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L ANGLETERRE CÔTÉ COUR, FAMILLE ET JARDINS

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Academic year: 2022

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L’ANGLETERRE

CÔTÉ COUR, FAMILLE ET JARDINS

Jean-Pierre Naugrette

I

l est peu probable qu’une « cour » au sens Grand Siècle fran- çais du terme, celle que décrit le duc de Saint-Simon à propos du Versailles de Louis  XIV, ait jamais existé en Angleterre.

Non pas que les intrigues du même nom, les complots, les révolutions de palais ou de couloirs, les assassinats politiques aient été absents de l’histoire anglaise, bien au contraire. Les pièces historiques de Shakespeare ne parlent que de cela. Lorsque, dans la célèbre scène d’ouverture, le duc de Gloucester, futur Richard III, évoque cette « difformité » qui va le pousser à prendre sa revanche sur la nature en éliminant tous ceux qui le

séparent du trône, et à concevoir d’entrée

« le complot de créer entre mon frère Cla- rence et le roi une haine mortelle » (1), il s’agit bien de s’infiltrer au sein d’une cour incarnée par la reine Élisabeth, l’épouse d’Édouard IV : entourée de ses courtisans Buckingham et Stanley, celle-ci apparaît

Jean-Pierre Naugrette est professeur émérite de littérature anglaise à l’Université Sorbonne Nouvelle-Paris 3.

Derniers ouvrages parus : L’Aronde et le Kayak, une famille à Viroflay, 1930-1960 (Éditions des Deux Sœurs, 2019), Sherlock Holmes et le Mystère de St Clere (Le Visage Vert, 2022).

› jeanpierrenaugrette@gmail.com

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fragilisée, dans son palais, par la maladie de son époux. Mais il est révélateur que la menace prophétique proférée par Gloucester soit lan- cée depuis une simple rue, comme si la source et la force du pouvoir politique provenaient de la plèbe. Toute la pièce peut être considérée comme une vaste partie d’échecs lors de laquelle Gloucester déplace ses pions en visant à prendre par la force le roi et la reine adverses, avec la tour de Londres comme case funeste où il fait décapiter ses ennemis.

Loin des perspectives classiques, aucun rapport frontal ou linéaire face à la forteresse du pouvoir : Gloucester privilégie la diagonale du fou et les coups aussi tordus que son corps. Lorsque, dans la scène finale, il réclame, sur le champ de bataille de Bosworth (22 août 1485), un cheval, « mon royaume pour un cheval ! » (2), c’est moins la monture proprement dite que le cavalier des échecs qui lui manque pour tenter une dernière manœuvre. À lire ou voir Shakespeare, on a l’impres- sion que la cour anglaise est stylisée par quelques remparts ou donjons derrière lesquels les rois ou reines passent leur vie à trembler face à la menace d’un complot intérieur ou extérieur. Dans Macbeth comme dans le film d’Akira Kurosawa, Le Château de l’araignée (1957), qui l’adapte à l’écran, la cour de l’usurpateur assiégé par son ambition meurtrière sera réduite à quelques murs dans lesquels, tel un ours dans la fosse, il attendra le coup de grâce.

Corps politique et cour virtuelle

Il y avait bien sûr une cour autour d’Élisabeth Ire (1533-1603), fille de Henri VIII et d’Ann Boleyn, dernier membre de la dynastie des Tudors. Les intrigues et les jeux de pouvoir fleurissaient autour de celle qu’on appelait la « reine vierge », et à qui on prêta de nombreuses liaisons, comme avec son favori sir Walter Raleigh, explorateur officiel de sa cour, qui fonda en 1584 l’établissement de Virginie. La reine est toute-puissante :

« Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. (3) »

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saint-simon. l’esprit de cour au cœur du pouvoir

Ce sera le cas de Marie Stuart, que sa cousine Élisabeth fera déca- piter en 1587. Pourtant, le pouvoir de la reine passe moins par une vision centralisatrice que par une représentation du royaume et de ses sujets comme body politic, un corps organique dont l’idée viendrait de la Grèce antique, développée jusque dans le frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes (1651), où se dresse la figure monumentale du souverain surplombant le paysage anglais, tandis que son corps et son torse figurent son peuple. Dans cette variante de la carte anthropo- morphe, il est à lui seul un corps politique dont les membres épousent la géographie de l’île, les artères les rivières et les fleuves. Si la tête du pays, le roi ou la reine, le Parlement ou ces corps qu’on dit constitués devenaient malades, c’est tout le pays qui serait rongé ou, comme il est dit dans Hamlet, « il y a quelque chose de pourri au royaume de Danemark ». La faiblesse actuelle de Boris Johnson dans l’opinion publique anglaise scandalisée par les ripailles du 10, Downing Street défiant les restrictions liées au Covid contraste singulièrement avec la force comparée, malgré ses 96 ans, de la reine Élisabeth II : le premier s’est déconnecté du corps politique de la nation, alors que la seconde a scrupuleusement respecté le pacte naturel qui la relie à son peuple.

Dans son discours télévisé de Noël dernier, elle est apparue en robe rouge ornée d’une broche chrysanthème en saphir, une photo de son défunt époux le prince Philip sur son bureau, image d’une épouse en deuil incarnant la tradition.

Plus qu’un espace de pouvoir, la cour est souvent métaphori- sée. Ainsi, dans le sonnet 9 d’Astrophel et Stella, de sir Philip Sidney (1591), la métaphore est filée comme élément d’architecture – la cour d’un palais – pour mieux définir les qualités de Stella, le nom courtois de la très belle Penelope Devereux, la fille du comte d’Essex, dont le poète est amoureux :

« La cour de la reine Vertu, que d’aucuns nomment le [visage de Stella, Bâtie par les meilleurs matériaux de la Nature,

Possède une façade faite en albâtre pur ; L’or recouvre l’éclat de cet endroit. »

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Le poème compare le corps et l’aspect de la bien-aimée à un palais dont les portes, les porches, l’architecture sont de porphyre, de marbre et autres matières précieuses, images par lesquelles elle diffuse sa beauté à qui voudrait la courtiser : c’est par les fenêtres de ses yeux qu’elle répand sa lumière. La poésie d’alors est un jeu de cour, non seulement parce qu’elle émane d’un cercle de poètes aristocrates, eux- mêmes hommes politiques, diplomates ou militaires, mais parce que les jeux amoureux, qui incluent la poésie elle-même, varient à l’envi les métaphores en déplaçant le politique sur le terrain de l’amour.

La dimension virtuelle de la cour anglaise apparaît nettement dans le Journal de Samuel Pepys (1633-1703), qu’il tient scrupuleu- sement de 1660 à 1669. Les premiers mois de 1660 sont exclusive- ment consacrés aux préparatifs du retour d’exil en Hollande du roi Charles II après la restauration suivant le protectorat de Cromwell.

Protégé de l’amiral sir Edward Montagu, futur comte de Sandwich, Pepys est un fonctionnaire de l’Amirauté qui se déplace –  souvent par bateau – à travers les lieux de pouvoir londoniens, Westminster Hall, Whitehall ou la Cité, afin de compter les ralliements à la cause royaliste, de sonder l’opinion publique dans cette période délicate d’épuration politique. Il n’y a plus de pouvoir central : tout est éclaté, fluctuant, mouvant comme les bateaux sur lesquels il s’embarque avec Montagu, sortes de QG flottants d’où il dirige et remet en ordre la marine royale – le grand œuvre de Pepys comme haut fonctionnaire, dont les réformes en profondeur porteront leurs fruits jusque dans les guerres contre Napoléon et la bataille de Trafalgar (1805). Lorsqu’il finit par rencontrer le roi à La Haye le 17 mai 1660, ce qu’il dit de la cour est passablement lapidaire :

« Nous pûmes baiser les mains du roi et celles du duc d’York et de la princesse royale. Le roi semble être un homme très réservé ; il a une cour magnifique par le nombre de personnes de qualité qui l’entourent : des Anglais, aux habits somptueux. Après le roi, nous allâmes voir le lord chancelier, qui était cloué au lit par la goutte… (4) »

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saint-simon. l’esprit de cour au cœur du pouvoir

Le reste du Journal ne donne pas l’impression que la politique du royaume se joue au sein d’une cour centralisée mais qu’elle est la résul- tante d’un rapport de forces entre les palais et les institutions, les hôtels particuliers ou demeures privées de la capitale, tandis que Pepys hume l’air du temps dans la rue ou dans une taverne. S’il ne fait pas partie stricto sensu de la cour de Charles II, celle-ci apparaît foncièrement ouverte et accessible. Le 29 juin 1668, il assiste à un concert dans la chapelle du roi, et on lui fait visiter « les nouveaux appartements du roi à Whitehall, qui sont fort beaux » (5). La cour anglaise n’est pas recluse, mais diffuse. Elle exclut moins qu’elle n’inclut. Le pouvoir se répand organiquement d’un degré à l’autre dans l’échelle de la société, par contiguïté des corps.

La famille et le jardin

Le long règne de la reine Victoria (1837-1901) a réussi à populariser la monarchie britannique en offrant une version familiale de la cour :

« La longévité de Victoria, sa probité, son sens du devoir et sa position sans rivale comme figure maternelle de l’empire » ont, selon l’historien David Cannadine (6), fini par imposer, à la fin du siècle, une relation affective avec la Couronne qui perdure jusqu’à notre époque. Le prince Albert de Saxe-Cobourg-Gotha, toujours soucieux des conditions de vie de son peuple, y avait largement contribué. Face aux criantes iné- galités sociales engendrées par l’ère industrielle, Albert, en fin poli- tique, avait senti la nécessité de présenter au peuple l’image d’un couple simple, photographié sans apparat. Alors même que les rituels de couronnement et de commémorations restent somptueux, ceux de la vie quotidienne prennent à la cour un tour résolument familial. À l’initiative de la duchesse de Bedford, on sert à Buckingham, pendant le thé de l’après-midi, un gâteau typiquement spongieux nommé le Victoria Sponge Cake : en 1953, pour le couronnement d’Élisabeth II, on créera la recette du Coronation Chicken. Après la mort prématu- rée d’Albert en 1861, Victoria restera longtemps éplorée, mais sera très proche, pour ne pas dire plus, de son domestique écossais John

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Brown, avec lequel elle se laissera prendre en photo à Balmoral, au point d’être surnommée « Mrs Brown » (7) – tant la rumeur courait qu’elle s’était clandestinement mariée avec lui. En 1910, à la mort de son fils, le roi Édouard VII, réputé pour sa vie dissolue, on évoquera avec chagrin la disparition de « notre cher vieux papa ».

Cette mutation de la cour avec son étiquette en famille à laquelle la nation peut s’identifier s’explique en grande partie par le fait qu’entre 1870 et 1914 les monarques anglais se retirent progressivement de la vie politique (8). Le développement de la presse populaire et des médias aide à décloisonner la cour de Buckingham pour diffuser les images d’une famille comme les autres. En 1932, on invente la tradi- tion du discours royal de Noël radiodiffusé. On sait le rôle essentiel que jouèrent, symboliquement, le roi et la reine se rendant, dès 1940, sur les ruines d’un Londres dévasté par le Blitz. La diffusion à la télé- vision du couronnement d’Élisabeth II en 1953, voulue par le prince Philip, confirmera cette évolution. La contradiction entre le faste du couronnement et la diffusion en masse de l’événement n’est qu’appa- rente : la pompe du rituel consacre le souverain dans sa fonction sym- bolique dans le même temps qu’il a perdu son pouvoir politique. Dès lors, la cour vue sur le mode familial permet cette incarnation néces- saire à la survie de la monarchie. En 1969, c’est encore le duc d’Édim- bourg qui est à l’origine du documentaire Royal Family diffusé par la BBC et ITV : de telles émissions ont « perpétué avec succès l’image de la reine et de sa famille comme relevant foncièrement de la classe moyenne » (9). Même les bisbilles actuelles entre les membres de la famille royale sont décrites par la presse sur le mode plaisant de la que- relle bourgeoise. Harry et son père Charles sont aujourd’hui « à cou- teaux tirés », on évoque même « La nouvelle guerre des Galles » (10) depuis que le duc de Sussex, exilé volontaire en Amérique avec son imprévisible épouse Meghan, accuse le prince de Galles d’avoir fricoté dangereusement avec le milliardaire saoudien Mahfouz Marei Mouba- rak ben Mahfouz, mécène de la Prince’s Foundation, qu’il aurait abon- dée à hauteur de 58 000 euros en échange du titre de commandeur de l’Empire britannique. Du temps de Richard III, pareille accusation eût valu au prince Harry un séjour prolongé à la tour de Londres, ou

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saint-simon. l’esprit de cour au cœur du pouvoir

pire : aujourd’hui, cette révolte contre le futur roi d’Angleterre prend l’allure d’une dispute provoquée par un fils revanchard cherchant, dans un schéma freudien banal, à tuer symboliquement son père. Bientôt, commenceront les fêtes du Jubilé de platine de la reine, à l’occasion de ses soixante-dix ans de règne. Quelque 60 000 arbres seront plantés à travers tout le pays.

Le cœur de la monarchie britannique ne bat pas côté cour, mais côté jardins. On sait que le prince Charles possède un « jardin secret » qu’il cultive depuis des années. Non pas seulement celui qu’il cultive dans sa propriété de Highgrove, où il soigne son potager, ses veaux, vaches et moutons avec amour, mais au sens d’une vision écologique, une vocation qui remonte aux années soixante. Dans son royaume réduit pour l’instant à 445 hectares, il innove, il « expérimente son modèle de société » (11). En Angleterre, où les grandes propriétés sont avant tout terriennes, où les fiefs campagnards à la Downton Abbey existent encore quasi intacts (12), protéger les haies et les oiseaux, planter des arbres, abriter des espèces menacées relève de cette concep- tion organique – c’est le cas de le dire – qui irrigue le pays tout entier.

1. William Shakespeare, Richard III, traduit par François-Victor Hugo, Garnier-Flammarion, 1964, p. 262.

2. Exclamation reprise par Orson Welles à la fin de son film Dossier secret (Mr Arkadin, 1955) lorsque Arkadin réclame à cor et à cri un avion à l’aéroport.

3. Jean de La Fontaine, « Les animaux malades de la peste », v. 63-64.

4. Samuel Pepys, Journal, traduction collective, Laffont, « Bouquins », 1994, vol. I, p. 121-122.

5. Idem, p. 1316.

6. David Cannadine, « The Context, Performance and Meaning of Ritual : The British Monarchy and the“Invention of Tradition”, c. 1820-1977 », in Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of Tradi- tion, Cambridge University Press, 1983, rééd. 1994, p. 121, notre traduction.

7. Voir le film de John Madden La Dame de Windsor (Mrs Brown, 1998).

8. Voir David Cannadine, op. cit., p. 120.

9. Idem, p. 158.

10. Point de vue, n° 3827, 22-28 décembre 2021.

11. Gaëtane Morin, « Le jardin secret de Charles », Le Parisien week-end, 19 novembre 2021, p. 27.

12. Par exemple Wilton House, dans le Wiltshire, siège des comtes de Pembroke depuis 1557, dont William Herbert, le premier comte, réputé pour être le dédicataire possible (W.H.) des sonnets de Shakespeare.

Le comte actuel, 18e du nom, se fait photographier aujourd’hui de face comme dans les portraits anciens, assis devant son ordinateur et son casque de moto, son chien à ses pieds, alliant tradition et modernité.

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