mais il n’y a encore aucune idée d’un pouvoir dernier abstrait,

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politiquement distinct de la personne du roi. Certes, cela pourra sembler être le cas sur le plan intellectuel juridique, par exemple dès le XVIe siècle avec Jean Bodin (Les six livres de la République), mais cela mettra en réalité très longtemps à pénétrer les milieux politiques, et même intellectuels. Et ce qui montre bien cette distance, c’est la boutade très importante (déjà évoquée) attribuée à Louis XIV : « L’Etat, c’est moi ». L’idée d’un Etat abstrait, indépendant de la personne royale, lui était apparue comme éminemment dangereuse ! Qu’il puisse y avoir une réalité du politique hors de la personne royale était déjà l’annonce de la fin. Car si le roi n’est plus le Tout du Politique, il peut disparaître sans que le monde s’effondre. Dans cette période, l’idée d’un Etat « en soi », abstrait de toute incarnation, est extraordinairement révolutionnaire, sans pourtant comporter la moindre volonté de changer la forme du gouvernement, et encore moins de soulever une rébellion. C’est dans l’idée, forgée par les juristes et tous ceux qui exerçaient le pouvoir, d’un personnel politique que ceci s’est progressivement réalisé. Il n’y a pas encore, à cette époque, de théories sur l’Etat, et nous sommes très loin, bien sûr, des analyses faites aussi bien par G. Burdeau que par B. Charbonneau. La dépersonnalisation du pouvoir n’a pu se réaliser qu’avec la fin de la monarchie. Mais pour prévenir l’anarchie, la vacance du pouvoir à la tête de la société, on a réalisé – idée qui, jusqu’ici, n’avait été qu’assez fuyante, même chez Bodin – que le pouvoir politique, quoique étant abstrait, pourrait exister dans sa plénitude si on le concevait comme

« Etat de Raison » hors de toute personnification, représentant aux yeux de tous, et avec une espèce de consentement tacite, l’autorité suprême à laquelle tous devraient obéir.

Je me rappelle une question de Roger Caillois : « Après tout, pourquoi m’arrêter quand je vois un feu rouge » ? (ceci se passait au tout début de l’usage des feux de signalisation. Il n’y avait pas encore de réflexe conditionné établi, d’automatisme universel, dans les villes du moins). Est-ce parce que je me dis que si je commets une infraction, il y a la police ? Mais de toute façon la police n’est pas partout. Et de plus, quand je vois un agent de police, qu’est-ce qui me fait obéir ? Est-ce la crainte de tout l’appareil policier qu’il représente ? Ceci serait bien aléatoire. En réalité, ce que le policier représente à lui seul, c’est bien plus, c’est la force publique, qu’il incarne. Et cette force publique ne tire elle-même sa puissance que de ce qu’elle incarne une entité abstraite, présente au plus profond de moi comme dans l’inconscient de l’agent de police, à savoir l’Etat. Il représente l’Etat à ses yeux et aux miens.

C’est cette mutation-là, fantastique, qui s’est effectuée au XIXe siècle, bien plus importante que le passage de la monarchie à la démocratie. Celle-ci apparaît dans toute sa faiblesse (le roi est nu) quand on compare démocratie et Etat. La démocratie, c’est très gentil, ça flatte nos bons sentiments et nous donne de l’importance, mais n’a aucune autre importance que d’être une forme de l’Etat. Celui-ci est une réalité tellement terrible, quand on la considère dans sa nudité, que l’on a cherché tous les moyens pour la voiler, pour l’apprivoiser, pour nous affirmer nous-mêmes maîtres de cet Etat. Un autre subterfuge fut la création de la notion d’Etat de droit. Il y eut une sorte de consensus autour de cette idée simple que l’Etat n’est légitime que s’il se fonde, s’il prend son origine dans le droit et s’il applique le droit dans l’exercice du pouvoir. Ceci est très honorable pour condamner l’arbitraire et l’imprévu. L’on affirme la suprématie de la règle abstraite, supérieure à l’homme et à l’Etat, qui se fonde… mais au fait sur quoi, dans quoi se fonde-t-elle ? Et ici on commence à errer : droit naturel (quelle nature ?), droit de la conscience, unanimité populaire ou démocratique… Rien n’est ni clair ni satisfaisant. On a placé le droit très haut pour garantir que l’Etat, ce n’est pas la brutale évidence du plus fort. Mais ce droit, on ne sait ni le fonder, ni surtout reconnaître que le passage d’un droit idéal et sublime au droit seul réel, celui qui s’applique, prend corps… par qui ? par l’Etat ! Ce dernier obéit au droit, mais celui-ci à son tour est effectué par l’Etat. Autrement dit, il n’y a nulle part un droit idéal, et susceptible de s’imposer (ceci étant pour moi une condition d’existence même du droit, sinon il reste un idéal, et au mieux une morale), fondant le pouvoir de l’Etat, et à partir duquel on pourrait juger l’Etat. Le droit, et ce n’est pas négligeable, est donc une règle du jeu, que l’Etat s’impose à lui-même, et qui garantit contre l’arbitraire de ses décisions.

Mais la lente élaboration de cette entité abstraite, en même temps que puissante et virtuellement illimitée, n’est pas suffisante pour rendre compte de l’apparition de l’Etat. Nous en restons là en effet au domaine de l’idée. L’Etat n’est pas une Idée, pas plus que la finalité de l’Histoire ! Pour qu’il existe véritablement un Etat, il faut un autre facteur qui ne paraît pas, lui

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non plus, brusquement ni spontanément. Il faut des « mains » à cet Etat « abstrait » ! Et ce sera l’administration. Autrement dit, je pourrais soutenir que l’origine de l’Etat se trouve dans ce double phénomène conjoint : d’un côté un pouvoir dépersonnalisé, de l’autre une administration, cohérente, complexe, efficace et s’étendant à tous les domaines.

Il fallait sortir de l’époque où l’« administrateur », le prévôt, le bailli était le représentant personnel du pouvoir politique personnel. Il a fallu un long cheminement pour que l’administrateur ne soit pas seulement un représentant personnel du pouvoir central. Le modèle de ce que ne doit pas être l’administrateur, ce sont les représentants en mission de l’époque révolutionnaire, qui viennent sur place pour vérifier si les ordres du pouvoir central sont bien exécutés. En réalité, il n’y a d’Etat au sens complet que lorsque le système d’encadrement de la nation, d’organisation des diverses fonctions publiques est assuré par un corps, ordonne, obéissant à ses propres règles et au contact réel avec les populations, contact réel, mais qui, comme celui de l’Etat, doit être suffisamment abstrait pour que les intérêts privés, multiples et souvent divergents, n’aient pas d’influence sur ce qui est le système ordonnateur. Bien entendu cette administration doit être en relation étroite avec le pouvoir central mais ne pas être un simple organe neutre d’exécution : en effet l’administration, si elle est digne de ce nom, doit avoir partie liée avec ceux qu’elle administre. C’est-à-dire que, d’une part, cette administration doit transmettre les ordres et impulsions de l’Etat, mais, d’autre part, doit savoir les adapter aux nécessités et aux besoins des populations qu’elle administre.

On se trouve ici devant le plus difficile de tous les problèmes. Notons ces difficultés : si au centre on a un gouvernement très libéral, très conciliateur, mais si existe une administration d’encadrement rigide, obéissant à ses propres règles, constituant un corps fermé et englobant, on a une situation, en réalité, vécue par la population comme dictatoriale ! Une administration qui correspondrait vraiment à l’Etat dont nous avons essayé d’esquisser la naissance devrait être d’abord cohérente (bien entendu, il ne faut pas qu’elle produise un désordre, lorsque l’Etat essaie de réaliser comme un organe d’ordre), or, ce n’est pas évident car je parle d’une administration, mais il y en a huit, dix, avec des recrutements et des personnels différents : ceci est inévitable étant donné la diversité des fonctions de l’Etat. Or, ces administrations doivent se concilier entre elles : ce qui montre que lorsque nous parlons des origines de l’Etat moderne, nous sommes encore dans cette situation d’origine, au stade de l’administration, partie intégrante de l’Etat, mais encore parfaitement immature.

Ceci paraît plus encore si nous soulignons un autre trait que devrait avoir cette administration : ne pas être secrète. Le système des circulations et des procédures ignorées du public est la marque flagrante de cette immaturité. Une administration digne de ce nom devrait tout faire au grand jour et prendre ses décisions à la fois dans la communication avec les administrés, et autant que possible leur accord. Car qu’elle le veuille ou non l’administration est solidaire des populations locales. Il y a un siècle, on a prétendu assurer l’indépendance (nécessaire) de cette administration, en la rendant à la fois secrète, et totalement anonyme envers la population locale. On s’est aperçu depuis que cela conduisait à deux poids, deux mesures : le citoyen X…, effectivement anonyme, qui n’a droit à aucune explication des décisions prises à son égard. Et le notable qui finit par connaître… des administrateurs, lesquels ne peuvent pas ne pas en tenir compte. Je crois en réalité que l’anonymat des administrations n’est bon ni pour les administrés ni pour la « marque » de l’Etat. Les administrations doivent s’intégrer dans la population locale pour y être acceptées et ne pas être vécues comme une autorité abusive extérieure.

Tout ce que je viens d’écrire au sujet de l’administration montre que nous sommes encore dans le stade de… l’origine de l’Etat ! Or, ce qui est historiquement remarquable, c’est précisément l’importance de l’administration, c’est quelle paraît en premier comme efficace, avant l’Etat ! Je pense à nouveau à l’importance des prévôts et baillis royaux des XIIIe-XIVe siècles par exemple, qui représentaient un pouvoir central informe et sans autre autorité que spirituelle (ce qui certes n’est pas négligeable), et l’on pourrait presque dire idéologique, et qui ont eu une influence déterminante, d’une part, dans la mise en question du système seigneurial et, d’autre part, dans l’omniprésence royale : omniprésence bien supérieure à ce que dans la réalité pouvaient constituer le roi et son entourage ! J’irai jusqu’à dire que c’est en définitive cette

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« administration »-là qui a davantage contribué à asseoir le pouvoir royal (et de ce fait ultérieurement l’Etat !) que toutes les cérémonies ou ordonnances qui caractérisaient ce pouvoir central.

On voit par cet exemple qu’à mes yeux l’administration ne peut pas être distinguée de l’Etat (et cela fut aussi bien compris par Napoléon, avec ses préfets) : parler de l’origine de l’Etat implique donc que l’on parle en même temps de cette institution administrative. Celle-ci ayant finalement paru avec tous ses caractères de cohérence, d’autorité, de continuité, avant que l’Etat central n’ait acquis ces traits. Et je veux alors seulement souligner en terminant que l’Etat en tant que tel ne peut pas être distingué de son administration, et que celle-ci fut, je crois l’avoir sommairement indiqué, un organisme d’apparition de cet Etat en tant que tel, différent du pouvoir personnel ou de la dispersion des autorités. Autrement dit, ce qui allait devenir un organisme de l’Etat central était apparu avant celui-ci, avec précisément les caractères que devait revêtir cet Etat pour être lui-même, et peut-être l’Etat n’a-t-il pu accéder à la majorité que dans la mesure où cette administration première a eu ses caractères. Et il s’est produit un retournement qui me semble avoir été rarement perçu, à savoir que l’administration du XVIIe siècle par exemple, était plus foncièrement moderne que notre système moderne trop compliqué, obéissant à des milliers de circulaires inapplicables et à la fois autoritaire et impuissant. Autrement dit, cette administration, qui fut au tout début la possibilité de la naissance de l’Etat, me semble avoir suivi aux XIXe et XXe siècles une cheminement inverse de celui du pouvoir central.

Doc. n°2 : L. DUGUIT, « Comment nous apparaît l'État », Traité de droit constitutionnel, Fontemoing, Paris, t.1, 1927, pp.534-541.

§ 49. – Comment nous apparaît l’Etat.

Jusqu’à présent, j’ai considéré le groupement social en lui-même, sans tenir compte des différenciations qui peuvent se produire en son sein. Nous avons constaté que dans tout groupement social les hommes sont forcément soumis à certaines règles de conduite, qu’ils ont conscience que ces règles peuvent être légitimement sanctionnées par la contrainte collective. J’ai dit que l’ensemble de ces règles forme le droit objectif qui est ainsi inhérent à toute société humaine, qui existe par cela seul qu’une société humaine existe, et qui en même temps est tout à fait indépendant des différenciations qui se produisent à l’intérieur de cette société. En supposant même un groupe social où il n’y aurait aucune trace de différenciation d’aucune sorte, il y aurait cependant quand même un droit objectif, parce que le droit existe par cela même qu’il y a un groupement social. La notion de société implique la notion de droit : on ne peut pas concevoir un groupement humain où il n’y aurait pas de règle de droit s’imposant aux hommes de ce groupement, celui-ci disparaitrait par là même. Le lien d’interdépendance sociale est surtout un lien juridique, et je ne veux pas dire autre chose en disant que le fondement du droit objectif est la solidarité sociale.

Mais si, au dire de quelques sociologues, il existe certaines sociétés humaines où n’apparaît aucune trace de différenciation, il est d’évidence que dans presque toutes, chez les plus humbles et les plus primitives, comme chez les plus puissantes et les plus civilisées, apparaît une différenciation qui frappe immédiatement l’observateur, celle qu’on est convenu d’appeler la différenciation politique. On voit un groupe d’hommes plus ou moins nombreux qui se trouvent, en fait, dans la possibilité d’imposer leur volonté par la contrainte matérielle lorsque besoin est.

Voilà réduit à ses éléments simples ce qu’on est convenu d’appeler la différenciation politique. Ces individus qui paraissent commander et qui, en tous cas, sont en mesure de contraindre les autres pour qu’ils se soumettent à leur volonté, ce sont les gouvernants. Les individus auxquels ils paraissent commander et auxquels ils imposent une puissance de contraindre, ce sont les gouvernés. Ainsi, on peut dire que dans presque toutes les sociétés humaines, grandes ou petites, primitives ou civilisées, il y a une différenciation entre gouvernants et gouvernés, et à cela seulement se réduit au fond ce qu’on appelle la puissance politique.

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Cette puissance politique, partout où elle existe, a toujours en soi le même caractère irréductible. Qu’on le considère dans la horde primitive où elle appartient à un chef ou à un groupe d’anciens, dans la cité où elle appartient aux prêtres ou aux chefs de famille, ou dans les grand pays modernes où elle est détenue par un ensemble plus ou moins nombreux, plus ou moins savamment organisé, de groupes ou d’individus, parlements, conseils, commissions, rois, empereurs, consuls, régents, présidents, la puissance politique est toujours un fait social de même ordre. Il y a une différence de degré ; il n’y a point de différence de nature.

En prenant le mot dans son sens le plus général, on peut dire qu’il y a un Etat toutes les fois qu’il existe dans une société donnée une différenciation politique, quelque rudimentaire ou quelque compliquée et développée qu’elle soit. Le mot Etat désigne soit les gouvernants ou le pouvoir politique, soit la société elle-même, où existe cette différenciation entre gouvernants et gouvernés et où existe par là même une puissance politique. On a dit quelquefois, en manière de plaisanterie, que l’Etat est la hache du bourreau et le sabre du gendarme. La formule est parfaitement exacte en prenant la hache du bourreau et le sabre du gendarme comme les symboles de la puissance contraignante, qui est ce qui constitue l’Etat par définition. Partout où nous constatons que dans une communauté donnée existe une puissance de contrainte, nous pouvons dire, nous devons dire, qu’il y a un Etat.

En général, dans la terminologie moderne, le mot Etat est réservé pour désigner les sociétés où la différenciation politique est parvenue à un certain degré de développement et de complexité. On peut en effet employer le mot Etat dans ce sens restreint. Mais cela ne contredit pas la constatation d’évidence que j’essaie de mettre en relief. Dans toute société humaine, grande ou petite, où on voit un homme ou un groupe d’hommes ayant une puissance de contrainte l’imposer aux autres, on doit dire qu’il y a une puissance politique, un Etat. On aura beau faire, on ne trouvera aucune différence de nature entre la puissance d’un chef de horde et celle d’un gouvernement moderne composé d’un chef d’Etat, de ministres, de chambres.

Encore une fois, il y a une différence de degré, mais non de nature. Le fait social est au fond identique dans les deux cas.

Pour qu’il y ait un Etat, cette puissance de contrainte doit être irrésistible. Je veux dire par là qu’elle ne sera une puissance étatique que si dans l’intérieur du groupement elle ne rencontre pas une puissance rivale qui s’oppose à elle et l’empêche d’assurer par la force la réalisation de sa volonté. Si cette puissance rivale existe et s’il vient un moment où elle peut résister à la puissance préétablie, celle-ci cesse d’être étatique. Si les deux puissances s’équivalent et se neutralisent, pendant qu’il en sera ainsi, il n’y aura pas d’Etat, mais au sens étymologique du mot, une anarchie, laquelle durera jusqu’au moment où une puissance irrésistible aura pu se constituer.

Il est bien entendu que pour le moment je ne recherche pas si cette puissance de contraindre est légitime ou non, si elle est soumise à une règle de droit et limitée par elle ; je ne cherche pas davantage quelle est l’origine de cette puissance. Je le prends comme un fait que je constate et dont l’exactitude me paraît pouvoir être contestée. C’est précisément parce que je me borne à décrire et à constater un simple fait que toutes les critiques qui m’ont été adressées pour la définition que je donne de l’Etat toment d’elles-mêmes.

On a prétendu qu’il fallait donner de l’Etat une définition suivant qu’on la considérait au point de vue politique, économique, juridique. Jellinek, par exemple, distingue la notion sociale et la notion juridique. Seidler définit l’Etat comme phénomène social et l’Etat comme conception juridique. L’œuvre entière de Kelsen, on l’a vu au paragraphe 4, est dominée par cette idée que juridiquement l’Etat est tout autre chose que ce qu’il est sociologiquement et économiquement. Juridiquement, il appartient au monde su Sollen ; sociologiquement et économiquement au monde du Sein ; juridiquement, il est un système de normes ou l’expression pour l’unité d’un pareil système ; sociologiquement et économiquement, il est un fait.

Esmein déclare que l’Etat est la personnification juridique de la nation. Hauriou estime que cette définition est exacte, mais incomplète, et qu’il faut dire : « l’Etat est la personnification juridique d’une nation, consécutive à la centralisation politique, économique, juridique des éléments de la nation, réalisée en vue de la création du régime civil ».

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Au même endroit de son ouvrage, Hauriou me reproche de mettre toutes les institutions politiques sur le même plan sous prétexte qu’on retrouve chez toutes des traits communs et par exemple une différenciation des gouvernants et des gouvernés. Il ajoute que « cette méthode est stérile car elle empêche que soit distingué ce qui doit l’être selon les règles de toute bonne méthode scientifique ». Je n’accepte pas le reproche parce que je ne mets pas toutes les institutions politiques sur le même plan, parce que je ne considère pars les différentes formes que peut revêtir l’Etat et que je ne confonds pas, quoi qu’en dise mon savant ami, la baronnie féodale avec les grandes républiques démocratiques modernes. Je dis seulement que dans tous les groupements humains ou à peu près on constate en fait un phénomène identique, une différenciation entre les faibles et les plus forts, que j’appelle les gouvernants, que les gouvernants peuvent en fait imposer leur puissance de contrainte, qu’on peut appeler ce fait, du mot traditionnel, le fait Etat et que cette puissance de contraindre est au fond de même nature, qu’elle soit exercée par les organes de la République française en 1927 ou par le baron féodal du XIIe siècle ; que le fait est toujours identique à lui-même parce qu’il est simplement un fait de plus grande force.

Ce fait de force apparaît suivant les temps et les pays avec des formes diverses. Dans les grandes sociétés modernes, il peut avoir certains caractères particuliers qui lui donnent une apparence qu’il n’avait pas dans les temps anciens. Il se rencontre avec la règle de droit et il y a lieu de déterminer comment celle-ci joue à l’égard de ceux qui détiennent cette plus grande force. A ce point de vue, on pourra donner une certaine définition de l’Etat, parler du caractère juridique de l’Etat, de l’Etat de droit, parler de l’Etat au point de vue économique, c’est-à-dire du rôle que l’Etat peut et doit jouer dans le monde économique. On devra rechercher comment le fait de force apparaît dans la société où il existe, quels sont les éléments sociaux qui le déterminent. Cette recherche incombe aux juristes sociologues, et c’est précisément surtout à cette étude qu’est consacré cet ouvrage. Il n’en reste pas moins vrai que le fait irréductible, toujours identique à lui-même, est celui de l’existence d’une puissance politique, d’un Etat, c’est-à-dire d’une puissance de contrainte qui s’impose d’une manière irrésistible aux membres du groupement dans lequel elle existe.

On a cité à satiété le mot de Treitschke : « Des Staat ist Macht ». On a élevé contre cette formule d’énergiques protestations. On a eu raison, parce que Treitschke en l’écrivant voulait, non pas formuler la constatation d’un fait social, mais donner le principe d’action dont devaient s’inspirer les gouvernants allemands : principe d’absolutisme à l’intérieur, de conquête et de rapine à l’extérieur. Comme constatation d’un fait, la proposition du publiciste allemand est absolument exacte.

Ce caractère primordial et essentiel de l’Etat, Ihering l’a présenté en un puissant relief dans un passage qu’il importe de citer, en faisant d’ailleurs toutes réserves au sujet des conséquences que le jurisconsulte allemand veut y rattacher. « Le caractère de l’Etat, écrit Ihering, est d’être une puissance supérieure à toute autre volonté se trouvant sur un territoire déterminé. Cette puissance est et doit être, pour qu’il y ait un Etat, une puissance matérielle (Macht), c’est-à-dire la puissance en fait supérieure à toute autre puissance existant sur le territoire considéré. Toutes les autres conditions de l’Etat se ramènent à cette condition qu’il soit une puissance matérielle suprême. Avant que cette condition soit remplie, toutes les autres sont anticipées : car pour les remplir, l’Etat doit exister et il n’existe que lorsque la question de puissance est résolue.

L’absence de puissance matérielle (Macht) est le péché mortel de l’Etat, celui pour lequel il n’y a point de rémission, celui que la société ni ne pardonne ni ne supporte. Un Etat sans une puissance matérielle de contraindre est une contradiction en soi. Les peuples ont supporté le plus mauvais usage de la puissance étatique, le fouet d’Attila, la folie des Césars romains ; ils ont souvent célébré comme des héros des tyrans au pied desquels ils se trouvaient dans la poussière, ivres et repus. Ils ont supporté qu’une telle puissance humaine pareille à l’ouragan renverse tout devant elle, oubliant qu’ils en étaient les premières victimes. Même à l’état de délire, le despotisme reste une forme étatique ; mais l’anarchie, c’est-à-dire l’absence de puissance de contraindre, n’est pas une forme d’Etat ».

On ne peut exprimer en termes plus saisissants la réalité du fait qui constitue l’Etat.

Maintenant on doit aborder les problèmes de droit qu’il soulève. Le premier qui se soit posé à

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la conscience humaine est celui de savoir si cette puissance de contraindre est pour ceux qui en sont investis un droit subjectif. Si on lui reconnaît ce caractère, l’autre question qui se pose est celle de savoir quelle est l’origine de ce droit subjectif. Ce n’est pas tout. Si la puissance de contraindre irrésistiblement est un droit subjectif, quel en est le sujet et y a-t-il une limite à ce droit subjectif ? Trois questions que l’on discute depuis des siècles sans qu’on puisse arriver à les résoudre. Ce sont les trois problèmes célèbres de l’origine, du titulaire et des limites de la souveraineté.

Doc. n°3 : G. VEDEL, « La souveraineté de l'État », Manuel de droit constitutionnel, Sirey, Paris, 1949, p.103.

A. – La souveraineté

La souveraineté est ce qui, dans le monde du droit, fait de l’Etat un être à certains égards unique. Elle est la conséquence, comme on l’a noté plus haut, du privilège qui est le sien : le monopole de la force armée, et, partant, de la contrainte organisée.

1° Définition de la souveraineté

M. J. Laferrière définit très exactement la souveraineté comme le caractère attaché à « un pouvoir de droit originaire et suprême ».

Un pouvoir de droit : la souveraineté n’est pas un simple fait de force. Le pouvoir qui l’exerce se réclame d’une idée de droit, s’affirme et est regardé par la masse des individus comme ayant qualité pour poser des règles de droit.

Un pouvoir originaire : l’Etat souverain ne tient sa souveraineté d’aucune autre autorité positive.

Il n’exerce pas ses pouvoirs en vertu d’une délégation qui lui aurait été consentie par quiconque.

Cependant, peut-on observer, dans un pays démocratique, l’Etat n’existe qu’en vertu du consentement des gouvernés et, par suite, on pourrait nier ce caractère originaire du pouvoir de l’Etat. Mais cette objection reposerait sur une confusion. Il est bien vrai que les gouvernants (membres des Assemblées, chef de l’Etat, ministres) n’ont qu’un pouvoir dérivé ou plus exactement des compétences et que leur titre à exercer ces compétences doit être recherché dans la volonté des citoyens, c’est-à-dire dans la Nation. Mais l’Etat, lui, n’est pas extérieur à la Nation. Il est la Nation juridiquement organisée ou mieux la Nation en tant qu’elle agit sur le plan du droit. Si donc l’on considère la qualité du pouvoir de l’Etat, elle est identiquement la même que celle du pouvoir de la Nation dans un pays démocratique ; la souveraineté de l’Etat est un pouvoir originaire.

Un pouvoir suprême : la suprématie du pouvoir souverain est une conséquence de son caractère originaire. Ayant son titre en lui-même, l’Etat n’est subordonné dans l’exercice de son pouvoir à aucune autre autorité. Si l’on fait abstraction du problème de la soumission de l’Etat au droit, problème qu’on évoquera plus loin, et pour s’en tenir aux autorités organisées que l’Etat pourrait rencontrer sur sa route, on peut dure que l’Etat n’a ni supérieur, ni égal, ni concurrent (J. Laferrière).

2° Souveraineté de l’Etat et souveraineté dans l’Etat

La conception d’une puissance souveraine, par quoi juridiquement se caractérise l’Etat, s’est développée avec les efforts faits par les monarchies occidentales, et spécialement par la France pour se dégager des liens qui les entravaient dans le monde médiéval : liens de nature féodale ou religieuse, survivance de l’idée e l’Empire. On sait que les légistes de la Couronne de France ont construit l’idée d’une monarchie dont le monarque n’est subordonné ni à la Papauté (le roi n’a point de souverain ès-choses temporelles, « le roi ne tient que de Dieu et de l’épée ») ni à l’Empereur (« le roi de France est empereur en son royaume »). C’est très précisément l’affirmation d’une puissance originaire et suprême, la qualité du souverain, la souveraineté.

Par ailleurs, sous l’égide des « lois fondamentales du royaume » de nature coutumière, le roi cumule entre ses mains toutes les compétences attachées à la souveraineté : législation, administration intérieure, politique extérieure, justice.

Ainsi, la souveraineté trouve une expression très simple. Souveraineté de l’Etat et souveraineté du monarque en qui l’Etat s’incarne, c’est tout un.

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En France, la Révolution fait subir à l’idée de souveraineté une transposition. Elle conserve la notion d’un pouvoir originaire et suprême, qui caractérise l’Etat. Seulement, cette souveraineté n’est plus attachée à un individu, mais à la Nation tout entière. Ainsi se trouvent dissociés deux aspects de la souveraineté. Empruntant une fois de plus à M. Laferrière, on dira qu’il y a un problème de la souveraineté de l’Etat et un problème de la souveraineté dans l’Etat.

Le problème de la souveraineté de l’Etat a trait aux effets que produit ce pouvoir de droit originaire et suprême par rapport au droit lui-même, aux individus et aux autres Etats. Dans une certaine mesure, il se pose indépendamment du point de savoir à qui appartient la souveraineté dans l’Etat, second problème. En effet, une fois définie dans son essence, la puissance souveraine, il reste à savoir qui la détient en réalité, l’Etat lui-même n’étant qu’un instrument. Qu’est la souveraineté ? C’est la question que pose la souveraineté de l’Etat. Quel en est la dernière instance, le titulaire ? C’est la question que pose la souveraineté dans l’Etat.

Autrement dit encore, du premier point de vue, l’Etat est regardé comme un organisme juridique sans égard à celui (monarque, dictateur, peuple) qui en est le maître ; du second point de vue, il est regardé comme l’organisation d’une société.

Dans ce qui suit, on ne s’attachera qu’au premier point de vue, celui de la souveraineté de l’Etat, réservant pour un développement ultérieur celui de la souveraineté dans l’Etat.

3° Conséquences de la souveraineté de l’Etat

Dans l’examen des conséquences de la souveraineté de l’Etat, on laissera de côté tout ce qui a trait à la souveraineté externe, c’est-à-dire à la souveraineté dans les rapports de l’Etat et des Etats étrangers ou de leurs ressortissants. On se limitera à quelques indications sur la souveraineté interne.

a) L’Etat détermine lui-même son organisation sans intervention d’une autorité qui lui soit extérieure. Cette organisation consiste notamment à définir comment seront désignés les gouvernants et les compétences qu’ils détiendront. On verra que, précisément, tel est l’objet de la Constitution. C’est le pouvoir constituant qui manifeste de la manière la plus visible la souveraineté de l’Etat parce que, en se donnant de lui-même une Constitution, l’Etat affirme le caractère originaire et suprême de son autorité.

b) Lorsque les gouvernants agissent dans les limites de la compétence que leur reconnait la Constitution, ils peuvent, soit édicter des règles de droit proprement dites (lois, règlements), soit prendre des décisions individuelles produisant des effets de droit (nomination d’un fonctionnaire par exemple, engagement d’une dépense). La souveraineté se retrouve dans cette activité d’une manière indirecte : les limites à leur compétence des gouvernants se trouvent non dans l’intervention d’une autorité extérieure à l’Etat, mais dans la Constitution qui est la règle de droit suprême de l’Etat.

c) Dans certains types constitutionnels dont l’Angleterre offre le modèle, il se produit une confusion analogue à celle qui se produisait en France sous l’Ancien Régime au profit du roi, mais elle a lieu au profit du Parlement. Si en effet, celui-ci se voit reconnaître le droit de modifier toutes les règles de droit y compris la Constitution ou, plus exactement, s’il n’existe pas de distinction entre la Constitution et les lois ordinaires, le Parlement se trouve alors absolument souverain. Il l’est même en un certain sens davantage que les rois de France qui devaient respecter les lois fondamentales du royaume. Si l’Angleterre offre à cet égard un exemple particulièrement net, ce n’est pas le seul. A certains égards, la IIIe République était un régime pratiquant la souveraineté du Parlement. Psychologiquement, ceci s’explique par l’idée que les Assemblées élues représentent la volonté nationale. On verra que cette considération est une des raisons de la timidité avec laquelle dans certains pays, est envisagé le contrôle de constitutionnalité qui est précisément le moyen d’assurer le respect de la Constitution par le Parlement.

(…)

C. – Critiques faites à la souveraineté et à la personnalité de l’Etat

La construction juridique de l’Etat qui fait de celui-ci une personne juridique souveraine a suscité de multiples et importantes critiques de la part d’auteurs éminents et divers qui n’entendaient pas pour cela d’ailleurs répudier la conception traditionnelle de la démocratie. On ne peut les

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examiner ici car leur examen détaillé mettrait en cause toute la théorie générale du droit. On se bornera à quelques remarques.

1° Le véritable problème est beaucoup plus celui de la souveraineté que celui de la personnalité.

En ce qui regarde la personnalité morale en effet, il semble que les objections faites à celle-ci ne soient pas décisives. Dès lors que, dan l’utilisation de la notion de personnalité morale, on renonce à toute vue métaphysique tendant à faire du groupe social une vraie personne au sens philosophique du mot dès lors que l’on se limite à la personnalité juridique, la notion de personnalité morale est non seulement acceptable, mais irremplaçable et tout l’effort fait pour la combattre n’aboutit qu’à lui substituer des périphrases compliquées. En outre, au point de vue des droits du citoyen auquel la démocratie classique est très sensible, la personnalité morale a un effet bienfaisant que notait avec profondeur le Doyen Hauriou. Elle manifeste que le Pouvoir s’est « institutionnalisé », qu’il est au service d’un objet qui le dépasse et que l’Etat figure dans les relations de droit comme une personne ayant sans doute une place éminente, mais non pas une nature différente de celle des autres acteurs de la vie juridique. Les expressions juridiques appuient les croyances sociales : par la personnalité morale, l’Etat se trouve, bon gré mal fré, enserré dans le faisceau des relations juridiques qui unissent entre elles les diverses personnes, et soumis comme elles au droit. Techniquement utile et socialement bienfaisante, la notion de personnalité morale a résisté et résistera probablement aux critiques cependant profondes qui lui ont été faites.

2° En ce qui regarde au contraire la souveraineté, les critiques émises notamment par Duguit, par M. Scelle, retiennent beaucoup plus fortement l’attention. Du point de vue technique, elle soulève une foule de difficultés : on n’explique la soumission de l’Etat au droit dans l’ordre interne ou dans l’ordre international que par le recours au droit naturel que beaucoup de juristes rejettent ; dès que l’on se penche sur la situation des Etats-membres dans l’Etat fédéral ou sur celle des Etats protégés, on en vient à des théories incohérentes comme celles de la

« souveraineté limitée », etc… Au point de vue pratique, la notion de souveraineté renforcée par le nationalisme est un obstacle majeur à la construction d’une société internationale ordonnée et pacifique. Dans l’ordre interne même, la souveraineté de l’Etat est une tentation dangereuse pour les gouvernants, portés à s’approprier cette souveraineté.

Cependant la doctrine juridique comporte une part de constatation pour laquelle elle n’est point libre. Or, le droit international positif tel qu’il ressort de la pratique internationale est construit sur l’idée de la souveraineté des Etats. Dans l’ordre interne, il s’en faut que, même dans les démocraties occidentales, le droit fasse toujours place aux limitations qui démantèleraient véritablement la notion de souveraineté. C’est ce qui explique qu’il soit impossible de rappeler les idées fondamentales touchant l’Etat sans faire place à la souveraineté, si mal venue et si dangereuse que soit cette notion.

3° L’essentiel en ce qui nous occupe est d’ailleurs de constater que les critiques faites à la conception de l’Etat fondée sur la souveraineté et la personnalité tendent à limiter encore les pouvoirs des gouvernants et à insister sur ce qu’ils ne sont que de simples compétences dont le droit détermine la répartition et les conditions d’exercice. Fondées ou non, ces critiques tendent ainsi à accentuer l’idée fondamentale qui est celle de la démocratie classique touchant l’Etat : le pouvoir politique est une fonction, un service qui a sa fin dans l’intérêt général ou le bien commun pour parler le langage de la doctrine catholique.

Doc. n°4 : G. BRAIBANT, « L’avenir de l’Etat », Mélanges Dupuis, LGDJ, Paris, 1997, p.39.

L’Etat n’est pas pris ici au sens étroit de personnification juridique de la Nation, mais au sens plus large d’un ensemble de pouvoirs publics qui exercent une autorité et rendent des services à tous les niveaux sous diverses formes.

Le mot et la chose ne sont pas tellement anciens, et, à l’origine, ils n’étaient pas universels.

L’Etat tel que nous le connaissons, différent des petites cités et des grands empires d’autrefois, est né, au XVIe siècle, en Europe occidentale même s’il existait d’une manière différente dans

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d’autres civilisations comme celles de la Chine ou de l’Egypte. Depuis lors, il s’est étendu sur l’ensemble de la planète, au cours d’une évolution qui a connu trois grandes étapes : la première, qui voit apparaître le concept d’Etat-nation, va de la révolution française à la fin du XIXe siècle ; les deux autres se situent au lendemain des guerres mondiales avec la société des Nations en 1919 et l’organisation des Nations-Unies en 1945 ; dans les deux cas, les « Nations » sont en réalité des « Etats » ; leur nombre est passé au cours du dernier demi-siècle, en raison notamment de la décolonisation et du fractionnement des Empires, de 50 à près de 200.

L’Etat ainsi généralisé a été souvent au XXe siècle soit « idolâtré », doit « diabolisé ». Il ne mérite, pour reprendre le vers de Racine, « ni cet excès d’honneur ni cette indignité ».

Aujourd’hui, malgré les critiques, les révoltes et les évolutions, le besoin d’Etat est plus fort que jamais, mais l’une des grandes tâches de notre temps est d’améliorer la qualité de l’Etat.

Au plan des idées, l’Etat a fait, et fait encore, l’objet de nombreuses critiques qui vont parfois jusqu’à mettre en question son existence même. Elles viennent de la droite ou de la gauche du spectre politique et idéologique, de certains libéraux et de certains socialistes.

Les libéraux estiment que l’Etat doit intervenir le moins possible, qu’il doit être, selon l’expression d’un sociologue, « modeste ». La France a connu, il y a une dizaine d’années, un courant politique qui réclamait « moins d’Etat ». Ce libéralisme idéologique a été formulé notamment au début du siècle par le philosophe Alain, dans un livre intitulé de façon significative « Le citoyen contre les pouvoirs ».

Il s’est beaucoup développé dans la période récente dans les pays anglo-saxons, avec les politiques menées par le Président Reagan et Mme Thatcher. Il a été renforcé par le courant du libéralisme économique, avec un auteur comme Hayek, et il est souvent lié à la naissance ou au retour de l’économie de marché.

Cette critique semble avoir perdu aujourd'hui beaucoup de sa force, au moins en Europe.

On constate par exemple que la part de l’Etat et le montant des prélèvements obligatoires ont augmenté autant, dans les démocraties occidentales, sous les gouvernements de droite ou de gauche, et qu’ils sont stabilisés aujourd’hui à des niveaux équivalents, quelle que soit l’orientation politique du pays.

De même, les théories socialistes sur le fin de l’Etat n’ont pratiquement plus cours aujourd’hui.

La plus ancienne et la plus radicale, l’anarchisme – qui signifie « absence d’autorité » – n’a jamais reçu un commencement d’application et doit être considérée comme une utopie, « en aucun lieu », selon l’étymologie grecque.

Plus subtile et plus approfondie est la théorie marxiste-léniniste du dépérissement de l’Etat.

Il ne s’agit plus de supprimer l’Etat immédiatement et totalement, au soir d’une journée révolutionnaire ; l’Etat, après avoir été renforcé pendant la période de construction du socialisme sous la forme de la dictature du prolétariat pour établir le pouvoir de la classe ouvrière et de ses alliés contre la bourgeoisie, doit ensuite disparaître progressivement avec la lutte des classes, qui est sa raison d’être ; son dépérissement est ainsi lié à l’avènement d’une société sans classe. Cette perspective exaltante a été démentie par la dure réalité des faits. Dans les régimes qui se sont fondés sur cette doctrine, non seulement l’Etat n’a pas dépéri, mais il s’est au contraire considérablement renforcé, au point de devenir policier et même totalitaire.

C’était peut-être une dérive due aux circonstances de temps et de lieu dans lesquelles ces régimes se sont établis et construits. Mais aucune analyse sérieuse n’a encore été donnée des moyens qui auraient pu être mis en œuvre pour l’éviter, et la théorie du dépérissement de l’Etat semble aujourd’hui définitivement abandonnée.

Elle a cependant connu il y a une trentaine d’années un regain de vigueur, principalement dans un pays européen, la Yougoslavie – et, à travers le monde, au cours des événements de 1968 : il s’agit de l’autogestion. Mais, ce nouvel avatar n’a pas eu plus de succès que les précédents et, bien au contraire, la crise économique qui a suivi le premier choc pétrolier de 1973 a réduit la portée des discours sur la crise de l’Etat.

Si l’évolution des faits a eu pour conséquence d’atténuer les critiques de l’Etat, elle a conduit, dans le même temps, à son écartèlement, vers le bas et vers le haut.

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