M ATHÉMATIQUES ET SCIENCES HUMAINES
E RNEST C OUMET
À propos de la ruine des joueurs : un texte de Cardan
Mathématiques et sciences humaines, tome 11 (1965), p. 19-21
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19.
A
PROPOS DE LA RUINE DES JOUEURS :
UNTEXTE DE CARDAN Ernest COUMET
Dans le numéro 9
(Hiver 1964)
duBulletin,
y J. Bouzitat et G.-Th. Cruilbaud ontparle
duproblème
de la ruine desjoueurs.
Il nous a paru intéressant designaler
à ce propos untexte,
antérieur deplus
d’un siècle aux recherches dePascal, Fermat,
etHuygens, qui
s’iln’y
est pas faitexplicitement
mention de la ruined’un des
joueurs,
n’en pose pas moins unproblème analogue.
Cetexte,
dont nousproposons
plu s
loin unetraduction,
se trouve dans laPRACTICA ARITHMETICAE GENERALES OMNIUM COPIOSISSIMA &
UTILISSIMA,
,
Chap. LXI,
S17,’
deCardan, publiée
en1539 ( 1 ) .
"Mes livres sur les
jeux? Pourquoi
unjoueur
de désqui
estécrivain,
n’écri-rait-il pas sur les
jeux?
Etpeut.-étre,
ainsiqu’on
a coutume de ledire,
est-ceà la
griffe qu’on
connaît le lion"(2).
Joueur dedés,
Cardan le fut avec pas-sion ;
ainsiqu’il
le confesse ailleurs dans le récit si coloré de savie,
il yjoua vingt cinq
ans: "etje
ne veux pas dire seulement detemps
entemps
au coursde ces
années, mais j’ai
honte de ledire, chaque jour" (3). Quant
à sagriffe
dejoueur
assidu etsubtil,
on la reconnaît aisément dans son. Traité De LudoAleae, qui
ne futédité qu’au
XVIIesiècle,
dan.s lesOpéra
ounia: c’est àpremière
vueun fatras où, un
philosophe (qui
n’oublie pasqu’il
est aussiastrologue) juxtapose
des remarques d’ordre très
divers;
maislorsqu’il analyse
lapsychologie
desjouteurs,
etl’esprit
inventif destricheurs, lorsqu’il
étudiedifférents jeux
enhonneur de son
temps,
c’est bien de sonexpérience personnelle gu’il s’inspire.
Tout cela
cependant
serait de moins d’ intérêt si Cardan n’avaitété également
undes
plus grands mathématiciens
du XVIe siècle: on le sentlorsqu’il
dénombre lesdifférents cas
possibles qui peuvent
seprésenter lorsqu’on jette
un,deux,
ou troisdés,
etqu’il
cherche à déterminer lesrègles qui permettront
dejuger
siun jeu
donné est ou nonéquitable.
Dans sa Cardan a donné
également
une solution duproblème que
depuis Pascaly
onappelle
traditionnellement leproblème
despartis.
Nous devonsen dire un
mot,
car c’est à cette solution que s’enrapporte
ci-dessousCardan, lorsqu’il
fait intervenir de manière assezinopinée
"1 aprogression
de 4". Commecela se
pratiquait
courànnent chez les arithméticiens du XVIesiècle,
il nousdonne la
règle générale
sous la fonne d’unexemple.
"Deuxjoueurs jouent
en 10points;
lepremier
en adéjà 7,
y le second 9. Il faut retrancher 9 de10,
il reste1;
l apro gression
de 3["progressio.3" :
1 + 2 +31’
est6;
celle de 1 est1; si
(~)
Pp 112 - 113 du tome !V des Opéra omnia .... de Cardan, publiés en 1663.(2)
Cardan "Ma vie". traduction de Jean Dayre, Paris. 1955. p. 146.(3)
ld., P. 48..20.
i ’ on divise la somme totale
déposée
en 7parties,
on en donnera 6parties
à celuiqui
a 9points
et 1partie
à celuiqui
en a 7". Autreexemple:
si l’onjoue
en10,
que l’un ait 3points
et l’autre6,
on divisera la mise totale en 38parties
et on en donnera 28
parties
à celuiqui
a 6points (1
+ 2 + ... + 7 =28)
et 10parties
à celuiqui
en a 3(1 + 2 + 3 + 4 = 10) .
Autrementdit,
y s’il manque npoints
àPrimus,
et ppoints
àSecundus,
ils doivent recevoirrespectivement
de la mise totale.
’
Cardan est le seul auteur
qui,
avantPascal,
ait vuqu’il
ne fallait tenircompte
que despoints qui manquent.
C’était là une découverteplus
difficile à fairequ’il n’y parait
àpremière
vue, car lesrègles
departage
lesplus
fami- lières del’arithmétique
conmerciale invitaient à neprendre
en considération que lespoints acquis.
Aussi conviendrait-il d’en rendre un peuhommage
àCardan,
s’il est
vrai,
comme le dit P. Massé que le "trait degénie"
de la méthode pasca- lienne fut de"procéder
en sens inverse du cours dutemps,
.... de déterminer leprésent
àpartir
de l’ aveni r"( 1 ) .
’
Mais
surtout,
et bien que sa solution soit fautive(2),
leprincipal
méritede Cardan est d’avoir clairement énoncé le critère
général auquel
se reconnaitun
"parti juste": "si,
lepartage
une foiseffectué,
lesjoueurs
se remettaientà j ouer,
ils devraient miser la même.somme que cellesqu’ils
avaient reçue, lors-qu’ils
se sont arrêtésde jouer".
.Texte de CARDAN
Un
pauvre
se rendaitchaque jour
chez un riche pour yjouer
unepièce
d’ordans les conditions suivantes:
lorsque
le pauvreperdait
sapièce d’or,
il ces- sait dejouer;
s’il étaitvainqueur,
y il continuait dejouer,
et le riche en cecas, y misait à
chaque
nouvellepartie
une sommeégale
à celle que le pauvre avaiten
main;
et ainsi de suitejusqu’à
cequ’ils aient joué quatre parties: après quoi,
ils cessaient dejouer.
Ainsi,
parexemple,
le riche misait unepièce d’or;
s’ilgagnait
lapremière partie,
lejeu
cessait pour cejour
là. S’il laperdait,
le pauvre avait alors enmain 2
pièces:
donc le riche en misaitégalement 2,
et s’ilgagnait
la secondepartie,
lejeu,
encoreici,
y était terminé. S’il laperdait,
y le pauvre avait enmain 4
pièces,
aussi le riche en misait-il lui même 4. Enpoursuivant
de lasorte,
il en misait 8 à la
quatrième partie.
Si parconséquent,
ilgagnait
cettedernière,
le pauvre
perdait
les 7pièces qu’il
avaitacquises auparavant,
y ainsi que lapièce
(1)
"En lisant Pascal", Revue Française de Recherche Opérationnelle. 1962, N. 24, P. 201.(2)
Quant au choix de cette solution, nous nous permettons de renvoyer à 1*interprétationque nous en avons donnée dans un article à
paraître
dans les Archives Internationales dlHistoire des Sciences.’
21.
qui
luiappartenait
en propre; et dans le cascontraire,
le pauvreemportait 16
pièces,
dont il y en avait naturellement 15qu’il
avaitgagnées
en sus de lasienne.
En
supposant qu’ils
continuent àjouer
de cettefaçon, pendant plusieurs mois,
y à chance et à science dujeu égales,
y on demandequel
est celui des deuxqui
joue
à la meilleurecondition,
et de combien pour cent est sonavantage.
La
réponse
est claire: laprogression
de 4 est10,
4 est10 :
1 + 2 + 3 + 4 = 10]; donc,
la somme que met enjeu
le riche ne devrait pasêtre différente de 10
pièces
d’or. Or on a vuplus
hautqu’il
enperd 15;
parconséquent,
la condition à laquelle iljoue
estplus
mauvaise que celle du pau- vre, etpuisque
5 est la moitié de10~
elle est de 50 pour 100plus
mauvaise.En
continuant à
jouer,
le pauvre gagnera doncbeaucoup,
de sorte que, y dans uneannée,
il gagnera182 pièces d’or,
car telle est la moitié de lamise;
et siles chances étaient
inégales,
songain
serait même de loinmeilleur,
parce que touteproportion ajoutée
à unequantité plus grande
et à unequantité plus
pe- tite donnera uneaugmentation plus grande
relativement à laplus grande qu’à
laplus petite (1);
etainsi,
s’iln’y
a pas defraudes,
et à science dujeu égale
il serait
quasi impossible
que le pauvre ne soit pasgagnant.
Ilest
vrai queparfois,
la crainte et lajoie
embarrassent les pauvres, alors que les richesne
jouent
pas avec une sigrande passion,
etjouent
donc de manièreplus ere,
etc.
~
)
"quia omnis proportio addita majori et minori aequaliter~ auget magis supra majoremquam supra minorem". Cardan veut dire selon nous que si on a 2 nombres a et b, tels que a b, on a, quel 1 que soit l’entier n :
a 1 ~;
ce qui lui i sert d’argumentn n
dans un raisonnement très elliptique que nous nous risquerons à interpréter de la manière suivante. Cardan visent de comparer:
- la condition du pauvre dans le jeu dont les
règles
sont définies au début du texte.- la condition du pauvre dans le jeu "équitable" où le riche "mise 10 pièces d’or".
I1 l se demande ensuite ce qui se passerait dans chacun de ces deux cas, si le pauvre avait, plus de chance de gagner que le riche, et il remarque,
(en
s’appuyant sur lanotion qui deviendra plus tard cette d’espérance mathématique et qu’il savait utili-
ser dans des cas
particu,liers),
que cette augmentation de chance lui 1 serait plus bé- néfique dans le premier cas que dans le second. "Et pour peu que la chance favorisé’le pauvre, voudrait dire Cardan, il gagnera encore beaucoup plus, car le gain que lui
, procure cette augmentation est d’autant plus grand que la mise que joue en fait le
riche est supérieure à 10 pièces d’or".