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Article pp.7-44 du Vol.21 n°117 (2003)

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Philippe LE GUERN

« Sur 3 000 disques sortis en 2001, environ 30 ont figuré sur les play-lists des radios, 10 ont réalisé 80 % du marché et 90 % des ventes ont été générées par la publicité audiovisuelle1. » L’exemple, édifiant, pourrait sans peine être étendu à d’autres secteurs de la production culturelle. Que révèle- t-il ? Le fonctionnement dominant des industries culturelles et ses logiques structurelles2 : la concentration capitalistique3, voire géographique ; la concentration des moyens de production et de distribution ; la concentration des moyens de promotion ; et la concentration des ventes sur quelques best- sellers4

Ces phénomènes ont fait l’objet de nombreuses descriptions qui soulignent la réduction de l’offre, le verrouillage du marché (par exemple avec le contrôle de la distribution sur l’internet ou avec l’absorption des « petits » producteurs) et plus généralement une diversité culturelle menacée. Une autre conséquence remarquable de ce phénomène de concentration touche à l’évolution des mécanismes de légitimation des biens culturels et de leurs

1. Epok, n° 23 (journal de la FNAC).

2. PARIS, 2003.

3. Voir par exemple, la reprise de Vivendi Universal Publishing par Lagardère en 2002 : le chiffre d’affaires de ce groupe est estimé à 2 milliards d’Euros contre 235 millions pour Gallimard et 216 millions pour Flammarion, numéros 2 et 3 de l’édition française. Egalement, 5 majors contrôlent 90 % des ventes de disques en France.

4. En 2001, en France, les 5 premiers du « Top album » ont concentré les trois quart des ventes.

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producteurs : la mainmise des majors sur la part la plus importante des marchés va en effet de pair avec un contrôle accru des moyens de promotion.

L’inflation des budgets marketing concentrés sur un nombre réduit de titres crée par là même une concentration de la demande, comme l’indiquent les chiffres de ventes de disques cités plus haut. Si la promotion des biens culturels produits en grand nombre n’est pas une nouveauté, c’est l’inflation des budgets publicitaires qui pose notamment question, et aussi l’alliance des majors, de la presse et des médias. J. et G. Bremond soulignent que : « la coordination atteint dans certains cas un seuil étonnant. Ainsi un partenariat entre Le Monde, Vivendi-Universal, la FNAC, France Inter et quelques autres, s’est traduit par une publicité massive dans Le Monde, pendant l’été 2001 sous le libellé ‘Révisez cet été avec Le Monde, la FNAC et Universal cinquante chefs-d’œuvre de la musique classique5’. »

Face au rouleau compresseur des campagnes marketing qui laisse hors-jeu la plupart des petits producteurs-diffuseurs6, la question de l’appréciation de la valeur devient malaisée : la promotion se confond avec la critique, la connaissance avec la reconnaissance et la visibilité avec la légitimité.

Ainsi, plusieurs textes importants7 ont été publiés ces dernières années pour dénoncer le nouveau visage des industries culturelles, l’intégration croissante des systèmes de production, de diffusion et de médiatisation, et le développement de stratégies de promotion des notoriétés artistiques qui, à défaut de réduire totalement l’incertitude qui pèse sur de tels marchés, parviennent à la domestiquer de façon souvent efficace. Il ne s’agit bien entendu pas d’une critique de type réactionnaire : se demander, comme le fit naguère Alain Finkielkraut au nom d’une conception essentialiste de la culture et de ses hiérarchies, si « une paire de bottes vaut Shakespeare » ou regretter que « les livres de Flaubert rejoignent, dans la sphère pacifiée du loisir, les romans, les séries télévisées et les films à l’eau de rose dont s’enivrent les incarnations contemporaines de Madame Bovary8 » n’a guère de sens. Mais se demander, comme le fait par exemple Pierre Bourdieu, si

« les grandes entreprises de production et de diffusion culturelle (…)

5. BREMOND, 2002, p. 108.

6. Dans l’industrie du disque, par exemple, on assiste aujourd’hui à un phénomène d’externalisation des tâches : les petits labels ne sont plus indépendants au sens classique du terme mais sont intégrés aux majors. Ils jouent un rôle de « start-up » pour les nouveaux artistes en développement.

7. BREMOND, 2002 ; MOLLIER, 2000 ; SCHIFFRIN, 1999a et 1999b ; BOURDIEU, 2001.

8. FINKIELKRAUT, 1987, p. 141 sq.

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s’assurent, avec l’appui de la publicité et des médias, à la fois contraints et complices, une emprise extraordinaire, sans précédent, sur l’ensemble des sociétés contemporaines qui s’en trouvent comme infantilisées », et si ces phénomènes contribuent à la perte d’autonomie du champ artistique, mérite peut-être qu’on s’y arrête. Bien entendu, on pourra toujours faire remarquer que le ton prophétique adopté par certains de ces auteurs nuit à la scientificité de la démonstration ; ou que l’idée d’un champ artistique totalement pur, c’est-à-dire à l’écart de toute dimension commerciale, est une idée naïve ou romanesque9 ; et surtout, qu’il est simpliste de caractériser les produits culturels (séries télévisées, telenovelas, soap operas, films hollywoodiens, musiques rock…) comme des produits omnibus ou des facteurs intégrateurs au sein d’un nouvel ordre dominant, en passant sous silence plusieurs décennies de recherche sur les publics10. Mais on est tenté de dire que le problème n’est pas exactement celui-là…

De ce point de vue, les succès récents de Pop Star et de Star Academy sont sans doute emblématiques des nouvelles voies de la consécration : la télévision (M6/TF1) devient une formidable tribune de promotion, attirant plus de 8 millions de téléspectateurs en une soirée ; des impétrants plus ou moins doués et totalement inconnus – Jennifer, Jean-Pascal, Nolwenn… – accèdent en quelques semaines à une immense notoriété médiatique ; comme débutants, ils tirent avantage de leur appariement avec des stars (Johnny Hallyday, Céline Dion…) dont la réputation n’est plus à faire ; ces stars appartiennent d’ailleurs au même label que les nouvelles vedettes de Star Academy, Universal, compagnie installée en position de leader sur la marché discographique français ; en un temps record, les disques de What For et de

9. La question de l’autonomie relative du champ artistique fait l’objet d’un exposé très intéressant chez ADORNO, 1997, p. 45-46, finalement très proche de l’exposé qu’en fera ultérieurement Pierre Bourdieu : « Cela ne signifie pas que nous considérions naïvement comme allant de soi la dichotomie entre l’art autonome et les mass médias. L’actuelle distinction rigide entre ce qui est appelé un ‘art à cheveux longs’ et un ‘art à cheveux courts’

est le produit d’une longue histoire. (...) En fait, cette division rigide entre un aspect commercial et un aspect autonome de l’art est elle-même largement fonction du processus de commercialisation. » Rappelons que Benjamin puis Horkheimer et Adorno établissent une dichotomie entre l’art authentique et la culture de masse ; en intégrant les biens culturels au processus de production marchand, les industries culturelles seraient porteuses d’une standardisation et d’une dégénérescence du goût. Pour une critique de cette thèse, voir notamment BOURDIEU, 1972, p. 450 ; HENNION, LATOUR, 1996. Voir également MATTELART, PIEMME, 1980.

10. Sur ce point, voir MAIGRET, 2002.

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Star Academy dépassent le million d’exemplaires11, soit 5 % à 6 % du chiffre d’affaires de Universal. Cette configuration n’est pas exceptionnelle : dans les domaines de l’édition, du disque, du cinéma, etc., on pourrait multiplier les exemples de partenariats avec les médias, qui amplifient l’influence des majors et qui assurent la promotion des produits culturels12. Mais, d’un autre côté, les médias ne favorisent-ils pas une plus grande accessibilité des œuvres ? D’une part, la reconnaissance médiatique ne serait pas à opposer automatiquement aux formes les plus traditionnelles ou les plus autonomes de la consécration. Des transformations du champ artistique tendent ainsi à réduire cette opposition entre les deux pôles du champ culturel. Le pop art a depuis plusieurs décennies prouvé que l’esthétique publicitaire pouvait inspirer l’avant-garde picturale. Le cinéma hollywoodien a été en partie considéré aussi comme un cinéma d’auteurs. Des affichistes, des dessinateurs de bandes dessinées ou des auteurs de romans policiers ou de romans noirs ont bénéficié de la considération d’institutions culturelles légitimes. Des analystes considèrent même que des médias peuvent porter intérêt à des artistes obtenant la considération de leurs pairs et, inversement, qu’une consécration médiatique ne conduit pas inéluctablement à un déclassement artistique : c’est l’exemple des prix Goncourt qui passent à la télévision, décrits par Nathalie Heinich13 (même si les auteurs primés sont tentés d’exprimer leur distance ou leur indifférence à l’égard des médias et à faire de la reconnaissance sur le long terme plutôt que de la réussite à court terme qui gouverne l’économie des best-sellers un élément central de leur identité d’écrivain). D’autre part, les enquêtes successives sur les pratiques culturelles des Français (1973, 1981, 1989, 1997) indiquent que, et en dépit des nombreux facteurs qui pouvaient favoriser une réduction des inégalités dans les conditions d’accès à la culture (augmentation des efforts de l’Etat et des collectivités territoriales, politiques de subvention, progrès de la scolarisation, etc.), si les pratiques ont notablement évoluées, elles restent

11. Chiffres cités par Françoise-Marie Santicci, « Télé-réalité, le triomphe de l’éphémère musical », Libération, 22 décembre 2002, p. 6-7.

12. BREMOND, 2002, p. 51-52 : « Ainsi, par exemple, si vous allez voir un film dans une salle UGC, si vous lisez L’Etudiant, Paris-Match ou L’Express, si vous lisez un roman de chez Plon ou Grasset, si vous étudiez dans un manuel Hatier ou Nathan, si vous téléphonez par Cegetel ou SFR, si vous écoutez un CD de Johnny Hallyday, si vous vous connectez au Club-internet, vous utilisez les services de Vivendi ou de Lagardère et contribuez à l’accroissement de leurs chiffres d’affaires. »

13. HEINICH, 1999, p. 66-69.

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marquées par de profondes disparités14. On peut alors s’interroger sur les formes de participation ou de consommation culturelles apparues au cours des dernières décennies (en particulier la télévision), dont on suppose qu’elles sont moins discriminantes socialement que la fréquentation des équipements culturels « traditionnels » : quel rôle joue le développement des industries culturelles dans l’élaboration de nouveaux contenus et aussi dans la transmission de la littérature, de la musique, du cinéma, de la peinture, etc. ? Favorise-t-il l’accès à des œuvres qui seraient restées inconnues du grand public ? Redéfinit-il la frontière entre arts légitimes et arts mineurs et les usages de la culture ?

Ce rôle des médias et de la publicité sur le marché des biens culturels a été notamment analysé par Olivier Donnat qui l’a qualifié d’« économie médiatico-publicitaire ». Ce dispositif, s’il ne se substitue pas entièrement aux voies traditionnelles de la consécration telles qu’elles s’incarnent par exemple dans la figure des pairs et de l’expert, accorderait aux promus un fort capital médiatique et une visibilité sociale accrue en même temps qu’il entamerait l’autonomie du champ artistique.

Ce numéro de Réseaux se propose donc d’interroger les nouvelles modalités de la consécration culturelle, et plus particulièrement la montée de l’économie médiatico-publicitaire. Sur un marché des biens culturels que les palmarès contribuent à stratifier, quelle signification faut-il accorder aux classements et par conséquent à la répartition inégale mais légitimée des notoriétés ? Ces palmarès expriment-ils des différences objectives entre les talents ? Renvoient-ils à une diversification des rapports à l’art et à la culture ? Ou bien faut-il penser que le pouvoir des nouvelles formes de consécration est tel qu’il est permis aux entrepreneurs médiatico- publicitaires de façonner les succès et les valeurs à leur guise ?

La mise en question de l’autonomie du champ artistique

Selon O. Donnat, une des conséquences majeures de la montée de l’économie médiatico-publicitaire tient au profond renouvellement des mécanismes de consécration : ce serait ainsi le fonctionnement général du champ artistique, tel qu’il est notamment décrit par P. Bourdieu, qui est remis en cause avec l’intrication croissante des mondes de l’art, de la publicité et des médias.

14. Pour une synthèse des résultats des enquêtes citées, voir DONNAT, 1999, p. 111-119.

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L’analyse menée par Bourdieu à propos des œuvres15, notamment littéraires, met en avant la notion de champ et son processus croissant d’autonomisation : en résumé, le champ est constitué de multiples producteurs spécialisés qui tendent à imposer une vision et une définition légitime des produits culturels et de leurs classements et une autonomie de leurs pratiques. Il peut donc être défini comme un espace de luttes de concurrence à partir d’un réseau de positions objectives qui ne sont pensables que dans leur relation aux autres positions, luttes dont la définition légitime de la valeur artistique et des représentations dominantes de l’écrivain, de l’éditeur et même du critique (artistes « purs » contre producteurs « intéressés » ; simples marchands ou découvreurs audacieux…) constitue le principe même. Ainsi, l’invention du modèle de l’écrivain-artiste, par opposition à l’écrivain-bourgeois – l’étude du champ littéraire ne constituant pour Bourdieu qu’un cas particulier de la théorie générale des champs sociaux – constitue une mise en forme de l’autonomie du champ ; conçu comme un espace dualiste, le champ littéraire s’organiserait entre deux pôles antagonistes : le secteur de production restreinte à destination des pairs, d’une part, et le secteur de grande production où la consécration s’exerce selon une logique hétéronome, d’autre part. Cet espace rassemblerait donc deux principes de hiérarchie radicalement opposés – l’art et l’argent, la pureté esthétique et la réussite commerciale – s’incarnant dans deux figures possibles de l’écrivain, le sous-champ de la production restreinte étant lui-même subdivisé entre l’avant-garde et l’avant-garde consacrée à laquelle une reconnaissance durable peut apporter le statut de

« classique ». Cette structure bipolaire est aussi redoublée dans l’opposition des systèmes de diffusion et de consécration : schématiquement, on trouverait, d’un côté, les produits destinés à des marchés de masse et à cycle de vie réduit, soit « la logique ‘économique’ des industries littéraires et artistiques qui, faisant du commerce des biens culturels un commerce comme les autres, confère la priorité à la diffusion, au succès immédiat et temporaire, mesuré par exemple au tirage et se contentant de s’ajuster à la demande préexistante de la clientèle (…) ». De l’autre, des produits à diffusion lente sur des marchés plus étroits, « l’économie anti-économique de l’art pur qui, fondée sur la reconnaissance obligée des valeurs du désintéressement et sur la dénégation de l’économie (du « commercial ») et du profit ‘économique’ (à court terme), privilégie la production et ses exigences spécifiques, issues d’une histoire autonome16 ». Deux maisons d’édition – Laffont et Minuit – peuvent ainsi

15. Nous ne développerons pas ici l’analyse bourdieusienne, par ailleurs amplement commentée ; on peut, entre autres, mentionner LAHIRE, 1999.

16. BOURDIEU, 1992, p. 202.

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incarner la division de l’espace littéraire, éditorial et critique17 : sur un versant, un éditeur qui investit le marché des best-sellers, rapidement obsolètes et qui mise sur une stratégie résolument commerciale ; sur l’autre versant, un éditeur réputé exigeant, disposé à parier sur des titres à diffusion lente et restreinte et sans garantie de succès.

Si, comme nous allons le voir, la situation du marché de l’art même le plus

« pur » n’a en réalité jamais été totalement déconnectée des considérations commerciales et si l’irruption des médias a contribué à brouiller les frontières entre le pôle commercial et le pôle esthétique, il faut cependant reconnaître que Bourdieu n’a pas totalement occulté cette question, de plus en plus présente au fur et à mesure où l’analyse du rôle des médias devenait un enjeu central de sa réflexion. Dans Homo Academicus, la fréquence d’apparition à la télévision et dans les classements de la presse constitue un des indicateurs du rapport des intellectuels au grand public18. Plus généralement, les classements publiés par les journaux y sont présentés, en tant qu’ils contribuent à imposer une vision objective du monde intellectuel, de ses hiérarchies et de ses divisions et l’hybridation des positions y est incarnée par ces classeurs inclassables, intellectuels-journalistes et journalistes-intellectuels « placés en position mitoyenne entre le champ de production restreinte et le champ de grande production19 ». Dans Libre-Echange, pour prendre un autre exemple, Bourdieu souligne le pouvoir de consécration des médias qu’il associe notamment aux producteurs les plus hétéronomes20. Dans Contre-feux et Contre-feux 2, c’est la perte d’autonomie du champ culturel et l’uniformisation de l’offre culturelle, en partie sous l’effet de la production médiatique de masse et des verdicts de ceux qui la dominent, qui sont décrits. Il faut également souligner – contre toute tentation réductionniste – que Bourdieu n’isole pas le champ culturel des autres champs et que la question de la perte d’autonomie ne peut se concevoir que dans l’interdépendance des champs. Par

17. Sur l’homologie structurelle entre l’espace des auteurs, des consommateurs et des critiques, voir BOURDIEU, 1992.

18. BOURDIEU, 1984, p. 262-263.

19. BOURDIEU, 1984, p. 278.

20. BOURDIEU, HAACKE, 1994, p. 27-28 : « Dans le monde de la haute couture, on sait bien que la présentation annuelle des nouvelles collections assure aux couturiers, chaque année, l’équivalent gratuit de centaines de pages de publicité. Il en va de même des prix littéraires. (…) De manière très générale, c’est sans doute par l’intermédiaire de la presse, de la séduction qu’elle exerce sur les producteurs, surtout les plus hétéronomes, et de la contribution qu’elle apporte au succès commercial des œuvres, et aussi par l’intermédiaire des marchands de biens culturels (éditeurs, directeurs de galerie, entre autres) que l’emprise de l’économie s’exerce sur la production culturelle. »

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exemple, Bourdieu a mis en évidence l’emprise du champ journalistique sur les champs de production culturelle : soumis à l’épreuve quasi permanente des verdicts de l’audimat, les médias et en particulier la télévision seraient conduits à privilégier les produits et les producteurs culturels qui répondent le mieux aux contraintes du marché (« bien passer à la télévision », « bien se vendre »...). Du même coup, les industries culturelles sont portées à favoriser les artistes les plus ajustés aux médias qui en assurent la promotion, selon une logique circulaire de renforcement mutuel : c’est ainsi que la loi du marché impose « ce nouveau principe de légitimité qu’est la consécration par le nombre et la ‘visibilité médiatique’, capables de conférer à certains produits (culturels ou même politiques) ou à certains ‘producteurs’ le substitut apparemment démocratique des sanctions spécifiques imposés par les champs spécialisés21 ». L’étude de l’industrie musicale, par exemple, constituerait une bonne illustration de cette emprise du champ médiatique, emprise qui ne s’impose pas nécessairement de l’extérieur aux entreprises culturelles mais qui est souvent au cœur des processus croissants d’intégration : ainsi, on peut montrer que les majors du disque sont toutes présentes dans les multimédias.

Or, ce phénomène de concentration « filtre le nombre d’artistes qui peuvent se faire entendre. En France en 1999, seuls 1 % des 400 titres les plus diffusés en radio provenaient de labels indépendants. (…) La plupart des styles musicaux sont marqués par l’évolution de certains médias. Mais par la sélection qu’ils opèrent, ces médias favorisent une vision du style toujours partiale et partielle.

En tant qu’entreprises à vocations commerciales, majors et radios privées ont donc travaillé de concert pour proposer un certain nombre d’artistes22 ». On pourrait pousser plus loin l’analyse en montrant comment bon nombre d’auteurs-compositeurs intériorisent des contraintes indirectement imposées par les radios leader. Ils sont ainsi conduits à formater, le plus

« naturellement » du monde, la durée ou la structure de leurs chansons23.

« Si l’imagerie officielle pose l’art en absolu, glorifie les artistes, représente la relation de l’amateur à l’œuvre comme amour pur et désintéressé, c’est pour masquer les combinaisons mercantiles dont l’art fait l’objet et les contraintes

21. BOURDIEU, 1994, p. 6.

22. GUIBERT, 2000a, p. 56. Voir aussi GUIBERT, 2000b, p. 103-116.

23. Je me fonde ici sur ma propre expérience d’ancien musicien professionnel sous contrat avec Virgin au début des années 1990. Ce type de norme faisait l’objet d’un consensus implicite, en particulier pour les artistes débutants pour lesquels l’ajustement aux exigences formelles des radios apparaissait comme une des conditions de la réussite, et par conséquent une contrainte acceptable.

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économiques auxquelles sont assujettis les artistes24. » Raymonde Moulin, en particulier, a indiqué comment les valeurs artistiques se construisent à l’articulation du marché et des institutions culturelles, selon un système qui s’est développé, dans le cas de la France, au XIXe siècle25 : marchands, critiques, commissaires-priseurs, conservateurs, enseignants des Beaux-arts, galeries et collectionneurs coopèrent pour déterminer la valeur esthétique des œuvres. Mais on voit surtout que les artistes orientés vers le marché et les artistes orientés vers le musée ne sont pas deux pôles totalement opposés, les valeurs se constituant « à l’intersection des deux univers et par l’interaction d’acteurs aux rôles de moins en moins différenciés26 ». Ainsi, l’interchangeabilité et les glissements de fonctions apparaissent comme des facteurs marquants des interactions entre le champ culturel et le marché : des critiques d’art se font commissaires d’exposition ; des artistes deviennent marchands ; le collectionneur est à la fois conservateur, marchand et expert en relations publiques, etc27. Le champ d’intervention de ces acteurs polyvalents se situe donc au carrefour des univers artistiques et économiques, la valeur artistique et le prix de l’œuvre sur le marché apparaissant étroitement liés. On observe par conséquent un renouvellement des conditions d’évaluation des œuvres mais aussi des catégories d’agents appelés à juger de l’art : par exemple, le marché de l’art contemporain, dans les années 1970/1980, est marqué par l’entrée des conservateurs de musées sur le terrain naguère réservé aux critiques. Cette concurrence oriente elle-même la critique d’art, de la découverte à la promotion des œuvres, et l’on voit que le critique peut simultanément travailler pour le marché et pour l’institution. En outre, si l’information artistique se distingue en théorie de l’information médiatique28, les deux dimensions se superposent parfois en pratique, les critiques, les experts et les différents agents se transformant en promoteurs de notoriété artistique ; comme l’explique un critique d’art, « on est passé de la conservation à la consécration29 ».

L’analyse du marché de l’art contemporain, en cela différent du marché de l’art ancien plus consensuel, permet de montrer comment fonctionne le

24. MOULIN, 1995, p. 43.

25. Voir notamment MOULIN, 1978, p. 241-258.

26. MOULIN, 1997, p. 75.

27. Sur le brouillage des frontières entre le pôle marchand et le pôle institutionnel, voir notamment QUEMIN, 2002.

28. Pour les économistes de la culture, l’information artistique est définie par les signaux qu’émettent les instances de légitimation. Voir MOUREAU, 2000, p. 313 et sq.

29. MOULIN, 1997, p. 208.

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processus d’engendrement des valeurs : le marché entérine les succès en cours ; et simultanément, des acteurs du monde de l’art reconnus pour leur capacité à découvrir de nouveaux talents jouent un rôle moteur dans l’imposition des tendances. A la suite de R. Moulin, l’étude du procès de création de la valeur à propos du marché de l’art contemporain a fait l’objet de nombreuses analyses, en particulier en sociologie et en économie de la culture. Nous nous bornerons ici à en rappeler les grandes lignes : d’une part, il s’agit de marchés peu stabilisés, fréquemment sujets à des opérations de déclassements et de reclassements ; d’autre part, cette versatilité alimente des phénomènes spéculatifs. Howard Becker par exemple, lorsqu’il décrit cet aspect du « monde de l’art », ne sépare pas la recherche et la possession des œuvres de la recherche du « gros lot » : « les gens achètent des œuvres de jeunes artistes ‘lancés’ dans l’espoir que leur cote augmentera substantiellement et que, simultanément, elles obtiendront une réputation durable d’œuvres majeures pour avoir constitué une véritable étape de l’histoire de l’art. Les réputations sont si volatiles que, comme dans tout marché spéculatif, nul ne peut dire si elles correspondent à une ‘vraie valeur’

ou à une ‘simple intox30’ ». Pour les experts tout comme pour les marchands, les galeristes ou les grandes institutions muséales, la compétition pour la maîtrise du marché des œuvres contemporaines passe par l’anticipation de la nouveauté. R. Moulin a montré comment le leadership des principaux acteurs du monde de l’art contemporain est lié à leur « capital de flair », c’est-à-dire d’anticipation des tendances, dans un univers marqué par la production de la croyance : leur intervention sur le champ culturel et le marché est d’autant plus forte – conduisant le cas échéant à l’autoréalisation de leur anticipation de la valeur des artistes – que leur pouvoir de faiseurs de goûts est reconnu par les « suiveurs ».

La stratégie de minimisation des risques incite donc les différents acteurs du marché à ne pas se tenir à l’écart du processus de reconnaissance et, pour reprendre l’expression de Becker, à « sauter dans le train en marche (bandwagon effect) ». La carrière de l’homme d’affaires et collectionneur d’art britannique Charles Saatchi illustre bien la façon dont un acteur leader sur le marché de l’art peut jouer un rôle moteur : modèle d’orchestration médiatico- publicitaire, l’exposition Sensation à la fin des années 1990 a permis de déclencher un scandale mais aussi l’envolée des notoriétés et des prix des artistes qui y étaient représentés31. R. Moulin, à propos de l’art américain du

30. BECKER, 1999.

31. Voir MOULIN, 2000, p. 53-54.

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milieu des années 1980, a montré comment se sont développées des stratégies de promotion qui mobilisent l’économie médiatico-publicitaire : « Succession rapide de ‘coups’, lancement publicitaire ciblé sur des milieux extérieurs au monde de l’art, starification des artistes (…). Les rockers de l’art doivent leur célébrité à leur style de vie et de carrière32. » Les biographies de Basquiat et de Combas, par exemple, témoignent d’une consécration très rapide marquée par la formation d’une bulle spéculative avec une diffusion médiatique dans différentes couches de la société33. Cet exemple semble également confirmer la thèse de O. Donnat selon laquelle : « Les critères du succès dans l’économie médiatico-publicitaire entretiennent certaines analogies avec ceux qui assurent la consécration dans les avant-gardes artistiques : la mise en scène de sa propre existence, l’insistance sur le caractère exceptionnel de sa trajectoire sociale, le sens de la provocation, qui sont des atouts décisifs aux yeux de l’économie du spectaculaire, ont toujours aussi été des facteurs de nature à faciliter la reconnaissance des milieux des avant-gardes artistiques34. » Tandis que l’histoire de l’art est marquée par un déplacement de l’œuvre vers la signature, l’usage des médias et de la publicité n’a fait qu’amplifier ce mouvement.

Par ailleurs, le pouvoir de consacrer varie, au moins théoriquement, avec le degré de légitimité reconnu aux experts : la question de savoir d’où les experts tirent leur autorité d’agents légitimants35 a notamment été analysée par Annie Verger dans son étude sur l’invention des palmarès36 ; en prenant l’exemple de la revue Connaissance des arts qui publie périodiquement des classements d’artistes à partir de 1955, elle montre à la fois comment se constitue une instance de consécration, selon quelles modalités elle asseoit sa crédibilité, et comment l’évolution de la composition du jury est révélatrice des luttes pour le monopole de la consécration ; c’est ainsi que les experts dont la réputation s’est établie par une politique d’achats audacieux ou d’activités spectaculaires, c’est-à-dire ceux qui sont perçus comme les plus à même d’interpréter les tendances du marché, vont progressivement imposer leur compétence spécifique.

Mais la question ne se limite pas à savoir qui classe. Elle doit aussi porter sur les effets de ces classements comme indicateurs de la valeur. Or, mesurer la

32. MOULIN, 1997, p. 74.

33. MOUREAU, 2000, p. 322-323.

34. DONNAT, 1994, p. 148.

35. Sur cette question, voir QUEMIN, 2002.

36. VERGER, 1987, p. 107.

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pertinence des différents indicateurs n’épuise pas totalement cette question : en faisant référence au courant économique de la qualité, nous allons montrer que l’établissement de la valeur est aussi affaire de conventions.

L’économie de la qualité : la notoriété comme substitut de la valeur ? Comme nous l’avons vu, la certification esthétique reposerait sur la capacité d’un groupe dominant à imposer des valeurs dans un domaine – l’art – conçu comme un champ de stratégies et de luttes simultanément symboliques et matérielles. L’« académisme », par exemple, peut être décrit comme le monopole et l’imposition du bon goût légitime ; et l’avant-garde d’hier, par un long processus d’intégration, constitue souvent le socle de l’académisme d’aujourd’hui. Dans le même temps, il apparaît que le processus de certification artistique met en scène des acteurs et des intérêts hétérogènes : critiques et experts, mais aussi marchands, collectionneurs, amateurs d’art, médiateurs, etc. Ainsi, la mise en cause de la légitimité des instances de légitimité ne répond pas à cette autre question : quels types d’interactions ces dispositifs d’évaluation construisent-ils entre ceux qui produisent les jugements, ceux qui sont jugés, et ceux qui interprètent ces jugements ? Cette question de la médiation entre la production des biens et l’identification de leur valeur est notamment centrale pour le « courant de la qualité » en économie de la culture.

Certains marchés, dont celui des biens culturels, peuvent en effet être marqués par de fortes incertitudes sur la valeur des biens qu’ils proposent : ces biens sont fortement différenciés (un disque des Rubettes n’est pas identique à un disque des Beatles lui-même différent d’un album d’Oasis…), faiblement substituables, et leur valeur ne peut être véritablement discernée qu’à partir du moment où on en a fait l’expérience : « Le consommateur n’est informé sur leur contenu réel et ne connaît effectivement la satisfaction qu’il y avait à en attendre qu’une fois le bien ‘consommé37’. » L’économie de la culture a ainsi mis en évidence une théorie des comportements collectifs, fondée sur la propension des consommateurs à rechercher les informations qui peuvent réduire l’incertitude sur la valeur des produits artistiques.

Sur le marché de la peinture contemporaine, la présence dans des expositions ou dans des musées de réputation internationale ou la citation dans des

37. MENGER, 2002, p. 36.

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revues spécialisées peut fonctionner comme un indicateur de la valeur ; ces critères sont notamment retenus pour l’élaboration du Kunst Kompass publié à partir de 1970 dans la revue Capital, qui établit la valeur réputationnelle des artistes contemporains vivants38 ; selon Annie Verger : « Il s’agit de produire un système présentant des garanties ‘d’objectivité’ à partir de l’appréciation chiffrée de ce qui fait la réputation des artistes, indépendamment du classement économique établi par les cotes39. » En d’autres termes, l’objectif du Kunst Kompass est d’indexer la valeur objective des œuvres sur la place qu’occupent les artistes dans l’échelle de la notoriété. Dans d’autres cas, c’est le prix d’achat qui constitue un indicateur du talent ; cette mesure est cependant peu opératoire dans le domaine des industries culturelles où les prix sont généralement fixes. Alain Quemin, à propos des marchés de l’art contemporain, montre pour sa part comment les évaluations esthétiques et financières peuvent intégrer des critères de valeur tels que la nationalité des artistes : « Dans la mesure où les artistes allemands et américains se vendent particulièrement bien sur le marché de l’art et s’insèrent plus facilement que les artistes d’autres nationalités dans les lieux les plus importants du monde institutionnel de l’art, soutenir ces artistes en les achetant et en les exposant permet de réduire l’incertitude qui accompagne la valeur artistique contemporaine40. »

Pour répondre à la question de la formation des valeurs sur le marché de l’art, le courant économique de « la qualité » a notamment mis en avant la notion de notoriété41. Sur le plan heuristique, cette perspective renouvelle les

38. Pour une analyse sociologique du système d’évaluation de la notoriété comme principe du Kunst Kompass, voir notamment MOULIN, 1995, p. 227-229 et QUEMIN, 2002. Dans une perspective d’économiste, voir MOUREAU, 2000, p. 35-38.

39. VERGER, 1987, p. 116. Signalons cependant le contresens fait par Annie Verger : contrairement à ce qu’affirme cette dernière, l’ambition de cette entreprise de classement ne peut pas être de « disputer à un groupe restreint de professionnels le monopole du jugement des artistes et des œuvres d’art ». En effet, ce sont les appréciations des professionnels qui sont synthétisées dans l’indicateur. Le degré de reconnaissance des artistes est mesuré sur la base des verdicts des directeurs de grands musées, par les propriétaires de collections privées et les principales revues consacrées à l’art contemporain. Le travail d’A. Quemin sur l’art contemporain international présente l’intérêt de ne pas se limiter à la critique des positions de pouvoir qu’implique tout processus de classement : il montre aussi comment le Kunst Kompass révèle un état du marché de l’art et notamment la hiérarchie entre les pays.

40. QUEMIN, 2002, p. 131.

41. Bien entendu, l’économie de la qualité ne porte pas uniquement sur l’analyse du marché artistique. A cet égard, le travail de KARPIK, 1989 qui prend pour terrain les relations économiques entre les avocats et leurs clients comme modèle d’échange asymétrique fournit

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débats sur la mesure de la valeur : il ne s’agit pas seulement de voir comment s’imposent les agents dotés du pouvoir de consécration, mais plutôt comment fonctionnent les dispositifs de confiance entre des experts et des clients dans une situation dominée par l’incertitude sur la valeur des produits culturels. La notoriété – définie comme « le fait d’être connu de manière certaine et générale ; cette connaissance porte sur le nom et, en matière artistique, il s’agit le plus souvent d’une connaissance qui est avantageuse pour l’artiste42 » – peut ainsi fonctionner comme un signal indirect de la qualité, bien évidemment relative ; métonymique de l’œuvre et substitut potentiel de la connaissance du talent, la notoriété offre au public des avantages en termes d’information et de choix, puisqu’elle constitue un facteur susceptible de minimiser les erreurs d’appréciation tout en pouvant être substituée à un processus d’apprentissage, générateur de coûts (monétaires, temporels, informationnels43). Mais ce modèle de la minimisation des risques et des coûts par le recours au signal de la notoriété est-il transférable du marché de l’art contemporain (œuvres uniques) à celui des industries culturelles où les biens sont produits en grande quantité ? D’une part, on peut discuter la question de savoir si ce sont ou non les mêmes publics qui sont sollicités. D’autre part, dans le cas de l’art contemporain, la difficulté principale tient au fait que les valeurs ne sont pas stabilisées (rôle de l’histoire de l’art) et que par conséquent, de tels produits peuvent alimenter un marché particulièrement spéculatif où les effets de classement puis de déclassement (et donc de décote) ne sont pas rares44. Dans le cas des industries culturelles, il s’agit de biens reproductibles (livre, film, disque) pour lesquels les prix sont généralement fixes ; l’accroissement de la demande se traduit ici par l’augmentation des unités vendues, à la différence d’une œuvre non reproductible pour laquelle la hausse de la demande se traduit par un accroissement du prix. Les prix ne sont d’ailleurs un modèle transposable à de multiples secteurs de la vie économique, dont celui de la culture.

Je remercie Dominique Sagot-Duvauroux d’avoir attiré mon attention sur ce texte.

42. ROUGET, SAGOT-DUVAUROUX, 1996, p. 91.

43. ROUGET, SAGOT-DUVAUROUX, 1996, p. 99 : « Le plaisir tiré des services de consommation est plus intense car l’utilisateur des ces œuvres a l’assurance d’une qualité esthétique liée au renom qui s’attache à l’ensemble de la production de l’artiste ; l’œuvre d’un artiste notoire permet en outre au consommateur mieux qu’aucune autre d’exprimer son désir de rattachement à un statut économique et social particulier. » La notoriété n’est toutefois pas un critère d’appréciation indiscutable, notamment parce que la substitution de la notoriété à la qualité est un processus réducteur.

44. Sur la formation de bulles spéculatives dans le marché de l’art contemporain, voir notamment ROUGET, SAGOT-DUVAUROUX, 1996, p. 81-82. Voir également ROUGET, SAGOT-DUVAUROUX, PFLIEGER, 1991.

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pas des indicateurs fiables de la qualité : par exemple, on trouve dans la collection bon marché Librio des best-sellers (Stephen King, etc.) et des classiques (Maupassant, etc.). Autre caractéristique, le marché des industries culturelles est atomisé et marqué par une grande diversité de produits45. Sur ce type de marché, les biens sont des biens d’expérience puisque l’évaluation n’intervient qu’après la transaction : le consommateur ignore a priori leur qualité, d’autant que le nombre des produits disponibles est élevé (plusieurs dizaines de milliers de références accessibles pour le disque ou le livre). Le consommateur est donc enclin à adopter des comportements rationnels, voire mimétiques, en privilégiant les titres qu’il juge sûrs. Ceci peut expliquer par exemple la tendance générale de la consommation culturelle à se concentrer sur un nombre restreint de titres46 : selon le CNC, les 6 meilleures entrées de cinéma (Amélie Poulain, La vérité si je mens 2, Harry Potter…) pour l’année 2001 représentent à elles seules 20 % du nombre total d’entrées en France (185 millions). Bien entendu, une des limites – mais non contradictoire – de la théorie des comportements mimétiques est la recherche de la distinction lorsqu’elle conduit le consommateur à préférer les produits les plus rares.

L’interprétation de la qualité des œuvres peut donc s’appuyer sur des distinctions telles que l’attribution d’un prix ou l’inscription de l’œuvre sur une liste des succès (Top 10 ou 50, hit-parade, liste des meilleures ventes…).

Ces différents dispositifs de jugement sont certes comparables en ce qu’ils permettent de coordonner une offre et une demande. Toutefois, ils peuvent être distingués en différentes catégories selon les types de convention qu’ils proposent. Lucien Karpik propose de les classer en trois catégories comportant elles-mêmes des subdivisions internes : les guides, les appellations et les classements, dont on a synthétisé les propriétés dans le cadre suivant47.

45. Le marché de l’œuvre d’art n’est pas simplement opposable au marché des biens reproductibles par le critère de la rareté ou de l’unicité. J’ai montré à propos des processus d’appropriation chez certains fans comment s’organisait un marché des collector’s (LE GUERN, 2002). Emmanuel Ethis mène une analyse identique à propos des bonus sur les DVD. ETHIS, 2001, p. 212-214.

46. De la même façon que les touristes se concentrent sur les lieux les plus fréquentés, les lecteurs tendent à acheter les best-sellers. Voir CAMINAL, VIVES, 1996.

47. KARPIK,1996. Toutes les citations apparaissant dans le tableau sont extraites de cet article.

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Les classements

Les indicateurs qui, sans modifier les biens et les services, rendent plus ou moins fidèlement visibles leurs singularités par le moyen de hiérarchies publiques :

Le palmarès : classement de type circulaire où les meilleurs sont les plus vendus et les plus vendus sont les meilleurs. Son apparente objectivité tient au dispositif de jugement qui joue notamment sur la visibilité sélective : « Il réunit au mieux les conditions d’une sollicitation des préférences du grand nombre. » Ses limites tiennent à la confiance portée aux instruments de classement (rumeurs de manipulation) et aux limites de la convention qui fonde cette définition particulière de la qualité.

Exemple : le Top 50, les listes de best-sellers…

La réputation : forme d’évaluation fondée sur le jugement social. La fonction de repérage est ici sous-tendue par le degré de confiance.

Le diplôme : permet de classer les services offerts par une profession au moyen du classement universitaire.

Les appellations

Les mécanismes qui, tels les labels, les certifications, les marques, associent des noms à des constructions délibérées de la singularité. Dans le cadre général des conventions de qualité : « Le label vise à garantir publiquement la singularité d’un bien ou service par une obligation de moyens de production certifiée par une autorité de contrôle. »

Les guides

« L’autorité douce dont les préférences, lorsqu’elles rencontrent la docilité volontaire, permettent de dénouer les affres de l’incertitude sur la qualité. » Les guides présentent une sélection et un classement mais ils se distinguent entre eux par les critères de jugement employés : aux extrêmes, les guides peuvent revendiquer « une objectivité fondée sur des mesures techniques attestées par une instrumentation spécialisée et une subjectivité qui revendique la singularité de l’expérience personnelle et l’arbitraire du goût ».

« Comme les autres dispositifs de jugement, les guides tirent leur autorité de la confiance qui leur est conférée mais ils s’en distinguent par leur objet : l’évaluation porte directement sur la qualité. »

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Cette typologie permet de souligner la diversité des dispositifs de confiance : ceux-ci peuvent faire appel à l’expérience directe, aux réseaux d’interconnaissance (bouche à oreille), à l’évaluation des prescripteurs (attribution de prix), aux signaux médiatiques et publicitaires (nombre de passages à la télévision ou de mentions dans la presse), etc. Le choix d’un disque peut être lié à une liste des meilleurs ventes, à un guide, à une critique journalistique, à l’avis d’autres acheteurs ou de vendeurs, plusieurs dispositifs pouvant être mobilisés simultanément. Ces dispositifs sont des opérateurs de connaissance et de confiance. La valeur des classements et des cotations de talents est elle-même en partie dépendante de « l’autorité fiduciaire48 » des instances critiques, c’est-à-dire du crédit accordé à leurs procédures de désignation.

L’effet hit-parade : la circulation circulaire de la consécration

Sur les deux versants du marché, on trouve, d’un côté, l’incertitude des consommateurs sur la valeur des artistes, et de l’autre, l’incertitude sur le potentiel marchand des biens culturels. L’incertitude quant à la réussite d’un projet créateur est une caractéristique incontournable du marché des biens culturels, même si différentes stratégies peuvent être adoptées afin de réduire les risques d’insuccès49 : l’utilisation de l’outil marketing qui permet de cerner les caractéristiques du public ; la saturation du marché, les succès compensant les échecs avec un fort turn-over des produits lorsque leurs résultats sont jugés insuffisants ; la production d’effets d’anticipation par la surexposition du produit avant sa mise sur le marché50 ; la production et l’exploitation de la notoriété médiatique. Les dispositifs de classement et de consécration servent ainsi non seulement à établir une liste des vedettes connues et reconnues mais – selon l’effet cumulatif caractéristique du hit- parade qui veut que celui qui réalise un nombre élevé de ventes entre dans le hit-parade et est mécaniquement amené à vendre encore plus – peuvent

48. CHEYRONNAUD, in ETHIS, 2001, p. 37, note 13 : « On entendra par là la crédibilité acquise dans les procédures d’octroi de qualifications. (…) L’épithète fiduciaire sous-tend l’obligation de garantie, autrement dit ici, de valeur fondée sur la confiance que l’on accorde à l’instance d’homologation, à la transparence de ses procédures de discernement (la sélection) et de décernement (choix, composition et décisions des jurys). »

49. Voir par exemple DE VANY, WALLS, 1997.

50. Voir Claudine Mulard, « La campagne marketing de Miramax pour Le Chocolat dans la course aux Oscars », Le Monde, 28 février 2001, p. 32. On y voit comment les producteurs de cinéma investissent dans la production de la notoriété des artistes. L’année où Shakespeare in Love gagne l’Oscar, Miramax a dépensé 15 millions de dollars en encarts publicitaires.

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contribuer à maximiser le succès. La question de l’impact des stars51 sur le succès des films a ainsi fait l’objet de nombreuses évaluations et hypothèses52. On voit des revues américaines (The studio Hot List/The Star Power Survey/International Motion Picture Almanac) publier des hit- parades d’acteurs classés selon leur « bankability », autrement dit le niveau de garantie de recettes pour chaque acteur ; des acheteurs de films, des distributeurs, des dirigeants de studio, des banquiers figurent entre autres parmi les évaluateurs : Tom Cruise et Tom Hanks se distinguent par leur indice élevé d’impact sur la probabilité de succès d’un film. Plusieurs variables cumulables peuvent expliquer l’influence des stars : capacité à attirer les médias ; à être présent sur plus d’écrans qu’un film sans star ; à attirer les financements ; à orienter les choix du consommateur, comme nous l’avons vu plus haut. Pour autant, il semble difficile de conclure à l’effet de notoriété sur le succès des films même si ce critère semble pertinent : Jean- Michel Guy indique que l’élément prépondérant pour les spectateurs français est l’histoire et que moins on est instruit et plus on choisira son film pour le casting53 ; d’autres enquêtes menées auprès du public américain et anglais placent au premier rang de la motivation cinéphile les acteurs. Reste à savoir si le public est sensible à la notoriété artistique des acteurs ou à leur notoriété médiatique, ces deux dimensions pouvant se cumuler mais ne se confondant pas. Une autre stratégie d’anticipation du succès consiste à exploiter en même temps qu’à produire la notoriété d’un film. Ce processus a été fort bien décrit à propos de la sortie de films comme Harry Potter ou Taxi 3 ; en misant sur leur « franchise », c’est-à-dire leur notoriété de marque avant sortie, les distributeurs adoptent pour les films considérés comme des grosses productions des stratégies de surexposition. La sortie du film Taxi 3 voisine le millier de copies : « L’exploitation est réduite à 3 ou 4 semaines, avec plus de la moitié des recettes enregistrées en première semaine. Les salles sont réservées jusqu’à trois ans à l’avance » et on « cite le cas de diffuseurs télé qui demandent sur combien de copies sortira un film dont le tournage n’est même pas commencé54. »

51. Les « stars » peuvent être définies comme un nombre restreint d’individus qui tirent de leur activité des revenus records : ce sont des « winner-take-all », des vainqueurs-accapareurs.

En économie, la question suscitée par les stars est donc celle de la répartition économique des revenus.

52. Pour une synthèse de ces travaux, voir FORT, 2001.

53. GUY, 1989.

54. Samuel Blumfeld, « L’exploitation française peine à avaler les grosses sorties », Le Monde, 29 janvier 2003, p. 36.

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Des travaux similaires ont été menées à propos des hit-parades musicaux : E. Strobl et C. Tucker55 ont par exemple étudié les classements établis par le Chart Information Network, publiés dans le New Musical Express chaque semaine depuis 1962. Ces classements reposent uniquement sur les chiffres de vente. La principale évolution du mode de classement au fil des ans a trait à l’importance croissante de l’album par rapport au single, comme format de référence auprès des artistes et des consommateurs. On passe ainsi du Top 10 en 1962 au Top 20 en 1969 puis au Top 50 en 1983. Il ressort pour la période étudiée par Strobl et Tucker (1980-1993) que seul un très petit nombre d’artistes est à l’origine d’un grand nombre de disques classés ; et seuls quelques albums restent dans les charts sur de très longues périodes.

On peut donc faire l’hypothèse que ce type de classement constitue un repère pour les acheteurs et donne naissance à des mécanismes d’autorenforcement, ce que les auteurs de l’étude appellent le « snowballing effect ». Plus généralement, les choix des consommateurs semblent étroitement dépendants du choix des premiers acheteurs : on peut parler dans ce cas de

« bandwagons effects56 ». Cette analyse est convergente avec la théorie économique des « Superstars57 » : le marché musical est dominé par quelques vedettes qui tendent à concentrer les réputations et la rémunération des réputations, et les maisons de disque ont tendance à privilégier les artistes déjà établis ; le succès des « greatest hits albums » est une illustration de cette théorie58. Les auteurs concluent leur étude en notant également que ce sont les albums signés sur les plus gros labels qui bénéficient de la plus grande promotion, les labels agissant comme des promoteurs de notoriété.

On pourrait ajouter que les stars à l’intérieur d’un même label ne se concurrencent pas automatiquement mais qu’elles contribuent à des dynamiques collectives positives : dans l’appariement sélectif de deux artistes Virgin tels que Renaud à Axelle Red réunis sur un même single, chacun bénéficie de la notoriété de l’autre et les réputations s’agrègent59. En d’autres termes, un des leviers de la valorisation des talents peut être

55. STROBL, TUCKER, 2000.

56. STROBL, TUCKER, 2000, p. 130.

57. ROSEN, 1981. Pour une synthèse des travaux sur l’économie des « Superstars », voir BENHAMOU, 2002.

58. Le best of d’artistes représenterait par exemple 10% du chiffre d’affaire d’Universal.

Voir www.challenges-eco.com/France/art2.html

59. Cet effet d’agrégation est renforcé lorsque les deux artistes figurent peu de temps après la sortie de l’album sur une compilation EMI/Virgin/Chérie FM des « meilleurs duos ».

L’histoire du cinéma offre des exemples identiques : l’industrie cinématographique

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l’association de talents relativement identiques60, voire de talents dont la réputation solidement établie pour l’un bénéficiera à la réputation en devenir de l’autre (Johnny Hallyday, Pascal Obispo, Patrick Bruel et même Phil Collins ont parrainé la Star Academy). Ce principe de valorisation tire toute son efficacité, auprès du public, de ce qu’il repose sur une sélection cooptative (si un chanteur de la notoriété de Phil Collins accepte de chanter avec les débutants de la Star Academy, c’est donc qu’ils ont de la valeur). Un artiste peut en outre avoir des effets sur d’autres artistes, qui bénéficient indirectement de l’appartenance à un même groupe, à une même école, à un même label, ce que les économistes appellent des externalités positives.

Ces analyses montrent plus généralement que l’affichage des palmarès suscite des mécanismes d’autorenforcement : « Les meilleurs sont les plus vendus et les plus vendus sont les meilleurs61 ». L’analyse du prix Goncourt indique que : « Les jurys littéraires misent généralement sur des livres qui sont déjà des succès de librairie avant même d’être couronnés d’un prix.

Dans leurs choix, l’indice de popularité prime donc sur la qualité littéraire proprement dite62. » Un phénomène similaire a pu être décrit à propos des disques d’or, un petit nombre d’artistes concentrant des résultats très supérieurs au nombre moyen de disques d’or par artistes. Selon les auteurs, on peut ainsi démontrer que la probabilité d’achat d’un disque est directement liée au nombre de consommateurs qui ont déjà acheté ce disque63. Si le niveau de notoriété ne garantit pas automatiquement le succès, on voit cependant que la critique, les classements et les prix peuvent fonctionner auprès des publics comme des indicateurs puissants qui orientent les choix de consommation culturelle.

On peut ici tenter de s’interroger sur l’impact de l’économie médiatico- publicitaire comme amplificateur de notoriété : car non seulement les médias relaient les classements et amplifient les réputations (le lauréat du Goncourt a droit à une surexposition médiatique), mais ils peuvent les produire (Prix du Livre Inter/NRJ Music Awards diffusés en prime time sur TF1, etc.).

hollywoodienne cherche très tôt à produire des films qui rassemblent plusieurs stars d’un même studio de façon à multiplier l’effet attractif. Voir KINDEM, 1982.

60. Voir le résumé des mécanismes de production de la notoriété par MENGER, 2002, p. 40-49 et en particulier la note 20, p. 44.

61. KARPIK, 1996, p. 534.

62. DUCAS, 1998.

63. CHUNG, COX, 1994.

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Légitimité par le marché et sollicitation du public

L’économie médiatico-publicitaire serait un accélérateur de notoriété64 ; mais elle agirait aussi comme un facteur de promotion et de reconnaissance instantanée par sa capacité à imposer de nouvelles personnalités. Cette thèse générale de l’impact de l’économie médiatico-publicitaire semble difficilement contestable et de nombreux travaux vont dans ce sens. La promotion médiatique contribue à déplacer la notoriété de l’œuvre vers l’auteur, en exacerbant les propriétés de la personne ; la « spectacularisation de la singularité », selon l’expression de O. Donnat65, est une ficelle dont les compagnies cinématographiques, pour prendre un exemple, ont su tirer parti assez tôt pour accroître la notoriété médiatique de leurs artistes : les studios ont ainsi créé leurs propres magazines (Photoplay, Motion Picture Stories) afin d’orchestrer la promotion des stars, en particulier en activant le registre vie privée/publique. En quelque sorte, on assiste ici aux premières stratégies d’intégration du système de production, de distribution et de diffusion qui incluent jusqu’aux instruments de promotion médiatique des artistes66. La critique idéologique ou politique de l’économie médiatico-publicitaire – nourrie d’antilibéralisme économique – a pris pour cible ces phénomènes oligopolistiques qui affectent la production culturelle : selon P. Bourdieu, la concentration des moyens de production, de diffusion et de médiatisation menace l’autonomie du champ en favorisant les produits culturels omnibus et un nombre réduit de producteurs « stars » qui accèdent à la reconnaissance67. Jean-Yves Mollier ou André Schiffrin68 ont bien souligné pour leur part l’intégration de l’édition dans la communication avec ses

64. Selon le directeur de rédaction de Musique Infos Hebdo, cité dans Libération (21-22 décembre 2002, p. 7.) à propos de Star Academy, « avant, on disait dans le métier qu’il fallait environ sept ans pour ‘installer’ un artiste. Là, on en est à quatre mois ».

65. DONNAT, 1994, p. 148.

66. Ce modèle d’oligopole sera maintenu jusqu’en 1946 pour le cinéma américain, date à laquelle le système d’intégration sera jugé illégal au regard de la loi antitrust.

67. « Ce qui est en jeu, c’est la perpétuation d’une production culturelle qui ne soit pas orientée vers des fins exclusivement commerciales et qui ne soit pas soumise aux verdicts de ceux qui dominent la production médiatique de masse, à travers notamment le pouvoir qu’ils détiennent sur les grands moyens de diffusion. » BOURDIEU, 2001, p. 79-80. De ce point de vue, la question de la publicité à la télévision pour les biens culturels constitue un nouvel enjeu de l’économie médiatico-publicitaire : en France, interdite pour le livre, elle est autorisée pour le disque ou les sites internet et en cours de discussion pour le cinéma (elle est admise sur des chaînes du câble ou du satellite émises de l’étranger telles que MCM ou RTL 9). La principale réserve suscitée par la publicité télévisée pour le film porte sur un accroissement possible des inégalités entre des productions déjà très médiatisées et les autres.

68. MOLLIER, 2000. SCHIFFRIN, 1999a et 1999b.

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dérives possibles. Janine et Greg Brémond montrent de leur côté comment le contrôle des médias devient un moyen de promotion de la littérature, en particulier en favorisant les coopérations69. Les exemples de Star Academy et de Pop Stars illustrent bien cette pratique des partenariats entre producteurs (Endemol), chaînes télévisées (TF1 et M6), maisons de disque (Universal) et journaux70 (Télé Loisirs).

Enfin, il existe une autre propriété de l’économie médiatico-publicitaire, dont O. Donnat ne rend pas compte : la sollicitation du public lui-même. Celui-ci peut être appelé à désigner la star. Mais il peut aussi s’agir d’élargir l’aire du recrutement des individus voués à la notoriété comme dans le cas de Star Academy où de parfaits inconnus sont propulsés en un temps record sur le devant de la scène par le pouvoir amplificateur de la télévision. S’il ne nous appartient pas d’entrer dans les débats autour de la valeur d’un tel programme, nous pouvons du moins réfléchir à la montée en puissance de l’économie médiatico-publicitaire : d’une part, comme forme hyperrationalisée de production de la notoriété médiatique et de la réussite économique, elle pose la question des conditions du succès et exacerbe les traits du « star system » selon le modèle précédemment décrit des « vainqueurs-accapareurs ». Si l’incertitude sur la réussite commerciale, sans doute plus forte à l’intérieur du sous-champ de la production restreinte que pour les segments moins novateurs, est une composante de toute production artistique, il semble bien que la maîtrise à peu près complète des moyens de diffusion puisse faire du succès une prophétie autocréatrice réalisée71. En d’autres termes, le succès des artistes consacrés par Star Academy serait pour l’essentiel « le résultat de la capacité d’influence de la décision sur le ‘client72’ ». Enfin, le pouvoir de consécration est confié au public (près de 3 millions d’appels pour la finale), même s’il est orienté par la manière de filmer les candidats comme dans Loft Story et sa mise en scène des candidats73, ce qui revient à conférer, pour reprendre l’expression de P. Bourdieu, « une légitimité démocratique à la logique commerciale en se contentant de poser en termes de politique, donc de

69. BREMOND, 2002.

70. Raphaël Garrigos et Isabelle Roberts, « Et que chacun se mette à chanter. Star Academy, les rouages d’un jackpot à 100 millions d’euros pour TF1 », Libération, op. cit., p. 8.

71. Ce que semble contester la PDG d’Universal : « Le matraquage télé ne pourra jamais faire vendre une mauvaise chanson. » « Nous gagnons de l’argent et une image. » Libération, idem, p. 7.

72. BRÉMOND, 2002, p. 47.

73. JOST, 2002.

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plébiscite, un problème de production et de diffusion culturelle74 ». Et si la question de la justice est au fondement de la consécration, c’est bien la justification par le mérite qui est donnée comme ressort de Star Academy75. Dans certains cas, le vote du public est moins l’expression de préférences que le produit de l’anticipation sur les résultats, comme dans l’analyse par Keynes du concours de beauté76. Emmanuel Ethis montre à propos de la Palme d’Or attribuée à Rosetta en 1999 que ce palmarès contesté est la manifestation du divorce entre deux instances de consécration77 (la critique, le jury), mais aussi que le résultat avait été pronostiqué a priori par une partie du public cinéphile : par ce verdict, ces derniers n’exprimaient pas leurs préférences ; ils anticipaient sur la logique du jury, orientée par la production de nouvelles conventions78. A l’extrême, le verdict du public peut s’exprimer sous la forme de cérémonies alternatives ou parodiques qui remettent en jeu les classements et également les rituels qui entourent la compétition et l’attribution des palmarès : c’est ce que décrit E. Ethis à propos des « bousculés de Julie Delpy », association de cinéphiles venus des quatre coins de l’Europe qui établissent, non sans humour, leur palmarès à l’unanimité plutôt qu’à la majorité79. A l’occasion d’une enquête de terrain auprès des fans de l’Eurovision, j’ai pu observer des manifestations similaires : le Vartovision, organisé chaque année, quelques jours seulement après l’Eurovision, rejoue de façon mi-sérieuse, mi-parodique et en multipliant les références à l’univers

74. BOURDIEU, 1994, p. 6.

75. « C’est que, à l’opposé de la justification par la chance, la justification de l’écart de grandeur par le mérite consiste à attacher le privilège aux qualités de la personne, ou du moins à celles qui ont à voir avec la qualité de l’œuvre : travail, compétence, talent, authenticité, inspiration, génie – pour ne prendre ici que des quantités pertinentes en matière de création » : HEINICH, 1999, p. 236. Sur cette question centrale de la justice et de la reconnaissance, voir BOLTANSKI, THEVENOT, 1991 : les auteurs distinguent le monde du renom et celui de l’inspiration, autrement dit la connaissance et la reconnaissance. Dans le monde de l’opinion, l’exposition médiatique assure l’accès à la célébrité. Le public agit sur la construction de la grandeur de célébrité en donnant son avis.

76. KEYNES, 1996, chapitre 12.

77. Voir aussi FABIANI, in ETHIS, 2001, p. 65-78. L’histoire du Festival de Cannes peut être lue comme un processus progressif d’autonomisation des jurys (composés de cinéastes, d’acteurs) et du même coup du cinéma comme art par rapport aux verdicts et aux attentes du public. En même temps, on peut se demander si la télévision, qui diffuse la cérémonie de clôture et consacre de nombreux reportages à l’événement, n’entame pas cette autonomisation.

78. ETHIS, 2001, p. 219-220.

79. ETHIS, 2001, p. 220-221.

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homosexuel, le concours. Les votes du public fonctionnent ici comme une mise à distance critique du dispositif officiel80.

Nouvelles logiques de distinction ou transferts de légitimité ?

A côté des prescripteurs traditionnels (Ecole81, institutions culturelles…), le développement des médias a incontestablement joué un rôle en proposant des nouvelles voies d’accès à la culture. Devenus accessibles au plus grand nombre, les produits promus par l’économie médiatico-publicitaire semblent en perdre toute valeur distinctive et aboutir à une « moyennisation » des goûts. Ce système de consécration contribuerait aussi à mélanger les hiérarchies, favorisant la disposition à une consommation erronée des œuvres pour toute une partie du public. Or, on peut penser que la culture de masse n’est pas nécessairement homogénéisante et qu’elle peut offrir de nouveaux profits de distinction. Si cette thèse n’est pas, comme telle, prodigieusement nouvelle – Boltanski ou Bourdieu82 par exemple ont très tôt montré comment la culture de masse pouvait offrir des profits de distinction –, il suffit de relire ces mêmes auteurs pour constater que le rapport populaire à la culture qu’ils décrivent est essentiellement orienté par la bonne volonté culturelle, mixte de mimétisme maladroit et de goût de volonté mal assuré, lui-même générateur de l’allodoxie culturelle, « c’est-à- dire de toutes les erreurs d’identification et de toutes les formes de fausse- reconnaissance où se trahit l’écart entre la connaissance et la reconnaissance83 ». Or, comme le dit par ailleurs Bourdieu84, l’inclination spontanée de certains consommateurs à l’allodoxie serait d’autant plus forte que les nouveaux intermédiaires culturels, mi-intellectuels, mi-journalistes,

« professeurs en Sorbonne des débats télévisés, Menuhins des spectacles de

80. Pour l’étude de l’Eurovision, voir mon article à paraître dans un volume collectif consacré à l’identité européenne, sous la direction de Dominique Marchetti (Presses Universitaires de Rennes, 2003).

81. BAUDELOT, CARTIER, 1998, p. 40 : « Alors que l’arrivée au lycée se marque par un recentrement sur le patrimoine littéraire lié à la contrainte scolaire s’amorce un fort attrait pour des titres très éloignés du patrimoine, qui se manifeste au grand jour une fois la contrainte suspendue. »

82. Nous faisons bien entendu référence aux travaux de Boltanski marqués par la théorie de la domination. Voir par exemple, BOLTANSKI, 1975.

83. BOURDIEU, 1979, p. 370.

84. BOURDIEU, 1979, p. 376.

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