• Aucun résultat trouvé

La visite à l'écrivain (1870-1940) : Variations autour de la figure d'auteur sous la Troisième République

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "La visite à l'écrivain (1870-1940) : Variations autour de la figure d'auteur sous la Troisième République"

Copied!
94
0
0

Texte intégral

(1)

Mémoire de Licence Septembre 2007

Section de Français

La visite à l’écrivain (1870-1940)

Variations autour de la figure d’auteur sous la Troisième République

Marielle Gubelmann Ch. de Cocagne 11 1030 Bussigny 021/702.41.17

marielle_g20@hotmail.com

Sous la direction de : Jérôme Meizoz

(2)

2 Je tiens à exprimer ma reconnaissance

Au professeur Jérôme Meizoz, pour avoir accepté de diriger ce mémoire, pour sa disponibilité et ses précieux conseils.

Au professeur Noël Cordonnier, responsable du Séminaire d’introduction et d’accompagnement au mémoire, pour son aide et ses conseils.

A mes parents, Annick et Pierre Gubelmann, pour la relecture.

A Nicolas Descombaz, pour son soutien, le traitement des images et l’impression.

(3)

3 Résumé

La notoriété acquise par l’homme de lettres pendant les Lumières a poussé un nombre important de personnalités et autres admirateurs à se rendre chez les auteurs afin de les voir en chair et en os. Ainsi est né la pratique de "la visite à l’écrivain". Ces rencontres hors du commun ont fait l’objet de multiples témoignages au fil des siècles. La présente étude analyse une quinzaine de textes datant de la Troisième République, corpus mêlant des écrits aux formes différentes d’expressions (interviews, récits élogieux ou irrévérencieux). Elle cherche en premier lieu à montrer que la visite forme un récit ritualisé, défini par un scénario-type et des éléments récurrents. Dans un deuxième temps, elle analyse la figure du grand auteur, construite à la fois par auto- et hétéroreprésentation.

Cette partie du travail souligne la manifestation de "postures d’auteur" et définit ce qui, selon nous, caractérise les récits de visites de la Troisième République.

(4)

4 Table des matières

Abréviations ... 5

1. Introduction ... 6

2. Eléments historiques ... 11

2.1 Le XVIIIe siècle : émergence sociale de l’écrivain... 11

2.2 Le XIXe siècle (jusqu’en 1870) : apogée du biographisme ... 15

2.3 La Troisième République (1870-1940) : une démocratisation culturelle 18 3. La visite comme récit ritualisé ... 22

3.1 Description du corpus ... 22

3.2 Scénario et topiques de la visite ... 28

3.3 Récits irrévérencieux... 37

3.4 Objets, manies, voix : l’écrivain en tant que personne ... 43

3.5 Stylistique et rhétorique ... 50

4. La représentation du grand écrivain... 58

4.1 La posture d’auteur par autoreprésentation... 58

4.1.1 Guy de Maupassant ... 59

4.1.2 Jules Verne ... 60

4.1.3 L.-F. Céline ... 62

4.2 Discours du visiteur ou hétéroreprésentation de l’écrivain... 67

4.3 La logique maître-disciple... 73

5. Conclusion ... 79

Bibliographie... 84

Figures : sources et légendes... 92

(5)

5 Abréviations

Buet I Charles Buet, « Paul Féval », in Médaillons et camées

Buet II Charles Buet, « M. François Coppée », in Grands hommes en robe de chambre

Cravan Arthur Cravan, André Gide Daudet Léon Daudet, Au temps de Judas

Amicis Edmondo de Amicis, Une visite à Jules Verne Descaves Max Descaves, interview de Céline en 1932 Huret Jules Huret, Enquête sur l’évolution littéraire

Lefèvre Frédéric Lefèvre, « Jean Cocteau », in Une heure avec…

Maupassant Guy de Maupassant, Maison d’artiste (chronique) Morand Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade Porquerol Elisabeth Porquerol, notes du 16 février 1933

Sachs Maurice Sachs, « Jean Cocteau », in La décade de l’illusion Tharaud Jérôme et Jean Tharaud, Mes années chez Barrès

Ces abréviations concernent les récits du corpus et servent à les citer. Dans une série de références au même texte à l’intérieur d’un paragraphe, seule la première mentionne l’abréviation, les suivantes indiquent uniquement la pagination.

Les citations tirées des ouvrages et articles critiques mentionnés dans la bibliographie apparaissent sous la forme : Auteur, année d’édition, page.

Les références complètes se trouvent dans la bibliographie.

(6)

6 1. Introduction

A l’aube du XVIIIe siècle, le Régent Philippe d’Orléans répond à Voltaire, venu se plaindre d’avoir reçu des coups de bâton d’un gentilhomme dont il avait mal parlé à Versailles : « – Monsieur Arouet, vous êtes poète, et vous avez reçu des coups de bâton… – Cela est dans l’ordre, et je n’ai rien à vous dire »1. Ces propos attestent du peu de prestige qui rayonnait autour du métier littéraire dans la première moitié du siècle des Lumières. Voltaire le dit lui-même: « Trop d’avilissement est attaché à cet état équivoque […] »2. Le statut d’écrivain reste ambigu : marginal, légalement indéterminé, condamné à l’humilité3, il n’est pas encore pleinement reconnu. Or, la célébration de la visite à l’homme de lettres ne peut exister sans la pleine assimilation de cet état à la dignité sociale et à la reconnaissance publique.

L’identification de l’écrivain à un artiste au sens moderne du terme fait l’objet d’une longue évolution. La figure de l’artiste, distincte de celle de l’artisan, commence à émerger à la Renaissance : le producteur se détache progressivement du savoir-faire artisanal et devient un créateur recherché par les mécènes, revendiquant une œuvre imaginative et un mode d’expression de plus en plus personnel. Mais Nathalie Heinich considère que l’art est encore à ce moment-là dans un « régime de communauté », jusqu’au milieu du XVIIIe siècle où il passe à un « régime de singularité » (avènement de la signature, du concept d’authenticité, de plagiat,…)4. L’évolution sémantique du substantif artiste caractérise une telle transition. La notion existe depuis le XVe siècle, mais elle est inhabituelle et sa signification reste floue, « hésitant entre le contexte "libéral" de l’université médiévale, le cas particulier du métier de chimiste, et celui de l’artisan hautement qualifié »5. Suite à cette indétermination, le mot artisan prédomine. Ce n’est

1 Souvenirs de Jean Bouhier, Paris, 1866, p. 98.

2 Lettre du 25 juillet 1752 à C.-J.-F. Hénault, in The complete works of Voltaire. Correspondence.

April 1752- May 1753, Genève : Institut et Musée Voltaire, vol. 13, 1971, p. 119.

3 Les écrivains étaient dépendants de mécènes et autres protecteurs.

4 Par l’opposition « régime de communauté » de « régime de singularité », la sociologue distingue « les normes collectives, caractéristiques du régime pré-moderne de l’art comme métier ou comme profession » de « l’invention individuelle, caractéristique du régime moderne de l’art comme vocation » (Heinich, 1997, p. 156).

5 Heinich, 1990, p. 11.

(7)

7

qu’en 1752 qu’artiste affiche le sens moderne que nous lui connaissons, en rapport avec l’esthétique et comportant une connotation laudative qu’artisan ne présentait pas: « Personne qui se voue à l’expression du beau, pratique les beaux- arts, l’art »6. Le substantif réunit l’écrivain, le poète mais également le peintre, le sculpteur, le graveur,…. La figure mythique de l’écrivain en tant qu’artiste reconnu ne se réalise donc pleinement que dans la deuxième partie du siècle des Lumières. Cette mutation culturelle apparaît aussi au niveau du lexique littéraire, puisqu’à ce moment apparaît la signification contemporaine de la littérature et de l’écrivain. Celui-ci passe de la simple « personne qui compose des ouvrages littéraires » (1275) à un « auteur qui se distingue par les qualités de son style » (1787) 7. Il acquiert alors un nouveau prestige :

Au-delà du « préposé à l’écriture », celui-ci se voit investi d’une véritable fonction sociale.

Le terme désigne moins, dès lors, une activité qu’une dignité, moins un emploi qu’une place dans la hiérarchie sociale et une mission créatrice.8

L’analyse lexicologique est ici enrichissante et permet de révéler, à travers certaines notions-clés, le changement socioculturel ayant eu cours au XVIIIe siècle – nous y reviendrons dans le chapitre suivant – et qui a permis à l’écrivain d’atteindre une certaine respectabilité.

La conception de l’art valorisant la singularité participe à la sacralisation et à la nouvelle notoriété de l’auteur. Les philosophes des Lumières comme J.-J.

Rousseau et Voltaire attirent les foules : les hommes illustres sont visités par de nombreux individus, qu’ils soient des lettrés, comme en témoigne Rousseau, ou de simples curieux :

Ceux qui m’étoient venu voir jusqu’alors étoient des gens qui ayant avec moi des rapports de talens, de gouts, de maximes les alleguoient pour cause de leurs visites et me mettoient d’abord sur des matiéres dont je pouvois m’entretenir avec eux. A Motier ce n’étoit plus cela, surtout du coté de France. C’étoient des officiers ou d’autres gens qui n’avoient aucun gout pour la litterature, qui même pour la pluspart n’avoient jamais lû mes ecrits, et qui ne laissoient pas, […] d’avoir fait trente, quarante, soixante, cent lieues pour venir voir et admirer l’homme illustre, celebre, très celebre, le grand homme etc.9

6 Deuxième définition du Nouveau Petit Robert, p. 150.

7 Jusqu’au XVIIIe siècle, "écrivain" référait plus à l’activité d’écriture qu’à la responsabilité d’une œuvre. C’est pourquoi les gens lui préféraient la notion d’"auteur".

8 Dictionnaire des littératures de langue française - Auteurs, article "Ecrivain", p. 771.

9 J.-J. Rousseau, Confessions, livre douzième, in Œuvres complètes, Paris : Gallimard, tome I, 1959, p. 611.

(8)

8

Des "pèlerins" venus de toute l’Europe se rendent chez les grands philosophes qu’il faut avoir vu pour être au goût du jour. Chaque écrivain a une manière différente de faire face à cette nouvelle célébrité. Rousseau en est vite accablé, au point de se sentir totalement persécuté. Voltaire, au contraire, s’offre volontiers aux regards : il reçoit avec hospitalité quantité d’artistes, princes, ambassadeurs, philosophes, touristes britanniques et autres anonymes dans son château à Ferney, où il vécut de 1758 à 1778. Il s’était d’ailleurs attribué le surnom d’ « aubergiste de l’Europe ». Au cours du siècle, Voltaire est donc passé du poète bâtonné au patriarche vénéré. Sa trajectoire témoigne d’une sacralisation de la figure d’auteur qui va encore s’accroître sous le romantisme.

Les visites à l’écrivain ont laissé de multiples récits figurant au sein de mémoires, souvenirs, correspondances, journaux et autres biographies. Le sujet a été relativement peu traité jusqu’à nos jours. Seul Olivier Nora a écrit une étude consacrée exclusivement à ces témoignages, article de référence survolant des textes du XVIIIe au XXe siècle intitulé « La visite au grand écrivain » (1986).

D’autres auteurs y ont consacré un ou plusieurs chapitre(s) d’un ouvrage, mais ils restent peu nombreux10. Les textes de visites, par leur nombre et leur richesse, méritent que nous en fassions un sujet d’étude approfondi. Les premiers datent de la deuxième moitié du XVIIIe siècle : les visiteurs décrivent leur rencontre avec J.- J. Rousseau, Voltaire et Buffon en particulier11, de façon moindre avec Denis Diderot qui n’a pas connu de son vivant la gloire de ces derniers12. Ces premiers récits ont la particularité de présenter des éléments rhétoriques dominant au siècle

10 Citons J.-C. Bonnet et Philippe Roussin.

J.-C. Bonnet, dans les chapitres VIII à XI de la Naissance du Panthéon (1998), parle de la visite aux écrivains sous les Lumières (Rousseau, Voltaire, Diderot, Buffon,…). Il avait déjà évoqué le sujet dans un article du même nom paru en 1978.

Philippe Roussin, dans le chapitre I de son ouvrage consacré à L.-F. Céline, Misère de la littérature, terreur de l’histoire (2005), traite du cas particulier de la visite des journalistes au dispensaire du docteur Destouches, alias Céline.

11 Voir, entre autres :

J.-J. Rousseau : récits de B. de St-Pierre, du Prince de Ligne, du comte Joseph Teleki et le récit irrévérencieux de Madame de Genlis / Voltaire : récits de Lekain, de Casanova, de Marmontel et le récit irrévérencieux de Madame de Genlis / Buffon : récit irrévérencieux d’H. de Séchelles. (Les références complètes se trouvent dans la bibliographie).

12 J.-C. Bonnet explique, au sujet de Diderot : « […] il était le plus souvent représenté au milieu d’un groupe, comme responsable de l’Encyclopédie. Son image d’écrivain était encore bien peu nette, parce qu’il était impossible à ce moment-là de se faire une idée précise de son œuvre » (Bonnet, 1998, p. 157). Ses écrits majeurs comme Jacques le Fataliste et Le neveu de Rameau n’ont effectivement été publiés qu’après sa mort.

(9)

9

des Lumières, comme l’hagiographie et l’éloge académique. Par la suite, l’effervescence romantique de la première partie du XIXe siècle oriente l’évocation de la rencontre : les narrateurs s’épanchent largement sur leur état d’âme, leurs émotions, et l’interprétation des sentiments de l’écrivain à leur égard13. Dans cette étude, nous chercherons à savoir ce qui caractérise les récits de la Troisième République (1870-1940), période d’entre-deux-siècles qui, avant le développement des techniques audiovisuelles, est encore riche en récits de visites.

Hormis le sens commun du terme, la visite comporte des significations spécialisées qui permettent d’éclairer la nature des textes étudiés. Sur le plan religieux, elle « s’est dit de l’acte de dévotion accompli dans une église » (1690)14. Cette signification aujourd’hui vétuste souligne la vénération sacrée portée à la rencontre avec l’auteur. Les récits de visites célèbrent les hommes illustres et appartiennent par conséquent au genre de l’éloge. La manifestation parfois excessive de cette révérence fait émerger en retour des récits persifleurs.

Dans ce cas, la visite se transforme en une véritable inspection, dont le but est de surprendre l’écrivain « dans un cadre où [le visiteur] quête les signes d’une infirmation du mythe »15, où il cherche des éléments pouvant jouer en sa défaveur.

Suivant cet ordre d’idée, la visite prend le sens de « recherche, perquisition dans un lieu »16, employé lorsque une personne se rend dans un endroit pour procéder à un examen (visite domiciliaire, visite des lieux).

Le mémoire est articulé en trois parties. La première (chapitre 2) présente la genèse historique de la visite à l’écrivain sous la Troisième République. La seconde (chapitre 3) porte sur la description du corpus, où nous tâcherons de démontrer que tous les textes présentent les éléments d’un rituel codé. Il s’agira alors de relever leurs étapes communes et les différents motifs discursifs utilisés afin de sacraliser voire démythifier l’écrivain. Nous analyserons finalement (chapitre 4) la construction de la figure du grand auteur, et émettrons l’hypothèse

13 Voir, entre autres, les récits de Madame Roger des Genettes et de Gustave Rivet, qui sont allés voir Victor Hugo, ainsi que la visite de Goethe par J. P. Eckermann. (Les références de ces textes figurent dans la bibliographie).

14 Dictionnaire historique de la langue française, article "Visite", tome II, p. 2267.

15 Nora, 1986, p. 572.

16 Le Nouveau Littré, article "Visite", p. 1844.

(10)

10

qu’elle se fonde, en dépit de variations manifestes, sur une logique représentative de type maître-disciple.

Les outils auxquels nous recourrons seront ceux de l’analyse littéraire, et, d’autre part, du « discours littéraire » - selon la conception qu’en donne Dominique Maingueneau dans son ouvrage Le discours littéraire. L’interprétation serait limitée si nous nous focalisions uniquement sur le texte en le coupant de son contexte. La littérature se doit d’être étudiée comme un discours, dont l’analyse

« met en premier plan l’enveloppement réciproque d’une énonciation et d’un lieu dans des institutions de parole »17. Les notions primordiales de l’étude du discours littéraire, lesquelles doivent être envisagées en interaction, sont la

« scénographie » (mise en scène énonciative), le « code langagier », l’« ethos » (image donnée par le locuteur) et le « positionnement ». Cette approche appelle une prise en compte de la situation de communication. De plus, le discours littéraire n’est pas perçu comme un élément isolé : il est en constante interaction avec d’autres discours. Il participe d’une « aire déterminée de la production verbale, celle des discours constituants »18, soit la philosophie, la religion, les sciences,… Il est à situer dans la sphère du « discours social » (Marc Angenot), qui englobe « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de société »19. La littérature réinvestit en quelque sorte les strates discursives et les modèles imposés par la société. La méthode du discours littéraire analyse les liens entre la littérature et la société à travers les formes du langage : elle a alors l’avantage d’articuler la singularité et le collectif, le texte et son contexte, interaction que l’analyse de texte traditionnelle tend à masquer.

17 Maingueneau, 2004, p. 40.

18 Ibid., p. 47.

19 Angenot, 1989, p. 13.

(11)

11 2. Eléments historiques

Avant d’aborder les textes du corpus, il est important de comprendre dans quel contexte socio-historique et littéraire "la visite à l’écrivain" a pu se développer et se perpétuer jusqu’à la Troisième République. Dans ce but, nous allons tracer un bref historique depuis le mouvement des Lumières, période d’émergence des récits de rencontres avec l’homme de lettres. Notons bien que présenter plus de deux cent ans en quelques pages ne saurait être exhaustif. C’est pourquoi, en appuyant notre propos sur quelques grands travaux, nous soulignerons uniquement les tendances de chaque siècle. Au risque d’être légèrement caricatural, ce type d’historique permettra de relever certains traits pertinents qui orienteront la lecture du corpus.

2.1 Le XVIIIe siècle : émergence sociale de l’écrivain

Le XVIIIe siècle est une période de grands bouleversements, notamment sur les plans littéraire et culturel. Les écrivains deviennent des "philosophes"20 qui essaient, par leurs textes, de propager des idées. Une partie d’entre eux souhaitent instruire la société afin qu’elle soit capable de développer son libre-arbitre : ils se proposent d’"éclairer" les individus grâce à la culture. Les valeurs que ces philosophes préconisent sont en premier lieu la liberté et le bonheur. Adoptant une attitude sceptique et rationaliste, ils tendent à critiquer l’organisation de la société, qui nuit à ces principes. Ils se proclament contre la monarchie absolue, qui assujettit les hommes à l’autorité du roi, et contre l’Eglise, qui soumet la raison aux dogmes et traditions21. Ces textes philosophiques accompagnent un bouleversement culturel de la nation allant de pair avec l’augmentation de la

20 Avant le XVIIIe siècle, le mot philosophe désignait, selon sa racine étymologique, la personne qui "aime la sagesse" et la cultive. Au siècle des Lumières, l’appellation change sémantiquement : « Le philosophe incarne le nouvel idéal humain, l’homme éclairé qui se sert de sa propre raison et sait agir en conséquence » (Dictionnaire européen des Lumières, article

"Philosophe", p. 851).

21 S’ils rejettent les dogmes chrétiens, la plupart des philosophes ne sont pas athées. Ils admettent généralement la présence d’une divinité, comme étant la cause du monde, et valorisent une religion naturelle. Ils appartiennent alors au déisme ou au théisme (qui admet la révélation surnaturelle, contrairement à la doctrine déiste).

(12)

12

production littéraire. En effet, le XVIIIe siècle connaît « la victoire éclatante de l’imprimé »22. Les entreprises d’éditions s’accroissent et mettent à disposition un nombre de livres plus élevé qu’auparavant. Par conséquent, ceux-ci touchent une plus grande partie de la population et rendent possible l’émergence d’un lectorat féminin. Tout comme le public, l’imprimé lui-même se diversifie : éditions au format de poche, dictionnaires portatifs, images,… Les premières traductions apparaissent, en majorité celles d’ouvrages de libres-penseurs anglais. Grâce à cette diffusion grandissante de l’imprimé, la culture devient plus accessible.

L’intérêt nouveau de la société pour des sujets comme la morale, la politique ou la religion entraîne la naissance de l’opinion publique. Les lieux où celle-ci s’exprime, comme la presse et les gazettes, deviennent de plus en plus représentés sur la scène publique. De nouveaux réseaux de sociabilités littéraires apparaissent, tels les cafés, les cabinets de lecture et les sociétés. Les salons, institutions datant du XVIIe siècle, deviennent spécifiquement féminins23. Derrière ces différents lieux se lit le besoin d’échange entre les membres d’une société développant des préoccupations intellectuelles communes.

En tant que générateurs de l’opinion, les philosophes des Lumières tiennent un rôle fondamental dans la société et acquièrent le statut du "grand homme". La reconnaissance publique de l’écrivain illustre une nouvelle conception de la gloire, propre au siècle. Incarnée auparavant par la figure du héros guerrier, dont la valeur dominante était l’honneur, ou par le roi, majesté de naissance, la grandeur se base, au temps des philosophes, sur la vertu et le mérite personnel24. L’admiration de ces qualités est rendue officielle en 1758, lorsque les sujets traditionnels du concours d’éloquence de l’Académie, qui consistaient généralement à faire le panégyrique du roi, sont remplacés par l’éloge des grands hommes de la nation. Ce genre laïc, visant à l’édification morale, se différencie du panégyrique qui repose sur la tradition chrétienne. En imposant ces nouvelles valeurs au sein de l’institut académique, les hommes de lettres se libèrent

22 Goulemot et Oster, 1992, p. 50.

23 Au XVIIIe siècle, les salons les plus célèbres sont, entre autres, ceux de Madame de Lambert, Madame de Tencin, Madame de Staël et Madame d’Epinay.

24 J.-J. Rousseau expose ces principes dans son roman de La Nouvelle Héloïse lors du duel évité entre Milord Edouard et Saint-Preux (lettre LX). Il parle, à ce propos, d’ « héroïsme de la valeur » (inscription de la deuxième estampe).

(13)

13

progressivement de la tutelle monarchique25 et traditionnelle. Tel que l’expose Jean-Claude Bonnet dans son fameux ouvrage sur le culte des grands hommes:

Elle [l’Académie] se transforme en conservatoire de la gloire, et les hommes de lettres, se désignant eux-mêmes comme les seuls guides capables de former l’esprit de la nation, viendront occuper cette nouvelle chaire laïque parfaitement appropriée au messianisme des Lumières.26

Les écrivains ont désormais un lieu où exercer leur ministère. Les éloges académiques leur permettent d’exposer et de légitimer les principes des Lumières.

Arbitres de l’opinion publique, ils sont « [les] porte-parole d’une classe dirigeante non encore advenue »27, soit celle de la bourgeoisie émergente28. A la fin du siècle, les philosophes seront d’ailleurs l’instrument des auteurs de la Révolution, qui se serviront d’eux pour justifier leur entreprise.

La conquête du pouvoir idéologique par les écrivains au milieu du XVIIIe siècle vise ainsi à discréditer les pouvoirs traditionnels. Nous venons de voir ce phénomène avec la perte progressive du contrôle régalien sur l’Académie. Sur le plan religieux, les croyances sont mises en doute, ce qui entraîne un déclin de la foi au sein de la société. L’avènement de l’homme de lettres au statut du "grand homme" entraîne une foi nouvelle, laïque et philosophique. Paul Bénichou exprime bien cette idée lorsqu’il affirme :

Le philosophe a surgi d’abord […] comme concurrent direct et successeur avoué du théologien : aux vieux dogmes il opposait les articles d’une foi nouvelle, et aux livres saints les siens propres.29

Nous pouvons à juste titre parler d’un « transfert de sacralité »30. Les philosophes deviennent les nouveaux prêtres d’une société pour qui la raison commence à surpasser la tradition. La communauté déplace les objets de sa croyance sur la littérature et l’écrivain, à qui elle voue un véritable culte. En effet, le champ littéraire s’étant agrandi, les auteurs atteignent une grande renommée par le biais des concours académiques, de la presse ou des lieux de sociabilité littéraire

25 Depuis sa création en 1635 par Richelieu, l’Académie française était rattachée au pouvoir royal.

26 Bonnet, 1998, p. 66.

27 Bonnet, 1986, p. 221.

28 Les grands philosophes du XVIIIe siècle sont des bourgeois (Voltaire, Diderot, Rousseau,...).

29 Bénichou, 1973, p. 17.

30 Terme emprunté à Mona Ozouf dans La fête révolutionnaire, 1789-1799, Paris : Gallimard, p.

317.

(14)

14

(salons, théâtres, expositions,…). La société se focalise de plus en plus sur ces hommes qui soulèvent l’opinion. Un véritable fétichisme biographique s’instaure : les gens veulent tout savoir de leur personne, leur vie, leurs faits et gestes. C’est la première fois que les écrivains connaissent une telle profusion de discours à leur sujet (témoignages, éloges, biographies, textes journalistiques, rumeurs publiques) et de reproductions de leur image (bustes, peintures). Ils deviennent de véritables célébrités. Dès lors, il ne suffit plus aux individus d’en entendre parler, il faut également aller les voir, les entendre, les toucher. C’est ainsi que se développe le rituel de la visite au grand écrivain, pratiqué par différentes classes sociales, du simple curieux à la personne mondaine.

Cependant, la dignité et la reconnaissance publique que l’écrivain acquiert dans la moitié du XVIIIe siècle est en contradiction avec sa condition économique. En effet, peu d’auteurs vivent de leur plume. Cela ne pose pas trop de difficultés pour ceux qui descendent de bonnes familles ; elles leur assurent l’indépendance économique31. Par contre, les autres ont généralement recours aux mécènes, qui les soutiennent financièrement. Mais ces écrivains restent en situation de dépendance matérielle, à l’instar d’auteurs sans pension qui s’en remettent aux libraires-éditeurs : au stade de l’imprimerie, ceux-ci se heurtent à la censure royale et ne sont que très faiblement rémunérés (voire pas du tout). Les libraires sont en effet devenus très puissants depuis que le pouvoir monarchique leur a attribué le droit des privilèges. Il manque aux écrivains des Lumières, pour assurer leur indépendance, l’existence de la propriété littéraire, soit des droits d’auteur. Cette question est à l’origine de nombreux conflits entre les auteurs et libraires depuis des décennies, mais ce n’est qu’à la Révolution que les privilèges seront abolis et le droit d’auteur reconnu juridiquement. Si l’écrivain des Lumières s’est démarqué socialement en tant que "grand homme" de la nation et a ainsi acquis une véritable dignité, il est donc encore prisonnier d’ « une société qu’il ne peut contester qu’en la servant »32, ce qui l’empêche d’acquérir un statut professionnel.

31 C’est le cas de Voltaire, dont le père était notaire, ou de Buffon et Montesquieu, qui descendent de riches familles de la noblesse de robe.

32 Dictionnaire des littératures de langue française - Auteurs, article "Ecrivain", p. 771.

(15)

15

2.2 Le XIXe siècle (jusqu’en 1870) : apogée du biographisme

La condition de l’écrivain du XIXe est bien différente de celle qui prévalait sous les Lumières. L’application juridique du droit d’auteur entre 1791 et 179333 lui permet désormais de conserver les privilèges sur son œuvre, même vendue. Grâce à cette nouvelle législation, l’écrivain peut théoriquement vivre de sa plume et obtient un statut professionnel digne de ce nom. En 1830, suite à l’abolition de la censure et à la domination économique de la société par la bourgeoisie, il accède au marché moderne de la littérature, libre et capitaliste. L’auteur est ainsi débarrassé de toute emprise mais, confronté au commerce de manière directe, il doit dorénavant se vendre et recourt aux médias, plus spécifiquement à la presse.

J. M. Goulemot et Daniel Oster écrivent, au sujet de cette dernière:

La presse n’est pas seulement la source quasi unique des subsides, elle est le lieu obligé de la communication, et ce qui s’y médiatise c’est d’abord, ou exclusivement, l’homme de lettres lui-même. A partir de 1830, il faut se faire une tête pour avoir accès aux médias (…), mais il faut aussi se médiatiser pour avoir accès au public.34

La médiatisation apparaît comme la condition nouvelle de la légitimation par l’opinion. Le XIXe siècle marque l’émergence du journalisme de masse. La création en 1836 de La Presse d’Emile Girardin, premier quotidien bon marché, marque le début de la grande presse et de la publicité dans les journaux. Il sera suivi de près par Le Siècle d’Armand Dutacq, fondé la même année. Ces journaux font apparaître les premiers romans-feuilletons, récits populaires publiés en plusieurs épisodes afin de fidéliser le lecteur. Ces quotidiens peu coûteux touchent une audience large et engendrent de gros tirages, marquant par conséquent le début de la culture industrielle35. La bourgeoisie tend à délaisser le livre pour le journal et ses romans-feuilletons. Désormais, la culture passe essentiellement par

33 Dates des décrets de la Révolution fixant le droit d’auteur. En 1791, la loi Le Chapelier stipule : «La plus sacrée, la plus personnelle de toutes les propriétés, est l’ouvrage, fruit de la pensée d’un écrivain […] il faut que pendant toute une vie et quelques années après leur mort personne ne puisse disposer sans leur consentement du produit de leur génie » (Compagnon, cours de 2002). La durée de la propriété littéraire fut portée à cinq ans après la mort de l’auteur.

En 1793, la loi Lakanal la prolongea à dix ans.

34 Goulemot et Oster, 1992, p. 168.

35 Plusieurs querelles dénonceront cette « littérature industrielle » (Sainte-Beuve, 1839), étroitement liée à l’utilitarisme bourgeois. L’autonomie de la littérature, s’appuyant sur les mouvements comme "l’art pour l’art" ou la bohème, apparaîtra au milieu du siècle en réaction à cette logique productive.

(16)

16

les médias et les écrivains utilisent ce moyen pour se faire connaître. En effet, un article ou un roman-feuilleton dans la grande presse peut avoir beaucoup d’influence pour le lancement de leur carrière.

Or, pour accéder à la médiatisation, l’écrivain du XIXe siècle doit se montrer, se

« faire une tête », tel que l’attestent les propos de J. M. Goulemot et Daniel Oster.

Il fréquente ainsi les différents lieux culturels (cafés, théâtres, sociétés, expositions), à la recherche de toute reconnaissance ou relation d’influence.

Comme l’expliquent les deux auteurs cités ci-dessus :

Dans la mesure où il se met sous le signe de la confraternité, où il attend tout de son semblable : protection, contrats, réconfort ou articles, l’homme de lettres n’existe que sous le regard de l’autre, dans une double et instable relation de client et d’employeur.36

L’auteur doit veiller à faire publier ses écrits pour accéder à la notoriété. En affrontant le marché, il participe lui-même à sa consécration car il n’y a plus de système de mécénat se chargeant de diffuser ses oeuvres.

Dans ses textes, l’homme de lettres parle beaucoup de lui-même, de sa condition et du champ littéraire37. Le XIXe siècle marque alors l’apogée du culte de la personnalité de l’auteur. Cette focalisation de l’écrivain sur son individualité est propre au romantisme :

[…] l’histoire littéraire du XIXe siècle est la première à s’écrire tout entière au présent, dans une sorte de gigantesque précipitation du biographisme. […] le romantisme dans son ensemble et ses avatars sont fondés sur l’exhibition du moi-auteur.38

Mais cette personnalisation de l’auteur vient également des tiers. Le siècle marque l’âge d’or des biographies, des portraits littéraires, des témoignages ou souvenirs, des photographies, soit tout genre visant à faire connaître l’écrivain en tant qu’homme. L’auteur lui-même répond généralement à cette « curiosité biographique »39 en écrivant son autobiographie ou en acceptant le contact avec les médiateurs40, ce qui consiste à recevoir les visites, assurer des entretiens, ou

36 Goulemot et Oster, 1992, pp. 167-168.

37 Une illustration parfaite apparaît avec le Journal des frères Goncourt.

38 Goulemot et Oster, 1992, p. 167.

39 Notion empruntée à Philippe Lejeune, 1980, p. 105.

40 Nous entendons par "médiateur" tout biographe, journaliste ou témoin qui, par son écrit, joue le rôle de messager entre l’écrivain et le public. La notion sera utilisée avec cette signification le long du travail.

(17)

17

encore poser pour les photographes. Il participe ainsi à la diffusion de son image tant convoitée. Le biographisme dominant la création littéraire duXIXe siècle est lié, d’une part, au mouvement romantique valorisant toute individualisation et, d’autre part, à l’entrée de la littérature dans le marché libre.

Dès 1829, l’intérêt porté à la personnalité de l’auteur est appliqué en critique littéraire avec la méthode biographique de C.-A. Sainte-Beuve. Pour ce dernier, une œuvre ne se comprend qu’en ayant recours à l’écrivain et à son histoire :

La littérature, la production littéraire n’est point pour moi distincte ou du moins séparable du reste de l’homme et de l’organisation ; je puis goûter une œuvre, mais il m’est difficile de la juger indépendamment de la connaissance de l’homme même ; et je dirais volontiers : tel arbre tel fruit. L’étude littéraire me mène ainsi tout naturellement à l’étude morale.41

Comme l’illustre le proverbe utilisé dans cette citation, Sainte-Beuve instaure le binôme inséparable de l’homme et de l’œuvre. L’écrivain devient le moyen d’expliquer ses œuvres. Sainte-Beuve est à l’origine de nombreux portraits littéraires, genre qu’il a codifié. Ceux-ci sont basés sur sa méthode biographique, qui tient compte du pays natal de l’écrivain, de sa famille, de son groupe littéraire, de ses premiers essais, etc. De son point de vue, la critique littéraire permet ainsi de connaître l’homme et relève des sciences humaines. Sa théorie sera critiquée en 1908 par Marcel Proust (Contre Sainte-Beuve, posth. 1954)

La célébration romantique de la personnalité entraîne une inexorable sacralisation de la figure d’auteur et de ses objets. Cette sanctification apparaît déjà à la fin du XVIIIe siècle lorsque la dépouille des auteurs comme Rousseau et Voltaire est conduite au Panthéon, sanctuaire des grands hommes de la nation. Ce transfert occasionne de grands cortèges commémoratifs, considérant le corps de l’auteur et autres objets symboliques comme des reliques. Le XIXe siècle perpétue cette sacralisation. Depuis la juridiction sur le droit d’auteur, l’œuvre se personnalise : elle apparaît désormais comme une émanation de l’auteur. Les manuscrits deviennent l’objet d’un respect religieux. D’autre part, les pèlerinages littéraires se multiplient, « pratique qui consiste à aller à la rencontre des écrivains dans les lieux qu’ils ont eux-mêmes fréquentés ou qu’ils ont évoqués dans leurs

41 C.-A. Sainte-Beuve, Chateaubriand jugé par un ami intime en 1803, in Pour la critique, Paris : Gallimard, 1992, pp. 146-147.

(18)

18

œuvres »42. Ces attitudes engendrées face à l’œuvre et au cadre de vie entraîne un certain fétichisme : le public vénère tout ce qui concerne l’auteur et sa personne.

2.3 La Troisième République (1870-1940) : une démocratisation culturelle

La Troisième République, régime politique succédant au Second Empire de Napoléon III, marque l’adhésion décisive de la France au régime démocratique. Il n’y aura désormais plus de roi ou d’empereur mais un chef d’Etat, le président, entouré de ministres et élu pour sept ans par l’Assemblée nationale, responsable du pouvoir législatif. Cette période est marquée de grandes réformes, notamment sur le plan éducatif. Jules Ferry, nommé ministre de l’instruction publique de 1879 à 1883, est à l’origine de la nouvelle législation scolaire, postulant la gratuité, l’obligation et la laïcité de l’enseignement primaire. L’Eglise catholique exerçait auparavant un pouvoir important sur l’école, particulièrement depuis la loi Falloux de 1850 qui favorisa cette influence. En imposant une école laïque43, Ferry veut écarter les religieux de l’enseignement afin d’inculquer des valeurs républicaines et patriotes aux futurs citoyens :

L’école laïque, obligatoire et gratuite incarne à elle seule la république. Elle mène à une vision unitaire de la nation donnant la prééminence à l’instituteur sur le curé, rejetant l’enseignement religieux hors des locaux scolaires où se diffuse au contraire une morale civique favorable au positivisme.44

La nouvelle scolarisation vise une éducation nationale, accessible et égale pour tous. Cherchant à éradiquer les différences, elle délaisse l’instruction religieuse au profit de la morale. Ferry veillera également à ce que les jeunes filles puissent accéder à l’enseignement secondaire. Cette législation, dont le but est de réduire au minimum la part de la population échappant à l’école, fera ses preuves. En effet, les statistiques de l’époque sur l’alphabétisation des Français montrent un progrès significatif. La création de l’école publique marque ainsi l’émergence d’une démocratisation culturelle. J.-Y. Mollier parle d’une véritable « culture de

42 Nivet, 2000, p. 69.

43 Le processus de laïcisation instauré par Ferry est une première étape vers la Séparation de l’Eglise et de l’Etat proclamée en 1905, autre réforme importante de la Troisième République.

44 Birnbaum, 1994, p. 19.

(19)

19

masse »45 à la Belle Epoque (1890-1914), occasionnée par la scolarisation, le développement des événements culturels, la multiplication du tirage des quotidiens et la création d’une presse spécialisée46.

L’enseignement au niveau supérieur se transforme également sous la Troisième République. En 1870, il n’y avait qu’un faible nombre d’Universités en France.

Les professeurs et les étudiants étaient peu nombreux. Les premiers se contentaient de faire passer des examens et de donner des cours publics, suivis par une audience plutôt bourgeoise qu’estudiantine. Dans ces conditions, l’instruction supérieure était pour ainsi dire inexistante, mais, dès 1877, l’Etat réagit. La création de bourses et de cours d’agrégation permet d’attirer les étudiants et les professeurs, de créer des chaires et de nouvelles Universités, qui deviennent de véritables lieux d’enseignement (cours fermés) et de recherche.

Le fondement de la nouvelle instruction supérieure revient majoritairement aux historiens, dont la discipline valorise la méthodologie et l’érudition, et prend de plus en plus de pouvoir à l’Université. La Troisième République marque effectivement le triomphe du positivisme. Les littéraires perdent alors leur influence : la rhétorique et la critique ne sont plus d’actualité. Les réformes se font en faveur de l’histoire et de la science. Vers 1880, l’école secondaire remplace l’exercice du discours rhétorique par la dissertation et l’explication de texte, fondées sur la méthode historique et expérimentale. Les historiens deviennent dès lors plus aptes à enseigner la littérature que les rhéteurs. A ce moment-là, les Lettres sont en mauvaise posture. Cependant, dès 1894, Gustave Lanson leur redonne un nouveau prestige. Il fonde la discipline de l’histoire littéraire, basée sur une méthode scientifique : la philologie. Or, pour lui, il ne s’agit pas de se perdre dans la seule érudition. Lanson veut marier l’histoire avec la sociologie et l’impressionnisme. Antoine Compagnon explique :

Sacrifiant à l’histoire et se délivrant de la critique, du coup de la littérature, les études littéraires n’entendent se couper ni de la sociologie ni de l’esthétique. La sensibilité ou le plaisir du texte, elles le cultivent en leur donnant un rôle au départ, au dénouement de la démarche historique. Et la synthèse de la littérature et de la vie sociale, elles la proposent pour seconde étape de leur développement.47

45 Mollier, 1994, p. 325.

46 Cette période marque aussi le triomphe des revues, destinées à l’élite intellectuelle.

47 Compagnon, 1983, p. 54.

(20)

20

Lanson situe donc son approche entre les deux grandes disciplines du siècle, l’histoire et la sociologie, non sans engendrer quelques paradoxes, mais permettant de cette manière de la différencier. L’histoire littéraire devient une matière autonome, possédant une méthode adaptée aux nouvelles valeurs prônées par l’Université : toutes les conditions sont réunies pour redonner une distinction à la faculté des Lettres.

L’histoire littéraire de Lanson suit également une ligne républicaine et patriote, liée au contexte historique. Elle propose en effet une littérature nationale : Jean Racine, Voltaire, J.-J. Rousseau, Victor Hugo deviennent les "Grands écrivains français"48 et figurent au programme de tout cours de littérature. Dans le secondaire, elle est la méthode utilisée pour l’explication de texte49. Selon Lanson, cet exercice a pour but ultime d’apporter aux élèves une instruction civique. La formation dans le supérieur d’enseignants coupés de toute rhétorique permet par conséquent l’initiation à la pédagogie. En adoptant les idéaux de la Troisième République, Lanson légitime donc sa discipline. Il sera professeur à la Sorbonne dès 1904 et écrira de grandes études, notamment sur Voltaire et Lamartine, en les situant dans leur contexte historique et biographique. La méthode de l’histoire littéraire, qui étudie les relations causales entre la vie d’un auteur et son œuvre, se rapproche de près du procédé personnaliste de C.-A. Sainte-Beuve. Il existe ainsi une certaine continuité entre l’analyse littéraire du XIXe siècle et celle de la Troisième République, bien que la figure du critique soit divergente. Celle-ci passe du modèle de l’homme de lettres, partisan du goût, à l’érudit universitaire, plongé dans la recherche des sources.

La genèse de la visite à l’écrivain sous la Troisième République a permis de mettre en évidence l’évolution sur plus de deux siècles du statut de l’écrivain, de sa représentation et des tendances littéraires. Le milieu du XVIIIe siècle marque l’essor de la dignité de l’homme de lettres, qui incarne la figure nouvelle du philosophe, représentant de l’idéologie des Lumières et de l’opinion publique.

Mais, malgré la renommée qu’il acquiert, l’écrivain reste encore dépendant de la

48 Nom d’une collection émise par Hachette en 1887. Lanson y a fait paraître plusieurs de ses monographies.

49 Cet exercice est devenu la base de toute instruction littéraire depuis la réforme de 1902, qui a définitivement fait disparaître la rhétorique du secondaire.

(21)

21

société et ne gagnera son autonomie professionnelle qu’au XIXe siècle, après l’apparition du droit d’auteur et du marché libre de la littérature. Sur le plan social et littéraire, la reconnaissance publique de l’homme de lettres a développé un intérêt tout particulier pour sa vie et sa personne. Cette « curiosité biographique » a permis l’émergence de la visite à l’écrivain et des textes en témoignant. La personnalisation de l’auteur tend à s’accroître sous le romantisme, alimentée par la critique littéraire de Sainte-Beuve, et persiste sous la Troisième République avec l’histoire littéraire de Lanson. La pérennité de cette tradition biographique contribue à éclairer celle des récits de visites à l’écrivain.

(22)

22 3. La visite comme récit ritualisé

Depuis le milieu du XVIIIe siècle, la visite à l’écrivain apparaît comme une pratique nouvelle visant à célébrer le grand homme. Elle représente une expérience unique et de nombreux individus en laissent un témoignage écrit. Ils cherchent de cette manière à immortaliser leur rencontre avec l’auteur et à dévoiler son intimité dont le public est friand. Le nombre de ces récits montre à quel point la visite est une pratique désormais ancrée dans les mœurs de la société.

Les textes adoptent une forme précise, dictée par son déroulement et les comportements qu’elle occasionne. Dans cette partie, l’analyse des textes du corpus permettra de décrire le scénario-type de la visite, ses topiques, ses images, sa rhétorique, soit tout élément contribuant à faire de cette dernière un récit codifié.

3.1 Description du corpus

Le corpus sur lequel repose l’élaboration de cette étude a la particularité d’amalgamer des récits de visites très variés. Il faut rappeler que la Troisième République connaît une grande évolution sur le plan médiatique : la presse se spécialise, entraînant l’émergence du journalisme littéraire, et les revues triomphent. Une partie des textes de visites apparaissent dans ces médias et il est nécessaire d’en tenir compte car ceux-ci présentent des formes distinctes des récits traditionnels, comme celle de l’interview. Dans le but d’élaborer un corpus représentatif de la Troisième République, nous avons donc rassemblé des textes de tout type, médiatique ou pas, et de tout style : récits (élogieux et irrévérencieux), chroniques littéraires, interviews (sous forme d’enquête et d’entretien),… Un point particulier de notre corpus réside dans le fait que les auteurs des récits sont tous connus du monde littéraire de l’époque en tant qu’écrivains (Charles Buet, Arthur Cravan, Guy de Maupassant, Paul Morand,

(23)

23

Maurice Sachs, Jérôme Tharaud, Edmondo de Amicis50) ou que journalistes (Jules Huret, Frédéric Lefèvre, Max Descaves51), à savoir même les deux (Léon Daudet52, Elisabeth Porquerol53). Il est en effet étonnant de n’avoir pas trouvé de texte d’anonyme, profil s’adonnant fréquemment au genre du témoignage. Nous allons répartir ces récits en deux catégories, définies d’après leur support matériel : les textes de type médiatique et les textes de type littéraire. Puisque le sens du discours littéraire varie selon le moyen de transmission utilisé, cette classification permettra notamment de distinguer les différents buts que peuvent avoir les récits de visites choisis.

Par textes de type médiatique, nous entendons tout texte ayant paru pour la première fois dans un imprimé quotidien ou périodique (journal, hebdomadaire, revue). La majorité des récits du corpus entrant dans cette catégorie ont été publiés dans la presse quotidienne : le récit de Guy de Maupassant a paru dans Le Gaulois en 1881, les textes de Jules Huret dans L’Echo de Paris en 1891 (avant d’être réunis en volume la même année), le texte de Max Descaves dans Paris- Midi en 1932 et celui d’Elisabeth Porquerol dans Allô Paris en 193454. Quant à celui de Frédéric Lefèvre, il a été publié dans l’hebdomadaire Les Nouvelles littéraires en 1923, dans une chronique célèbre que l’auteur a inaugurée en 1922, intitulée « Une heure avec… ». Les nombreux entretiens que Lefèvre y a fait paraître ont ensuite été rassemblés en plusieurs ouvrages dès 1924. Finalement, le récit d’Arthur Cravan est apparu en 1913 dans un des cinq numéros de Maintenant, une petite revue qu’il a lui-même créée. L’ensemble de ces textes médiatiques présente des formes différentes : certains adoptent le style de la narration (récits de visites de Maupassant, Cravan et Porquerol), les autres celui du dialogue (récits d’Huret, de Descaves et Lefèvre). Ils présentent une forme

50 L’Italien Edmondo de Amicis est le seul auteur du corpus de langue maternelle non française.

Mais il fut, selon Olivier Favier (traducteur d’Una visita a Jules Verne), « un fin connaisseur de la France » (Amicis, commentaires p. 7).

51 Max Descaves était le fils de Lucien Descaves, écrivain et membre de l’Académie Goncourt de 1900 à 1949.

52 Fils d’Alphonse Daudet, Léon était un écrivain et journaliste engagé dans la politique réactionnaire. Il siégea à l’extrême droite en tant que député de Paris de 1919 à 1924.

53 Elisabeth Porquerol était connue en tant que journaliste, mais également en tant que romancière (Nephtali sera canonisé, A toi pour la vie, Solitudes viriles,…) et critique littéraire.

54 A cette date, la journaliste a fait paraître son récit sous forme abrégée. Notre étude se réfère à la version complète publiée ultérieurement dans La Nouvelle Revue Française, en 1961.

(24)

24

dominante, mais non exclusive : la narration n’exclut pas la présence de dialogues, tout comme le discours ne proscrit pas certains passages narrativisés.

Dans les récits de type dialogique, les journalistes ont retranscrit leur conversation avec l’écrivain de la manière la plus authentique possible, en usant du discours direct. Ils sont allés visiter le grand homme dans le but de le questionner et de publier ses paroles, ce qui fait de ces récits des interviews55. Ce procédé journalistique venu d’Amérique est à ce moment tout nouveau : il a été introduit en France dans les années 1880. Le premier reporter à s’en servir pour parler de l’actualité littéraire est le journaliste Jules Huret. En 1891, il entreprend une Enquête sur l’évolution littéraire de grande ampleur, au cours de laquelle il interroge soixante-quatre écrivains. Nous avons retenu deux de ses interviews pour notre étude : celle de Paul Verlaine et de celle de Guy de Maupassant, laquelle donne une bonne illustration de ce que l’on nomme une "posture d’auteur". Huret questionne les auteurs sur les perspectives de la littérature suite au déclin du naturalisme56. Il cherche à éclaircir de cette manière le débat qui se joue entre les différents acteurs du champ littéraire (les Psychologues, les Naturalistes, les Symbolistes-Décadents, les Parnassiens, les Indépendants,…57).

Pour le journaliste, le genre de l’enquête consiste à préparer des questions à l’avance, identiques pour toutes les personnes interrogées. Celles qu’Huret posait aux différents groupes littéraires sont d’ailleurs présentées dans l’avant-propos de son ouvrage58. Muni de ces questions, il se rendait chez les écrivains et prenait note de leurs paroles grâce à la sténographie.

Les autres interviews du corpus – celles de Lefèvre et Descaves – sont plus tardives (1924 et 1932). Elles sont plus libres que l’enquête et peuvent être assimilées à l’entretien. Dans ce type de rencontre, le journaliste ne pose pas uniquement des questions toutes faites mais improvise suivant la tournure que

55 En effet, La Grande Encyclopédie décrit l’interview comme « une entrevue ou une conversation d’un reporter de journal avec un homme politique ou une notoriété quelconque, dans le but d’en tirer une information ou un sujet d’article » (tome vingtième, p. 911, je souligne).

56 La fin du naturalisme a été annoncé par l’œuvre A Rebours de J.-K. Huysmans (1884), qui rompt avec cette esthétique, par la préface de Guy de Maupassant à Pierre et Jean (1887) et le Manifeste des Cinq, paru dans Le Figaro en réaction au roman La Terre d’Emile Zola (1887).

57 Huret, 1999, p. 13. Sur ce point, Huret a été influencé par la théorie de l’évolution de Darwin.

Dans son étude, il conçoit effectivement le champ littéraire comme un espace de lutte entre différents groupes esthétiques.

58 Ibid., pp. 43-45.

(25)

25

prend la conversation. La discussion est donc plus naturelle que celle engendrée par l’enquête. Le genre de l’entretien a été inauguré par James Boswell et J.-P.

Eckermann, confidents de Samuel Johnson et Goethe, qui ont rapporté leurs conversations avec le grand écrivain dans des ouvrages biographiques intitulés La vie de Samuel Johnson (1791) et Conversations avec Goethe (1836)59. Mais, comme le fait remarquer Lejeune, ces oeuvres se rapprochent plus du témoignage que de l’interview, née avec les médias et qui sous-entend « une publication quasi immédiate » et une « intention de parler pour un public donné représenté par le questionneur »60, critères non applicables à ces premiers entretiens de la fin du XVIIIe et début du XIXe siècle.

Les récits de type médiatique, qu’ils soient narrativisés ou dialogiques, ont été rédigés et publiés assez rapidement après la rencontre avec l’écrivain. La brièveté de cette divulgation atteste de la visée immédiate du discours. En effet, tous les textes de cette catégorie ont des intentions en rapport direct avec l’actualité littéraire : le récit de Guy de Maupassant apparaît sous forme d’une chronique littéraire visant à promouvoir l’œuvre d’Edmond de Goncourt intitulée Maison d’un Artiste au dix-neuvième siècle, les interviews de Jules Huret et de Frédéric Lefèvre sont des chroniques qui dressent des « portraits d’actualité »61, le récit ironique d’Arthur Cravan est une réponse à l’affront qu’André Gide a porté à Oscar Wilde (nous y reviendrons), finalement les textes d’Elisabeth Porquerol et Max Descaves cherchent à donner une première image de L.-F. Céline au public suite à la publication de Voyage au bout de la nuit (1932). Les récits de visites de type médiatique ont donc un but direct, lié à un contexte précis et consistant à faire connaître au grand public la personnalité d’un écrivain et/ou ses positions littéraires.

La deuxième catégorie des récits de visites du corpus regroupe les textes de type littéraire. Cette classe désigne les récits qui ont été publiés sous forme d’ouvrages littéraires. Ils peuvent être inclus dans une œuvre, ou bien en constituer une à part entière. Ce dernier cas se présente plus rarement car les textes de visites sont

59 James Boswell et J.-P. Eckermann ont rempli la fonction, sur le long terme, de complice et secrétaire auprès du grand écrivain. Choisir un témoin privilégié permet à l’auteur de contrôler les écrits qui circuleront sur sa personne.

60 Lejeune, 1980, p. 105.

61 Terme emprunté à Lejeune, ibid., p. 109.

(26)

26

généralement assez courts. Parmi les récits de cette catégorie, un seul constitue un ouvrage complet, à savoir Mes années chez Barrès de Jérôme Tharaud62. Mais, il s’agit ici d’une visite particulière puisqu’elle se prolonge sur des années. Les autres récits apparaissent dans des mémoires (Mémoires d’Edmondo de Amicis), un journal (Journal d’un attaché d’ambassade de Paul Morand), des souvenirs (Au temps de Judas de Léon Daudet, La décade de l’illusion de Maurice Sachs) ou des ouvrages taxinomiques (Médaillons et camées et Hommes en robe de chambre de Charles Buet)63. Ces textes de visites se trouvent dans des œuvres de genre biographique, propre au témoignage, et le discours qui prévaut est la narration. Quant à leur finalité, elle diffère de celle des textes médiatiques. En effet, les écrits biographiques comme les mémoires, les souvenirs ou les journaux visent généralement à laisser une trace de leur contenu sur le long terme. A ce titre, le péritexte des ouvrages peut être révélateur, puisqu’il permet d’informer le lecteur des intentions de l’auteur. La dédicace de Médaillons et camées (« A mon ami Albert Savine ») confirme cette recherche d’une transmission durable par le livre :

[…] sous une même couverture, j’ai réuni quelques études jusqu’ici éparses çà et là […]. Il y a, je le crois, un intérêt réel à rassembler ainsi des jugements inspirés par le caprice, l’actualité, la passion, par des colères ou des enthousiasmes dont il ne reste pas trace.64

En réunissant plusieurs de ses écrits dans un volume, Charles Buet cherche à immortaliser les impressions que les écrivains lui ont laissées. Les auteurs désirent laisser une trace de leurs souvenirs qui survive à leur personne. Le récit de visite placé au sein d’un ouvrage est un témoignage sur la personnalité de l’écrivain non seulement pour le public de l’époque, mais également pour les générations à venir. Son enjeu reste moins directement lié à l’actualité littéraire que celui

62 Cet écrivain a toujours co-écrit ses livres avec son frère cadet Jean Tharaud. Leurs ouvrages sont signés de leurs deux prénoms. Jean était responsable du premier jet, Jérôme de la finition.

Nous ne mentionnons que Jérôme quand nous nous référons à ce récit, puisque c’est lui qui est allé rendre visite à Maurice Barrès.

63 Ce dernier type d’ouvrage présente plusieurs portraits de grands hommes et, par conséquent, illustre une tendance littéraire propre à la deuxième moitié du XIXe siècle consistant à lister et énumérer les personnalités de la République des lettres (Goulemot et Oster, 1992, p. 170). Les récits de Buet datent justement de 1885 et 1897. En considérant les interviews d’Huret et de Lefèvre réunies après leur publication en volumes littéraires, nous pourrions inclure ces ouvrages à ce type. L’Enquête sur l’évolution littéraire d’Huret est effectivement décrite par J.

M. Goulemot et Daniel Oster comme « une sorte de taxinomie des opinions littéraires» (p. 171).

64 Buet I, p. I.

(27)

27

imprimé dans les médias. L’intention des textes de type littéraire est donc moins immédiate, mais aussi moins éphémère que celle des textes médiatiques. Le temps de rédaction est également plus souple : certains témoins ont rédigé leurs textes directement après leur rencontre avec l’écrivain, comme l’a fait Paul Morand dans son journal, d’autres comme Maurice Sachs ont attendu quelques décennies.

La distinction des récits selon le type de support, médiatique ou littéraire, nous a permis de présenter leurs différentes formes (narration, interview sous forme d’enquête ou d’entretien) ainsi que la nature plus ou moins immédiate de leur message. Mais les récits possèdent également une visée de nature argumentative.

Suivant ce point de vue, le corpus présente deux genres de récits : les textes élogieux et les textes irrévérencieux. Trois récits du corpus démythifient l’écrivain, à savoir ceux de Léon Daudet, Arthur Cravan et Elisabeth Porquerol.

Ce genre de texte peut alors apparaître dans un ouvrage littéraire comme dans les médias. Le récit de Porquerol est singulier, car il ne s’agit pas d’une visite à l’écrivain, mais de l’écrivain : c’est L.-F. Céline qui vient voir la journaliste et cette mise en scène fait partie intégrante de la déconstruction de la figure du grand homme. Les autres récits présentent un ton admiratif, bien que celui des interviews soit moins apparent. Nous aurons par la suite l’occasion d’approfondir ces deux styles d’écrits.

Les typologies basées sur des critères comme le support matériel ou la visée argumentative des récits tendent naturellement à être simplificatrices et il ne faudrait pas négliger le fait que chaque texte, bien qu’il appartienne à une certaine classe, possède une logique singulière, définie notamment par le profil de l’auteur.

Cet aspect sera abordé plus spécifiquement dans la dernière partie de cette étude, consacrée aux représentations. Dans la présente section, portant sur la description des récits de visites, les spécificités ne sont pas oubliées mais restent au second plan car il s’agit de repérer au préalable les invariants.

(28)

28 3.2 Scénario et topiques de la visite

Confronter plusieurs récits de visites, quelles que soient leur visée générique, leur forme et leur époque, permet de déceler certaines routines, passant par un scénario analogue et l’existence de lieux communs. La rencontre avec le grand homme fait l’objet d’un rituel précis et impose une manière traditionnelle de la retranscrire. Dans ce chapitre, nous allons exposer le scénario et les topiques de la visite en procédant à l’analyse des textes du corpus. Nous examinerons les points communs, d’une part au niveau de la structure, d’autre part sur le plan thématique et rhétorique.

Selon le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, la visite est « l’action d’aller voir quelqu’un chez lui ; elle se dit surtout d’un déplacement fait de ce genre, par civilité ou par devoir »65. Cette définition met bien en évidence l’idée du « déplacement » qu’implique la pratique sociale. La première étape significative des récits précède la rencontre proprement dite. Elle est marquée par le cheminement du visiteur jusqu’à l’écrivain, comprenant l’arrivée sur les lieux et l’entrée dans la maison. Elle laisse notamment place à la description du décor et aux émotions du sujet.

Dès leur arrivée, plusieurs visiteurs sont frappés par l’isolement de l’habitation.

Edmondo de Amicis décrit le domicile de Jules Verne comme « une bâtisse de taille modeste, à l’entrée d’une rue solitaire, dans un quartier résidentiel qui semblait déserté »66 (Amicis, p. 2). De même, la résidence de Maurice Barrès est

« une maison en retrait », « une demeure égarée », « isolée dans son jardin » (Tharaud, p. 57). Le fait d’habiter dans un endroit reculé caractérise le style de vie de l’auteur, qui a généralement besoin de calme et de solitude pour travailler. La marginalisation du lieu vise également à éloigner l’écrivain du monde commun des hommes et rend cet être à la fois décalé et exceptionnel. Lorsqu’il parle du domicile de Paul Féval, Charles Buet mêle cette idée du retrait à la sacralisation de l’écrivain :

65 Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle, vol. 15, deuxième partie, p. 1117.

66 Je souligne dans cette citation et les suivantes.

Références

Documents relatifs

de jeunesse Secrétaire général Pierre MONTAUDON Adjte : Naouel AMAR. organigramme djepva -

Portrait de Marcel Proust par Jacques-Emile Blanche – 1892...

Son Excellence Oscar Bardi

Professeur d’Histoire et de Géographie, doctorante en Histoire contemporaine (Université de Bordeaux 3), présidente des Amis du Vieux Nérac/Éditions d’Albret. -

Pour redonner à la France une grande influence et effacer la guerre de 1870, la République reprend les conquêtes coloniales. Les conquêtes se font le plus souvent par

Venir découvrir les projets sur lesquels les chercheurs sont actuellement engagés, que ce soit en sciences du climat, économie, écritures alternatives en sciences sociales,

En juin 1991, le ministère de la Recherche fêtait son dixième anniversaire et ouvrait ses jardins du site Descartes pour y organiser des rencontres ludiques entre

puisque, chaque fois que j’avais fini de lire et que je voulais me lever, je m’apercevais que j’y étais resté accroché ; cette cloche de verre, sous laquelle, isolée des