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PERSPECTIVES V. Alexis Philonenko LE BLOC-NOTES

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Academic year: 2022

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Alexis Philonenko

PERSPECTIVES V

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A

1insi les Etats-Unis sont partiellement revenus à lapratique de la peine de mort : ici on foudroie, là on fait respirer des gaz toxiques et ailleurs on injecte un poison sans remède.

Naturellement le Texas, Etat difficile à comprendre, tient la tête de la course avec six exécutions. Lesbourreaux américains ont du travail devant eux, puisque 2 000 condamnés à mort attendent dans leur cellule l'exécution de leur sentence. La peine de mort n'est pas une affaire comme les autres, en dépit des enquêtes sociologiques qui nous montrent les individus réagir comme on l'attend d'eux - les vieilles dames sont «pour» la peine de mort -, ce n'est même pas une affaire du tout, c'est, comme le disait Jacques Chirac, un problème de conscience et une question de principe. Aussi bien, si la prise de position morale par rapport à la peine de mort change dans la moralité américaine, je ne crierai pas au scandale. Tandis que fervent abolitionniste dès mon plus jeune âge, j'ai toujours tout fait pour dissuader mes semblables de recourir à cet homicide en

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guise de châtiment, je ne me sens pas le droit de critiquer les Américains de retourner cent années humaines en arrière.

Ce qui nous révolte, cependant, assez légitimement, c'est que le pointillisme américain, voulant tout élucider avant d'exécuter le criminel, parvient à établir entre le dit de la sentence et son application une durée effarante. Le célèbre Caryl Chessman, entre sa condamnation et son exécution, avait vu s'écouler douze longues années au fond de sa prison. Le dernier exécuté au Texas avait mené une bataille de procédure de quatorze années, battant un record sinistre. Peut-être le véritable record est-il détenu ailleurs. Je l'ignore.

Ce que je sais, ce sont deux choses. D'une part, en dépit de ce pointillisme, le seul soldat fusillé en 1945 ne traîna pas bien longtemps dans les geôles militaires, et de son exécution on peut dire qu'elle fut vite faite, bien faite. D'autre part, un dénommé Harris (je crois) passa par des douleurs morales effarantes; il fut lié sur la chaise de la chambre à gaz, puis détaché, ensuite ramené à celle-ci, pour enfin être exécuté. Ces détails sont assez horribles, mais il en est d'autres: des citoyens, comme vous et moi, peuvent être invités à pénétrer sur les lieux de l'exécution pour constater que le condamné est bien mort, comme si la présence d'un médecin légiste n'était pas suffisante. A mon avis, ce que l'on rencontre là, ce légalisme sourcilleux, est l'émanation perverse du protestantisme qui est au fondement de la société américaine. Gardons-nous, en un sens, du protestantisme. Quoi qu'il dise le contraire, poussé par le légalisme en son extrême, il efface la grâce pour faire place à la loi... J'inverse ici simplement une partie d'une strophe d'un cantique célèbre:

Et la loi fait place à la grâce comme Moïse à jésus-Christ.

Et, citant ce cantique célèbre, mais en l'inversant, je crains de dénoncer la«machine» américaine, je veux dire sa«machination »,

son immoralité froide, où l'amour du prochain cède la place au jugement dépourvu de pitié.

J

'en étais. Pour rejoindre de Paris mon domicile de vacances à Carnac, il faut passer par Le Mans. Générale- ment, j'évite les jours où l'autoroute est surpeuplée et je pars dans

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la semaine. Mais, cette fois-ci, des travaux dans mon appartement m'obligèrent à retarder mon départ à samedi. Comme d'habitude je ne conduis pas et j'occupe sans aucune frayeur la place du mort, où loin de me crisper et d'accomplir certains gestes qu'on fait lorsque l'on est conduit, je me livre à une agréable détente. Mais, dès la première centaine de kilomètres, je sentis que quelque chose d'inhabituel se produisait : des motos nous doublaient à droite et àgauche, se rabattant en dehors des conditions de sécurité les plus extrêmes, et mon épouse, l'Unique, était forcée de conduire notre véhicule sans varier de quelques centimètres à gauche comme à droite, sinon c'était l'accident. Inutile de dire que nous roulions à une allure modeste. J'ai vite réalisé en ouvrant la radio de bord que nous étions pris dans une nasse filant vers les 24 heures motocyclistes du Mans: compétition renommée. Au demeurant, une boîte de bière rebondissant sur notre pare-brise me donna immédiatement à penser: c'est le«Heysel»sur deux roues. J'espère qu'on se souvient de la tragédie du stade du Heysel presque tout entière due à l'incurie des forces de police devant une foule de jeunes gens, enivrés de bière - foule que rien ne pouvait arrêter par la seule magie du verbe et qui ne prit conscience de ce qu'elle avait fait qu'une fois son long piétinement mortel achevé. Au Heysel il y avait trois choses :

1. - un élément sportif, le ballon;

2. - l'incurie des autorités;

3. - l'influence de l'alcool.

Je nomme cela le syndrome du Heysel. Et c'est lui qui se répétait sous mes yeux :

1. - un élément sportif, la vitesse;

2. - l'incurie des autorités;

3. - l'influence de l'alcool.

Je ne savourais plus du tout mon habituelle détenteàla place du mort : sans cesse je posais un pied rageur sur une pédale de frein imaginaire. Enfin, j'ai cessé de freiner frénétiquement et je me suis contenté de dire: (( Ce soir, il y aura des morts. )) Je me souviens que, me décidant à dormir, j'ai éprouvé le sentiment cynique et délicieux d'avoir raison àl'avance. Le soir, enfin parvenu chez moi, une dépêche de l'AFP faisait état de neuf morts. C'était par rapport

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àce qui se préparait bien peu. Mais ce fut suffisant pour attirer les commentaires des hautes autorités de notre pays - tous ces commentaires dans la droite ligne du syndrome du Heysel - et le jugement bien juste de l'évêque du Mans, Mgr Gilson: aucune moto ne vaut plus qu'une vie.

Quoi qu'en dise VladimirJankélévitch, la mort n'a pas toujours la même valeur et, si nous sommes des hommes, c'est parce que la fin du processus biologique, en nous partout identique, n'a pas le pouvoir de déterminer la signification de notre mort. Il y a des morts que l'on regarde comme héroïques, d'autres qu'on considère comme lâches et vulgaires et puis il y a aussi la mort bête, celle du papillon qui s'écrase contre la vitre d'une automobile. C'est de ce genre de mort qu'ont péri les neuf jeunes gens. Cette mort est privée de signification; pire elle retire àla courte existence qu'elle tranche toute valeur; toute une vie s'anéantit dans le verre d'alcool de trop qui conduira à tourner encore une fois (mais la dernière) la manette de l'accélérateur. C'est cette banalité excessive qui nous trouble; je dis bien : banalité excessive, car nous ne concevons pas que tous ces éléments confinant àla plus extrême fatalité puissent signifier la mort. J'irai jusqu'à dire qu'il s'agit de mort dégradante.

Devant cet affront à la vie humaine, on prendra des mesures; plus de forces de maintien de l'ordre et surtout interdiction de servir de l'alcool dans les alentours du Mans et au Mans lui-même. Puisqu'on ne peut agir sur le premier moment du syndrome du Heysel, on trouvera peut-être le moyen d'agir sur les deux autres moyens, l'incurie policière et la consommation d'alcool. L'alcool, il faut bien le dire, joue un rôle équivoque. On connaît la mauvaise et fâcheuse plaisanterie : les grands soldats de la guerre de 1914-1918 qui partaient àl'assaut après avoir absorbé de l'alcool, pour se retrouver quand ils avaient de la chance, une jambe en moins dans une salle d'hôpital, et voyaient sur le mur la belle affiche: L'alcool tue. Je cite ce qui n'est qu'une mauvaise plaisanterie à seule fin de montrer l'étrange nature de l'alcool. Les Américains n'absorbèrent jamais autant d'alcool que pendant la prohibition. Interdire l'alcool, c'est peut-être prendre le risque d'en voir doubler la consommation.

L'alcool interdit au Mans... Qu'est-ce qui interdit donc d'en faire provision la veille? C'est ce que déclarait un jeune motard le lendemain du drame.

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D'ailleurs, si l'on réfléchit un peu, mais l'exercice est périlleux, on se demandera d'abord s'il existe une société sans drogues, ensuite si une société sans drogues est concevable comme certains demandaient autrefois si une société sans Dieu est possible. La réponse àla première question est claire:iln'existe pas de sociétés sans drogues, si par drogue on entend un moyen de modifier sa personnalité momentanément. Et ici lefait est si fort qu'il prend valeur de droit. La drogue est alors une des conditions de la société, sans doute dépassable, comme on le voit chez certains individus, mais qu'il serait peut-être dangereux d'interdire(comme on l'a vu aux USA pendant l'ère de la prohibition). J'ai, par curiosité, conservé la littérature policière sur la durée d'un semestre : sans cesser de jouer une fonction importante, l'alcool n'y joue pas un rôle absolumentprépondérant: le simple bruit peut se trouveràla source de conflits qui se terminent par des accidents mortels, et nombreux sont les délitspréméditésqui ne dépendent pas de l'alcool.jusqu'à un certain point décontractant, l'alcool permet de s'enfermer en soi et de réfléchir posément. Naturellement, on trouvera scandaleux que dans ce contexte dramatique plus que tragique, je trouve quelque moyen pour atténuer la condamnation qui pèse sur l'alcool, dont chacun sait pourtant bien par ailleurs que l'alcoolisme est d'abord une maladie, qui dépasse la sphère du politique - n'exagérons rien: je constate son omniprésence, ou plutôt l'omniprésence d'une drogue et je montre sur un exemple précis comment il peut barrer la route à certaines nuisances (ou parfois selon l'ambivalence qui le caractérise favoriser l'accroissement, die Steigerung,de la haine). Au demeurant, je suis convaincu que l'alcool n'est qu'une drogue mineure, qui, interdite, céderait sa place aux drogues dures, telle la cocaïne par exemple. Que croit-on qu'absor- bent les Aigles noirs de Los Angeles? On a pris des mesures, puis-je lire : dont l'interdiction de l'alcool. Mais si l'on voulait être sérieux, dramatiquement sérieux, dans le syndrome du Heyse1, c'est le premier élément qu'on supprimerait: plus de ballon, ergoplus de football, plus de vitesse donc : plus de moto, etc. et les milliers de personnes qui vivent de ces activités au chômage - on y penserait après. Le premier de tous les drames en cette affaire, c'est la constatation de notre impuissance. Car on ne fera rien à ce niveau.

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Tous les événements qui heurtent la sensibilité nationale, que ce soit partant de faits imaginaires - les«vestiaires d'Orléans » -

ou partant de faits réels, nos neuf morts (et les quelque cinquante blessés) demandent à être mesurés «en soi et pour autrui », Cet ébranlement de la conscience nationale n'est pas même le résultat d'une décimation, auquel cas il faudrait compter cinq mille morts.

Alignés dans une plaine, leur machine à la main, le regard humain le plus perçant ne saurait apercevoir les«manquants », Par rapport à son « pour autrui » (les autres manifestations nationales) le phénomène serait encore plus incroyable : ce n'est donc pas un signal qui nous est adressé, mais seulement un signe. Il faut savoir en tenir compte: faute de signe, c'est un signal que nous recevrons. Agir sur les motos : ne peut-on « brider » pour un temps les moteurs des motos à la vente et en principe réservées aux jeunes motards? Voilà une mesure positive; faire la chasse à l'alcool autant que faire se peut en est une autre, mais toute négative; mais avant tout il faudrait chasser le rêve et les mythes.

C'est la vitesse qu'il faudrait d'abord réduire et surtout abolir dans les esprits.

On dit que c'est rêver, mais le propre des démocraties est de n'avoir jamais cherché à embrigader la jeunesse (et de ne jamais perdre la guerre). Comme il était déplorablement«beau» le régime de Vichy qui avait su faire éclore les prétendues et prétentieuses ainsi que vénéneuses « Jeunesses du Maréchal »! Mais de ces

«Jeunesses» le propre fut à la fin de sombrer dans la décadence.

Le«signe »qui nous est adressé veut dire que, n'ayant pas passé avec raison un carcan à la jeunesse, celle-ci peut bien nous décevoir, mais avec ses idées simples, cette solution est bien préférable à d'autres et la jeunesse est susceptible, si le quatrième pouvoir entame une pédagogie dissuasive forte - la seule efficace à mes yeux -, d'être réorientée. Le choix entre boire ou conduire doit être illustré lors de l'examen de passage du « permis» et la législation rendue infiniment plus sévère envers ceux qui l'enfreignent. Mais gardons- nous d'élaborer une forêt d'interdictions et de faire succéder à la

«fureur de légiférer»,que craignaient justement Mirabeau l'aîné et Wilhem von Humboldt, la «fureur d'interdire ».Ces neuf pauvres morts nous conduisent à la question du sens et de la portée de la démocratie. Ils auront servi un pauvre instant d'aiguillon à la

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conscience démocratique. Quant au pire, savoir que se crée un archétype du motard imbibé d'alcool et fou de vitesse, Idée platonicienne inversée si l'on veut, c'est peut-être le péril majeur qu'il faut éviter. La mort, hélas! est attractive; dans l'insignifiance même elle garde ses beautés et tel un grand animal ailé elle invite les pauvres humains à chevaucher sur son dos. Nous présumons qu'au Mans la mort n'a pas été cherchée, mais rencontrée; si,àun quelconque moment elle a été désirée, alors on pourra parler non plus du «drame »du Mans, mais de sa«tragédie ».

L

'important, c'est, bien sûr, Maastricht. La ratification de ce traité pose un problème redoutable et la droite était justement divisée : les uns estimaient que les aspects techniques du traité étaient trop difficiles pour le simple citoyen et pour ne prendre qu'un exemple: qu'adviendra-t-il de notre industrie d'armement dans le nouveau contexte européen? D'où la nécessité de la voie parlementaire. Les autres, insistant sur le caractère historique de ce traité - au moins aussi important que le traité de Rome -, estimaient que le peuple lui-même devait se prononcer. Avant de départager, si cela est possible, les uns et les autres, il faudrait produire quelques réflexions, et d'abord celle-ci : certains des princes qui nous gouvernent, ayant appris en leur jeunesse qu'un traité n'est jamais qu'un bout de papier, dont il est permis d'user comme on veut, sont près selon leur humeur à voter «oui» ou«non»,et ils n'ont peut-être pas tort.

Mais ensuite quel intérêt les Français portent-ils à l'Europe qu'ils connaissent si mal? Il est évident qu'un sujet qui n'intéresserait pas les Français ne saurait donner lieuàun référendum. Or la seule référence incontestable que nous possédions au sujet de l'Europe fut le référendum élaboré par feu le président Pompidou. On s'en souvient; il n'y avait eu, si ma mémoire est bonne, que 40%de votants - un pur désastre. Ce qu'il faut bien appeler par son nom - et c'est l'indifférence - fut évident et devrait être présent àla conscience des dirigeants. On aimerait, si nous avions tout le temps pour nous, proposer un référendum préliminaire : Vous intéressez- vous à l'Europe? et selon la réponse choisir la voie parlementaire ou la voix du référendum. Mais il paraît que les partisans du

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référendum reculent déjà. Vouloir dans ces conditions un référen- dum préalable relève de la plus pauvre des utopies. Après, si effets fâcheux de Maastricht il y a, les princes qui nous gouvernent pourront toujours déplorer l'abandon de la voie référendaire.

D

étendons-nous. Nietzsche écrirait ici un apho- risme qu'il intituleraitPour la culture Ben Hur. Dans ce film à grandes prétentions que tout le monde a vu et revu récemment à la télévision, il y avait un détail que je n'avais pas aperçu jusqu'ici dans le bel épisode où le prince Ben Hur est vu en train de ramer (plus précisément dans la première séquence de l'épisode) : le pauvre Juif porte à son poignet une montre Rollex.

On voit l'avantage qu'il possède sur les pauvres Romains : il peut doser au centième de seconde près ses efforts et ceux des autres.

La supériorité technique est bien entendu du côté du prince juif.

Mais cela est de la triche, prétend l'Unique - il a des moyens plus élevés que les autres, la montre symbole de l'unité et de la haute synergie; c'est la culture appuyée sur la technique qui bride les forces naturelles, qui canalise en un puissant canal leurs énergies qui tendent naturellement à diverger, tandis que les autres s'épuisent à coordonner leurs mouvements. Grâce à Rollex après trois ans de galère Ben Hur est toujours un bel homme bien musclé et il ne lui manque pas même une dent. On notera pour souligner cette performance que, de l'avis des protagonistes, un esclave ne dure même pas un an. Donc : vive Rollex! Mais avec le relais des magnétoscopesBen Hurtourne sur notre terre, jour et nuit, et Ben Hur consulte son infâmante Rollex. (Car, selon les experts, la marque de la montre est bien Rollex.) Remercions cependant le producteur, le réalisateur et ses assistants, le metteur en scène, le spécialiste des effets spéciaux, enfin l'acteur qui incarne Ben Hur pour cet instant de rire et de bonheur qu'ils nous ont procuré.

l

I me semble que, comme en certaines périodes répétitives, il ne se passe rien et que le temps tourne à vide. Ou plutôt que les événements n'ont rien d'inattendu. Ainsi Kaboul est tombé, mais la vraie question est : cette chute si attendue, pourquoi ne

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s'est-elle pas produite auparavant? L'Afghanistan changera-t-il avec la fin du régime communiste? On ne le sait : ce malheureux pays est depuis des centaines d'années le théâtre d'oppositions entre ethnies orgueilleuses et bien peu disposées àentrer, sans y trouver un avantage décisif et tangible, dans une fédération ou une confédération. En Algérie, tout va mal: l'économie traverse une crise (comme en Russie). Certes, cela ne saurait nous étonner; ce qui nous étonne davantage, c'est que le FIS ne mène pas une lutte autre que simplement idéologique. Enfin la guerre continue dans l'ex- Yougoslavie, guerre à laquelle nous ne comprenons pas grand- chose, ni le simple Français moyen qui ignore quelle est la capitale de la Bosnie-Herzégovine. A ce sujet quelques mots.

J'ai reçu chez moi, avec beaucoup de soin,1.Dragutti, membre de l'Académie des sciences en Yougoslavie, savant très estimé dans nos milieux philosophiques. C'est un connaisseur distingué de l'idéalisme allemand. Je lui ai posé des questions dangereuses, qui toutes se ramenaient à celle-ci : Etait-ce mieux sous Tito? Cette question forme le résumé d'un long entretien. Le Pr Dragutti a répondu Ge résume) qu'il fallait en cette question distinguer diverses strates. La première est que le régime de Tito fonctionnait par opposition à l'URSS, de telle sorte que maints crédits du monde

«libre» lui permettaient de soutenir un train de vie supérieur à celui qu'autorisait le revenu national brut. Le régime de Tito était relativement libéral sur le plan économique, mais il ne fallait pas se cacher l'importance de la dette publique. Le problème pour les territoires qui composaient cette ancienne Yougoslavie est de retrouver une crédibilité, permettant de résoudre la dette (?) et d'obtenir de nouveaux crédits. Economiquement, tout est devenu plus dur : les produits de première nécessité manquent et, trouble supplémentaire, la monnaie est sans cesse dévaluée. La Yougoslavie devient dès lors un Etat fermé d'où ne peuvent sortir de facto les intellectuels, les membres des classes libérales, que s'ils font avec succès la chasse aux invitations.De ce point de vue, la liberté de penser est menacée par les faits; l'artère fémorale de la pensée yougoslave est comme comprimée: entre l'étranger et la Yougoslavie le courant d'échange d'idées ne passe plus. La pénurie économique entraînede factoune pénurie de pensée. Par exemple, les livres,source d'informa- tion, sont une donnée rare en Yougoslavie,tout simplement parce que

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trop chers. Mais d'un autre côté c'est mieux que sous Tito :alors que la guerre fait rage, avec ses cessez-le-feu, qui seraient comiques, si c'était la troupe qui venait, comme au théâtre, saluer le public, mais qui à la longue deviennent cruels; parce que la démocratie se porte mieux que sous Tito : sur le plan intérieur, la pensée yougoslave, soutenue par l'Idée démocratique, regagne ce qu'elle perd dans l'extériorité et il est impossible de savoir qui aura raison, la guerre rentrée dans ses foyers, de celui qui prétendra que sous Tito, c'était mieux, et de celui qui jugera qu'après Tito ce fut finalement pour le mieux. De toute façon, en Yougoslavie, depuis des mois, il n'y a rien de nouveau et le temps y est bien l'image mobile de l'éternité. Là encore le temps roule à vide, ce qui signifie très exactement, m'a dit le Pr Dragutti, ((qu'il ne vous dérange pas », Sauf sur un point : le destin de la Yougoslavie pourrait servir de modèle à certaines Républiques russes et alors évidemment...

J

'ai lu avec un intérêt soutenu le livre d'Albrecht Betz:Exil et engagement, les intellectuels allemands et la France, 1930-1940(1). Ce livre se divise pratiquement en deux: d'une part il y a une interprétation, d'autre part une bibliographie très riche, nous permettant de posséder un souvenir de telle publication parmi des centaines d'autres (article dans une revue, éditorial dans un journal de province, etc.). La recherche de ces articles opérée d'une manière systématique est déjà par elle-même une tâche considé- rable. Pour qui désire étudier cette période, ce livre est un classique.

L'autre partie est d'un intérêt au moins égal, mais plus sujet à caution:

sa thèse est que dans ses deux phases, 1933-1936 et 1936-1939, la littérature allemande rédigée par des écrivains en exil fut d'une certaine efficacité. La thèse est avancée dans les conclusions: (( Ce fut pour les écrivains et les journalistes, les scientifiques et les hommes politiques réfugiés en France [...] une période de danger et de confrontations. [...] C'est grâceà eux que l'Allemagne ne fut jamais entièrement identifiée au national-socialisme. » Pour une fois la littérature aurait pesé de tout son poids dans l'histoire du monde. Mais si nous réfléchissons un peu, nous inverserons la thèse et elle nous semblera plus modeste et plus juste: c'est parce que le national-socialisme et l'Allemagne ne s'étaient pas fondus dans

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le même moule qu'une littérature d'opposition était possible. Quel en était le prolongement en Allemagne même, par exemple dans la riche et catholique Bavière, c'est ce qu'on ne nous dit pas non plus. Ne sont pas indiqués non plus les tirages, qui en matière de diffusion sont les plus sûrs critères.

J'ai de plus une faiblesse. Dans ma philosophie, l'intelligence (l'écriture) vient toujours après; ce qui est le drame humain par excellence. Et le livre de A.Betz est une écriture sur de l'écriture, donc un«après» sur«après ».Cela signifie que l'écriture est toujours, comme le montra, le premier, Tolstoï et, après, Bergson, guidée par le mouvement rétrograde du vrai (c'est ainsi qu'on attribua àHitler une lucidité qu'il ne posséda jamais) et qu'écrire c'est se placer devant la chose faite ou devenue. J'ai donc demandé son avisàun Dr, professeur de mes amis, et ma question était à peu près la suivante: pourquoi, vous, demeurés en Allemagne et qui connaissiez la Condition humainede Malraux, pourquoi ceux d'entre vous qui viviez dans l'exil, n'avez-vous pas - comme les Français en 1942 - organisé une résistance? Pourquoi êtes-vous demeurésàvotretable de travail, suçotant un crayon au lieu de prendre un fusil? La réponse a jailli comme une fusée: leIlleReich était alors inébranlable et nous avionspeur. Si cela est vrai, si les Allemands avaient tous peur (mon ami y voit la raison de les pardonner, car la peur lorsqu'elle est universelle porte en soi le pardon de tous), alors quelle pouvait bien êtrel'influencedes littérateurs en exil? Et qui étaient-ils ces littérateurs en exil, moins résistants qu'en rupture de ban? Il y a quelques noms prestigieux: H.Mann, B. Brecht, W. Benjamin;

ce sont les vedettes (bien entendu incapables de s'entendre) et autour d'eux de beaux esprits, fins, lucides, mais sans véritable énergie morale, logés - comme le déplore Betz - dans des hôtels de second rang. Le véritable test pour tout ce groupe multicolore aura moins été les accords de Munich - sur lesquels il y aura toujoursàfaire pour comprendre la psychologie des acteurs de cette scène de l'incompréhension - que la guerre d'Espagne. Celle-ci permettait de sortir de l'ambiguïté de l'engagement dans l'exil où toute personne était immédiatement cataloguée pour son engage- ment, par exemple en faveur du personnalisme, du communisme, etc. L'engagement devenait politique, même si, comme l'a montré un célèbre historien, une infinité de nuances se dessinaient (Malraux

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n'a pas manqué ce point dans l'Espoir). Donc les écrivains exilés s'engagèrent dans la guerre d'Espagne du côté républicain. Betz cite ici Ludwig Renn :«Nous autres écrivains du front avons déposé la plume, car nous ne voulons plus écrire d'histoires, nous voulons faire l'Histoire )) (p. 150) ;«Bien entendu (j'aimerais savoir tout ce que recouvre ce «bien entendu », et en règle générale je n'aime pas les«bien entendu»), écrit Betz,ces écrivains n'ont jamais tant écrit qu'en Espagne.»Sans doute, déposant leur plume ils ont choisi une «arme matérielle »pour combattre le fascisme, mais ce ne fut pas le fusil-mitrailleur; ce fut la machine à écrire. Ce qui ressort du livre de Betz attentif au moindre détail, c'est souvent la futilité, l'arrogance des écrivains. Quant àcette futilité - celle par exemple de la pièce inconnue de Friedrich Wolf,Die«Neuia»kommt, celle aussi, en fin de compte, de Brecht, les Fusils de la mère Carrar (encore que Betz avec son style de pensée élégant cherche à la sauver), elle s'explique par un moment profond que l'on ne saurait développer en quelques pages et qui est que l'écriture peut couronner et symboliser le réel, mais non prétendre lui servir de fondement. Ce n'est naturellement pas contre Betz que je dirige ces critiques - encore qu'il me semble souligner un peu trop l'influence de l'écriture -, mais pour être sincère, contre une époque que je n'aime pas pour sa conception de l'art, prétentieuse et dépourvue de goût. Le style « paquebot »m'indispose et dans les meilleures réussites - le Palais du Trocadéro - on trouve des détails sans valeur, dignes d'être rejetés ou effacés. Toute cette littérature, dont Betz donne l'historique et le détail, comprenait bien un style

«pompier» et des prétentions (par exemple on ne «prépare »pas l'avenir, on le «forge» avec le marteau de la culture). En un mot, il y avait chez les intellectuels allemands une tendance au grandiloquent.

Mais ce qui est caractéristique de ces situations, c'est qu'elles produisaient une équivoque interdisant le jugement. Permettez-moi de vous parler de Charles Unsinger, mon arrière-grand-père, qui était l'un des imprimeurs des célèbres éditions Lemerre. C'était un ancien ouvrier ajusteur, natif de Strasbourg et de caractère profondément francophile, comme beaucoup d'Alsaciens, mais aussi plus allemand que les Allemands sous le rapport de la discipline: tous les matins, le premier sur la porte de son usine, il surveillait les ouvriers arrivant

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trop tard (une minute) à leur travail. On l'appelait « Sept-heures- moins-cinq », Et bien! nous retrouvons - il est vrai avec un coefficient transformé - le conflit franco-allemand. «Sept-heures- moins-cinq » fit de la résistance dans le domaine des lettres.

Strasbourg, à l'époque, 188..., était une ville de droit allemande, et on y lisait et on y parlait l'allemand. Le coefficient transformé apparaît aisément : les intellectuels allemands étaient exilés en France. «Sept-heures-moins-cinq » était exilé dans sa ville natale.

Comment«Sept-heures-moins-cinq» fit-il de la résistance? D'abord, en refusant avec constance les commandes des éditeurs allemands;

ensuite, en éditant (parfois à ses frais) des volumes traînant dans la boue l'aigle teuton. Enfin, Charles Unsinger fut l'un des imprimeurs du célèbre caricaturiste Hansi. Vers les années 1882-1883, il décida de s'affranchir du joug allemand en rejoignant la France et Paris et il s'y noya quelques mois dans le style«romantisme déchiré» (style qui a pour moi sa marque dans Théophile Gauthier, qui étale une suavité derrière laquelle il n'y a rien),pour se retrouver à nouveau à la porte d'une usine. Mais en quittant Strasbourg, Charles Unsinger avait fait plus que résister en refusant les commandes allemandes ou éditant Hansi ; il avait détruit par le feu son imprimerie, pour que lesAllemands ne pussent s'en servir.S'il avait été pris, il aurait risqué gros.

Pour qui aime sa tranquillité, imprimer et éditer Hansi était de la folie. Pour qui aime sa sécurité, mettre volontairement le feu à son imprimerie était aussi de la folie. La résistance se caractérise- t-elle donc toujours par un certain délire(!!ne plus écrire d'histoires, mais faire l'Histoire»)? et le ridicule, le«snobisme»,tous ces vices exhibitionnistes, ne sont-ils pas nécessaires pour que de l'écriture jaillisse une action relativement efficace? Etait-il sage, par exemple, de refuser, a priori, les commandes allemandes et puisque toute la ville le savait de prendre le parti de s'en vanter? N'était-ce pas là encore un effet de l'irrémédiable cécité qui frappe les intellectuels? Enfin, c'était il y a tout juste un siècle - n'en parlons plus.

D'ailleurs, il faudrait pour suivre A. Betz dans tous les méandres de son livre peser sur une balance les écritsanti-nazis et lesdiscoursnazis. Hitler, cela ne surprendra personne je l'espère, croyait que le discours d'un tribun était mille fois plus efficace dans

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sa forme orale que répandu par écrit. Le texte écrit avait selon Hitler inévitablement des défauts comme toute œuvre humaine, mais surtout, puisque la pensée imprimée subsistaitàla première lecture, on pouvait, y revenant, en faire la critique, mettre en lumière ses insuffisances. Or, ce qui importe au tribun, c'est de saisir dans un instant, dans une flamme bleue d'affectivité qui anime irrésistible- ment la pensée pour un moment aussi fugace que nécessaire, l'auditeur, et le geste soutenait la parole. Hitler était loin de mépriser Mein Kampf ,mais il savait que sa portée était limitée comme arme de propagande : le premier tirage avait dépassé de deux centaines seulement les six mille exemplaires : cela ne suffisait pas pour

« embobiner » un pays; le verbe et la gestualité, relayés par la propagande, étaient autrement efficaces. Après 1931, les intellec- tuels décrits parA.Betz sont des muets et dans l'analyse hitlérienne de la prise du pouvoir leurs écrits ne pesaient pas lourd, et c'est avec ses discours, bien plus qu'avec le rayonnement deMein Kampf - dont il faudrait faire une analyse systématique - qu'Hitler viola l'Allemagne. De ce fait, il manque quelque chose dans le livre de Betz et c'est une référence à l'oral, à la voie orale, véritable sillon pour la pensée (bonne ou mauvaise) dans les années trente.

Est-ce être marxiste que d'écrire comme je l'ai fait ici que les conditions politiques déterminaient la littérature et non l'inverse?

Si l'écriture est logiquement et historiquement un «après» comme j'aimerais pouvoir le démontrer (j'en donne un aperçu dans ma conférence de Besançon sur Tolstoï et la logique de l'agir), si, comme Bergson avait raison de dire que par l'acte de l'écriture - si essentiel dans les pactes diaboliques - nous saisissons les choses, moins comme des progrès que comme des symboles, c'est le statut de l'écrivain que je remettrai en question. Il vient«après» ; il est, même lorsqu'il traite de l'avenir, penché sur les choses passées, qui,àses yeux, préfigurent l'avenir. Ecrire, c'est avec des morceaux de passé édifier la tour de l'avenir et alors, ce qui serait étonnant, c'est que les écrivains, intellectuels de tout bord ne se contredisent pas seulement sévèrement entre eux et en eux-mêmes. Mais on le voit c'est une trop longue histoire pour être racontée ici. Et puis ce serait apporter une nouvelle brique à la deuxième tour de Babel que construisent les intellectuels.

(15)

On terminera comme souvent par une histoire drôle et énigmatique. C'était lors d'une réception donnée par le maire de Paris à l'Hôtel de Ville. Le motif de cette réunion consistait à célébrer je ne sais quel anniversaire de Walter Benjamin ou plutôt la parution d'un de ses ouvrages, publié en langue française. Il n'y a rien à dire sur le champagne et les petits fours: ils n'étaient pas bons comme d'habitude. Mais on nous avait remis, pour nous consoler une brochure magnifiant W. Benjamin (2). Et la page 4 de couverture me surprit vivement. On m'aurait demandé qui figurait sur cette photographie, j'aurais répondu Nietzsche. C'était la même coupe de cheveux que Nietzsche, la même ossature de visage, la même moustache géante, les mêmes lunettes rondes cerclées d'unfil d'or:

en un mot c'était Nietzsche redivivus. On dira que chaque élément pris pour soi est banal; mais c'est leur convergence qui conduit au-delà de la ressemblance à l'identité. Et alors se pose la question triviale. Pourquoi Benjamin a-t-il voulu se faire la tête de Nietzsche, s'il est permis de s'exprimer ainsi? A ma connaissance, dans le monde moderne, le fait est unique. On peut en tirer une infinité de conséquences - par exemple, une lecture de l'éternel retour du même, et Benjamin ne serait que Nietzsche, qui lui-même dans le mouvement de l'éternel retour ne serait qu'une répétition d'un autre ego.Mon ami, Heinz Wismann, partage le même sentiment que moi.

Simplement, ayant pendant longtemps étudié Benjamin, il était tellement plongé dans l'œuvre que le caractère tout à fait insolite de ce portrait photographique lui échappa à la première occasion.

Mais il en résulte une question claire: qu'y a-t-il de nietzschéen chez Benjamin ? Peut-être tout simplement Nietzsche.

Alexis Philonenko

1. Editions Gallimard, collection«Bibliothèque des idées », 410 p.

2. On avait transposé sur la maquette de la brochure une photographie d'art. Aussi bien ne s'agit-il pas d'une photographie habituelle où l'on est saisi par hasard. Il y a dans ce genre de photographie pause et réflexion.

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