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Article pp.15-20 du Vol.33 n°177 (2007)

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Texte intégral

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Après avoir étudié dans divers pays d’Europe (Allemagne, France, Angleterre, Italie), Albert Hirschman a mené l’essentiel de sa carrière académique aux États-Unis.

Véritable « couteau suisse » des sciences de l’homme, semeur d’idées nouvelles en économie, sociologie, voire

politologie ; il fut honoré de multiples distinctions, parmi lesquelles on compte : le prix Talcott Parsons de l’American Academy of Arts & Sciences (en 1983), le prix Toynbee (millésime 1997-1998), la médaille Thomas Jefferson de l’American Philosophical Society (en 1998), le prix Benjamin E. Lippincott de l’American Political Science Association (en 2003). La gestion comme science attend toujours un développement majeur sur l’une de ses contributions.

T

out chercheur bien formé est apte à circonscrire un champ d’attention et à se focaliser longue- ment sur celui-ci. Mais prendre l’inconnu qui se trouve à l’intérieur, ajointer des éléments très divers pour en tirer une seule clarté ; voilà qui distingue les âmes pionnières. De manière sûre, Albert Otto Hirschman appartient à ce petit nombre.

I. – DE L’ORIGINE AU PARCOURS 1. Une vie longue et féconde

Né à Berlin au début du XXe siècle (1915), Albert Hirschman allait porter dans sa jeunesse le même destin que le vieux Freud à Londres, Karl Popper en Nouvelle Zélande, ou quelque illustre lignage de physiciens en choses quantiques et relativistes. Déchirures et espoirs se succédèrent lors de brillantes études à Paris (il y fit HEC en 1933-1935) ; puis à Londres et Trieste, qui lui donnèrent le titre de docteur en économie (1938). Par un nouvel exil aux États-Unis, il reprit son chemin d’ermite

Albert O. Hirschman, telle une

cible mouvante

1. L’auteur remercie Jean-Claude Tarondeau (Essec-université de Paris X Nanterre) et à Jean-Pierre Nioche (HEC), pour l’opportunité offerte ; Philippe Nemo (ESCP-EAP), pour l’ambition de ses cours ; ainsi que Bernard Ulrich et Féthi Chebli (université de Reims-Champagne) pour leurs soutien et encouragements.

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et fréquenta les universités de Berkeley, Yale, Columbia, Stanford, Harvard ; com- plété de nombreux voyages au Sud et d’un séjour à l’Institute for Advanced Study de Princeton, auquel il reviendra.

Au cours de ce périple, sa réputation va croissante. Bientôt « full Professor », dis- tingué de l’Est europhile à la grande Cali- fornie ; Albert Hirschman y enseigne une connaissance mieux qu’économique, déve- loppant une appréhension du monde où la réalité vivante échappe à la mise en cage des formules, signe dominant de l’époque.

2. Le survol du labyrinthe

Caractériser l’œuvre d’Hirschman dans ses multiples facettes rend utile un petit retour aux bases. Les sciences de la culture humaine sont un domaine de constitution récente, néanmoins foisonnant. Heureux celui qui peut toujours s’y retrouver. Elles se marquent par un combat d’une rare per- manence entre des explications causales d’apparence non réconciliable : raison calculatoire (utile ou cynique), grands élans collectifs, états d’âme individuels.

Avant l’apparition des modèles quantifiés2, y régnaient en maîtres ce qui reste nommé comme des outils de cadrage (« conceptual framework » ; e.g. Porter, 1992). Fondés sur des relations d’ordre, ou même seulement d’appartenance, ils ont pour mérite essen- tiel de permettre en eux la coexistence de variables de statut très différent (exemples : économique et psychologique), donc la mise en rapport de phénomènes apparem- ment très éloignés3.

Entre l’intellectuel de cœur et le scienti- fique affairé à son œuvre, Albert Hirschman en parsème le terreau des sciences de l’homme. Il élabore ces cadres pour signa- ler des voies entre disciplines, et s’y dis- tingue mieux par ses livres qu’avec des articles de pointe, déchiffrés seulement dans un cercle d’experts. Aider l’humain dans ses fragilités et promesses est l’hori- zon d’Hirschman : que ce soit le tiers- monde (1958, 1967), les firmes en difficulté (1970), ou encore ceux qui ont l’audace du changement dans nos sociétés bien pour- vues (1991). Moins connus chez nous : Un Biais pour l’Espoir (1971), Tendance à l’Autosubversion(1995), ou Traversée des Frontières (1998) sont des titres-slogans parmi ses « œuvres de percée ».

II. – OUVRAGES REMARQUÉS 1. Les voyages d’un organisateur Les premiers travaux d’Hirschman à connaître la brièveté de la gloire furent consacrés au tiers-monde ; parmi lesquels Development Projects Observed (1967). Il y expose plusieurs expériences vécues de près, de l’Afrique à l’Amérique latine, sui- vant les années de la décolonisation.

L’homme de terrain qu’il fut alors affiche trois atours qui seront la constance du per- sonnage : Hirschman est précis dans les observations, fort de caractère, analytique- ment optimiste.

C’est dans cet ouvrage qu’il mentionne pour la première fois son célèbre triptyque, titre désormais de son œuvre maîtresse :

2. Pour faire simple, à partir des travaux de P. A. Samuelson ; qui vit le jour la même année qu’Hirschman.

3. Les exemples abondent : le cadre d’analyse concurrentielle de Porter agrège discrètement des facteurs écono- miques (lutte entre firmes d’une même industrie) et partie psychologiques (coûts de transfert exagérés par le client).

Sa transcription graphique, en fait peut-être l’image la plus connue des sciences de gestion.

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2. « Exit, Voice, and Loyalty »

Ou «Désertion, protestation… et loyauté résignée » (1970). Ce livre décrit les trois formes de base utilisées de manière conjointe par les clients, citoyens et membres face « au déclin dans les firmes, États et organisations ». Il fut reçu en

France comme traitant de sociologie4; alors que des chercheurs outre-Atlantique en ont tiré modèle pour étudier clients et fournis- seurs, dans les milieux même industriels.

Chaque usage mérite approfondissement, ainsi que d’autres encore peu explorés.

4. Le « coupable » ? Peut-être R. Boudon, qui établit pourtant « la portée générale de son schéma théorique » (1977, p. 51), avant de l’illustrer par le biais d’exemples politiques uniquement (1977, 1981). Les épigones usent de ce cadre en économie sociale, science politique ou sociologie ; domaines marqués par l’effacement de l’objet.

Figure 1

CARACTÉRISTIQUES DES INDIVIDUS INTERROGÉS Un exemple d’effet pervers non intentionnel :

l’Exit selectif des clients exigeants diminue l’incitation au maintien de la qualité

Apparition d’un produit

innovant Exitdes acheteurs + exigeants peu nombreux Produit jouissant

d’une situation de monopole, ou

très dominante

2 Catégories d’acheteurs (+ exigeants et très minoritaires ;

– exigeants)

Déclin de la qualité Occultation des

signaux qui incitaient la firme à maintenir la qualité de ses prestations

(importante diminution de la

voice) Les acheteurs

– exigeants restent fidèles (Loyalty)

Le chiffre d’affaires reste presque identique

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Essayons de prendre Hirschman à son point de départ. Il y expose, avec l’exemple sémi- nal d’une compagnie de chemin de fer qui décline sans retour apparent, une situation de progrès technique – en premier temps destructeur – où une firme dominante manque de réagir à l’apparition d’une offre nouvelle5. On y retrouve les thèmes écono- miques de la concurrence et de l’innova- tion.

Ce cadre versatile (figure 1) a connu un suc- cès foudroyant. Au total, il reste possible de le ranger dans la catégorie des « effets per- vers » (ego ipse, 1992) ; modélisable dès lors, comme le dilemme du prisonnier ou le paradoxe de Selten, sous forme de jeu non- coopératif (idem ego, 1999).

3. The Rethoric of Reaction

Dans la tradition lancée par Robert King Merton (1936), Hirschman signe un deuxième ouvrage consacré aux effets non attendus des volontés humaines, cette fois sur les actions progressistes (1991) : perma- nence de la misère, coût des effets induits, déstabilisation de ce qui marche. Authenti- quement constatés en maintes occasions, ils sont brandis par les tenants du pareil au même et ceux des droits de l’élite6; afin d’éviter tout changement contraire à leur intérêt. Ils parviennent à légitimer le statu quo, de droite mais aussi à gauche, et se paient si l’on parle d’argent, par une faible croissance des rémunérations moyennes comme la persistance de l’écart type.

LA TRANSVERSALITÉ HIRSCHMANIENNE APPLIQUÉE AU MARKETING : PRENDRE SOIN DE GARDER ET FIDÉLISER

LES CLIENTS, AIDER À RENDRE CRÉATIVES LES RELATIONS CLIENTS-FOURNISSEURS

«Ainsi, tandis que l’exit (ou désertion) ne requiert rien d’autre qu’une décision franche du type “ou bien… ou bien”, la voice (ou protestation), par essence un art, évolue constamment vers de nouvelles directions. Ce fait crée par malheur un biais considérable en faveur de l’exit, lorsque les deux possibilités coexistent : les consommateurs d’un bien ou les membres d’un groupe, vont d’ordinaire fonder leurs décisions comporte- mentales sur leurs expériences passées concernant le coût comme l’efficacité de la voice; alors que celle-ci permet, dans son essence même, la découvertede coûts plus bas comme d’une efficacité plus élevée. La facilité de l’exittend ainsi à entraver le déve- loppement des subtiles variations de la voice. »

Source : Hirschman A. O. 1970, p. 43. Traduction personnelle de l’auteur.

5. Ici, route et voiture dans le tiers-monde. C’est aussi le cas de façon régulière en technologie haute : biochimie, internet, logiciels…

6. Ils sont également affublés du titre de « conservateurs », mais les seconds sont plutôt sélectifs.

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III. – A. HIRSCHMAN, MODE ET EMPLOI

Professeur émérite à l’IAS de Princeton, le frais nonagénaire qu’est Albert O. Hirschman peut s’accommoder d’un bilan temporaire mais flatteur.

Sur la pente humaine des sciences (écono- mie du développement, sociologie, socio- économie, etc.), il est vénéré ; ceci de juste mérite. Pour l’économie générale et la ges- tion, ses deux matières premières, le bilan se nuance : Hirschman est évoqué plutôt qu’étudié ; les applications se font rares.

Que lui manque t-il ? Le génie graphique de Porter, l’ardeur quantifiée des économistes en pointe ? Un peu de tout cela sans doute : des trois classes d’outils mobilisés dans les sciences (cadrage, graduation, représenta- tion), l’apport d’Hirschman réside essen- tiellement dans la première.

Plus au fond, Hirschman désapprouve les excès des économies modernes, d’un sys- tème libéral à la surface du globe, dont l’in- hérente brutalité tourne à l’avantage des plus forts. (Au cours de son périple, Albert O. ne fut jamais chicagolais.) Outre

ce biais, son économie n’est pas celle du courant qui domine en science et gestion7. Ayant soin de l’homme plus que de l’objet, de l’idée plus encore que de la précision, Hirschman est trop en décalage pour être toujours compris.

L’occasion nous semble belle ici de souli- gner les mérites pionniers de cet artisan d’un monde qui soit au service de ceux n’ayant que la vie et leur bonne volonté ; dont la puissance d’esprit éclaire jusqu’aux phénomènes (comportements de consom- mation, ruptures techniques) que sa longue course a pourtant dédaignés. D’autres éco- nomistes ayant un positionnement plus clair, furent punis du Nobel pour moins que cela.

Si la réussite se mesure au décrochage d’un prix, A. Hirschman n’est pas l’un des grands économistes du siècle achevé.

Si elle est dans l’avenir, par un champ d’idées dont les graines réclament – ironie – l’extension vers les objets consommés comme la rigueur métrique, Hirschman et ses disciples ont encore bien des exis- tences à remplir.

7. Le courant positiviste.

8. Note : la plupart des livres d’Hirschman ont été traduits dans les grandes langues européennes (allemand, espa- gnol, français, italien).

BIBLIOGRAPHIE

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Hirschman A. O., Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms, Organizations, and States, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1970.

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