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Chapitre IV. Les acteurs principaux : les États-Unis et l Union Soviétique

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Un monde à la recherche de sa sécurité

Graduate Institute Publications

Chapitre IV. Les acteurs principaux : les États-Unis et l’Union Soviétique

DOI : 10.4000/books.iheid.4489 Éditeur : Graduate Institute Publications Lieu d'édition : Graduate Institute Publications Année d'édition : 1986

Date de mise en ligne : 24 mars 2015 Collection : International

ISBN électronique : 9782940549993

http://books.openedition.org Édition imprimée

ISBN : 9782130399179 Référence électronique

GASTEYGER, Curt. Chapitre IV. Les acteurs principaux : les États-Unis et l’Union Soviétique In : Les défis de la paix : Un monde à la recherche de sa sécurité [en ligne]. Genève : Graduate Institute Publications, 1986 (généré le 18 février 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/iheid/4489>. ISBN : 9782940549993. DOI : 10.4000/books.iheid.4489.

Ce document a été généré automatiquement le 18 février 2019. Il est issu d'une numérisation par reconnaissance optique de caractères.

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Chapitre IV. Les acteurs principaux : les États-Unis et l’Union Soviétique

Une lourde responsabilité

1 Une analyse de la « course aux armements » n’aurait aucun sens sans une description de son axe central, la rivalité militaire entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique. En même temps, comme nous l’avons déjà fait remarquer, il serait erroné de considérer ces deux puissances (avec éventuellement leurs alliés européens) comme les seules responsables de cette tragédie dont elles sont, à l’évidence, les acteurs principaux. Elles occupent le centre de la scène car elles peuvent par leurs faits et méfaits transformer la pièce en un drame pour l’ensemble de la communauté, qui n’est autre que l’humanité tout entière. Leur compétition armée, contrairement à la concurrence qui pouvait exister à l’époque pré- nucléaire ou à celle qui sévit encore actuellement entre puissances de moindre envergure, ne peut plus être isolée, géo-graphiquement ou politiquement. D’une certaine manière, la course aux armements américano-soviétique est devenue celle de tout le monde. D’où une inquiétude générale et une attitude critique largement répandue à son égard, d’où aussi notre responsabilité de la maintenir sous contrôle et d’en réduire les dangers potentiels.

2 Mais la grande part de cette responsabilité revient aux superpuissances elles-mêmes.

Elles l’ont admis dans des documents solennels tels que la déclaration sur les « Principes Fondamentaux des Relations entre les Etats-Unis d’Amérique et l’Union Soviétique », signée à Moscou le 29 mai 1972. Les actes restent malheureusement bien en-deçà des promesses. Les deux pays ont rarement fait preuve de modération et se sont mutuellement entraînés dans l’accroissement de leur effort militaire. Tous deux se targuent d’agir en vue de leur propre sécurité, de celle de leurs alliés et, plus largement, de celle du monde entier. Chacun accuse son rival de faire exactement l’inverse, c’est-à- dire de rechercher la supériorité militaire et, en conséquence, de porter préjudice à la sécurité internationale. Il est tragique de constater que les deux Etats les plus puissants du monde, qui n’ont jamais mené une guerre l’un contre l’autre, sont arrivés à s’enfermer dans une course aussi inextricable à la sécurité. Aussi paradoxal que cela puisse paraître,

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c’est leur sentiment d’infériorité l’un par rapport à l’autre qui les empêche de renoncer à la partie superflue de leurs armements et d’en appeler à l’arrêt d’une compétition qui s’avère de plus en plus insensée et dangereuse.

3 La question n’est pas de savoir si l’une des parties a raison, et laquelle, ou si toutes deux ont raison et tort tout à la fois ; elle est plutôt de découvrir pour quels motifs chacune a été amenée à considérer l’autre comme une rivale et une ennemie potentielle au cours des quarante années écoulées, comme la source de ses craintes et de la plupart des conflits dans le monde et, en conséquence, comme la racine même de son insécurité et de son besoin de s’armer.

4 La rivalité entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique n’existait pas avant la fin de la seconde guerre mondiale. Elle est née dans l’après-guerre, au moment où elles apparurent comme les deux seules grandes puissances : les principaux Etats européens, vainqueurs et vaincus, avaient perdu leur suprématie, le Japon avait subi une redoutable défaite et la Chine était encore plongée dans les affres de la guerre civile. Le régime communiste de l’Union Soviétique et le gouvernement démocratique des Etats-Unis se présentèrent alors comme les flambeaux de deux systèmes politiques et sociaux diamétralement opposés. Ils ne pouvaient donc que soutenir des points de vue antagoniques sur l’ordre international, les changements qu’il devrait subir et les implications de cette évolution pour leur propre sécurité et celle du monde.

5 L’Union Soviétique, tout comme la Russie tsariste, a toujours souffert d’un complexe d’infériorité à l’égard de l’Ouest, plus avancé économiquement et technologiquement. Elle a trouvé une certaine compensation dans la conviction que son système social est supérieur à celui d’une société capitaliste décadente et inégalitaire. De leur côté, les Etats- Unis sont profondément persuadés de la supériorité morale et politique de leur système démocratique sur le régime totalitaire soviétique. Tous deux se croient chargés d’un rôle messianique dont l’objectif principal serait de vaincre ou, tout du moins, de convertir l’autre. Le régime soviétique proclame l’inévitabilité de la disparition du « capitalisme » américain et estime qu’il lui revient de hâter ce processus chaque fois que l’occasion s’en présente. A l’opposé, les Etats-Unis considèrent « l’encouragement d’une évolution progressive du système soviétique vers un plus grand pluralisme politique et économique » comme partie intégrante de leur « responsabilité à l’égard de la paix ».1

6 Leurs exigences en matière de sécurité ne sont pas moins différentes. A l’inverse des lointains Etats-Unis, l’Union Soviétique possède l’énorme avantage de se trouver à la fois tout près de l’Europe, coeur du monde occidental, et d’un nombre non négligeable de régions stratégiquement et économiquement vitales, telles que le Moyen-Orient et la Chine. Après l’expérience traumatisante des deux guerres mondiales, il lui parut essentiel de conserver les capacités militaires les plus importantes de tout le continent euro- asiatique. Elle y parvint en prenant le contrôle de l’Europe de l’Est, en grande partie par la violation de l’accord de Yalta ou, comme dans le cas de la Tchécoslovaquie, en aidant le Parti communiste local à s’emparer du pouvoir. Depuis lors, elle entretient des forces conventionnelles considérables, renforcées par des missiles balistiques à moyenne portée, dont le nombre a atteint plusieurs centaines au fil des années.

7 Elle a toujours considéré sa supériorité militaire sur le continent comme une compensation à son infériorité en armements stratégiques intercontinentaux, domaine dans lequel les Etats-Unis gardèrent l’avantage jusqu’au début des années 1970. En même temps cette supériorité servait de contrepoids virtuel à une puissance militaire ouest- allemande ou ouest-européenne. Ainsi l’Union Soviétique accorda-t-elle « priorité au

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déploiement des forces stratégiques régionales sur les théâtres européen et asiatique, plutôt qu’aux forces intercontinentales, dans son effort d’accroissement de ses capacités en bombardiers au milieu des années 1950 et en missiles stratégiques à la fin des années 1950 et au début des années I960 ».2 Ceci apparaît très clairement sur la figure 4. 1 qui montre qu’avant la crise cubaine de 1962, l’URSS était très en retard sur les Etats-Unis en matière de systèmes nucléaires stratégiques à longue portée.

Fig. 4. 1. Vecteurs nucléaires stratégiques à longue portée, 1945-1962. Source : Programme d’études stratégiques et de sécurité internationale, Genève.

8 On aurait pu penser que, ayant atteint par la suite la parité avec les Etats-Unis en armes stratégiques (intercontinentales), elle aurait renoncé à revendiquer la supériorité en Europe. Mais il n’en fut rien. Au contraire, elle continua à moderniser à la fois ses forces conventionnelles et nucléaires (à portée intermédiaire) en Europe et à en accroître le nombre. La raison de cette attitude est à chercher dans l’importance qu’elle attribue à la formule de « sécurité égale » comme unique base acceptable d’un accord de limitation des armements. Selon ce principe, la sécurité des Etats-Unis et de l’Union Soviétique ne pourra être équivalente que si les différences existant entre leurs situations stratégiques, géographiques et politiques sont prises en compte dans l’éventualité d’un accord. Une parité « purement formaliste, arithmétique », des arsenaux nucléaires ne créera pas une réelle égalité puisque les situations stratégiques des deux pays sont totalement dissemblables. En pratique, cela signifie que l’URSS exigera compensation pour une position géo- graphique qui fait qu’elle est entourée d’une couronne d’Etats hostiles (y compris trois autres puissances nucléaires, la Chine, la France et la Grande-Bretagne).

Dans l’optique de Moscou, l’Occident et la Chine devraient tolérer en sa faveur un niveau de forces supérieur à l’équilibre au sens strict, afin de contre-balancer les

« désavantages » de sa situation.

9 Cette conception, très largement répandue, est fallacieuse, car elle extrait l’armement stratégique soviétique du contexte bilatéral — face aux Etats-Unis — dans lequel il a évolué et à l’aune duquel il doit être mesuré. Elle sert de justification au maintien d’une supériorité soviétique régionale en Europe et en Extrême-Orient, non seulement comme

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moyen de faire contrepoids à des « pays hostiles », mais aussi en tant que partie intégrante de l’équation stratégique globale avec les Etats-Unis. Bien évidemment, ces derniers ne peuvent accepter un concept qui, d’une part, autoriserait l’URSS à interpréter très généreusement ses « besoins de sécurité », de l’autre et en même temps, récompenserait son incapacité à établir des relations plus harmonieuses avec ses voisins « hostiles ».

10 De leur côté, les Etats-Unis se trouvent confrontés au désavantage de l’éloignement géographique. La politique expansionniste de Staline en Europe, son alliance avec l’Etat communiste chinois nouvellement fondé et son rôle dans le déclenchement de la guerre de Corée induisirent un changement fondamental dans la politique étrangère américaine.

Pour la première fois de leur histoire, les Etats-Unis entrèrent en temps de paix dans une alliance avec l’Europe occidentale (l’Alliance Atlantique) et, par le biais de traités bilatéraux, avec le Japon, Taïwan et la Corée du Sud. En outre, ils firent porter leur effort sur le développement de la « triade » (les trois catégories de vecteurs stratégiques), en commençant par le bombardier stratégique, pour passer au missile balistique intercontinental basé à terre (ICBM) avant d’aboutir au missile balistique lancé d’un sous- marin (SLBM), et négligèrent les forces régionales stratégiques. Dans les années 1960, en partie en réponse à ce qu’ils pensaient être un système de défense antimissiles de grande ampleur du côté soviétique, ils décidèrent de développer des systèmes d’ogives à têtes multiples indépendamment guidées (MIRV), qui furent déployés sur des missiles Poséidon basés sur sous-marins et sur des missiles Minuteman III en 1970 et 1971. A la fin des années 1970, les Etats-Unis avaient presque totalement effectué la conversion de leur arsenal d’ogives à tête simple aux ogives à têtes multiples (voir Fig. 4. 2 à 4. 4).

11 Grâce à ce saut qualitatif en matière d’armes stratégiques, ils purent se permettre d’éviter un accroissement quantitatif (numérique) dans cette catégorie, ce qui explique que le nombre de leurs ICBM (essentiellement des « Minuteman ») et de leurs SLBM ait très peu varié depuis 1968. Le nombre total des premiers a diminué de 1054 à 1017 en 1986 ; celui des seconds de 656 à 648 actuellement. L’Union Soviétique ne fut pas immédiatement capable d’imiter l’exploit technologique américain. Elle compensa le désavantage en accroissant systématiquement le nombre de ses missiles, principalement les puissants SS-18 et SS-19 (elle possède au total 1398 ICBM et 940 SLBM en 1986). Ce fut seulement au milieu des années 1970 qu’elle commença à doter ses missiles de têtes multiples indépendamment guidées (ou « mirvées », comme le veut le jargon), processus qui est encore en cours. Mais à mesure qu’elle rattrapait les Etats-Unis en technologie des MIRV, la supériorité à la fois du nombre et de la capacité d’emport (puissance) de ses lanceurs stratégiques commença à inquiéter Washington. Le SS-18, par exemple, peut porter plus de têtes (jusqu’à 16) qu’aucun des ICBM américains, de taille beaucoup plus petite. Ce fut une des raisons principales de la décision prise par le gouvernement Reagan en 1983 de développer, pour la première fois en presque vingt ans, un nouveau missile stratégique basé à terre, le MX, équipé de 10 têtes « mirvées ». Au printemps 1985, il requit les crédits nécessaires à une première série de 21 de ces missiles (sur un total minimum de 50).

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Fig. 4. 2. Vecteurs nucléaires à longue portée, 1963-1986. Source : Programme d’études stratégiques et de sécurité internationale, Genève.

12 La course aux armements stratégiques évolua au gré d’une curieuse combinaison de progrès qualitatifs et d’escalade quantitative. En règle générale, les Etats-Unis sont technologiquement plus avancés que l’Union Soviétique (surtout dans le domaine de l’électronique), ce qui pousse cette dernière à compenser ses faiblesses qualitatives par une supériorité numérique. Tous deux, cependant, continuent à développer de nouvelles armes stratégiques. En plus du missile MX déjà mentionné, les Etats-Unis travaillent sur un nouveau bombardier stratégique (le Β1), sur des missiles de croisière (cruise) aéroportés, basés au sol ou en mer, sur un petit missile mobile (le « Midget-man ») et enfin sur de nouveaux SLBM (le « Trident D-5 ») de plus grande portée et précision, et pouvant être équipés d’un maximum de 14 têtes « mirvées ». L’Union Soviétique est en train de déployer un nouveau sous- marin stratégique, le « Typhoon », le plus grand du monde, dont quatre prototypes sont déjà en service. Il est équipé de 20 missiles SS-N-20 portant chacun plusieurs têtes. Elle a déployé également un ICBM mobile, le SS-25, et termine la mise au point d’un autre missile du même type, le SS-X-24, mobile lui aussi.

Elle s’apprête à mettre en service cinq types de missiles de croisière dont l’un est lancé à partir de sous-marins (le SS-NX-21), deux sont aéroportés (le BR-10 et le AS-X-15) et deux sont basés à terre (prêts à être déployés à partir de 1985 et ayant une portée d’environ 3.

000 km). Un nouveau bombardier stratégique (le « Blackjack ») est encore au stade des essais en vol et pourrait être opérationnel en 1987. Une nouvelle variante du bombardier

« Bear » (Bear H) est également en cours de production ; elle est probablement étudiée pour transporter des missiles de croisière à longue portée.

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Fig. 4. 3. Missiles nucléaires stratégiques : capacité d’emport, 1963-1986. Source : Programme d’études stratégiques et de sécurité internationale, Genève.

Un insatiable besoin de suprématie

13 Tel est, en bref, le panorama général de l’accroissement des arsenaux stratégiques soviétiques et américains pendant les 35 dernières années. Dans ce tableau se mêlent des anxiétés sincères au sujet des intentions de l’autre et de sa supériorité réelle ou supposée, une dose considérable de malentendus et d’erreurs de perception, un manque de communication parfois déplorable, facteurs auxquels il faut ajouter une foi inébranlable en la vertu de l’emploi de la force militaire à l’état pur. En règle générale, les deux parties tendent à se surestimer plutôt qu’à se sous-estimer (le goût soviétique du secret ne faisant qu’aggraver la situation). Toutes deux cherchent à satisfaire leur insatiable besoin de sécurité en rivalisant pour acquérir la marge de supériorité susceptible de leur fournir, à terme, un certain confort. A l’évidence, elles ont lamentablement échoué jusqu’à présent.

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Fig. 4. 4. Missiles nucléaires stratégiques : nombre de têtes, 1963-1986. Source : Programme d’études stratégiques et de sécurité internationale, Genève.

14 Les diverses tentatives entreprises pendant cette période pour limiter les armements furent soit considérées par l’une des puissances comme un moyen d’améliorer l’équilibre stratégique aux dépens de l’adversaire, soit compromises par l’inadéquation des réductions proposées. Le premier accord SALT de 1972 conduisit à une interdiction des systèmes de défense antimissiles (excepté un système symbolique autorisé de chaque côté) et gela le nombre de lanceurs stratégiques (ICBM et SLBM). L’accord SALT II de 1979 introduisit de nouveaux plafonds, égaux pour chaque partie dans cha- que catégorie d’armes stratégiques, incluant le nombre de têtes et certains missiles de croisière. Bien qu’il n’ait pas été ratifié par le Congrès américain, ses principes sont généralement respectés par les deux superpuissances.

15 Deux nouvelles séries de négociations furent mises sur les rails en 1981 et 1982 respectivement. La première, la discussion sur la réduction des armes stratégiques (« Strategic Arms Reduction Talks » ou START), couvrait les armes stratégiques intercontinentales. La seconde, la négociation INF, (« Intermediate range nuclear forces ») concernait les armes nucléaires de portée intermédiaire, c’est-à-dire les armes que l’Union Soviétique déployait et continue de déployer dans l’Ouest de la Russie, à l’Est de l’Oural et en Extrême-Orient (principalement les missiles SS-20 mobiles à trois têtes) et que les Etats-Unis ont commencé à installer en Allemagne Fédérale (missiles Pershing II), en Grande-Bretagne, en Italie, en Belgique et aux Pays-Bas (missiles de croisière). Après le retrait soviétique des deux procédures de négociation, qui avaient lieu à Genève, il fallut une durée d’un an, la pression de l’opinion publique et les demandes instantes des gouvernements européens, pour que les deux puissances envisagent de reprendre leurs discussions.

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16 Pendant ce temps, la controverse de plus en plus aiguë sur ce qu’il est devenu commun d’appeler la « guerre des étoiles » (des moyens de défense stratégique installés dans l’espace -voir chapitre XII) a considérablement modifié le cadre et les objectifs de la nouvelle série de négociations. Ce changement se refléta de manière très nette dans le communiqué publié par le Secrétaire d’Etat Shultz et le Ministre des Affaires Etrangères Gromyko après leur rencontre à Genève au début janvier 1985. Ils s’accordèrent pour déclarer que le sujet des négociations à venir devrait être « un ensemble de questions relatives aux armes spatiales et nucléaires, aussi bien stratégiques qu’à portée intermédiaire, toutes les questions étant examinées et résolues dans leurs relations mutuelles » ; leur objectif devait être « de mettre au point des accords efficaces visant à prévenir la course aux armements dans l’espace, à y mettre fin sur la terre, à limiter et à réduire les armes nucléaires et à renforcer la stabilité stratégique ».

17 Derrière cet énoncé tortueux se cache une considérable divergence d’objectifs entre les deux superpuissances : Washington voudrait obtenir en priorité des coupes importantes dans l’énorme potentiel stratégique soviétique, Moscou a pour premier désir d’empêcher les Américains de poursuivre leur ambitieux programme de défense spatiale. Cet écart entre les options des deux partenaires était de mauvais augure pour les négociations qui se sont ouvertes à Genève le 11 mars 1985.

18 En attendant, la course aux armements américano-soviétique continue et paraît même s’accélérer. Grâce à un effort soutenu de construction militaire au cours de ces vingt dernières années (avec un accroissement annuel estimé à 4 % de ses dépenses d’armement), l’Union Soviétique est devenue une puissance d’envergure mondiale, soutenue par une marine présente sur tous les océans et disposant d’une grande capacité de déployer ses forces dans des régions lointaines. Ce visage d’une Union Soviétique en expansion, sinon expansionniste, a ajouté une nouvelle dimension à la compétition entre les deux pays : du fait que tous deux mènent des politiques ajustées à la taille de la planète et guidées par des intérêts mondiaux, leur rivalité ne peut que devenir globale.

Comme chacun fait de la puissance militaire et de la capacité à la projeter dans le monde entier son principal instrument politique, leurs rapports mutuels sont devenus de plus en plus militarisés. De fait, les deux Etats n’entretiennent des relations suivies que dans un très petit nombre de domaines non militaires. Ces dernières années, alors que la tension entre eux augmentait constamment, le dialogue s’est réduit presque exclusivement aux armements — c’est-à-dire, en priorité, aux questions nucléaires. Cette « nu-cléarisation » des relations américano-soviétiques est sans doute l’événement le plus inquiétant de la période récente. Elle accorde aux armes nucléaires une importance indue en donnant l’impression que celui qui est le plus fort militairement est aussi le plus puissant politiquement — comme si la force militaire était l’équivalent du pouvoir politique.

19 Cependant, les motivations abondent pour justifier de l’accroissement et de la modernisation des armements. Au fil des années les deux puissances ont développé tout un arsenal de thèses plus ou moins persuasives pour en démontrer la nécessité absolue et incontournable. Dans un grand nombre de cas, elles utilisent les mêmes arguments, ce qui ne les rend pas plus convaincants. La plupart d’entre eux suivent la logique traditionnelle de la menace et de la contre-menace : nécessité de contrer les tentatives adverses d’acquérir la supériorité, exigence du maintien de l’équilibre, besoin de s’assurer d’abord une position de force avant de consentir au désarmement.

20 Ces gestes révèlent un besoin presque paranoïaque de prouver que l’adversaire est sur le point d’atteindre la suprématie, ce qui aurait inéluctablement des conséquences

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désastreuses pour la sécurité internationale. Ce sentiment est clairement exprimé dans deux documents publiés respectivement par le Département de la Défense américain (le

« Pentagone ») et le Ministère de la Défense soviétique. La publication américaine, Soviet Military Power, dresse un tableau général de l’accroissement des armements soviétiques ; la publication soviétique, Qui menace la paix ?, fait plus ou moins de même pour les armements américains.3 Dans son introduction à la première édition de Soviet Military Power, le Secrétaire d’Etat à la Défense, Caspar Weinberger, écrit :

« Pendant ce dernier quart de siècle nous avons été témoins d’une augmentation continue de la puissance militaire soviétique, à un rythme qui ne laisse présumer d’aucun ralentissement... Toutes les composantes des forces armées soviétiques — les fusées stratégiques, les forces de l’Armée de terre, de l’aviation, de la marine et les forces de défense aérienne — continuent d’être modernisées par une pléthore de nouveaux systèmes d’armes, de chars, de missiles, de navires, de pièces d’artillerie et d’avions. Le budget de la défense de l’URSS continue de s’accroître pour financer cette accumulation effrénée, pour soutenir le déploiement de ses forces loin de ses rivages et pour appuyer les forces interposées (essentiellement des soldats cubains) qui, en soutenant les factions révolutionnaires et en alimentant les conflits à travers le monde, constituent une menace grandissante pour la stabilité internationale. »

21 L’ouvrage fait un inventaire plutôt inquiétant de l’armement et des intentions agressives de l’Union Soviétique, qu’elle chercherait à peine à dissimuler. Il conclut inévitablement que la puissance militaire soviétique est devenue, par le rythme de sa croissance et par sa taille, la menace essentielle à la paix internationale.

22 Le document soviétique ne dénonce pas moins violemment le processus d’armement américain et les forces qui le sous-tendent. Il affirme que :

« L’administration américaine actuelle et certains de ses partenaires les plus bellicistes dans l’Alliance Atlantique ne cachent pas leurs intentions de détruire l’équilibre stratégique établi pendant la décennie écoulée entre l’Union Soviétique et les Etats-Unis, entre l’Organisation du Pacte de Varsovie et le bloc Nord Atlantique. Afin de justifier une politique dont le but est d’acquérir la supériorité militaire sur l’Union Soviétique et le Pacte de Varsovie, ils réactivent le mythe éculé de la’menace militaire soviétique’à l’aide de nouvelles thèses comme celles du’retard’des Etats-Unis, et plus généralement, de l’OTAN, de l’apparition récente de « fenêtres de vulnérabilité » dans la machine de guerre américaine et autres inventions similaires. »

23 Mais aucune étude ni aucun inventaire, même le plus détaillé, ne permet de déterminer sans risque d’erreur lequel des deux pays est militairement le plus puissant à l’heure actuelle. Et ceci, non seulement en matière d’armes nucléaires. Les arsenaux des deux

« géants » comprennent une vaste panoplie d’armes nucléaires et conventionnelles, dont la taille et la mission sont une conséquence d’évolutions historiques, géographiques, technologiques et doctrinales différentes. Ils correspondent à des systèmes et à des optiques différents et remplissent des missions variables, au-delà de la seule dissuasion nucléaire. En conséquence, il est devenu impossible de mesurer le soit-disant « équilibre stratégique », même en termes strictement militaires. On ne peut dénombrer avec précision les armes nucléaires ou prévoir l’effet de leur usage éventuel. Même la tâche apparemment très simple d’évaluation des dépenses d’armement soviétiques est grevée d’incertitudes. L’isolement et le secret du système sont tels que les estimations occidentales les plus précises affichent entre elles des différences non négligeables (pour les années 1970 par exemple, elles varient de 11 à 15 % du PNB soviétique, dont le montant exact lui-même ne peut faire l’objet que de conjectures). L’une des tentatives les

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plus détaillées d’appréciation de l’équilibre stratégique entre les deux superpuissances résume succintement ce dilemme en concluant :

« La variété des points de vue et des perceptions donne à réfléchir à toute personne qui cherche à définir un concept univoque de l’équilibre ou à tirer un ensemble de conclusions claires à son sujet. Même le Secrétaire d’Etat à la Défense et le Comité des Chefs d’Etat-Major semblent se situer sur deux planètes différentes lorsqu’ils décrivent des forces à peu près similaires. »4

24 Mais l’erreur d’appréciation peut être synonyme soit d’une sous-estimation — potentiellement dangereuse — soit, plus probablement, d’une surestimation de l’armement soviétique. Un sénateur américain qu’on ne peut soupçonner de manquer d’expérience en donne une illustration.5 Il constate que les estimations des services de renseignement américains concernant les missiles dont disposait l’Union Soviétique dans l’été 1961 représentaient seulement 3,5 % du nombre prévu quelques années plus tôt.

Pour les forces en bombardiers, la proportion était de 19 % des prévisions de 1956. Malgré tout, le Président Kennedy gagna les élections partiellement en accusant l’administration Eisenhower sortante d’avoir laissé les Etats-Unis prendre un retard critique sur l’Union Soviétique. C’est ce « missile gap » qui suscita le premier effort important de construction de l’arsenal stratégique américain. On apprit très rapidement qu’il n’y avait jamais eu de

« missile gap », ou que, s’il avait existé, c’était aux dépens de l’Union Soviétique. Ce fut certainement l’une des raisons principales de la tentative — avortée — de Khrouchtchev en 1962 de rétablir l’équilibre en installant des missiles soviétiques à Cuba. L’issue humiliante de ce projet aventuriste incita ses successeurs à accroître l’arsenal soviétique jusqu’à ce qu’il dépassât finalement celui des Etats-Unis.

25 Cinq types d’enseignements au moins peuvent être tirés de cette expérience d’erreur d’évaluation. Premièrement, elle montre que le goût soviétique du secret est, en fin de compte, contre-productif, car il conduit soit à une mauvaise appréciation de ses forces, soit à un malentendu sur ses intentions. En second lieu, elle démontre jusqu’à quel point de telles évaluations peuvent être utilisées, souvent abusivement, pour des objectifs qui n’ont pas grand’chose à voir avec la sécurité extérieure, mais beaucoup plus avec des questions de politique intérieure et de politique de partis. Troisièmement, elle prouve que dans un climat d’hostilité sans répit et de méfiance invétérée, chacun est tenté de prendre pour argent comptant la rhétorique et les menaces de l’adversaire et de surestimer sa puissance tout en sous-estimant la sienne propre. Quatrièmement, elle nous rappelle que la marge d’erreur s’accroît à mesure que l’armement devient plus complexe en qualité et en quantité. Le nombre des armes pris isolément a cessé depuis longtemps — s’il l’a jamais été — d’être le seul ou le principal critère permettant déjuger s’il existe ou non un « équilibre des forces ». De plus en plus, le jugement devra reposer sur des facteurs techniques virtuellement non mesurables, tels que la précision, la capacité de pénétration, la capacité d’emport et la vulnérabilité, de même que sur les éléments également non quantifiables que sont la volonté humaine ou la rationalité du comportement de l’individu placé sous contrainte. Pris dans leur ensemble, ces facteurs forment une combinaison extrêmement complexe, qui devrait inciter tout homme d’Etat à la prudence, voire à l’humilité, dans ses évaluations des forces et des faiblesses de l’ennemi et dans ses décisions d’accroître ses propres équipements militaires.

Cinquièmement, et plus fondamentalement, l’exemple du « missile gap » révèle combien futile peut devenir une course aux armements qui se donne pour objectif la

« supériorité » comme prétendue garantie absolue de la sécurité. « Qu’est-ce que la supériorité stratégique, pour l’amour du ciel ? Et que peut-on en faire ? » s’exclamait

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Henry Kissinger en 1975 en parlant de la course aux armements américano-soviétique.

Cette question, qu’il pressait ses compatriotes de se poser, est restée sans réponse jusqu’à présent.

Qu’est-ce... la « supériorité stratégique » ?

26 Il est nécessaire de s’interroger sur la signification de la « supériorité stratégique », même au risque de devoir conclure que, dans le cas des armes nucléaires, elle n’a aucun sens sur le plan opérationnel. Si l’on cherche néanmoins à lui trouver une logique, on sera rapidement convaincu de l’ambiguité du concept.

27 L’une des premières raisons a trait au mérite que chaque superpuissance accorde, explicitement ou implicitement, à la supériorité militaire. L’Union Soviétique, alors qu’elle était encore dans une phase ascendante vers l’acquisition d’un potentiel militaire d’envergure mondiale, ne cessait de vanter les effets bénéfiques de la « modification de l’équilibre des forces » en faveur du « camp socialiste ». Elle est résolue à maintenir une supériorité régionale dans des zones situées à sa périphérie en Europe, en Extrême-Orient et, si possible, en Asie de l’Ouest et dans le Golfe, et ne manque jamais une occasion de souligner la dégénérescence du monde occidental et le déclin de la puissance américaine.

Propagande ou non, ses déclarations stimulent des réactions offensives à l’Ouest et fournissent d’amples justifications à ceux qui réclament une augmentation des dépenses militaires. En même temps, elles révèlent que Moscou garde une confiance pleine et entière en l’utilité de la force militaire et en attend des dividendes politiques proportionnels à sa taille. C’est seulement sous le nouveau Secrétaire général, Mikhaïl Gorbatchev, qu’elle a quelque peu baissé le ton et semble adopter une attitude plus prudente.

28 Les Etats-Unis de leur côté n’ont pas abandonné l’idée, sinon en parole, du moins en acte, selon laquelle la supériorité stratégique demeure la meilleure garantie de la sécurité. Ils sont décidés à rester la puissance dominante et à rejeter toute prétention soviétique à l’égalité. L’Administration Reagan a lancé un vaste programme de modernisation et de développement des forces armées américaines, nucléaires et conventionnelles, en invoquant le fait que les Etats-Unis ont pris un retard « dangereux » sur l’Union Soviétique et que le seul moyen d’obtenir un succès dans la négociation avec cette dernière est de se placer « en position de force ».

29 Personne encore n’a pu définir exactement ce qu’il faut entendre par ces termes. Il faut supposer, cependant, que la notion de « position de force » implique davantage qu’une simple « parité ». Si elle ne désigne pas une supériorité pure et simple, elle se réfère néanmoins à une « marge de sécurité » capable de fournir des garanties contre un arsenal soviétique trop proche du niveau d’armement américain pour ne pas être ressenti comme une menace inacceptable. Les Etats-Unis ont vécu trop longtemps — de 1945 à 1970 — avec une supériorité stratégique assez confortable pour se sentir à l’aise dans une situation que l’on décrit habituellement comme « parité approximative ». Leur instinct le plus profond les pousse à rechercher la supériorité comme suprême garantie de leur sécurité extérieure.

30 Quoique de manières différentes, les deux superpuissances entretiennent une déférence respectueuse à l’égard de la force militaire et davantage encore à l’égard de la supériorité militaire : l’Union Soviétique y voit l’un ou même /’instrument essentiel de sa politique

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étrangère ; les Etats-Unis se sentent moralement autorisés à détenir une certaine supériorité ; toutes deux la considèrent comme une « marge de sécurité » extrêmement utile et un atout dans d’éventuelles négociations. Elles rendent hommage au principe consacré par le temps selon lequel la supériorité militaire est un avantage qui peut et parfois doit être utilisé dans les relations interétatiques et, en particulier, dans les négociations sur la limitation des armements. Ceci vaut aussi bien pour leur conduite envers les pays tiers que dans leurs relations mutuelles. Rien dans la situation internationale actuelle ou dans les prévisions que l’on peut faire pour l’avenir ne suggère que cette attitude soit démodée ou dépassée. On peut et on doit affirmer la nécessité de rechercher d’autres solutions que l’usage de la force militaire pour résoudre les problèmes auxquels nous nous trouverons confrontés dans les années à venir, mais il est malheureusement prématuré de déclarer que celle-ci soit devenue dysfonctionnelle, un anachronisme en quelque sorte, vu l’anarchie du monde dans lequel nous vivons. Peu d’Etats seraient prêts à en faire profession, les superpuissances encore moins que les autres.

31 En dernier lieu, la futilité de cette course à la supériorité tient à la rapidité de l’innovation technologique, qui engendre une fascination et un automatisme dont le domaine de l’armement connaît certainement la forme la plus implacable. Elle alimente la conviction à laquelle font si souvent appel les experts militaires pour affirmer qu’une arme nouvelle fournira enfin la réponse définitive à un problème de sécurité donné — on se persuade que la mise en service de cette arme aux qualités exceptionnelles, si par chance elle était autorisée, ferait pencher l’équilibre en notre faveur. La recherche de la sécurité, qu’elle corresponde à des besoins réels ou imaginaires, semble justifier pratiquement n’importe quel type d’arme et donner raison à ceux qui prétendent résoudre des questions politiques par des solutions techniques.

La guerre nucléaire peut-elle avoir un sens ?

32 A l’évidence, supposer qu’elle le peut est non seulement une erreur, mais devient un postulat extrêmement dangereux. Le rapport stratégique entre les deux superpuissances a cessé depuis longtemps d’être une question du nombre de missiles détenus par chacune d’elles. De même, il ne devrait pas non plus se réduire à chercher qui peut l’emporter — si une victoire était possible — dans une guerre nucléaire. Pour citer une fois de plus Henry Kissinger :

« La course aux armements nucléaires présente au moins deux aspects entièrement nouveaux. La capacité de destruction des armes impose une limite au-dessus de laquelle l’accroissement de leur pouvoir destructeur devient de plus en plus marginal. En même temps, la complexité de la technologie à l’âge nucléaire porte le danger d’un automatisme susceptible de faire échapper les systèmes à tout contrôle rationnel. En effet, si l’une des parties détruisait la force de représailles de son adversaire, elle serait en mesure d’imposer ses conditions. Cette perspective pourrait tenter la victime présumée de lancer une première frappe « préemptive »

— ou un tir « dès réception de l’alerte » (launch-on-warning). La peur mutuelle pourrait transformer une crise en catastrophe. »6

33 M. Kissinger fait tout d’abord référence à la capacité de destruction qu’ont acquis les arsenaux nucléaires : du fait qu’ils ont atteint un niveau de saturation, tout accroissement supplémentaire n’aurait aucun sens. Aucune cible n’a une valeur telle qu’elle justifierait l’annihilation de l’un ou l’autre des adversaires — ou des deux. Là où — comme l’exprime

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le terme américain MAD — la « destruction mutuelle assurée » devient l'objectif de guerre, la guerre elle-même est une folie.

34 La guerre a toujours été quelque chose de terrible. Cependant, elle devait toujours rester subordonnée au service d'un but politique. Mais dans une guerre nucléaire entre les superpuissances, « au lieu que l'un des adversaires gagne et l'autre perde, c'est comme si toute l'humanité perdait et toutes les armes gagnaient ». Jonathan Schell nous rappelle à juste titre les célèbres paroles de Clausewitz. 7

« On ne doit jamais séparer la guerre de la politique, mais si, dans une situation donnée, on en venait cependant à le faire, tous les liens correspondant aux diverses relations seraient dans une certaine mesure distendus, et nous aurions alors devant nous une chose qui n'aurait plus ni signification, ni objet. »

35 Même avec un gros effort d'imagination, la destruction mutuelle ne peut être décrite comme un objectif politique propre à justifier une guerre.

« Donc, quoique les Etats-Unis et l'Union Soviétique soient parfaitement libres de se bombarder mutuellement à l'aide de milliers de têtes nucléaires, ce qui s'ensuivrait ne pourrait être considéré comme une guerre, aucun dessein ne pouvant être poursuivi par ce moyen... Depuis l'invention de la bombe atomique, il est devenu impossible d'exprimer la violence par la guerre, ou de réaliser ce qu'on accomplissait autrefois par la guerre. La violence ne peut plus briser la résistance de l'adversaire ; elle ne peut plus mener, ni à la victoire, ni à la défaite ; elle ne peut plus aboutir à ses fins. La violence n'est plus la guerre. »8

36 La conclusion est claire : l'unique fonction des armes nucléaires ne peut être que d'empêcher, et non de mener une guerre. Leur pouvoir de destruction dénie à la guerre sa seule justification, en l'occurrence, concourir à des fins politiques. Leur rôle est celui de dissuasion, et il doit le demeurer. Cependant, le début des années 1980 a vu se ranimer un débat que l'on espérait clos depuis longtemps. Certains de ses participants soutiennent que, grâce au progrès technologique, une guerre nucléaire pourrait non seulement être menée, mais gagnée. Du côté américain, cette opinion a trouvé jusqu'à présent sa plus claire expression dans un document classifié publié par le New York Times (30 mai 1982), qui le décrit comme le « premier guide exhaustif des options de défense » de l'Administration Reagan. Selon ce document, les forces nucléaires américaines doivent

« l'emporter (« prevail ») et être capables d'obliger l'Union Soviétique à chercher une conclusion aussi rapide que possible au conflit dans des conditions favorables aux Etats- Unis ». Ce résultat peut être atteint en rendant « inefficace l'ensemble des structures politiques et militaires soviétiques (et celles de ses alliés) » ; il s'agit en fait d'une

« décapitation » des centres de commande de la vie politique et économique soviétique.

37 D'une certaine manière, les protagonistes américains de cette stratégie n'ont fait que reprendre certaines idées de base de leurs adversaires. Eux aussi soutiennent que, si la dissuasion échouait, la guerre devenant inévitable, l'Union Soviétique devrait être prête à combattre et, si possible, à vaincre. A ce que l’on sait, il y aurait des divergences de vues à ce sujet entre les directions politique et militaire du pays. La première semblerait rejeter l’idée d’une guerre limitée et prolongée à l’issue de laquelle l’une des parties (en ce cas l’Union Soviétique) serait victorieuse. Cette opinion aurait également trouvé certains supporters influents parmi les militaires, bien que ceci reste discuté. En 1983, le Chef d’Etat-Major Général de l’URSS de l’époque, le Maréchal Ogarkov, insistait sur le fait qu’il ne serait pas possible de limiter une guerre nucléaire. Il déclarait : « Une telle guerre deviendrait inévitablement une guerre totale », tout en laissant ouverte la question de savoir si, dans ces circonstances, elle pourrait être gagnée par l’un des adversaires.9

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Seulement deux ans plus tôt, il avait fait une déclaration en sens inverse.

Vraisemblablement faut-il en conclure que cette question n’a pas encore reçu de réponse univoque au sein du haut commandement militaire.

38 Le débat est symptomatique de l’état d’esprit qui s’est développé à la faveur des prouesses militaires et du progrès technologique qui ont transformé la guerre nucléaire en une option terrifiante, mais néanmoins possible, de la stratégie des superpuissances. C’est ici que la technologie, ou plutôt l’hypnose qu’elle exerce, pourrait devenir le plus redoutable ennemi de l’humanité. Lorsque les armes nucléaires se font toujours plus précises et plus meurtrières, la tentation augmente de limiter une attaque nucléaire précisément à la dimension nécessaire pour « décapiter » l’adversaire sans le détruire ou en lui interdisant de frapper en retour. Cette performance est celle que les stratèges attendent de la

« troisième génération » d’armes nucléaires, actuellement en développement, qui détruisent leurs objectifs sans effets secondaires ou presque (ou, comme le veut le terme consacré, sans « dommages collatéraux »). On maintiendrait ainsi l’holocauste nucléaire dans des « proportions acceptables » en réduisant le nombre de morts prévisibles de centaines de millions à quelque dix ou vingt millions peut-être, ce qui, dans l’esprit des stratèges qui se font les porte-paroles de cette option, serait certainement horrible, mais permettrait la « survie ».

39 Le concept de dissuasion, qui rejetait l’idée de faisabilité et plus encore celle de

« victoire » dans la guerre nucléaire, est donc en danger de dilution progressive.10 Grâce au progrès technologique, la guerre nucléaire pourrait devenir possible et, dans le

« meilleur » des cas, elle pourrait même être gagnée. Cette tendance, davantage que n’importe quelle addition quantitative d’armes nucléaires, apparaît comme la plus susceptible de bouleverser l’ensemble des relations stratégiques américano-soviétiques.

Les armes des deux puissances croissent en nombre et en sophistication technique — de même que croît le danger d’automatisme et l’éventualité d’emploi en cas de crise.

L’érosion graduelle, presqu’imperceptible, de la volonté d’empêcher à tout prix la guerre nucléaire est porteuse des risques les plus graves. Elle est stimulée par un perfectionnement technologique constant et, en période de crise, par la promesse d’un avantage potentiellement décisif à qui frappe le premier.

40 C’est dans cet espace politique et technique extrêmement complexe, quasi impénétrable, que la course aux armements américano-soviétique prend son visage le plus inquiétant.

Les chiffres sont certes terrifiants, mais ils sont plus tangibles, et de là, plus « maniables » quand il s’agit de contrôler et de réduire les armements en présence. La plus grande difficulté, mais aussi la première urgence, est de créer un environnement politique dans lequel la dissuasion resterait suffisamment crédible pour empêcher la guerre, mais ne constituerait pas un obstable, ou un prétexte, gênant la réduction progressive des gigantesques arsenaux existants.

41 A cause de leur taille et de celle de leurs armements, les Etats-Unis et l’Union Soviétique portent une responsabilité spéciale en matière de sécurité internationale, responsabilité qui va bien au-delà de l’administration de leurs rapports mutuels et devient globale dans la mesure où une guerre entre eux pourrait dévaster la planète entière. Comme aucune des deux puissances n’est appelée à disparaître ou à se démembrer d’ici quelques années, elles ont l’obligation de trouver les moyens d’établir entre elles un rapport moins antagonique et tenant compte de toute la largeur du champ de leurs interdépendances. La seule confiance en la force militaire n’est plus suffisante. Empêcher la guerre simplement en cultivant la crainte d’un suicide mutuel est une perspective à la fois beaucoup trop

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dangereuse et trop étroite pour présider en toute sécurité à l’entrée des deux pays et du reste du monde dans le vingt-et-unième siècle.

42 C’est à ce niveau qu’entre en jeu l’idée de remplacer la stratégie de « destruction mutuelle assurée » (MAD) par une plus grande dépendance à l’égard d’une défense stratégique.

L’idée avancée par le président Reagan de faire passer les deux superpuissances d’un armement qui promet la sécurité par la menace de suicide mutuel à un armement qui servirait uniquement des buts défensifs en offrant une « sécurité mutuelle assurée » remet en cause les principes fondamentaux des politiques et positions stratégiques actuelles. Les solutions techniques envisagées pour une telle révolution stratégique restent pour l’instant très controversées et lourdes d’incertitudes. Mais les buts qu’elles sont supposées atteindre méritent une réflexion sérieuse qui forcera les politiciens et stratèges des deux camps à repenser et, si possible, à rejeter la doctrine actuelle de destruction mutuelle assurée, afin d’inventer des réponses à la fois stratégiquement plus crédibles et moralement plus acceptables.

43 Eliminer totalement les armes nucléaires ? Τelle est la réponse de Mikhaïl Gorbatchev au projet du président Reagan. Dans son discours du 15 janvier 1986, il propose en effet le démantèlement de tous les arsenaux nucléaires en trois étapes d’ici la fin de ce siècle. Les perspectives des deux hommes d’Etat semblent donc converger vers un même objectif : débarrasser le monde des armes nucléaires. Mais chacun d’eux sait bien qu’il s’agit d’une vision parfaitement irréaliste.

44 Pour sortir de l’impasse, la ou les solutions devront dépasser le champ purement militaire. La sécurité mutuelle et la stabilité globale doivent pouvoir être un jour assurées par davantage que les forces militaires et les armements stratégiques. Les Etats-Unis comme l’Union Soviétique sont dotés d’un énorme potentiel de ressources naturelles et humaines. Ils peuvent se permettre d’être généreux. La vraie compétition entre eux devrait avoir lieu dans des domaines dont eux-mêmes et l’humanité tout entière pourraient tirer un profit bien supérieur à celui qu’ils obtiennent là où l’enjeu se réduit aux armes de destruction massive. Mais pour ceci — pour paraphraser Talleyrand parlant de la France après la défaite napoléonienne — ils doivent devenir grands au lieu d’être simplement colossaux.

NOTES

1. Déclaration du Secrétaire d’Etat George P. Shultz, Senate Foreign Relations Committee, 15 June 1983.

2. Raymond L. Garthoff, « The Soviet SS-20 Decision », Survival, XXV/3, May/June 1983, p. 110.

3. Il est cependant remarquable que cette publication se base exclusivement sur des sources occidentales/américaines, et non sur des sources soviétiques.

4. John M. Collins & Anthony H. Cordesman, Imbalance of Power : An Analysis of Shifting US-Soviet Military Strength, San Rafael, Calif, and London, Presidio Press, 1978, p. 89.

5. Senator Stuart Symington, cité par P. M. S. Blackett, Scientific American, 206, April 1962, pp.

45-53.

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6. Henry Kissinger, « A New Approach to Arms Control », Time, 12, 21 March 1983, p. 18.

7. Jonathan Schell, Le Destin de la Terre, Paris, Albin Michel, 1982, p. 214.

8. ibid., pp. 214-215.

9. « Limited Atomic War Impossible, Soviet Says », International Herald Tribune, 27 March 1983.

10. Cf. Leon Wieseltier, « The Great Nuclear Debate », The New Republic, 10 and 17 January 1983.

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