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2. Eléments historiques

3.3 Récits irrévérencieux

Dès la fin du XVIIIe siècle sont apparus, en réaction au genre élogieux de la visite, des récits irrévérencieux cherchant à disqualifier le culte rendu au grand écrivain. Selon J.-C. Bonnet, le renversement du sérieux par la dérision est un phénomène caractéristique des Lumières : « La force créative des Lumières est faite assurément de cette indécision, ou de cette pirouette, entre la malice et le sérieux par quoi une perpétuelle distance critique vient creuser les formations

86 Roussin, 2005, p. 32.

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positives »87. Depuis cette période, la parodie est restée dans la tradition, puisqu’elle subsiste sous la Troisième République avec des textes comme ceux de Léon Daudet, Arthur Cravan et Elisabeth Porquerol. Afin de démythifier la figure du grand écrivain, ces auteurs usent de motifs-types qu’il nous faut ici présenter.

Le scénario des récits irrévérencieux est semblable à celui que nous avons exposé précédemment, mais l’éloge de l’écrivain laisse place aux propos dégradants. Ainsi, les récits d’Arthur Cravan et de Léon Daudet sont provocateurs et le discours débouche sur un humour noir. L’accueil de Cravan par la domestique est suivi d’une allusion ironique, touchant au penchant homosexuel de l’écrivain : « Une bonne vint m’ouvrir (M. Gide n’a pas de laquais) » (Cravan, p.

3). Le visiteur cherche d’entrée à tirer des informations sur la vie privée de l’écrivain. Le cheminement est l’occasion de regards indiscrets, presque voyeurs :

« En passant, je jetais un œil curieux dans différentes pièces, cherchant à prendre par avance quelques renseignements sur les chambres d’amis » (idem). Le visiteur cherche à savoir avec qui André Gide entretient une relation. Les chambres sont des pièces intimes, et le fait qu’elles attirent le regard davantage qu’une autre pièce symbolique comme le bureau suggère une certaine perversité. L’admiration des textes élogieux laisse donc place à une curiosité indiscrète voire malsaine, touchant de trop près à la sphère personnelle pour pouvoir entretenir le mythe du grand auteur. Le narrateur cherche à cerner l’homme dans son intimité et non plus l’écrivain en tant que tel. Par conséquent, la description du décor est accompagnée d’une évaluation subjective, bien éloignée de l’émerveillement habituel : « Des vitraux, que je trouvais toc, laissaient tomber le jour sur un écritoire […] » (Cravan, p. 3, je souligne). En décriant l’aspect artificiel des vitraux, Cravan critique les goûts personnels de l’auteur. Néanmoins, ces vitrages colorés font partie intégrante des édifices religieux, et, du fait qu’ils éclairent le matériel d’écriture, leur présence laisse tout de même insinuer l’idée d’une source d’inspiration divine. Daudet critique également le décor de la maison d’Emile Zola :

87 Bonnet, 1978, p. 60.

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[…] l’auteur de la Débâcle se laissait refiler, par les antiquaires, tous les rossignols de leurs magasins, toutes les tiares de Saïtapharnès, tous les urinaux de Néron, tous les lacrymatoires de Cléopâtre, que vous pouvez imaginer. […] Que c’était laid, bon Dieu, que c’était laid! 88

Dans cet extrait, l’auteur use de l’hyperbole afin de souligner le bric-à-brac et parodier les goûts de Zola (« urinaux », « lacrymatoires »), qu’il rapproche visiblement de son esthétique naturaliste. Cette énumération dénonce la nature archaïque du décor, qui apparaît comme un paradoxe pour un auteur naturaliste.

L’attitude fétichiste du visiteur dans les récits traditionnels a donc bel et bien disparu : les descriptions reflètent une perception importune et dégradante du décor.

Cravan pervertit l’étape de la description physique : « […] l’artiste montre un visage maladif, d’où se détachent, vers les tempes, de petites feuilles de peau plus grandes que des pellicules […] » (Cravan, p. 6). Ce portrait est loin d’être flatteur.

Mais il n’exclut pas totalement la notion de génie, car la description de cette physionomie rappelle la topique romantique de l’écrivain laid et malade, payant de sa chair le prix de son inspiration. Daniel Fabre attribue aux grands auteurs un

« corps pathétique », qui « donne à voir tous les effets internes de l’œuvre se faisant »89. Finalement, le visiteur provoque l’écrivain de manière directe, lors des discussions : « Monsieur Gide, […] je crois devoir vous déclarer tout de go que je préfère de beaucoup, par exemple, la boxe à la littérature » (Cravan, p. 4). En exposant d’emblée des intérêts opposés à ceux de l’écrivain, Cravan paralyse toute discussion. Il apparaît comme un imposteur, qui visite l’écrivain uniquement pour s’en moquer. Tous les passages obligés du rituel sont ainsi l’occasion de démythifier l’écrivain.

La désacralisation du grand homme passe aussi par la dénonciation de ses défauts moraux. Dès l’apparition de Gide, Cravan mentionne l’impolitesse de son hôte : « (Ce qui me frappa le plus depuis cette minute, c’est qu’il ne m’offrit absolument rien, si ce n’est une chaise, alors que sur les quatre heures de l’après-midi une tasse de thé […] ou mieux encore quelques liqueurs et le tabac d’Orient passent avec raison […]) » (Cravan, p. 4). De même, L.-F. Céline est un invité encombrant, voire irrespectueux : « Je n’ai pas tiré de cette rencontre tout le

88 Daudet, p. 60, je souligne.

89 Fabre, 1999, pp. 2-3.

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plaisir que je m’en promettais à cause de cette fatigue, très vite, de sa présence et de cette crainte de le voir s’incruster » (Porquerol, p. 552). Les écrivains transgressent ainsi les règles du savoir-vivre : Gide ne sait pas recevoir quelqu’un dans les convenances et Céline tend à abuser de l’hospitalité d’un hôte. Les deux narrateurs sont étonnés d’un tel comportement, qui ne coïncide pas avec la renommée de l’écrivain. Chaque petit travers de conduite est noté, afin de dévaloriser son exceptionnalité. Dans son récit de visite, Daudet s’attaque au caractère de Zola : « Le fond du caractère de ce malheureux mégalomane […]

c’était l’envie : une envie tenace, bestiale, mesquine, toujours en éveil, et qui lui faisait détester cordialement l’ami, le confrère, le concurrent, le voisin beau, riche ou bien portant […] » (Daudet, p. 57). En attribuant à Zola des vices comme la jalousie et l’orgueil, le narrateur dessine un portrait moral de nature provocatrice et diffamatoire. Les redites de l’énumération accentuent d’autant plus sa frénésie.

Bien que son contenu soit totalement gratuit, ce passage relève comme les autres les défauts de l’homme de lettres dans le but d’infirmer le mythe de l’écrivain génial, parfait et surhumain. Comme l’exprime parfaitement l’expression d’Olivier Nora, la satire de la visite cherche à « dégonfler les baudruches »90.

La hiérarchie des rôles entre le visiteur et l’écrivain tend même à s’inverser : le visiteur prend plus d’importance que l’homme de lettres, qui tombe ainsi de son piédestal. Un tel renversement a le don de rendre la situation comique. Le début du récit de Cravan en donne un bon exemple. Avant d’arriver sur les lieux d’habitation, le narrateur présente un motif spécifique à la visite que nous n’avons pas eu l’occasion de présenter, à savoir la préparation vestimentaire et mentale du visiteur. Ce lieu commun est absent des autres récits, mais apparaît dans certains textes du XVIIIe siècle, comme la visite de Madame de Genlis à Voltaire ou Hérault de Séchelles à Buffon91. Cravan le réutilise de manière ironique, en focalisant l’attention sur sa propre personne :

90 Nora, 1986, p. 573.

91 Avant la rencontre, les deux visiteurs se sont habillés en conséquence : « Cherchant, de bonne foi, quelque moyen de plaire à l’homme célèbre qui voulait bien me recevoir [Voltaire], j’avais mis beaucoup de soin à me parer » (Genlis, 1857, p. 148) ; « […] je m’étois muni, pour m’introduire chez lui [Buffon], d’un habit galonné, avec une veste chargée d’or » (H. de Séchelles, 1890, p. 29). Madame de Genlis se prépare aussi mentalement: « Durant la route, je tâchai de me ranimer en faveur du fameux vieillard que j’allais voir ; je répétais des vers de la Henriade et de ses tragédies […] » (Genlis, 1857, p. 148).

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Il me revient qu’à cette époque je n’avais pas d’habit, et je suis encore à le regretter, car il m’aurait été facile de l’éblouir. Comme j’arrivais près de sa villa, je me récitais les phrases sensationnelles que je devais placer au cours de la conversation.92

Cravan change les rôles : il se définit lui-même comme le grand homme, capable d’ « éblouir » son hôte et de sortir des « phrases sensationnelles ». Ce n’est donc plus au visiteur de tomber en admiration, mais à l’auteur de s’émerveiller devant son invité. Cette rocade permet des moqueries sur l’homosexualité de Gide.

Cravan pousse la provocation encore plus loin lorsqu’il relate sa visite imaginaire à l’écrivain : « […] Gide me recevait. Je lui étais un étonnement avec ma taille, mes épaules, ma beauté, mes excentricités, mes mots. Gide raffolait de moi, je l’avais pour agréable » (Cravan, p. 2). Le narrateur s’amuse de ce penchant sexuel, tout en bouleversant la hiérarchie relationnelle. L’apparition de Gide n’occasionne en effet aucune description de ses traits physiques, mais un portrait narcissique du visiteur. L’orgueil du narrateur, souligné dans cet extrait par l’occurrence des pronoms à la première personne (« ma », « mes », « moi »,

« je ») fait de l’ombre à l’écrivain, de telle manière que le lecteur ne peut s’en faire aucune image. Le portrait de Gide n’apparaîtra d’ailleurs qu’à la fin du texte (p. 6). Ces passages présentent une scénographie du monde à l’envers, où les petits triomphent des grands. Cet univers, qui s’apparente étroitement à celui du carnaval sous le Moyen Age, permet de ridiculiser et dévaloriser la figure ou la notoriété d’un personnage en vue.

Un autre procédé visant à bafouer l’homme de lettres est de le rapprocher de l’image du clown. Comme l’explique Jean Starobinski93, il s’agit d’une métaphore dominante depuis le romantisme où de nombreux écrivains se sont identifiés à la figure marginale du clown. Ceux-ci ont repris l’image négative de l’artiste comme bouffon du roi, présente jusqu’au XVIIe siècle, pour la rapprocher de leur statut d’écrivain maudit. Cette métaphore est utilisée de façon humoristique dans les récits irrévérencieux. Pour Cravan, Gide « pourrait très aisément être pris pour un cabotin » (Cravan, p. 6) ; quant à Elisabeth Porquerol, elle définit l’attitude de Céline comme une farce :

92 Cravan, p. 3.

93 Cf. Starobinski, 1970.

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D’autant plus bête que ses excès sont de la comédie, le malaise qu’il répand vient de ce jeu continuel, de cet artifice, plus fort que lui ; tout avec lui bifurque dans la bouffonnerie, la folie-à-grelots.94

En le qualifiant de cabotin, de bouffon et même de fou (« folie-à-grelots »), le visiteur fait de l’écrivain un personnage burlesque et irrationnel, voire grotesque.

L’attitude de Céline, qui apparaît comme une pantomime, disqualifie l’image prestigieuse de l’écrivain sérieux et réfléchi : « […] jamais rencontré quelqu’un d’aussi fatigant, se levant, s’asseyant, marchant, gesticulant, dansant, pendant trois heures et demie ! » (Porquerol, p. 552). L’assimilation de l’écrivain à une figure du monde loufoque le ridiculise pleinement. Le clown illustre l’univers du spectacle et de l’illusion et cette comparaison est aussi une manière de dénoncer l’air peu naturel du grand homme lors de la visite. Il est significatif que Porquerol définisse le comportement de Céline comme un « jeu continuel », un « artifice, plus fort que lui » : la narratrice émet l’idée d’une attitude préfabriquée. Selon elle, Céline joue un rôle et masque ainsi sa vraie personnalité. Finalement, ce motif caricatural pourrait entrer en connivence avec le domaine littéraire. Au même titre que le clown et son action, la littérature est vue par les protagonistes comme une activité marginale, peu lucrative, imitant le réel. Cet artiste et l’image qu’il renvoie reflètent d’une certaine façon le statut de l’écrivain et l’action de la littérature par rapport au monde réel. La dérision cesserait à ce moment suite à cette analogie. L’image du cabotin a donc plusieurs significations : elle ridiculise le grand écrivain, révèle la nature stéréotypée de la rencontre avec le grand homme qui, sous le regard curieux des visiteurs, se transforme en bête de foire, et permet d’autre part de refléter le monde littéraire.

Les textes irrévérencieux adoptent le même canevas que les récits de visites élogieux, mais parodient le rituel en usant de motifs provocateurs (moquerie, sarcasme, voyeurisme) et ironiques (topos du monde à l’envers, assimilation de l’écrivain au polichinelle,...). J.-C. Bonnet qualifie à juste titre ces textes d’« anti-visites »95. La structure du texte ne varie pas (d’où le terme épargné de la visite), mais le ton élogieux est totalement bouleversé (d’où le préfixe anti-). Cependant, nous avons vu à quelques reprises que la critique de l’écrivain atteint ses limites.

94 Porquerol, p. 553.

95 Bonnet, 1978, p. 247.

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Il arrive que la caricature s’efface devant la métaphore qu’elle entraîne avec la littérature : c’est le cas de l’image du clown, qui, comme nous l’avons montré, peut être interprété comme un motif métalittéraire. L’irrévérence peut donc être plus subtile qu’elle ne le paraît de prime abord. D’autre part, certains propos provocateurs laissent apparaître en filigrane les traces du génie romantique, telles que l’image de l’écrivain laid et malade, qui se sacrifie au génie de l’art, ou la source divine de l’inspiration à travers un vitrail désuet. Ces contradictions reflètent l’ambivalence de l’auteur, qui, d’une part, laisse échapper malgré lui certains a priori sur l’écrivain en usage dans le matériau discursif de l’époque (idéologie du génie romantique), mais, d’autre part, y mêle une vénération feinte et inavouable. L’excès de l’éloge s’équilibre dans la satire et rend l’écrivain, ce demi-dieu, enfin accessible aux communs des mortels.

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