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Les déchets militaires dans les lacs suisses : Des pollutions en héritage aux enjeux d'une gestion résiliente des territoires

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Les déchets militaires dans les lacs suisses : Des pollutions en héritage aux enjeux d'une gestion résiliente des territoires

CHARRIERE, Elodie, BAUDOUI, Remi

Abstract

Bien que neutre, la Suisse s'est retrouvée dans la nécessité de s'armer pour faire face aux menaces de la seconde guerre mondiale. La paix revenue, elle a disposé d'un important stock d'armement. Deux catastrophes mai 1946 et décembre 1947 entourant le stockage terrestre de munitions enclenchent le processus public de décision relatif à la gestion de cet excédent. Pour faire face aux risques liés aux stockages terrestres, une solution, largement répandue auprès des puissances belligérantes, sera adoptée en Suisse, à savoir l'immersion des munitions. Ce choix s'est rapidement imposé, notamment pour diminuer les risques liés aux conditions de stockage des munitions. A l'époque, aucune considération environnementale quant aux pollutions terrestres et/ou lacustres n'ayant pu être soulevée, le dépôt des munitions au fond des lacs ne soulève en aucune manière la question du déchet ni la question des pollutions éventuelles. Avec l'émergence au milieu des années 1960 de la question environnementale, la pratique qui relevait du « bon sens » décisionnel est progressivement interdite. Il faut [...]

CHARRIERE, Elodie, BAUDOUI, Remi. Les déchets militaires dans les lacs suisses : Des pollutions en héritage aux enjeux d'une gestion résiliente des territoires. In: Les pollutions en héritage : quelle résilience dans les territoires (post)industriels ?, Saint-Etienne

(France), 30-31 mars, 2017

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:94290

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* Pôle Gouvernance de l’environnement et du développement territorial, Institut des Sciences de l’Environnement, Université de Genève – Elodie.Charriere@unige.ch

** Département de Science politique et Relations Internationales, Faculté des Sciences de la Société, Université de Genève – Remi.Baudoui@unige.ch

Introduction

Bien que neutre, la Suisse s’est retrouvée dans la nécessité de s’armer pour faire face aux menaces de la seconde guerre mondiale. La paix revenue, elle a disposé d’un important stock d’armement. Deux catastrophes – mai 1946 et décembre 1947 – entourant le stockage terrestre de munitions enclenchent le processus public de décision relatif à la gestion de cet excédent. Pour faire face aux risques liés aux stockages terrestres, une solution, largement répandue auprès des puissances belligérantes, sera adoptée en Suisse, à savoir l’immersion des munitions.

A l’époque, aucune considération environnementale quant aux pollutions terrestres et/ou lacustres n’ayant pu être soulevée, le dépôt des munitions au fond des lacs ne soulève en aucune manière la question du déchet ni la question des pollutions éventuelles. Avec l’émergence au milieu des années 1960 de la question environnementale, la pratique qui relevait du « bon sens » décisionnel est progressivement interdite. Il faut attendre le début des années 1990 la découverte par des plongeurs dans le lac de Thoune et du lac Léman de munitions en dépôt sur les sédiments lacustres pour que le secret entourant les munitions immergées soit partiellement levé.

L’objet de notre intervention aura pour objet de s’interroger sur le dépôt des munitions dans les lacs suisses dans une quadruple perspective :

1. En quoi peut-on ou non qualifier ces dépôts en termes de déchets industriels en référence à la loi suisse sur la définition du déchet industriel ? L’enjeu est de taille, la qualification ou la non qualification en termes de déchet industriel est ce qui conditionne l’activation même ou la non-activation de l’action publique au nom du principe de la responsabilité environnementale.

2. En quoi l’invisibilité du problème – hormis les plongeurs – rend-t-elle le risque et la menace politiquement et socialement invisible ? Si la sécurisation des munitions stockées sur terre, dans des abris et réserves, est pleinement assumée, en quoi l’invisibilité empêche-t-elle une sécurisation pourtant nécessaire des munitions immergées ?

3. Quels sont les paradoxes de cette « potentielle pollution silencieuse » ? En quoi une pollution invisible et silencieuse rend plus difficile son traitement tant au niveau scientifique, qu’au niveau politique ?

Les déchets militaires dans les lacs suisses :

Des pollutions en héritage aux enjeux d’une gestion résiliente des territoires

Les pollutions en héritage : quelle résilience dans les territoires (post)-industriels ? Axe 2 : Pollutions visibles et pollutions invisibles

Doctorante Elodie Charrière* & Professeur Rémi Baudouï**

Université de Genève

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4. Que nous disent les scientifiques sur la menace potentielle ou réelle ? Comment les acteurs institutionnels s’efforcent-ils de gérer le problème dans cette invisibilité et le silence pensant qui entoure cette question ? De quelle résilience les acteurs publics peuvent-ils se prévaloir pour agir aujourd’hui ?

Cette étude historique est réalisée avec une confrontation de sources combinant des entretiens semi-directifs, l’analyse de rapports issus du domaine des sciences sociales – histoires environnementales et militaires, sciences politiques – ainsi que de recherches menées dans les archives – de journaux, d’administrations fédérales et cantonales.

1. Un dépôt militaire qui échappe à la conceptualisation du déchet industriel

Sans utiliser directement la notion de déchet, la 1ère législation suisse à mentionner les

« matières solides et gravières réservoirs » remonte au 16 mars 1955 avec l’adoption de la loi fédérale sur la protection des eaux contre la pollution (LPEP). Son entrée en vigueur remonte au 1er janvier 1957. Dans cette loi, l’article consacré aux matières solides et gravières réservoirs interdit « de jeter ou de déposer dans les eaux toute matière solide qui est de nature à polluer l’eau ou qui, de quelque autre manière, va à l’encore de la protection visée par l’article 2, 1er alinéa » (art. 4 LPEP). L’Ordonnance1 sur le traitement des déchets (OTD) fut adoptée le 10 décembre 1990 et est entrée en vigueur le 1er février 1991. L’OTD reprend les éléments cadres contenus dans deux lois fédérales, celle du 7 octobre 1983 sur la protection de l’environnement (LPE) et celle du 24 janvier 1991 sur la protection des eaux (LEaux).

Cette ordonnance qui qualifie la nature des déchets ne fait nullement mention des munitions militaires en tant que déchets. Aujourd’hui, la LPE qualifie les déchets en tant que « choses meubles dont le détenteur se défait ou dont l’élimination est commandées par l’intérêt public » (art. 7 al. 6 LPE).

Il faut attendre l’ordonnance sur la limitation et l’élimination des déchets (OLED) prise par le Conseil fédéral suisse le 4 décembre 2015, qui reprend les éléments cadres des deux mêmes lois fédérales (LPE et LEaux) que précédemment, pour que se précise le lien possible à construire entre munitions militaires et déchets. Les objectifs généraux de cette loi rendent bien compte des enjeux de santé publique et de maintien du bien-être environnemental requis pour l’homme par la protection de son environnement et la « limitation des atteintes à l’eau, le sol et l’air contre les atteintes nuisibles ou incommodantes dues aux déchets » (art. 1a OLED).

La nomenclature initiale émise sur les déchets est d’autorité renforcée. Dans son article 3, l’OLED recense les différentes natures de déchets pouvant exister. Il semble ici intéressant de les rappeler pour signifier en quoi les dépôts des munitions n’apparaissent pas immédiatement comme une priorité de gestion de la sécurité civile. Sont ainsi définis au titre des déchets : 1. Les déchets urbains : « Les déchets produits par les ménages ainsi que ceux qui

proviennent d’entreprises comptant moins de 250 postes à plein temps et dont la composition est comparable à celle des déchets ménagers en termes de matières contenues et de proportions ».

2. Les déchets spéciaux : « Les déchets désignés comme tels dans la liste des déchets établis en vertu de l’art. 2 de l’ordonnance du 22 juin 2005 sur les mouvements de déchets (OMoD) » ; soit « les déchets, qui pour être éliminés de manière respectueuse de

1 Dans le système législatif suisse, une ordonnance est un texte de loi qui contient des règles de droit, mais qui n’émane pas du législateur ordinaire (normalement l’assemblé fédéral et le peuple). Il existe 3 types d’ordonnances fédérales : (i) celles du Conseil fédéral ; (ii) celles de l’assemblée fédéral mais sans le concours du peuple (voté par les chambres mais sans procédure post-parlementaire) ; (iii) celles des tribunaux fédéraux (actes normatifs émanant du pouvoir judiciaire lui- même).

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l’environnement, requièrent, en raison de leur composition ou de leurs propriétés physico- chimiques ou biologiques, un ensemble de mesures techniques et organisationnelles particulières même en cas de mouvements à l’intérieur de la Suisse » (art. 2 OMoD).

3. Les biodéchets : « Les déchets d’origine végétale, animale ou microbienne ».

4. Les déchets de chantier : « Les déchets produits lors de la construction, la transformation ou de la déconstruction d’installations fixes ».

5. Les matériaux d’excavation et de percement : « Les matériaux résultant de l’excavation ou du percement, sans les matériaux terreux issus du décapage de la couche supérieure et de la couche sous-jacente du sol » (art. 3 OLED).

L’émergence de la question des munitions se situe plus précisément dans l’annexe 1 de l’OLED consacrée aux différents types de déchets désormais classifiés selon huit catégories : Classe 1. Les déchets chimiques ; Classe 2. Les déchets médicaux ; Classe 3. Les déchets métalliques ; Classe 4. Les déchets minéraux ; Classe 5. Les installations, machines, véhicules et leurs accessoires ainsi que les appareils électriques et électroniques ; Classe 6. Les biodéchets ; Classe 7. Les boues et résidus de traitement ; Classe 8. Les autres types de déchets.

En les rattachant à la classe 1 des déchets chimiques, l’OLED tend ainsi à rappeler que les

« déchets d’explosifs et de munitions » (code 1112) sont des outils de diffusion potentielle de certaines formes de toxicité indépendamment de la nature des composants environnementaux dans lesquels ils évoluent. Toutefois, il s’avère nécessaire de souligner que cette nouvelle catégorie de déchets chimiques ne décrit en rien la nature instrumentale de l’objet même de pollution qui peut ici aussi bien décrire des munitions et explosifs indistinctement utilisés pour des travaux civils que pour des travaux militaires et dont le dessein même – celui de l’intention de tuer – n’est absolument pas institué.

Dans ce contexte, les munitions déposées dans les lacs pourraient s’interpréter comme pouvant encore échapper à toute classification en termes de déchets. Si on ajoute à ce point essentiel, le fait que l’OLED vise à se saisir d’une réalité contemporaine et non d’une réalité passée, alors dans une logique de non-rétroactivité, tout peut laisser penser que le maintien des munitions dans les lacs suisses peut encore perdurer.

Si l’OLED fixe le cadre général de mise en œuvre de la limitation et de l’élimination des déchets, il faut rappeler que ce sont aux cantons qu’il revient la responsabilité d’élaborer dans leurs limites administratives et territoriales les plans de gestion des déchets (art. 4 OLED) et que ceux-ci doivent être transmis à l’Office fédéral de l’environnement (OFEV). Une double question peut être ici posée. Comment les cantons peuvent-il intégrer une menace non avérée et dont la connaissance demeure partielle et incertaine ? Si l’on prend en considération uniquement la question des déchets au niveau fédéral, elle aussi essentiellement rapportée du côté de l’aménagement du territoire et de l’urbanisation – « les cantons tiennent compte dans leurs plans directeurs des effets que les plans de gestion des déchets ont sur l’organisation du territoire » (art. 5 al. 1 OLED) – il faut aussi se poser la question de l’impossibilité consubstantielle d’associer les munitions déposées au fond des lacs dans une relation claire à l’aménagement du territoire. Dans la pratique administrative cantonale, dès lors que la question des munitions demeure peu connue, dès lors que leur dépôt au fond des lacs n’engage aucun désordre écologique visible, il n’y a guère de raison de les décrire comme une réalité de déchet, conventionnel ou chimique, présentant quelques menaces que ce soit. De fait, les munitions dans les lacs suisses ne sauraient apparaître dans les plans de gestion de

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déchets qu’elles mettent régulièrement en place. Elles ne requièrent aucun traitement spécifique ni annonce de traitement.

2. De la construction de l’invisibilité comme alternative à la question du stockage et de la destruction à l’imperceptibilité de la menace environnementale

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les stocks d’armements, issus de la production suisse pour son effort de guerre et non utilisés, illustrent son succès industriel. Les munitions sont alors stockées dans la multitude des abris, caches et réserves constituées pour bâtir le Réduit National. La culture du secret inhérente à cette armée de milice justifie l’absence de toute publicité. Le caractère sensible de l’information en vue de pouvoir conduire des opérations militaires en cas d’agression extérieure, la nécessité de conserver une neutralité politique parmi ses soldats et la population, le devoir de réserve dévolu à tout membre de l’institution militaire justifient le maintien du silence (Bryon-Portet, 2011, p. 96-97). Dans la nuit du 28 au 29 mai 1946, une partie du fort de Dailly à Saint-Maurice fut détruite, causant la mort de 10 ouvriers. L’enquête confiée par le juge d’instruction militaire à une commission de cinq experts conclut à « la décomposition des poudres à la nitrocellulose comme cause probable de la catastrophe » (O. R., 1947, p. 8). Dans la nuit du 19 au 20 décembre 1947, trois explosions successives frappent le dépôt de munitions constitué de bombes incendiaires situé près de la gare ferroviaire de Bleu-Mitholz. L’impact du souffle et la dispersion de projectiles détruisent la gare et des bâtiments et met le feu à plusieurs maisons. Le village est en ruines. Trois personnes meurent et six sont portées disparues. Plus de 100 millions de dégâts sont causés (G. P., 1947, p. 1 et 7).

Face aux inquiétudes relayées par les médias, les autorités politiques sont sommées de réagir.

La question de la sécurisation des dépôts de munitions devient une question publique d’intérêt général. Le Service technique militaire est chargé de procéder à l’évaluation qualitative des stocks de munitions pour distinguer d’une part les munitions obsolètes à détruire et d’autre part les munitions opérationnelles à conserver. Le Conseil Fédéral (CF) donne quitus le 16 mars 1948 au Département militaire fédéral (DMF) « d’éliminer des grands stocks de vieilles munitions périmées (et donc dangereuses) et de munitions ayant perdu toute valeur militaire, soit en les immergeant dans les lacs, soit en les recyclant » (DDPS, 2004a, p. 3). Du reste, le CF décida que « 2500 tonnes de munitions d’artillerie devaient être détruites lors d’une action exceptionnelle » (DDPS, 2004b, p. 2) à mener entre mai 1948 et le printemps 1949. Ainsi, 1290 tonnes furent aussitôt immergées dans le lac de Thoune, 280 dans le lac de Brienz, 500 dans le lac d’Uri et 530 dans le bassin de Gersau du lac des Quatre-Cantons. Au total, sur les 8000 tonnes de munitions et de reste de munitions immergées au cours du XXe siècle, entre la fin des années 1940 et la fin des années 1960, 95% reposent dans le lac de Thoune, le lac de Brienz, le lac d’Uri et le bassin de Gersau du lac des Quatre-Cantons (DDPS, 2004b, p. 2).

A distance des zones urbanisées, l’immersion lacustre est le choix pour l’armée de la sécurité humaine. En éloignant le dépôt des habitations, il est ainsi envisagé la construction d’une sécurité passive qui ne peut que trouver grâce aux yeux des responsables locaux et des populations. Cette solution s’oppose à celle du démantèlement qui pose la menace d’explosion terrestre en territoires denses comme elle le fut à Dailly et à Bleu-Mitholz. De plus, cette solution présentait l’avantage de pouvoir être menée avec célérité ; et ne justifiait pas un protocole sécuritaire exigeant en matière de maniement des déchets. Les quelques photos retrouvées des largages soulignent l’artisanat du processus. Les munitions sont manipulées à la main sans protection. Selon leur poids, les caisses de munition sont vidées en vrac ou pièce par pièce. Selon des acteurs de l’époque, d’autres ont été coulées avec du béton

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à l’intérieur (Mathieu et Bircher, 2004, p. 6), évitant ainsi la dispersion des munitions et permettant aux caisses, du fait de l’ajout de poids, de s’enfoncer profondément dans les sédiments.

Sur le plan technique, l’immersion restaure la logique opératoire de l’armée habituée à travailler dans le secret sans pression des autorités et populations civiles, mise une première fois à mal par les catastrophes de Daily et Bleu-Mitholz. De plus, au-delà du ballet des navettes entre rives et lacs, aucun chantier spécifique ne peut susciter l’inquiétude des populations sur les opérations de largage. En écartant la menace d’explosion des munitions à l’air libre, le largage effectué dans les lacs ne peut que rassurer populations et autorités locales sensibles à la menace des explosions in situ mais ne disposant pas de conscience environnementale en matière de pollution chimique de l’eau.

Pour des raisons de sécurité préventive, le largage des munitions dans des zones d’immersion préalablement définies est rapidement mené. Il fut préconisé de les immerger en eaux profondes – à plus de vingt mètres – et loin des rives. Des découvertes attestent néanmoins que certaines d’entre elles ont été conduites à proximité du rivage en utilisant les pontons existants (DDPS, 2012). Le largage se poursuit à rythme irrégulier jusqu’aux années 1960.

Les ultimes immersions se déroulent en 1963 dans le lac de Thoune et en 1967 dans le lac d’Uri (DDPS, 2012). En raison du secret entourant les immersions et de la non-conscience des questions environnementales, les munitions déposées au fond des lacs peuvent y reposer sans bouleverser la quiétude des riverains.

Le dépôt des munitions dans les lacs n’existe ni en termes de problème ni en celui de risque.

Le secret ayant été bien assuré, l’opinion publique ne fut jamais alertée. Aucune question ne put être posée ou inquiétude ne put être exprimée par la population.

3. Les paradoxes d’une pollution invisible : une expertise scientifique en demi-teinte

La découverte des munitions déposées au fond des lacs suisses est le fait du hasard. Elle est le fruit de la plongée sous-marine lacustre. Au début des années 1990 s’effectuent les premières découvertes de munitions par des plongeurs dans le lac de Thoune et dans le lac Léman. Les premières alertes sont lancées en direction des autorités publique compétentes. Le politique se trouve être de nouveau confronté à la nécessité de réagir.

En 1992, le Département fédéral de la Défense de la Protection des Populations et des Sports (DDPS) se trouve être mis dans la nécessité de conduire un inventaire des sites potentiellement contaminés, préalable à la création d’un cadastre des sites pollués. A la fin de cet inventaire mené par l’armée et des bureaux d’ingénieurs, environ 8000 sites potentiellement contaminés sont répertoriés, et parmi eux, 2500 seront soumis à des enquêtes approfondies (Fitze, 2003, p. 23). En avril 1992, l’armée, à la demande du Secrétariat général du DDPS, réalise un premier cadastre des sites lacustres pollués. Par ces différents travaux, le dossier du dépôt des munitions dans les lacs suisses atteint désormais une visibilité sociétale.

Le Groupement de l’armement, aujourd’hui ArmaSuisse, entité dépendante du DDPS, se voit chargé en 1993-1995 de l’étude de la dangerosité pour l’homme et pour l’environnement des munitions immergées dans le lac de Thoune, le plus concerné de tous. Les conclusions de cette étude sur le Lac de Thoune, sont sans appel. Le dépôt des munitions dans le lac ne présente aucun danger pour la santé publique (Stucki et Mathieu, 1995). Les laisser s’enterrer dans les sédiments relève du bon sens.

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Le dépôt des munitions dans les lacs suisses aurait pu en rester là, si les pêcheurs du lac de Thoune n’avaient pas observé au printemps 2001 que 40% des corégones du lac présentaient des déformations aux organes sexuels (gonades). En 2005, le rapport Militärische Munitionsversenkungen in Schweizer Seen conclut que « rien n’indique que les munitions immergées aient joué un rôle dans les modifications des organes de corégones du lac de Thoune » (DDPS, 2005, p. 1). Néanmoins, pour se faire le relais de l’émotion des pêcheurs, la presse a informé l’opinion publique sur la présence de matériel militaire immergé au fond des lacs suisses. Les conditions sont désormais réunies pour lancer au plan politique les premiers débats. La mise en visibilité de la question se construit au double niveau cantonal et fédéral.

Le 11 novembre 2003 la motion Dépôt des munitions dans le lac de Thoune est déposée, devant le Grand Conseil du canton de Berne, par Madame Sabine Gresch, députée de l’Alliance verte et sociale bernoise (AVeS). Le Conseil exécutif cantonal estime qu’il « est prématuré d’exiger déjà maintenant de la Confédération l’évacuation et l’élimination des dépôts de munitions » car « à l’heure actuelle, les résultats dont nous disposons ne permettent pas de formuler de conclusion définitive concernant la mise en danger des poissons ou de la population. (…) aucune substance nocive n’a été détectée dans le lac de Thoune jusqu’à aujourd’hui » (Gresch, 2003, p. 5). Du niveau cantonal, le dossier se déplace au fédéral.

Le 5 mai 2004, Madame Ursula Haller Vannini, à l’époque députée de l’Union Démocratique du Centre (UDC), dépose au Conseil national (CN) une motion sur le Repêchage et élimination des munitions déposées au fond des lacs suisses. En prenant pour exemple les cas du lac de Thoune et du lac de Brienz qui selon elle « représentent un danger potentiel pour les êtres humains et les animaux » (Haller, 2004, p. 1), elle enjoint la puissance publique à procéder à leur repêchage et leur élimination tant pour des raisons de sécurité environnementale que pour des raisons touristiques. L’argumentaire est celui de l’action préventive à conduire selon une logique du principe de précaution, qui prend en considération un risque potentiel mais non avéré. Pour que cette motion devienne contraignante pour le CF, cette intervention doit être approuvée par le Conseil des États (CE) et le CN. Malgré son adoption par ce dernier, le 28 novembre 2005, afin que le CF suive ce problème sur la durée (Conseil National, 2005), le 23 mars 2006, le CE rejette cette motion, avançant que les connaissances actuelles demeurent lacunaires et que les risques encourus lors du repêchage et de l’élimination des munitions sont supérieurs à ceux pris si les munitions restent immergées (Conseil des Etats, 2006).

L’apport de ces interpellations est multiple. D’une part, il réside dans la volonté affichée de restituer la généalogie des déchets militaires dans les lacs. En mai 2004, le DDPS mandate sur appel d’offre cinq bureaux d’études pour établir l’inventaire historique des immersions de munitions et déchets de l’armée dans les lacs suisses. D’autre part, il réside dans la relance des analyses scientifiques, action qui annihile tout mouvement de polémique et controverse sociétale. En juin 2005, une étude éco-toxicologique est menée dans le lac de Thoune. Elle conclut que la libération des substances dans les sédiments est lente, de telle manière que cette libération est très largement compensée par la rapidité de l’enfouissement progressif des munitions sous les dépôts successifs de nouveaux sédiments (Agroscope & EAWAG, 2005).

Puis entre 2006 et 2010, une étude visant à combler les lacunes existantes « concernant les munitions immergées, leurs effets éventuels sur l’être humain et sur l’environnement, ainsi que les possibilités de repêchage » (DDPS, 2012) est conduite. En conclusion à ces études, le DDPS, en accord avec les cantons concernés, a décidé, au vu des dangers minimes et des difficultés techniques, de renoncer au repêchage des munitions (DDPS, 2012).

Concernant cette thématique, toute interpellation politique relève de l’expression d’un doute qui renvoie à la conduite de nouvelles études scientifiques, levant complètement ou

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partiellement, certaines interrogations. C’est donc en termes de chassé-croisé que se définit la relation entre science et politique. Au final, ce processus démocratique suisse se clôt sur un paradoxe. À défaut de risque avéré, le danger potentiel réside désormais tout autant dans les munitions mêmes que dans le processus de leur récupération.

4. Les acteurs institutionnels : entre dénonciation et silence obligés

En immergeant les munitions, les décideurs de l’époque ne pensaient très certainement pas voir réapparaitre ce sujet sur l’agenda politique. « Once waste disappears, it is not meant to reappear » (Mauch, 2016, p. 5). C’est pourquoi, le dossier des munitions militaires déposées dans les lacs suisses se construit comme un phénomène échelonné, cyclique constitué d’oublis et de révélations.

La soustraction visuelle des dépôts de munitions dans les lacs suisses a temporairement interdit la prise de conscience de la question renforcée par son enfouissement dans les limbes de l’oubli de la mémoire administrative. Ces éléments témoignent de l’impossibilité pour cette thématique de se construire comme objet de l’action publique et ce jusque dans les années 1990. L’invisibilité absolue du dossier est accentuée par l’imprécision du contenu exact des dépôts, la méconnaissance des pièces et modèles d’armement immergés, l’incapacité à nécessairement connaître les produits chimiques qu’elles recèlent, etc. Se rajoute le souci des administrations cantonales et fédérales de ne pas alarmer les concitoyens en publicisant les conclusions des rapports d’études qu’elles ont pourtant commandés. Le secret initié par les militaires, bien que prorogé par les autorités administratives publiques en charge de la sécurité du territoire, est aujourd’hui, à leur corps défendant, remis en cause par ces deux mêmes acteurs, qui ont mené, en interne ou par l’intermédiaire d’experts indépendants, des investigations historiques et scientifiques sur ce sujet.

Les redécouvertes de ces munitions au fond des lacs, pour accompagner la prise de conscience de la nécessité de sauvegarder l’environnement en tant qu’écosystèmes complexes et globaux (Walter, 1990), ont rendu possible l’interpellation politique, tant au niveau cantonal que fédéral. Dans ce cas précis, l’expertise incertaine sur le moyen et long terme, affiche toute sérénité pour le présent. Cette différenciation de jugement selon les temporalités évoquées permet de justifier derechef le rejet de toute interpellation politique soucieuse d’engager soit au minimum le processus de perceptibilité du sujet et au maximum la neutralisation des munitions à partir de leur extraction des lacs suisses.

Dans ce système, l’acteur public confronté à la question des munitions immergées interagit dans une double dénégation : nier l’absence de tout risque à plus ou moins long terme mais aussi réfuter la menace d’une catastrophe immédiate. La menace n’est ni avérée ni probable.

Elle relève de l’incertain. Ne pouvant se saisir du futur comme temporalité d’action, seul le présent fait office d’engagement. Manipuler ces munitions pour assainir les lacs pourrait être plus dangereuse que le fait de les laisser reposer sur place. Cette approche promeut la stratégie dite du status quo, c’est-à-dire la non-dépollution des sites lacustres potentiellement contaminés, et joue un rôle central dans l’argumentation du non agir partiel. Laisser reposer les munitions dans les sédiments, tout en assurant une veille scientifique régulière et constante, devient le leitmotiv des autorités publiques. En agissant de la sorte, les autorités publiques souhaitent s’assurer de « la possibilité de régir à temps si, contrairement aux prévisions, la situation devait changer » (DDPS, 2012).

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8 Conclusion

Cette étude historique cherche à mettre en lumière un cas spécifique de pollution silencieuse issue de l’héritage industriel de la production d’armement en Suisse.

Le dossier des munitions immergées dans les lacs suisses relève un processus complexe de par son oubli pendant une trentaine d’année et de par son invisibilité. Pour que cette thématique soit remise sur l’agenda politique, il a fallu que différents acteurs – députés, journalistes, corporation des pêcheurs – se saisissent du dossier. Ils peuvent être qualifiés de lanceur d’alerte (whistleblower), c’est-à-dire sortir un événement « oublié » de sa confidentialité pour mieux l’inscrire dans le débat public.

Les bulletins des autorités cantonales et fédérales sur la propreté des eaux du lacs, pour faire oublier la question des munitions, ne cessent depuis une vingtaine d’années de souligner leur amélioration continue sous l’effet contraignant des normes et directives environnementales.

Cette posture renforce d’autant l’invisibilité de cet héritage issu de la production de l’industrie militaire des années 1930 et 1940.

De par la gestion de ce sujet, le concept de résilience, c’est-à-dire la capacité d’un système ou d’une société à pouvoir venir à bout rapidement d’une catastrophe soudaine ou d’une crise et à rétablir la capacité de fonctionner et d’agir le plus rapidement possible, trouve une application concrète. En effet, le dossier du dépôt des munitions dans les lacs suisses témoigne ainsi des limites institutionnelles imparties à la problématique de la mise en œuvre d’une gestion résiliente des territoires post-industriels tel que peut le représenter le contexte lacustre suisse. Selon les schémas classiques conceptualisés en matière de résilience des territoires, il faut ici distinguer deux types de résilience : la résilience institutionnelle et la résilience sociétale (Henrotin, 2010). La première qui a pour objet la gestion procédurale de la menace par les institutions compétences est désormais prise en considération par ces dernières, malgré la menace non-avérée, avec la double mise en œuvre du système de surveillance de l’état des munitions déposées, des modalités de leur dégradation et/ou de leur stabilisation dans les eaux des lacs. La seconde qui décrit la capacité de la société à pouvoir affronter le risque par l’optimisation de ses ressources sociales et culturelle ne peut aujourd’hui exister par le processus même de l’oubli que conforte indirectement les institutions soucieuses de ne pas informer des populations sur un risque considéré comme nul.

Pour les citoyens, l’absence de pollution et la non-visibilité de ces dépôts, rend difficile le saisissement de cet évènement. C’est pourquoi, vis-à-vis de la population, aucune résilience ne peut être engagée car l’absence de risque immédiat exclut une gestion de la résilience sociale du territoire.

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9 Bibliographie

Agroscope & EAWAG, Gewässerbelastung durch Sprengstoffe im Thunersee – Schlussbericht / Rapport final – Pollution de l’eau par des explosifs dans le lac de Thoune, juin 2005.

Bryon-Portet, Céline, « La culture du secret et ses enjeux dans la société de commnunication », Quaderni, n°75, 2011, p. 95-103.

Conseil des Etats, Session de printemps 2006 – Douzième séance – 08h00 : 04.3220 – Motion, 23 mars 2006.

Conseil National, Session d’hiver 2005 – Première séance – 14h30 : 04.3220 – Motion, 28 novembre 2005.

Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), Munitions immergées dans les lacs préalpins : repêchage inutile, Berne, 3 février 2012. En ligne :

http://www.vbs.admin.ch/content/vbs-internet/fr/verschiedene-themen-des-vbs/umweltthemen-des- vbs/munitionen-in-schweizer-seen.detail.nsb.html/43324.html (consulté le 22.02.17)

Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS), Résumé du rapport sur l'évaluation des risques liés aux dépôts de munitions dans les lacs suisses et conclusions, Berne, 28 novembre 2005.

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Références

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