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Objets, manies, voix : l’écrivain en tant que personne

2. Eléments historiques

3.4 Objets, manies, voix : l’écrivain en tant que personne

Comme nous avons pu le remarquer dans les chapitres précédents, le narrateur porte un grand intérêt à l’homme de lettres, que ce soit pour en faire l’éloge ou la critique. Tout élément touchant à la personnalité de l’écrivain intrigue : son physique, ses goûts, son caractère, sa manière d’être et de vivre,… Dans la partie historique de ce travail, nous avions souligné la passion que le public a développée depuis les Lumières pour toute information concernant la vie de l’auteur et son individualité. Le sujet se focalise pendant la visite sur chaque donnée permettant d’appréhender l’écrivain en tant que personne, particulièrement ses objets, ses manies et sa voix.

Lorsqu’il parcourt les pièces de la maison, le visiteur est totalement absorbé par le décor. Il le dépeint minutieusement, comme si chaque objet permettait de dévoiler partie de l’écrivain. Olivier Nora explique :

Certaines descriptions des lieux tiennent de l’incantation. Les scrupules de fidélité du peintre ne suffisent plus à motiver de telles évocations. Chaque objet est dépeint comme s’il était doté du pouvoir de révéler l’Illustre. L’espace est comme magnétisé, hanté par l’écrivain.96

96 Nora, 1986, p. 572.

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La propension des visiteurs à admirer chaque objet illustre un certain fétichisme, où tout élément matériel appartenant à l’écrivain ou ayant été en contact avec lui, le plus insignifiant soit-il, est vénéré. Un détail de cette nature apparaît précisément dans le texte de Maurice Sachs, lorsqu’il évoque la présence d’admirateurs venant s’asseoir sur les poufs mêmes où Marcel Proust était venu se reposer (Sachs, pp. 168-169).

Le décor de la maison d’un individu apparaît généralement comme le reflet de sa personne et les objets qui la composent dévoilent ses intérêts et sa personnalité.

En arrivant dans le cabinet de travail de Paul Féval, Charles Buet remarque :

« Cette pièce révèle aussitôt les goûts et le caractère de celui qui l’habite » (Buet I, p. 98). De même, Jérôme Tharaud écrit, à propos des objets présents dans le cabinet de Maurice Barrès :

Il y en avait pourtant quelques-unes, de ces curiosités, dans son cabinet de travail. Mais elles se trouvaient tellement bien à leur place qu’elles cessaient d’être des bibelots et apparaissaient plutôt comme des prolongements de lui-même, des aspects de son esprit.97

Les objets de l’écrivain apparaissent comme une extension métonymique de son individualité (révélation de son « caractère », « prolongements de lui-même »,

« aspects de son esprit »). Pour le visiteur, ils perdent ainsi leur statut de

« bibelots », pour devenir les symboles de la personnalité de l’auteur. Ils deviennent, en empruntant l’expression de Nathalie Heinich, des « objets-personnes ». Elle rassemble sous cette bannière le fétiche, qui « agit comme une personne », la relique, qui « a appartenu à une personne » et l’œuvre d’art, qui est

« traité[e] comme une personne »98. Nous ajouterions encore l’ "objet-miroir", qui reflète la nature d’une personne. La minutie avec laquelle les visiteurs décrivent les objets dans leurs récits est une manière de cerner le caractère de l’écrivain.

Dans certains textes, ce phénomène est explicite. Buet dresse un tableau précis du cabinet de travail de Féval en associant chaque élément dominant du décor à un trait de personnalité qu’il symbolise. Les nombreux écussons de familles bretonnes lui font déduire : « C’est donc un patriote qui habite là » (Buet I, p. 98).

La table de travail et les livres indiquent que « Le patriote est un travailleur »

97 Tharaud, p. 87.

98 Heinich, 1993, p. 27.

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(idem), les objets d’art, que « le travailleur est un artiste » (p. 99), et enfin les objets religieux, que « l’artiste est un catholique » (idem). La progression linéaire de ces déductions et la conclusion à laquelle elles aboutissent (« Ce patriote, ce travailleur, cet artiste, ce catholique, c’est Paul Féval », idem) font de la description du décor une démonstration syllogistique des intérêts et croyances de l’écrivain. Auparavant, nous avions vu que l’iconographie de l’écrivain permettait au visiteur de se représenter le grand homme physiquement. Dès lors, la description de Buet montre que les éléments du décor permettent également une préfiguration de ses valeurs morales (patriotisme, catholicisme,…). Même les portraits de célébrités que l’écrivain affiche chez lui apparaissent comme le miroir de son individualité. Ainsi, en parlant d’une gravure du « grand Condé », Tharaud explique :

[…] la ressemblance avec lui [Maurice Barrès] était tout à fait saisissante. […] Mais il ne venait guère à l’esprit qu’il y eût entre eux un fond d’idées communes, tandis qu’on distinguait aisément, pour peu que l’on connût Barrès, une ressemblance intellectuelle entre lui et le portrait qui surmontait la cheminée.99

Les portraits dont Barrès s’entoure apparaissent comme les doubles de lui-même, tant d’un point de vue physique que moral. L’écrivain admire ainsi des personnes avec lesquelles il a des aspects et points communs. Rien n’est laissé au hasard : tout objet matériel permet de révéler une part du grand homme (œuvres d’art, bibelots, mobilier). Les descriptions de Buet et Tharaud exposent clairement la façon dont le visiteur interprète cet espace, alors que celles des autres textes restent plus implicites : elles n’excluent pas l’idée d’une relation métonymique entre le décor et l’écrivain, mais laissent au lecteur le soin de l’interprétation.

Dans la majorité des textes, les objets et leur environnement immédiat sont l’apanage d’un mode de vie luxueux, dans lequel vit la classe bourgeoise100 et dont font partie les écrivains. Le salon de Féval est « de style Louis XIV, orné de deux beaux portraits », les sièges du cabinet de travail sont en « velours rouge qu’encadre richement le vieux chêne sculpté » (Buet I, p. 98, je souligne). Les œuvres d’art, le style et les matières sont des éléments récurrents et indiquent la

99 Tharaud, pp. 89-90.

100 Réservé auparavant à la noblesse, le luxe s’est étendu à la nouvelle classe bourgeoise dès le XVIIIe siècle, sous le règne de Louis XIV, lequel a favorisé le développement de l’économie marchande.

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richesse des objets et du mobilier. Sous la Troisième République, la plupart des hommes de lettres occupent des demeures luxueuses, dans lesquelles ils peuvent consacrer leur temps à l’écriture sans se soucier de devoir subvenir à leurs besoins en exerçant un autre métier.

Quelques visiteurs tendent cependant à démentir ce goût du faste chez les auteurs qu’ils rencontrent : « La recherche du luxe extérieur lui [Maurice Barrès]

semblait le signe d’un petit goût » (Tharaud, p. 83) ; « Il règne partout une élégance sévère et simple, mais en aucun endroit le luxe que pourrait étaler l’écrivain [Jules Verne] » (Amicis, p. 4) ; « il [François Coppée] sut vivre en philosophe de goûts modestes, ennemi du faste » (Buet II, p. 214). Ces visiteurs mettent en évidence l’aversion de ces écrivains pour le luxe et lui opposent le thème de la modestie (« simple », « philosophe », « goûts modestes », « ennemi du faste »). Ils les décrivent comme une personne humble et vertueuse, dont les valeurs morales outrepassent la matérialité de ce monde. Cette figure de saint homme n’est pas sans rappeler l’image avancée par Buet, celle du « philosophe », qui consacre sa vie à la sagesse et considère la pauvreté comme un signe de dignité. En réalité, ces auteurs sont loin de mener une telle vie : ils habitent tous dans une belle maison, décorée d’œuvres d’art ou autres objets de valeur101. Les commentaires des narrateurs apparaissent donc comme des constructions rhétoriques de type hagiographique, cherchant à sublimer la figure de l’écrivain102.

Une fois qu’il se trouve en compagnie de l’homme de lettres, le visiteur examine scrupuleusement chacune de ses manies, autre indice de sa personnalité.

Le sujet se focalise souvent sur les mains de l’écrivain : « j’ai trouvé un jeune homme [Jean Cocteau] simple, direct, dont les mains dévouées et prodigieuses, toujours en action, ont tracé autour de moi des arabesques magiques… » (Lefèvre, p. 103) ; « les longues mains de Cocteau, ces mains qui émerveillent lorsqu’il les meut et qu’elles accompagnent sa voix, […] nobles et pures » (Sachs, p. 169) ;

101 Voir la description du cabinet de travail de Barrès (Tharaud, pp. 87-93), la bibliothèque de Verne (Amicis, p. 5) et l’iconographie de Coppée (Buet II, p. 219). Ces intérieurs reflètent un mode de vie bourgeois. Ce n’est pas comme Rousseau qui, à la fin de sa vie, vivait dans un modeste logis rue Plâtrière, à Paris. Les récits de visites témoignant de cette modestie faisaient du philosophe une figure christique (voir notamment le texte de B. de Saint-Pierre).

102 Ce type de rhétorique sera explicité plus en détails au chapitre 3.5.

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« ses mains pâles, longues, très longues » (p. 172) ; « Il [L.-F. Céline] est debout au milieu de la pièce, agitant ses longues mains nerveuses (fines) » (Porquerol, p.

552). Les mains de l’écrivain attirent l’attention car elles accompagnent les paroles. Elles reflètent la passion avec laquelle l’artiste s’exprime. Le visiteur est généralement envoûté par les gestes de l’auteur (mains « prodigieuses », qui tracent des « arabesques magiques », « qui émerveillent lorsqu’il les meut »). Les mains créent donc, à l’instar des paroles, un univers magique et captivant. Elles exercent une fascination puisqu’elles constituent l’organe de l’écriture grâce auquel l’œuvre se matérialise. Les visiteurs soulignent souvent leur longueur (« longues mains », « longues, très longues », « longues mains nerveuses (fines) »), qui reflète alors la sensibilité de l’artiste. La grandeur des mains de Cocteau a d’ailleurs captivé plusieurs artistes de son époque, comme la photographe américaine Berenice Abott ou le sculpteur allemand Arno Breker (figures 4 et 5). Elles indiquent également le statut social : celles de Cocteau sont

« pâles », « nobles et pures », apanage du monde bourgeois, alors que les mains bronzées s’identifient à la classe ouvrière. Cravan dévalorise ce motif dans son récit : « […] ses mains [à André Gide] sont celles d’un fainéant, très blanches, ma foi ! » (Cravan, p. 6). L’auteur se moque avec ironie de leur couleur virginale en en faisant un signe d’oisiveté plutôt que de noblesse.

L’écrivain tient parfois à la main une cigarette. C’est le cas de François Coppée, qui était un gros fumeur. Charles Buet se rappelle parfaitement du rituel de l’auteur:

Je revois encore […] le maître, en veston rouge, puisant des pincées de tabac dans une jarre du Japon ou une sébille de laque russe, roulant une cigarette, en tirant trois bouffées et recommençant l’exercice, à perpétuité, avec un geste fébrile.103

Pour Coppée, la cigarette agit comme un stimulant physique. En effet, le « geste fébrile » avec lequel il recommence l’opération de la confection et consommation du produit est significatif. Il traduit la dépendance au tabac et l’état d’excitation impatiente que cette substance lui procure. La cigarette a la réputation d’agir comme un psychotonique : elle permet une stimulation intellectuelle, favorisant

103 Buet II, p. 216.

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les processus de l’inspiration et de la création104. Le fumeur prend souvent une posture désinvolte, fréquente chez l’intellectuel. Au cours du XXe siècle, la cigarette deviendra un "marqueur" littéraire : de nombreux écrivains posent sur les photos avec une cigarette à la main ou à la bouche.

Les manies dont usent les écrivains pour stimuler leur créativité intriguent les visiteurs. Si Coppée cherche à activer son imagination par la fumée, d’autres ont recours à des leviers différents. Buet écrit :

[…] les êtres intelligents n’écrivent pas sottement à l’instar du vulgum pecus. Ils ont leurs manies. A tout cerveau qui produit et crée, il faut un excitant. Paul Féval, dit la légende, se déguisait en paysan breton, perruque sur le chef, sabots aux pieds, quand il écrivait ses jolis récits de la Bretagne bretonnante.105

Avant d’écrire, Paul Féval se met en condition : il se déguise en Breton afin de s’imprégner de l’atmosphère régnant dans ses récits. Il s’agit d’une manie moins toxique que celle de Coppée, mais qui garde la même vertu, en agissant comme un

« excitant » intellectuel. Edmond de Goncourt possède dans sa maison un

« cabinet d’excitation cérébrale » (Maupassant), rempli de couleurs. Le stimulateur est ici d’ordre perceptif. Les hommes de lettres présentent ainsi diverses habitudes avant de se mettre au travail, qui consistent à stimuler leur imagination de manière à trouver plus facilement l’inspiration. Elles intéressent vivement les visiteurs puisqu’elles dévoilent, de manière analogue au cabinet de travail, une partie minime du mystère de la création.

La présentation de la voix de l’écrivain est un dernier élément qui touche à la personnalité de l’auteur et qui revient comme un leitmotiv dans les récits de visites. Lors de la rencontre, la perception du grand homme est double : elle est visuelle et sonore. Pour le visiteur, entendre la voix de l’écrivain dont il a lu les œuvres est incroyable. Ce phénomène est presque plus impressionnant que l’apparition physique. En effet, avant de rencontrer l’auteur, le sujet a pu s’en faire une représentation visuelle grâce à l’iconographie, ce qui n’est pas le cas

104 Dans son Traité des excitants modernes (1839), Balzac explique que l’homme du XIXe siècle recourt à différents stimulants nerveux, à savoir le tabac, l’alcool, le café, le thé et le sucre.

Lui-même fut un grand consommateur de café, qu’il buvait pour dormir le moins possible et qui fut en quelque sorte le carburant de ses réalisations littéraires.

105 Buet I, pp. 106-107.

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pour la voix106. Tout comme le portrait physique, la description de la voix est précise. Lorsque Jérôme Tharaud voit pour la première fois Maurice Barrès, ce dernier a « une voix rauque, avec ce fort accent lorrain qui traîne sur certaines syllabes » (Tharaud, p. 12), et quand il va lui rendre visite, il a la même « voix traînante » (p. 61). Quant à la voix de Jean Cocteau, elle « sonn[e] dure, haute et précise » (Sachs, p. 172), il a « le rire aigu, la phrase bondissante » (p. 169). Dans ces citations, les différents qualificatifs transcrivent la tonalité de la voix (« haute », « aigu[ë] » ou « rauque »), son débit (« bondissante » ou « traînante ») et même son accent (« lorrain »). Le narrateur cherche de cette manière à fixer textuellement la sonorité propre à l’auteur pour que le lecteur puisse l’"entendre".

Il essaie de transmettre la voix du grand écrivain qui, à cette époque, n’est pas encore connue publiquement (cf. note précédente). Dans le récit de Cravan, aucun motif de la visite n’échappe à la satire, puisque même la voix d’Emile Zola est disqualifiée : « J’entends encore les zézaiements acerbes de l’auteur de la Débâcle […] : "La trahison n’exifte pas, mon bon. C’est une invention des vésuites, un mot insane. Il n’y a plus de fecret militaire […]" » (Cravan, p. 56). Cravan se moque donc de la prononciation de Zola en affichant typographiquement son zézaiement.

Tous les moyens sont bons pour s’enquérir de la personnalité de l’auteur et la transmette aux lecteurs : observer les objets de l’écrivain pour deviner ses goûts, apercevoir ou chercher à connaître ses manies, décrire le timbre de sa voix,... Tout ce qui contribue à faire la particularité de l’écrivain est noté dans les détails. Les récits de visites à l’écrivain sous la Troisième République illustrent parfaitement le phénomène de la personnalisation de l’auteur instauré depuis les Lumières.

Dans le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, l’article "Interview" décrit l’attitude du reporter, que nous pouvons aussi considérer comme celle d’un visiteur quelconque :

106 En effet, le premier entretien radiophonique avec l’écrivain date de 1944 (entretien de Paul Claudel par Pierre Schaeffer et Jacques Madaule). Les premiers enregistrements ont été effectués au début du XXe siècle, mais ils n’étaient pas diffusés : ils constituaient seulement des archives sonores. Cf. Lejeune, 1980, pp. 110 et suivantes.

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Il [le reporter] dressera l’inventaire de votre mobilier, s’informera de votre femme et de vos enfants, voudra savoir si vous fumez le cigare, la cigarette ou la pipe, et notera soigneusement si vous portez toute votre barbe ou seulement la moustache.107

Le visiteur ne se contente pas d’arriver chez l’écrivain et de lui poser des questions sur son statut d’auteur. Il va plus loin, veut tout savoir, et développe de cette manière une véritable curiosité biographique. Le visiteur admiratif ne serait-il pas finalement un peu trop curieux ? Traquer la personnalité de l’écrivain jusque dans les moindres recoins de la maison et vouloir connaître ses petites manies se rapproche effectivement d’une attitude voyeuriste. Le titre de l’ouvrage dans lequel se trouve la visite de Charles Buet à François Coppée - Grands Hommes en robe de chambre - est évocateur : il mêle la grandeur à l’intimité domestique. Le pas entre le fétichisme et le voyeurisme semble donc vite franchi. Cependant, dans la mesure où elle ne tend pas à déshonorer l’écrivain, l’attitude du visiteur admiratif peut être rapprochée d’un voyeurisme qu’Olivier Nora qualifie de

« positif »108. Le voyeurisme des récits irrévérencieux va en revanche trop loin et devient négatif. Il vise à se moquer de l’écrivain, mais pourrait également être une façon de parodier la curiosité des visiteurs admiratifs, en la poussant à l’extrême. Dans ce cas, la satire est double, puisqu’elle réagit à la fois au culte du grand homme et aux attitudes traditionnelles engendrées par la visite.

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