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Article pp.129-152 du Vol.131 n°1 (2010)

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Revue de synthèse : tome 131, 6e série, n° 1, 2010, p. 129-152. DOI : 10.1007/s11873-009-0114-3

EXAMENS DE CONSCIENCE

Niels STENSEN,Discours sur l’anatomie du cerveau, présenté et annoté par Raphaële ANDRAULT, Paris, Garnier, 2009, 150 p.

Raphaële Andrault signe ici une édition critique d’un livre du médecin et anatomiste danois Nicolas Sténon publié en 1669, le Discours sur l’anatomie du cerveau. Les choix éditoriaux en sont un peu singuliers : l’orthographe et la grammaire du texte ont été modernisées, et l’iconographie est un travail d’amateur. En revanche l’introduction est substantielle et les notes érudites de l’édition sont soignées. L’introduction couvre 70 pages. Elle est structurée en deux parties, dont la première donne la biographie de Sténon, le contexte de publication et la réception du Discours. Plus étoffée, la seconde partie discute des enjeux du texte : le projet critique, le rapport à Descartes et à la loca- lisation du siège de l’âme. L’éditrice distingue trois dimensions du projet sténonien dont l’objectif est de faire progresser l’anatomie : 1) la construction d’une communauté de savoir basée sur le consensus social, tendue par une vision du progrès ; 2) l’emploi de l’anatomie comparée ; 3) l’observation des cas pathologiques et l’expérimentation anatomo-pathologique. À ces trois aspects répondent la critique de Sténon, distribuée selon trois aspects : 1) une critique matérielle relative aux difficultés d’accès des organes du cerveau, aussi polymorphes que leurs interprétations ; 2) une critique lexicale (« l’ana- tomie doit édifier un lexique qui lève les ambiguïtés visuelles », p. 35) ; 3) une critique institutionnelle du champ anatomique où il plaide pour différencier les chirurgiens des médecins puisque « l’on a si mal marqué les bornes de ces deux professions » (p. 112).

La seconde partie met au centre Descartes et la question du siège de l’âme. Selon l’éditrice, Sténon n’en veut pas à Descartes, à l’auteur du modèle mécaniste de l’homme.

Il critique plutôt les cartésiens qui prennent L’Homme pour modèle de la connaissance anatomique, adoptant de Descartes la lettre et non l’esprit. Mais c’est là aussi une bonne stratégie de réception : Sténon récite son discours à Paris, devant les membres de l’Aca- démie de Thévenot. Toutefois, s’il refuse le détail anatomique des travaux de Descartes, Sténon accorde que non seulement l’homme est une machine, mais aussi que le cerveau en est une, affirmation dont l’éditrice analyse les implications (p. 55 sq.). À l’aide de nombreuses sources issues des anatomistes, philosophes et médecins, Andrault recons- truit en détail le « plus grand problème du siècle », la question du siège de l’âme. Sténon

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attaque le localisationnisme, que ce soit celui de la pinéale cartésienne ou des ventricules de Willis, non par idéologie, mais parce qu’on ne peut prétendre parler des fonctions si les structures ne sont pas établies. Et ce même si un La Forge défend « la légitimité d’une explication des fonctions cérébrales qui ne s’appuierait pas sur une anatomie cérébrale complète » (p. 69). Pour Sténon l’anatomie est truffée d’incertitudes.

La question de la certitude constitue un enjeu de poids irréductible à la reproduc- tion sociale du savoir, où le seul « témoignage oculaire » va s’avérer insuffisant (p. 23).

Comme le constate Sténon, l’incertitude s’étend sur les connaissances anatomiques, textuelles comme iconographiques, et, mal orientés, les sens peuvent être pris en défaut.

La « démonstration » – dissection publique à but didactique – n’est pas moins aléatoire.

À défaut d’en connaître la « vraie méthode », on emploiera celle des Anciens « jusqu’à ce que l’on [ait] fait davantage de découvertes […] mais non pas comme [une] chose achevée » (p. 119). Il faut donc trouver les vrais principes, reconnaître les vraies démarca- tions. Et pour Sténon, le champ de l’anatomie croise deux types de pratiques, la recherche et la démonstration. Leur démarcation est légitimée en termes d’objectifs (innovation et transmission du savoir), de fonctions sociales, comme de temporalité. Visant la décou- verte, la recherche prend « quelquefois des années entières » (p. 113) contrairement à la démonstration (« il ne faut maintenant qu’une demi-heure, ou une heure, pour préparer, et pour démontrer », p. 113). Toutefois, le déséquilibre est immense entre ces deux modalités du travail anatomiste, car, en pratique, seule la démonstration est cultivée, expliquant ainsi l’état délabré de la discipline. Et elles ont beau avoir en commun la dissection, véritable trait d’union entre recherche et démonstration, l’incertitude n’y est pas moindre : on ignore encore « la vraie manière de la dissection » (p. 119).

Il s’agit donc de construire la pertinence anatomique, loin du « modèle d’intelligibi- lité » mathématique issu de Descartes (p. 66). Au point de départ, une position, l’aveu d’ignorance sur son sujet : « je n’y connais rien » (p. 78), lance Sténon à son auditoire.

Néanmoins, derrière l’emploi rhétorique – la captatio benevolentiae (p. 36) – il y a une structure de sens, car avouer son ignorance c’est aussi refuser de souscrire à l’autorité :

« pour moi, j’aime mieux avouer la mienne [d’ignorance] que de débiter avec auto- rité des opinions dont la fausseté sera démontrée quelque temps après par d’autres » (p. 120). Ce que Sténon dissèque est alors aussi l’ignorance humaine dans la connais- sance du cerveau. Une telle position procède d’une marge de manœuvre réduite : d’un côté, le savoir descriptif et figé des anatomistes, et de l’autre un parterre d’auditeurs à moitié cartésiens, certains convaincus que la description des structures n’est d’aucune aide pour penser les facultés de l’âme… Aussi l’établissement du savoir certain se déve- loppe-t-il autour d’un thème qui combine les questions de l’artefact – erreur créée par les techniques, outils et instruments employés – et de l’observation chargée de théorie.

L’éditrice indique des variations, telles que l’« observation naïve » (p. 30). Sténon aborde largement toute la question de l’artefact, ainsi lorsqu’on démontre : « vous verrez claire- ment que la force de l’air que l’on avait soufflé dedans vous avait causé cette apparence » (p. 121). Il en va de même pour la localisation et les attaches de la glande pinéale, car, vu la structure multiconnectée du cerveau, l’anatomiste peut naïvement modifier un organe et créer un nouvel état pris ensuite pour la structure d’origine. Par exemple « vous ne sauriez élever tant soit peu la dure-mère en cet endroit-là sans forcer la glande pinéale » (p. 118). Forcer, c’est-à-dire déformer, est une de ces images de l’artefact : « le ciseau, la

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scie et les tenailles ne se laissent jamais manier sans force et sans concussion ou ébran- lement » (p. 118). D’où découle l’invention technique, en laquelle, comme le note l’édi- trice, Sténon crée un nouvel instrument, une petite scie circulaire.

Au total, certitude et pertinence anatomiques sont au cœur du texte sténonien, pétri de tensions épistémologiques visant à en déterminer les conditions : « je tâche de suivre les lois de la Philosophie qui nous enseignent à chercher la vérité en doutant de sa certitude, et à ne pas s’en contenter avant qu’on se soit confirmé par l’évidence de la démonstration » (p. 120-121). Lexicalisée dans le texte, l’évidence de la démonstration signe un seuil épistémologique à atteindre, synthétisant le lent art de la recherche et le rapide métier de la démonstration. Car dans le futur champ anatomique, de multiples trajets fonctionneront en parallèle et en série : en parallèle, la connaissance des textes, anciens et modernes ; en série, d’abord la recherche, coûteuse, solitaire, inadaptée aux exigences spectaculaires de reproduction sociale de l’expérience. Elle précède le montage social du spectacle de la connaissance, auquel s’applique le critère central de la pertinence anatomique. « L’évidence de la démonstration » est le moment micro- historique, la performanceartistique et savante où se forge la conviction apodictique des spectateurs et partant, celle de la communauté savante : « il faut que l’évidence de la démonstration oblige tous les autres à en demeurer d’accord ; autrement le nombre de controverses augmenterait, au lieu de diminuer » (p. 116). On tient alors la cause de l’arrêt des progrès dans le champ anatomique : lors d’une démonstration, le spectacle est un mélangeentre le produit du donnéanatomique et le construit dû à l’action de l’anatomiste – l’artefact – d’où la mise en place de plusieurs stratégies pour se protéger de ces illusions perceptives, et rétablir pour l’édification des sens la conformation originelle d’une partie. Ces stratégies sont multiples : discursives(« l’anatomiste doit exprimer ce qu’il touche », p. 23) ; instrumentales (créer des outils qui minimisent la force) ; méthodologiques (méthode comparative et anatomo-pathologique) ; mais égalementcognitives(il faut connaître les anciens et les modernes) et épistémologiques – éliminer l’artefact et l’observation chargée de théorie. Au centre trône une vision moderne du champ anatomique distribué entre innovation et transmission du savoir, traversé par une pratique unificatrice, la dissection. Et, pour les progrès de l’anatomie, charge incombe à l’ignorance d’enseigner l’absence de préjugés et non de connais- sances, pour proscrire les charmes discrets de l’autorité.

Marc RATCLIFF

Pascale GILLOT,L’Esprit, figures classiques et contemporaines, Paris, CNRS Éditions, 2007, 315 p., glossaire.

Cet ouvrage se propose de débrouiller la question de l’âme et du corps en tant qu’elle persiste du xviie siècle, où Descartes l’invente, au xxe siècle, lorsque le problème de la nature de l’âme et du corps et celui de leur relation se posent à partir

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d’une mise en question des thèses cartésiennes à leur sujet. Selon Pascale Gillot, la reconnaissance, par des auteurs opposés au modèle cartésien du mental, de l’impor- tance inaugurale du cartésianisme dans la constitution des questions dont traite la philosophie contemporaine de l’esprit doit s’interpréter comme l’indice de la réma- nence de conceptions de l’esprit elles-mêmes héritées de la philosophie classique (p. 9). En d’autres termes, le rejet du dualisme cartésien, soit de l’idée d’une distinc- tion réelle entre l’esprit et le corps, inférée d’une distinction entre leurs essences respectives que sont la pensée et l’étendue, n’équivaudrait nullement à un rejet total et intégral des coordonnées conceptuelles (métaphysiques, physiques, épistémologi- ques) mises en place par Descartes dans son étude du sujet pensant et de l’indivi- dualité psychophysique. Gillot, mettant l’accent sur l’inscription de la dissolution du mind-body problem dans un cadre théorique déterminé, celui de l’externalisme et d’un réductionnisme découlant de la promotion du béhaviorisme, souligne que la mise en discussion de ce complexe problématique au milieu du xxe siècle conduit à la redécouverte du problème du corps et de l’esprit. Il en découle, d’une part, chez des auteurs anti-réductionnistes, la reconduction de la définition cartésienne de l’esprit dans les termes de la présence à soi et de l’expérience en première personne ; et, d’autre part, dans le cognitivisme, le déploiement d’un dualisme conceptuel et expli- catif, consistant dans l’hypothèse d’une irréductibilité théorique du psychique et du physique.

La mise en lumière de « la puissance extraordinaire de ce modèle hérité de la pensée cartésienne » (p. 290) s’effectue en trois temps, correspondant à chacune des trois parties qui composent l’ouvrage. Refusant une approche purement internaliste de la philosophie cartésienne, Gillot se propose tout d’abord de réinstaller l’auteur du Discours de la méthode dans un xviie siècle continental, marqué par les figures de Spinoza et de Leibniz (« L’esprit et la pensée. L’invention du problème du corps et de l’esprit dans la philosophie classique », p. 17-101). Contre Damasio stigmati- sant l’« erreur » de Descartes supposée résider dans la notion d’un esprit séparé du corps, elle rappelle la complexité du modèle cartésien de l’esprit, qui ne se réduit pas à un dualisme, selon lequel l’esprit, chose pensante, est immatériel, mais revêt également une dimension « neuropsychologique » (p. 21), selon laquelle l’âme, dont le siège principal se trouve dans la glande pinéale, située dans le cerveau, commande le mouvement volontaire et reçoit les impressions sensibles. Mais si la figure de Descartes est bien à l’origine du questionnement moderne sur la nature et le fonction- nement de l’esprit, la mise en discussion par Spinoza et Leibniz du dispositif concep- tuel cartésien – qui les conduit à préférer à une conception de l’esprit comme principe de la pensée une conception de l’esprit comme automate spirituel agissant selon des lois par lesquelles il est déterminé de part en part – ne fait que préparer le terrain aux investigations contemporaines de la philosophie de l’esprit. La question posée par ces deux auteurs de la compatibilité entre dualisme et interractionisme débouche en effet sur le problème de savoir comment l’esprit peut agir sur le corps et sur celui de l’origine et de la localisation des idées, ou bien neurophysiologique ou bien purement mentale. Ces deux difficultés se trouvent au cœur de la réception très critique dont la philosophie cartésienne de l’esprit fait l’objet dans la philosophie anglo-saxonne du début du xxe siècle.

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Mais, ainsi que le montre Gillot dans la seconde partie de l’ouvrage (« Le rejet du dualisme et de la “doctrine officielle” des deux mondes dans la philosophie anglo- saxonne au xxe siècle », p. 105-171), les réfutations du dualisme cartésien effectuées alors par des auteurs aussi différents que William James ou Gilbert Ryle constituent surtout les éléments d’une stratégie argumentative visant à constituer en discipline la psychologie, en l’arrachant à son statut de science du mental qui ne serait que l’obscur contrepoint de la science de l’univers physique (p. 105-106 et 126). C’est pourquoi, le modèle cartésien de l’esprit peut être convoqué à nouveaux frais, dès lors qu’une nouvelle science de la cognition voit le jour. Le cognitivisme, auquel la dernière partie de l’ouvrage est consacrée (« L’autonomie explicative de l’activité mentale.

La redécouverte du corps et de l’esprit à partir du tournant cognitiviste de la seconde moitié du xxe siècle », p. 175-280), accorde en effet à la causalité mentale une auto- nomie épistémologique explicite par rapport à la causalité physique. Ceci l’autorise à convoquer la figure de Descartes, en conférant à son dualisme un tour conceptuel et méthodologique.

L’intérêt de l’ouvrage est triple. Tout d’abord, il contribue à une articulation féconde de l’histoire de la philosophie classique et de la philosophie analytique. Dans Descartes’

dualism (Londres/New York, Routledge, 1996), Gordon Bakker et Katherine Morris ont montré que la constitution en anti-modèle du dualisme cartésien, dans les ouvrages anglo-saxons contemporains de philosophie de l’esprit consacrés au mind-body problem, repose sur une lecture erronée du corpus cartésien et sur la théorie non étayée textuellement selon laquelle, pour Descartes, une personne serait constituée d’états mentaux et d’états corporels logiquement indépendants les uns des autres et inter- reliés causalement – l’interaction causale assurant la jointure de l’esprit au corps en chaque individu. Cette légende mise en pièces, la question restait posée de savoir dans quelle mesure la philosophie contemporaine de l’esprit s’est effectivement constituée dans une rupture avec la philosophie cartésienne du sujet pensant et de l’individualité psychophysique. Tel est le premier enjeu de l’ouvrage. Ensuite, ce livre a le mérite de souligner que l’histoire de la philosophie ne consiste pas seulement dans une histoire des doctrines mais aussi dans une histoire des problèmes. En ce sens, il fait l’hypo- thèse de l’irréductibilité des problèmes de l’identité corporelle et du sujet pensant aux désaccords doctrinaux entre auteurs à leur propos. Mais il ne se réduit pas à cet apport méthodologique. Il invite enfin à réfléchir sur la fonction de l’activité philosophique.

Si la philosophie moderne est du côté d’une affirmation de l’homme comme sujet, il importe en effet de dégager la façon dont ce dernier doit s’y prendre pour découvrir sa subjectivité ainsi que le sens à conférer à cette découverte. Telle est au bout du compte la portée de l’examen de la position cartésienne du problème du corps et de l’esprit, de son rejet chez James ou Ryle, et de sa redécouverte chez Hilary Putnam ou Noam Chomsky, entre autres : ces entreprises sont autant de tentatives pour déterminer s’il y a des lois de l’esprit humain et quelle place cet esprit peut occuper dans un monde conçu à la lumière de la physique moderne.

Élodie CASSAN

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Didier DEBAISE, dir., Vie et expérimentation. Peirce, James, Dewey, Paris, Vrin (Annales de l’Institut de philosophie et de sciences morales), 2007, 174 p.

Cet ouvrage introduit par Didier Debaise poursuit l’effort entrepris notamment par Wahl et Deleuze de faire connaître au public francophone le pragmatisme nord- américain.

Cet effort permet de lui donner sa véritable portée, qui est celle d’une pensée prenant au sérieux l’expérience en tant que résultat d’une interaction entre le vivant et son milieu.

Favoriser la réception du pragmatisme dans les pays francophones nécessite de le débar- rasser des fausses idées qui l’ont accompagné dans sa traversée de l’Atlantique et qui l’associent à une conception de la vérité selon laquelle est vrai tout ce qui est rentable. Il a ainsi pu être compris comme une pensée légitimant le capitalisme prédateur. Cet amal- game nous a empêchés de lire, comme le dit Deleuze, « à la bonne vitesse » les œuvres de Peirce, James et Dewey. Les auteurs de cet ouvrage s’efforcent tous d’en montrer l’actualité, leur faculté à construire les problèmes qui sont ceux de notre temps.

Le texte de Bruno Latour « La connaissance est-elle un mode d’existence ? » est un brillant exemple du recours au pragmatisme pour montrer que la connaissance est un vecteur qui, à travers une chaîne d’expériences intermédiaires, nous conduit de proche en proche à l’objet ou plutôt au percept de l’objet. Latour réunit Ludwig Fleck et William James autour de l’idée que la connaissance nous conduit à l’objet connu à travers des chaînes d’expériences. Latour s’intéresse aux fossiles de chevaux exposés au Muséum d’histoire naturelle de New York. Pour lui, la vérité à propos des fossiles, comme toute vérité, est un événement, quelque chose qui arrive à l’intersection de la connaissance et de l’objet. Les fossiles de chevaux ont suivi une trajectoire qui part des chevaux vivants galopant dans les plaines pour arriver à entrer en tant qu’ossements dans les réseaux des paléontologues. Les savoirs à leur propos suivent aussi une trajectoire, une chaîne de transformations aussi risquée que la vie des chevaux. Une connaissance qui, comme le dit Whitehead cité par Latour, ne fait pas « bifurquer la nature » et prend en compte les fils qui se tissent entre la trajectoire des chevaux devenus fossiles pris en charge par les paléontologues et la trajectoire de la connaissance. Le savoir n’est pas ajouté au monde, il est dans le monde. Seuls les modes d’existence du savoir et de l’objet diffèrent.

Dans leur article « Faire de James un lecteur anachronique de von Uexküll. Esquisse d’un perspectivisme radical », Vinciane Despret et Stephan Galetic suivent un chemin comparable à celui emprunté par Latour. Ils cherchent à faire de la connaissance quelque chose de dépouillé de son étrangeté. James et von Uexküll sont associés dans la même démarche consistant à concevoir hommes et animaux en tant qu’êtres percevant leur monde de telle manière qu’ils puissent s’y mouvoir et s’y investir en fonction de leurs intérêts pratiques et, du moins pour les humains, esthétiques. Von Uexküll rejette la conception de l’animal défendue par les expérimentateurs mécanistes selon laquelle les comportements ne seraient que des réactions passives à des causes externes. Il réfute l’idée selon laquelle le monde qui l’entoure ne serait pas porteur de significations pour l’animal. Les événements du monde sont perçus parce qu’ils signifient quelque chose pour l’animal percevant. Chez von Uexküll comme chez James, perception et signi- fication sont intimement liées. C’est ce qui donne à l’homme comme à l’animal sa connaissance du monde. Comme le relève James, « nous connaissons une chose dès que nous avons appris comment nous comporter à son égard » (p. 51). Cette connaissance

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« pratique » constitue des mondes multiples. Il y a une forêt-pour-le-forestier, une forêt-pour-le-chasseur, mais aussi une forêt-pour-le-loup. Pour poursuivre la lecture anachronique que l’on peut faire de von Uexküll à partir de James, les auteurs déve- loppent un perspectivisme qu’ils qualifient de « radical ». Le perspectivisme radical est une manière d’habiter le monde de façon à ce que nous nous y sentions « chez nous ».

Dès lors, la perspective est le lieu à partir duquel ce monde devient nôtre.

La contribution de Katrin Solhdju, « L’expérience pure et l’âme des plantes », prolonge les précédentes. Il n’est plus question d’animaux, mais de plantes. James fut un lecteur attentif de Fechner et le rapprochement entre les deux penseurs est rela- tivement aisé à opérer. La notion d’expérience pure autorise la question de savoir si les plantes ont une âme et donne une réponse positive. L’intérêt de cette contribution réside dans ce que l’âme n’est pas comprise sur un mode métaphorique ou comme la dotation à la plante de caractéristiques humaines. L’idée de l’âme en tant qu’expérience pure attire notre attention vers l’expérience de la plante et vers une ligne continue qui relie, de l’humain au végétal voire au minéral, l’ensemble des expériences.

Le texte de Brian Massumi, « Vers une pragmatique de l’inutile », reprend le problème du sujet et de l’objet de la perception. L’objet déclenche un processus qui, passant par la pensée, revient et se termine à l’objet. Cependant, à son terme, l’objet n’est que rarement atteint perceptuellement. La pensée s’arrête souvent à la bordure de l’objet. Le fait de n’atteindre que les franges de l’objet présente un avantage. Nous sommes entraînés par ce mouvement, par des « vagues d’expérience » qui se substituent les unes aux autres. Dès lors, comme le souligne l’auteur, la vérité n’est pas « dans » l’objet, ni dans une idée « là dehors », elle est « se faisant », elle est sur la crête de la déferlante qui nous conduit, par expériences successives, au voisinage de l’objet.

Dans son article « L’expérience Peirce », Jean-Claude Dumoncel nous fait visiter le développement de la théorie de Peirce et les nombreuses références qui l’ont inspirée. À l’instar des travaux de Peirce, le texte de Dumoncel est foisonnant d’idées et de références, ce qui le rend assez difficile d’accès. C’est un peu comme si le style du premier s’était redoublé dans celui du deuxième. L’analyse d’un extrait de texte de Borges s’appuyant sur la théorie des modalités et la théorie des index de Peirce constitue une tentative de montrer l’importance philosophique de Peirce et le fait que penser est une aventure.

La contribution de Joëlle Zask, « Anthropologie de l’expérience », convoque le troi- sième des penseurs du pragmatisme : John Dewey. L’expérience est aussi centrale chez Dewey, elle constitue la source de l’individuation. L’individuation est pour Dewey une

« amplification des pouvoirs d’un individu » (p. 136) et l’individu est ce que ses expé- riences le font être. L’expérience du chanteur « fait » le chanteur. Penser l’individu de cette manière exige d’abandonner toute conception substantialiste ou déterministe et, en ce sens, Dewey est un « vrai » pragmatique. Zask suit la proposition de Dewey de remplacer le mot « expérience » par celui de « culture ». La culture devient alors, dans une société donnée, un système de ressources d’individuation. Dès lors, les formes de vie collective faisant obstacle à l’individuation ne devraient pas être appelées « culture ».

Le rapport entre culture, expérience et individuation amène Zack à considérer que l’objet de l’anthropologie n’est pas le type de personnalité prédominant dans une société donnée, ni les formes générales de cette société, mais bien l’expérience individuelle en tant qu’elle témoigne des « virtualités du monde où elle a lieu » (p. 146).

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L’article d’Isabelle Stengers, « William James : une éthique de la pensée », insiste sur l’enseignement essentiel de James. Penser est un engagement et, en ce sens, c’est un acte qui a des conséquences dans le monde que nous habitons. La contrainte de la pensée relève de sa mise à l’épreuve, de son exposition « à la violence du monde ».

Être jamesien ne se réduit pas à connaître l’œuvre de James, mais à continuer de mettre la pensée à l’épreuve du monde. Dans son ouvrage, Penser avec Whitehead (Paris, Le Seuil, 2002), Stengers nous avait déjà incités à poursuivre cette voie du risque. La

« vérité » d’une théorie ne se situe pas en elle-même, elle réclame « l’accident » qui nous oblige à hésiter, à consentir ou à refuser. Elle ne repose pas sur la séduction, mais sur l’hésitation. La pensée de James n’est pas à réduire à une pensée à propos de l’expé- rience. Elle impose l’expérience de choix à faire, de chemin à emprunter ou à renoncer à emprunter. Penser est un saut vers ce monde, mais « ce qui vient à la rencontre du saut peut être redoutable » (p. 156). Refuser ce risque revient à refuser la vie pour ne garder qu’une pensée épurée de toute possibilité d’accidents. Un des risques que James a su prendre concerne le dilemme du déterminisme. Le déterminisme requis par la raison pour comprendre le monde est-il préférable à l’acceptation d’un monde arbitraire opaque à la raison ? James choisit le hasard et ce choix fait partie de l’éthique de la pensée de James considère Stengers. Pourtant, il ne s’agit pas de croire au hasard comme on peut croire au déterminisme. Il s’agit plutôt d’adopter une position expé- rimentale pour examiner ce à quoi engage le choix du hasard. Le hasard n’est pas le chaos, mais l’affirmation que nous vivons dans un monde où « tout conspire » et que

« le chemin qui n’a pas été pris aurait pu l’être, que le prendre n’était pas une impos- sibilité » (p. 160). Le hasard affirme un univers qui n’est pas donné, mais dans lequel nous nous engageons et auquel nous croyons. « Croyez que la vie vaut d’être vécue, et votre foi contribuera à créer son propre objet » (p. 165). Cette injonction n’est en rien morale dans le sens où elle n’impose pas une norme. Elle est éthique parce qu’elle indique les conditions d’une pensée qui maintient, comme le dit Stengers, « portes et fenêtres ouvertes » (p. 172).

ClaudeDE JONCKHEERE

À l’école de Brentano. De Würzbourg à Vienne,Husserl, Stumpf, Ehrenfels, Meinong, Twardowski, Marty, sous la direction de Denis FISETTE et Guillaume FRÉCHETTE, précédé de Le Legs de Brentano, Paris, Vrin, 2007, 450 p.

Un an avant la réédition de la Psychologie du point de vue empirique de Franz Brentano, revue par Jean-François Courtine (Paris, Vrin, 2008), et un an après l’édition française de quatre textes d’un des élèves de Brentano, Carl Stumpf (Renaissance de la philosophie. Quatre articles, Paris, Vrin, 2006), réalisée par Denis Fisette, celui- ci présente avec Guillaume Fréchette six autres textes issus de cette dite « école de Brentano ».

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Les deux premiers textes, rédigés en 1919 par Edmund Husserl et Carl Stumpf, sont dédiés au souvenir de Franz Brentano. Ils retracent de manière captivante les enseignements que Stumpf et Husserl ont partagés avec le Maître et témoignent d’une grande reconnaissance pour un homme dévoué à la rigueur de la pensée philosophique et à la formation de ses étudiants. Le troisième texte, celui de Christian Ehrenfels, intitulé Sur les « qualités de forme » (1890), est un classique, régulièrement cité dès qu’on fait référence au concept de Gestalt; il permet enfin d’accéder aux origines d’un débat qui encore aujourd’hui est trop souvent associé à une seule école, celle de Berlin, dirigée par les psychologues Wertheimer et Köhler. L’écrit d’Alexius Meinong, Sur les objets d’ordre supérieur et leur rapport à la perception interne (1899), complète les publications déjà accessibles du même auteur (Théorie de l’objet ; Présentation personnelle, Paris, Vrin, 1999) et laisse entrevoir les raisons qui ont amené Meinong et Twardowski à interroger la doctrine brentanienne des objets intentionnels. C’est dans sa conférence à Vienne intitulée Fonctions et formation (1914) que Twardowski formule cette distinction, souvent débattue ultérieurement, entre objet et contenu d’une représentation. Le dernier texte, celui d’Anton Marty, Sur le rapport entre la grammaire et la logique (1893), présente un intérêt particulier car il esquisse une conception du langage qui s’accorde à la psychologie descriptive en proposant une distinction entre fonction de manifestation et fonction de signification. Cette distinction fut ensuite utilisée et modifiée par Karl Bühler dans son Organonmodell du langage (Karl Bühler, La Théorie du langage. La fonction représentationnelle du langage, Marseille, Agone, 2009) qui sous la forme du modèle des fonctions langagières de Roman Jakobson constitue une contribution incontestable à la linguistique moderne. Une lecture de la filiation de ces quatre textes dévoile donc les questionnements philosophiques auxquels se réfèrent la majorité des débats qui ont eu lieu en psychologie et en linguistique germanophones entre 1900 et 1938. Une telle lecture permet de saisir l’appareil conceptuel partagé à cette époque. Elle montre aussi que nombre de questions débattues actuellement au sein de la philosophie de l’esprit ont déjà été soulevées et discutées à cette époque.

Dans leur longue présentation (160 p.) intitulée Le Legs de Brentano, les deux éditeurs privilégient une lecture reconstructive qui s’avère novatrice en ce qui concerne les thèses avancées ainsi que l’argumentation développée. La première partie est consacrée à l’« école de Brentano », un terme qui, selon les auteurs, « risque de prêter à confusion » car beaucoup des élèves de Brentano ont développé une pensée philosophique autonome et originale, ce qui force à se demander dans quelle mesure les différents acteurs continuent vraiment à professer la doctrine de leur maître (p. 13-19). D’autre part, les textes – notamment autobiographiques – le prouvent : les élèves de Brentano qui furent plus tard en dissension avec lui, ainsi qu’avec le groupe formé à Prague autour de Marty, considéré comme le gardien de la pureté de la doctrine, continuent à se revendiquer d’une même école. Afin de dissiper cette apparente contradiction, Fisette et Fréchette proposent d’emprunter deux voies. Ils se fixent la tâche de dégager empiriquement, par comparaison, des invariants dans les pratiques philosophiques des élèves brentaniens les plus célèbres, en soulignant qu’une telle démarche n’attribue pas à la doctrine de Brentano des critères a priori, comme ceux véhiculés par le concept peu fiable de philosophie autrichienne, mais fait émerger les principes permettant de maintenir la thèse d’une école (p. 17 sqq.). Dans un deuxième temps, ils dégagent les

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manières dont les ruptures se sont produites. En choisissant le cas de Meinong et Höfler à Graz, ils avancent l’hypothèse qu’un facteur déterminant dans les dissensions a été

« l’intervention rarement heureuse des autres étudiants dans le débat » (p. 56). Cette hypothèse qui semble convaincante, même si l’on a envie de rétorquer que l’argument selon lequel le Maître n’aurait ni commandé ni souhaité le contrôle et les sanctions qui furent appliqués par exemple par Marty à l’égard de Höfler (p. 62) reste faible, car il peut être utilisé pour clore un peu trop rapidement le débat sur les divergences.

La deuxième partie de la présentation est consacrée à la lecture des textes édités, lecture privilégiant un thème, celui des nouvelles qualités sensibles – les « qualités de forme » (Gestalten) – dont la découverte déclencha un débat qui divisa les élèves de Brentano en deux camps. C’est ce parcours à travers les critiques formulées par Husserl, Stumpf, Gelb et autres à l’adresse d’Ehrenfels et de l’école de Graz de Meinong, et les réponses de ces derniers, qui fait le grand mérite de la présentation. Un parcours passionnant dans lequel le lecteur est accompagné et guidé par les analyses des deux auteurs. La question de départ, à savoir si les « qualités de forme » sont des contenus sensoriels qui sont appréhendés immédiatement, si ces complexes, comme par exemple la mélodie, sont donc composés par les relations données en dépendance immédiate avec leurs éléments, ou s’il y a un plus qui est attestable à la conscience dans l’appréhension de ces formes, et qui oblige à traiter les relations entre les éléments en tant que relations produites, cette question contient déjà les deux réponses données. Fisette et Fréchette examinent ces deux tentatives d’explication du phénomène de la Gestalt à l’intérieur de la psychologie descriptive de Brentano qui semble demeurer un cadre d’analyse incontesté pour tous ses élèves. La reconstruction du débat met néanmoins en lumière le fait qu’aussi bien Husserl et Stumpf que Meinong et Twardowski sont amenés à questionner certains concepts clés de cette psychologie et à dépasser ses frontières. Ainsi la discussion husserlienne des qualités de forme à travers le concept du moment figural met à mal la distinction brentanienne entre phénomènes physiques et phénomènes psychiques et postule déjà au niveau des sensations l’existence d’un contenu immanent qui reste néanmoins non-intentionnel. D’un autre côté, le concept de forme est étendu au-delà de la sphère sensorielle et pris en compte par Meinong mais aussi par Husserl au sein d’une théorie des objets qu’ils cherchent à distinguer du domaine de la recherche de la psychologie : ils insistent sur la nature idéale et logique des entités et relations qui font l’objet de cette théorie et qui ne sont « ni de l’ordre des contenus sensoriels ni de l’ordre des actes » (p. 112). Les auteurs soulignent qu’il s’agit à nouveau d’une délimitation montrant cette fois-ci que « les propriétés qui reviennent aux objets [de ce]

domaine ne sont pas attribuables aux objets d’étude de la psychologie » (p. 118).

Au terme du parcours des différentes étapes de ce débat, une impression s’impose au lecteur : il semble que les deux camps présentés au début comme opposés se soient finalement rejoints. Cette impression est encore renforcée par le fait que Fisette et Fréchette convoquent, notamment dans la dernière partie, les protagonistes de chacun des deux camps pour illustrer et clarifier les idées développées par le camp adverse.

Stumpf est sollicité dans la discussion du concept de formation introduit par Twardowski mais aussi pour la clarification des contenus spécifiques des objets d’ordre supérieur dans la théorie de Meinong, laquelle est à son tour comparée à l’ontologie formelle de Husserl. La raison d’un tel rapprochement entre les deux camps est peut-être à chercher

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dans le souci d’éviter le psychologisme, un souci apparemment partagé par les élèves de Brentano, même si, comme le montrent les deux auteurs, Brentano n’a jamais accepté

« ce néologisme » et son emploi (p. 141). Cette hypothèse semble confirmée pour les deux auteurs, qui terminent leur présentation du débat au sujet des qualités de forme, d’une part sur un rappel des modifications opérées par Twardowski dans sa théorie en réaction à l’objection de psychologisme que Husserl lui avait adressée, d’autre part sur une clarification de terme de psychologisme tel qu’il fut utilisé et approuvé par la majorité des membres de l’école de Brentano.

Pourtant, on pourrait se demander si le danger d’un psychologisme à éviter à tout prix n’écarte pas un certain nombre de questions soulevées, de perspectives esquissées dans ce débat. On pourrait citer la distinction entre contenu et objet d’une représentation proposée par Twardowski dans son ouvrage de 1894 Zur Lehre vom Inhalt und Gegenstand der Vorstellungen. Fisette et Fréchette montrent que le contenu d’une représentation est compris par Twardowski comme image ou signe (p. 114), il remplit une fonction bien spécifique, qui consiste à être un moyen de représentation,

« un médium par lequel un objet est représenté » (p. 116). Il serait donc possible, plutôt que de voir dans cette proposition un retour vers une théorie de l’image qui présuppose deux objets, un objet externe (objet), à savoir ce qui est représenté, et un objet interne (contenu), à savoir ce qui est représenté dans la représentation, de s’intéresser à cette puissance du contenu d’être un médium, d’être un moyen, d’être un tableau, ici démontrée par Twardowski. Dans cette perspective, le concept de Vorstellung, qui désigne une représentation mentale, semble se déplacer vers le concept de Darstellung (la traduction française de ce mot allemand est également représentation) qui, en revanche, thématise le processus qui consiste à présenter quelque chose du monde par une autre chose (par un signe, une image, un tableau). Twardowski, il est vrai, insiste sur le fait que le concept de Vorstellung ne devrait pas être remplacé par un autre concept, même s’il avoue qu’il est difficile de thématiser avec ce même concept la différence entre le contenu et l’objet d’une représentation (Vorstellung). Toutefois, il pourrait être intéressant de se demander si dans le débat autour de la Gestalt certaines idées avancées ne déplacent pas la psychologie descriptive, non seulement vers une théorie des objets, mais aussi vers un autre type de psychologie plus ouvertement orientée en direction d’une analyse des processus de représentation (Darstellung), symboliques et autres, et de leur rôle dans le fonctionnement des phénomènes psychiques.

Janette FRIEDRICH

Sandra LAUGIER et Christiane CHAUVIRÉ, éd., Lire les Recherches philosophiques de Wittgenstein, Paris, Vrin (Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2006, 256 p.

La parution en 2006 d’un ouvrage collectif consacré aux Recherches philosophiques est un événement important dans la production philosophique française. Souvent cité parmi les œuvres phares de la philosophie contemporaine, abondamment commenté et

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discuté dans les mondes philosophiques anglophone et germanophone, ce texte méritait assurément qu’y soit consacré un volume de commentaires par certains des plus grands spécialistes français de l’auteur. L’ouvrage, édité conjointement par Sandra Laugier et Christiane Chauviré, se donne avant tout pour ambition de faciliter la lecture d’un texte à bien des égards déroutant. Il réunit douze contributions consacrées, pour chacune, à une séquence remarquable du texte. Il ne saurait être question ici de rendre compte de la totalité des contributions. Nous nous contenterons de dégager quelques lignes de force interprétatives repérables à travers leur diversité en soulignant la singularité de certaines d’entre elles.

Une première ligne se dessine nettement à travers les contributions de Céline Vautrin (chap. 4), Denis Perrin (chap. 5), Élise Marrou (chap. 8) et Jean-Jacques Rosat (chap. 11). Denis Perrin souligne un aspect important du diagnostic de Wittgenstein sur l’origine et la nature des problèmes philosophiques. Un problème comme, par exemple, celui de savoir ce qu’est essentiellement la signification n’est pas, d’après Wittgenstein, un véritable problème mais une perplexité pseudo-théorique suscitée par une fausse

« interprétation des formes de notre langage » (Recherches philosophiques, § 111).

Cet aspect du diagnostic vaut surtout négativement pour le rapport du philosophe aux formes de langage qu’il utilise. Mais il est difficilement intelligible sans une caractéri- sation en termes esthétiques du rapport de tout utilisateur aux formes de langage qu’il utilise. Comme le souligne Perrin : « […] l’être humain ne pratique jamais son langage sans se le représenter, ou selon les mots de Wittgenstein, s’en donner une certaine

“image (Bild)” ou “présentation (Darstellung)” » : il s’agit là d’un trait essentiel de la forme de vie caractérisée par l’usage du langage. Le philosophe n’y échappe pas, tout au contraire […] » (p. 119). Ce fait anthropologique permet notamment de comprendre que les attaques de Wittgenstein dans d’autres parties du livre visent moins des conceptions sémantiques bien établies que certaines images proto-théoriques à la source de celles-ci.

Ceci vaut notamment pour la critique de l’image augustinienne de l’essence du langage humain comme représentation simplifiée de son fonctionnement (Recherches philo- sophiques, § 1-4). Mais aussi pour la critique de l’image simplifiée de la grammaire du concept psychologique de représentation (Vorstellung) que se donne le philosophe privatiste dans les paragraphes 363 à 397. Ce point semble quelque peu négligé dans le chapitre consacré par Bruno Ambroise et Valérie Aucouturier (chap. 1) à la critique de la conception désignative de la signification. Il est, en revanche, immédiatement pris en compte dans la contribution consacrée par Céline Vautrin à la critique de la notion tractatuséenne de proposition (Satz) en tant que point de départ des enquêtes philoso- phiques critiques de Wittgenstein (p. 99-100). Il l’est également dans la contribution consacrée par Élise Marrou à la critique d’une version sémantique du solipsisme qui repose sur une confusion grammaticale entre représentation et image intérieure privée (p. 177-183). Mais cette ligne générale d’interprétation (relative à l’usage des images) ne révèle toutes ses potentialités qu’avec la mise en évidence du rôle thérapeutique opératoire joué par la notion d’image dans la recherche d’un critère grammatical de classification de certaines déclarations psychologiques en première personne comme descriptions, ainsi que le souligne Jean-Jacques Rosat (p. 227-235).

Une deuxième ligne de force aisément repérable concerne l’originalité de l’approche par Wittgenstein du « problème » de la référence des énoncés en première

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personne – approche que l’on pourrait qualifier globalement de « pragmatique ». On (Strawson, en particulier) a été tenté d’assimiler la critique dans les Recherches philo- sophiques des conceptions de la sémantique des énoncés psychologiques en première personne sur le modèle de la désignation d’objets par des noms à une thèse non-réaliste sur la référence des noms de sensations corporelles et de « je ». Le principal mérite des contributions de Christiane Chauviré (chap. 7), Élise Marrou (chap. 8) et Jean- Jacques Rosat (chap. 11) est d’avoir établi chacune à leur manière les trois points suivants. 1) S’agissant de la référence des noms de sensations corporelles, l’intention de Wittgenstein n’est nullement de contester le caractère le plus souvent réaliste de cette pratique, mais de souligner le lien logique souvent négligé par les théories de la référence entre pratique référentielle réaliste et ancrage naturel de l’usage de nos concepts dans nos réactions primitives à la douleur (p. 157-173). 2) Son objectif dans ses remarques critiques sur la référence de « je » n’est pas de « défendre une thèse paradoxale sur l’irréférentialité du pronom à la première personne » (p. 184) mais de souligner les limites d’une approche en termes purement référentiels des énoncés à la première personne (p. 187). 3) Le critère de la singularité des énoncés psychologiques à la première personne est un critère grammatical et non épistémique ou métaphysique, c’est-à-dire issu d’une description de certains traits de la pratique consistant à s’auto- attribuer certains états ou certaines dispositions psychologiques (p. 227). D’autres lignes d’interprétation sont également repérables, comme par exemple une ligne cavel- lienne de lecture du problème du suivi de la règle, dans l’article de Christiane Chauviré et Sandra Laugier (p. 14-15) et dans celui de cette dernière (p. 140-152). Mais elle paraît moins prometteuse dans la mesure où elle procède d’une dramatisation quelque peu artificielle du problème fondée sur une réinterprétation en termes existentiels d’un autre problème : celui du scepticisme (angoisse liée à l’absence de certitude concernant le suivi individuel correct de la règle, « difficulté du rapport à soi », problème de la reconnaissance de ma voix par la communauté).

Nous n’avons pu rendre justice ici à l’ensemble des contributions, en partie parce que certaines d’entre elles se laissent difficilement intégrer dans une ligne générale d’inter- prétation. Deux d’entre elles, en particulier, se détachent par leur singularité : celles de Jacques Bouveresse (chap. 2) et de Jean-Philippe Narboux (chap. 9). Le commentaire par ce dernier des passages thématiquement consacrés au problème de l’intentionnalité (Recherches philosophiques, § 428-465) se distingue à la fois par sa radicalité et la profon- deur de la lecture du Tractatus qu’il induit. Si, comme on peut le penser, la cible de ces passages est une certaine façon de concevoir logiquement l’intentionnalité qui est typique- ment celle du Tractatus, il reste pourtant à évaluer la portée exacte de cette critique dans lesRecherches philosophiques. La thèse de Narboux est que, bien loin de laisser intact le concept d’intentionnalité en faisant valoir une autre solution en termes non-causalistes et non-mentalistes au problème de la détermination du sens de nos jugements (une solution, par exemple, en termes de relation interne intra-grammaticale médiée par des institutions comme le langage), les Recherches philosophiques vont au contraire jusqu’à le récuser en démantelant le réquisit tractatuséen qui le sous-tend (p. 108-110).

La contribution de Jacques Bouveresse se présente, pour sa part, comme le commen- taire d’un unique paragraphe des Recherches philosophiques (§ 50) et comme une défense lucide et philosophiquement ambitieuse de l’approche par Wittgenstein d’un

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problème singulier : celui du statut en apparence étrange et paradoxal des propositions qui prédiquent d’un paradigme ce que seul ce paradigme permet de se représenter de façon sensée dans un système de représentation donné (typiquement, « le mètre-étalon mesure un mètre »). Contre les approches épistémiques (Kripke, Salmon), Bouveresse fait valoir la pertinence et les vertus philosophiques d’une approche grammaticale attentive aux différents usages que nous pouvons faire et que nous faisons d’ailleurs couramment de ce genre de proposition dans nos jeux de langage de la mesure – à savoir, tantôt comme paradigme des attributions de longueur, tantôt comme énoncé empirique sur la longueur effective du mètre-étalon. Cette contribution reste inégalée tant par la rigueur de la lecture qu’elle propose que par l’acuité avec laquelle l’auteur parvient à identifier l’arrière-plan problématique qui seul permet de mesurer la profon- deur philosophique de certaines remarques en apparence peu sérieuses et paradoxales de Wittgenstein dans cet ouvrage.

Ludovic SOUTIF

Daniel C. DENNETT,De beaux rêves. Obstacles philosophiques à une science de la conscience, trad. Claude PICHEVIN, Paris/Tel Aviv, Éditions de l’Éclat (Tiré à part), 2008, 218 p.

Avec ce livre, composé à partir d’une série d’articles publiés entre 2001 et 2005, traduit de Sweet Dreams. A philosophy of Mindfulness and Somaesthetics (Cambridge/

Londres, MIT Press, 2005), Daniel Dennett, figure majeure de la philosophie de l’esprit anglo-saxonne, propose de poursuivre, de réviser et de renouveler la théorie fonctionnaliste de l’activité mentale, et plus précisément de la conscience, qu’il avait d’abord exposée dans son ouvrage de 1991, La Conscience expliquée (Consciousness Explained, Boston, Little/Brown). Cette reprise et ce renouvellement s’appuient sur les recherches scientifiques les plus récentes, notamment en neurophysiologie, en psycho- logie et en sciences cognitives. Mais le postulat général qui commande la recherche de Dennett en théorie de l’esprit depuis plus de trente ans demeure inchangé : une théorie naturaliste et mécaniste de l’esprit – et en particulier de ce qui, en l’esprit, est classi- quement considéré comme le plus difficilement objectivable, la conscience –, autre- ment dit une véritable science de la conscience, est non seulement concevable, mais déjà en voie de constitution. Fondée sur une approche épistémologique en troisième personne, elle représente la seule explication recevable des phénomènes mentaux, s’il est vrai que toute science s’édifie au point de vue de la troisième personne, et qu’il n’existe tout simplement pas de science en première personne. Dennett reste partisan d’un fonctionnalisme au sens large, et privilégie le modèle computationnel de l’esprit- ordinateur. Il récuse cependant une version dure du fonctionnalisme qui, au nom de la thèse de la réalisabilité multiple du mental, et du caractère indifférent des modes de réalisation matérielle de l’automate logique, tend traditionnellement à négliger l’apport

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de la biologie, de la neurophysiologie et des neurosciences en général. La réconci- liation du cognitivisme et des neurosciences autorise bien plutôt, selon Dennett, une explication objective du mental. La représentation classique, en philosophie de l’esprit, d’un essentiel « mystère » de la conscience, l’hypothèse d’une dimension nécessaire- ment privée du mental, constituent ainsi autant d’obstacles philosophiques à une explo- ration scientifique de l’esprit. Ce sont ces obstacles que Dennett entend écarter, dans la mesure où ils entravent « la recherche scientifique en cours, celle qui peut expliquer la conscience de façon aussi profonde et complète que d’autres phénomènes naturels : le métabolisme, la reproduction, la dérive des continents, la gravitation et ainsi de suite » (chap. 2, p. 39).

L’ouvrage comporte une dimension critique décisive, puisque quatre au moins des huit chapitres qui le composent (chap. 1, 3, 4 et 5) sont consacrés à la réfu- tation des variantes contemporaines, en philosophie de l’esprit, de ce « Théâtre cartésien » qui fait de la conscience un objet de connaissance intérieure, par défi- nition privé, et accessible exclusivement en première personne, à la différence des phénomènes physiques. Poursuivant une controverse engagée depuis quelques temps avec d’autres théoriciens de l’esprit tels que John Searle, David Chalmers, Thomas Nagel ou encore Ned Block, Daniel Dennett s’attache à débusquer les impasses et les incohérences selon lui inhérentes à un anti-réductionnisme qui, sous prétexte de prendre la mesure du caractère subjectif de certains états mentaux apparemment distincts des attitudes propositionnelles (« ce que cela fait de », pour reprendre la célèbre formule de Thomas Nagel), pose un fossé épistémologique entre les sciences de la nature et la philosophie de l’esprit. Dans ce cadre s’inscrit en particulier l’ana- lyse critique du concept philosophique communément reçu de qualia, ces supposées propriétés phénoménales, qualitatives et intrinsèques, d’une expérience en première personne (chap. 4). Cette analyse critique, prolongeant l’entreprise de « disqualifi- cation des qualia » amorcée en 1991 dans La Conscience expliquée, s’appuie ici sur des recherches scientifiques relevant des neurosciences et de la neurophysiologie, consacrées notamment au phénomène perceptif de la « cécité au changement » : celles-ci révèlent une possible dissociation entre la possession de qualia et l’expé- rience subjective consciente immédiate, l’hypothèse de propriétés phénoménales non conscientes manifestant ainsi toute l’ambiguïté généralement insoupçonnée du concept classique de qualia. Ce travail de questionnement et de dissolution d’un certain nombre de pseudo-évidences philosophiques concernant le caractère privé de la conscience s’autorise également de la discussion critique détaillée de thèmes et de dispositifs théoriques traditionnels en philosophie de l’esprit. Parmi eux figure, en particulier, « l’intuition du zombie » qui pose que la possession d’états mentaux dits « internes » serait parfaitement distincte du comportement observable des sujets (chap. 1). L’investigation conduite par Dennett autour de concepts classiques de la philosophy of mind (les qualia, la phénoménalité, les propriétés intrinsèques), vise à en dévoiler l’opacité ou l’équivocité constitutives ; elle peut s’entendre comme une tentative de dissolution d’un certain nombre de « mythes philosophiques » hérités de la conception cartésienne de l’esprit, et particulièrement persistants dans la philoso- phie contemporaine de tradition analytique. Si elle implique des thèses délibérément

« contre-intuitives », aussi stimulantes que roboratives, au sujet du mental, elle ne

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renoue pas cependant avec un béhaviorisme strict, qui nierait par exemple l’existence même d’états mentaux « internes ». Il existe bien quelque chose comme une expé- rience subjective en première personne, concède Dennett, mais ces états internes, tant qu’ils ne sont pas l’objet d’une enquête nécessairement menée en troisième personne, ne sont qu’un « résidu » non significatif, et ne sauraient comme tels constituer les données d’une véritable théorie de l’esprit.

Ainsi se trouve justifiée une approche explicative de la conscience humaine en troisième personne, non éliminativiste ni béhavioriste pour autant, que Dennett nommehétérophénoménologie (chap. 2, p. 50-62). L’hétérophénoménologie traite des

« données » de la conscience sur un mode neutre à partir principalement des « compte rendus verbaux » et des textes produits par les sujets. Sa neutralité et son objectivité en font selon Dennett la seule méthodologie adéquate d’une science de la conscience ; cette méthodologie scientifique n’interdit pas toutefois une « posture intentionnelle », puisqu’elle implique effectivement une analyse des structures des croyances subjec- tives. Le cadre théorique général demeure celui de l’attribution de croyances, attri- bution qui s’effectue à partir des jugements verbalisés et des actes de langage, et non par la voie de l’introspection ni par la voie de l’empathie. Le postulat fondamental de la méthode hétérophénoménologique est ainsi qu’il n’existe pas de croyances inex- primables, par quoi elle se distingue non pas du mentalisme comme tel, mais d’un internalisme qui suppose que les croyances ne peuvent être analysées qu’en première personne.

La contribution de Dennett à l’édification positive d’une science de la conscience prend les traits d’une théorie, la théorie de la « notoriété » ou encore de la « célébrité cérébrale » (chap. 6 et chap. 7), qui prolonge et modifie simultanément le modèle des

« versions multiples » précédemment exposé dans La Conscience expliquée. Fondé sur la notion, issue des neurosciences cognitives, d’« espace de travail global », ce modèle explicatif de la conscience fait de celle-ci, non pas un phénomène élémentaire et indivi- sible, mais bien la résultante d’une sorte de division du travail d’une multitude d’agents eux-mêmes non conscients et parfois concurrents les uns des autres. Il engage l’hypo- thèse d’une composition du travail cérébral en de multiples instances (le modèle du

« Pandémonium »), qui récuse explicitement celle d’un « Témoin » ou d’un « Exécutif central » caractéristique du Théâtre cartésien. La conscience peut de fait se réduire à

« l’accessibilité des démons spécialistes [les multiples agents du travail cérébral] les uns envers les autres (et non envers un Exécutif ou un Ego Central imaginés comme étant d’un rang plus élevé) » (p. 156). Pour reprendre la métaphore politique proposée par Dennett, cette conception computationnelle et anti-hiérarchique s’oppose à la thémati- sation classique de la conscience comme « médium de représentation parti culier situé dans le cerveau », de la même façon que le modèle démocratique s’oppose au modèle monarchique d’un « Soi » qui régnerait sur les contenus mentaux et en constituerait le centre. La théorie de la « notoriété cérébrale » associe ainsi la conscience à l’influence temporaire qu’exercent certains contenus sur les autres (« faire le poids »), en l’absence de toute instance dirigeante définie.

Cette modélisation originale engage un travail conceptuel important de redéfini- tion de la catégorie classique de conscience, puisque celle-ci n’est plus identifiée à

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« une propriété intrinsèque, ni même [à] une simple propriété dispositionnelle », mais se trouve ici comprise comme « un phénomène qui exige l’actualisation d’un poten- tiel ». Le recours aux concepts neuroscientifiques de « réverbération » et de « courbe d’amplification soutenue » (p. 158) se conjoint de façon remarquable avec la détermi- nation littéraire, d’obédience proustienne, de l’écho ou de la « capacité de faire écho », pour aboutir à une compréhension singulière de la réflexivité, désormais disjointe de toute « phénoménalité » (p. 187-188). Outre donc le travail d’investigation critique et de dissolution de concepts philosophiques traditionnels en théorie de l’esprit, l’un des principaux intérêts de l’ouvrage consiste en une redéfinition de la conscience qui ne nie pas celle-ci, mais tente d’en produire une conceptualisation nouvelle en dehors de la tradition cartésienne, avec notamment la double référence, originale, aux neuro- sciences et à la fiction littéraire.

L’on pourrait certes regretter que cette réforme conceptuelle de la conscience semble demeurer parfois à l’état d’esquisse, en ce qui concerne plus particulièrement les enjeux fictionnels et littéraires des « récits de soi » des sujets de l’hétérophéno- ménologie. L’on peut également se demander dans quelle mesure la perspective des neurosciences, fondamentalement internaliste, dans la mesure où elle rapporte les états mentaux à leurs corrélats neuraux dans le cerveau, est véritablement compatible avec la perspective externaliste également développée dans l’ouvrage. Cette dernière perspective refuse en effet la représentation d’un Soi séparé du monde, « isolé du monde extérieur par des couches d’“input” et d’“output” », puisqu’au contraire « le Soi est massif, concret, et visible dans le monde, pas seulement “distribué” dans le cerveau mais répandu dans le monde » (chap. 6, p. 159). Enfin, la voie hétéro- phénoménologique propose une redéfinition singulière du Soi distinct de la figure classique d’un « Ego central », ainsi que de la réflexivité immanente aux institu- tions symboliques et sociales identifiée à la « capacité de faire écho […] en grande partie imputable aux habitudes d’autostimulation que nous importons de la culture humaine » (chap. 7, p. 195) ; sous ce dernier aspect, la reconduction dennettienne du vocabulaire même de la conscience, le projet de constitution d’une science de la conscience, peuvent apparaître déconcertants, difficilement conciliables avec le programme philosophique ici en jeu d’une théorisation de la subjectivité visant à sortir du cadre conceptuel de l’égologie d’obédience cartésienne assignant le sujet à l’ordre de la phénoménalité. Mais sans doute de telles difficultés sont-elles inhérentes à ce programme même : le dépassement de la thématisation classique du mental, comme le souligne Dennett, est une tâche ardue, tant est puissante et persistante

« l’image cartésienne » au sujet de l’esprit. Quoi qu’il en soit, la perspective géné- rale ici proposée d’un fonctionnalisme cognitiviste réassignant le sujet à la sphère anthropologique, d’une théorie du sujet hétérophénoménologique, ni éliminativiste ni internaliste, constitue certainement une des voies les plus fécondes dans le champ de la philosophie contemporaine de l’esprit.

Pascale GILLOT

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Jaegwon KIM, Philosophie de l’esprit, trad. David MICHEL-PAJUS, Mathieu MULCEY

et Charles THÉRET, préf. de Pascal ENGEL, Paris, Les Éditions d’Ithaque, 2008, xxvi-371 p.

La deuxième édition remaniée de Philosophy of Mind (Boulder, Westview Press, 2006 – la première édition est parue chez le même éditeur en 1996) est le dernier ouvrage en date de Jaegwon Kim. Sa version française (Philosophie de l’esprit), préfacée par un bref et éclairant essai de Pascal Engel, complète la liste des titres disponibles en français du philosophe américain d’origine coréenne, à laquelle manque seulement Physicalism, or Something Near Enough (Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2005).

Tantôt manuel, tantôt « introduction », tantôt texte philosophique militant, la nature diversifiée de Philosophie de l’esprit est défendue par Kim dans la préface, avec l’argument raisonnable qu’un texte didactique doit garder un équilibre entre une expo- sition neutre des thèmes et un engagement philosophique ouvert.

Dans ce livre, l’exposition synthétique des grands courants de la philosophie (analy- tique) de l’esprit, grosso modo à partir de 1945, est problématisée et rendue actuelle à travers le « prisme de lecture » de la réflexion philosophique de Kim, qu’on rappellera ici brièvement. Dans les années 1970, notamment sous l’influence des théories fonction- nalistes, un large accord s’était établi dans la communauté philosophique anglo- saxonne pour défendre une vision de l’esprit à la fois physicaliste et non réductionniste.

Une notion centrale pour ce projet était celle de « supervenience » (« survenance »), consistant à affirmer qu’une propriété mentale dépend de, ou « survient » sur, sans se réduire à une propriété physique. Après avoir longuement travaillé sur cette notion dans les années 1980, et après en être devenu le principal spécialiste (et critique), Kim a lancé entre les années 1980 et 1990 une attaque contre le physicalisme non réduction- niste, en plaidant en faveur d’une notion véritablement « forte » de survenance, qui ne permet pas d’éviter une réduction du mental au physique. Il a ainsi montré que les positions qui se voulaient anti-réductionnistes aboutissent toutes, tôt ou tard, à une forme d’« épiphénoménalisme » (sont épiphénoménales les propriétés qui sont causées et qui ne peuvent pas causer à leur tour). Si l’on considère la capacité de causer comme le critère principal pour affirmer la réalité d’une propriété, alors les physicalistes non réductionnistes doivent finir par assumer, conséquence embarrassante, le refus de la réalité du mental.

La clarté et la précision de l’argumentation de Kim ont poussé les anti-réductionnistes (fonctionnalistes, émergentistes, dualistes cartésiens) à améliorer leurs propres argu- ments, et à sélectionner les phénomènes qui échapperaient vraiment à toute réduction à la dimension physique. Il s’agit en particulier des qualia, c’est-à-dire des propriétés intrinsèquement qualitatives ou « phénoménales » (comme, pour la perception, l’effet que cela fait de voir une pomme rouge, distingué de la simple sensation d’une pomme rouge), et du phénomène de la conscience. Or, dans la Philosophie de l’esprit, nous trouvons justement une réflexion renouvelée sur les qualia et la conscience et, en outre, un chapitre (chap. 2) dédié à la position la plus éloignée de tout réductionnisme : le dualisme (cartésien) des substances.

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La force de la réflexion critique qui parcourt en filigrane la Philosophie de l’esprit se résume dans la formulation de l’alternative, selon Kim incontournable, dans laquelle la philosophie de l’esprit serait nécessairement prise, entre la Charybde de l’épiphénoménalisme et la Scylla du réductionnisme des propriétés mentales – deux positions tout aussi incommodes pour les croyances du sens commun. En effet, l’alternative entre épiphénoménalisme et réductionnisme pourrait être évitée si seulement on pouvait soutenir en même temps les quatre positions philosophi- ques suivantes (en partie résumées p. 327) – chacune étant apparemment plausible pour le sens commun. 1) Le physicalisme ontologique, dans le sens de la « clôture physique », position selon laquelle une propriété physique, si elle est causée, est causée par une – et une seule (si on ajoute un principe de « non-surdétermination causale ») – autre propriété physique (cette position implique la complétude de la physique, mais n’implique pas nécessairement le déterminisme physique, car une propriété physique pourrait ne pas avoir une détermination causale ; voir p. 220-221).

2) L’irréductibilité des propriétés mentales aux propriétés physiques (qui implique évidemment l’irréductibilité de la distinction entre propriétés mentales et propriétés physiques). 3) La survenance de l’esprit sur le corps, ou des propriétés mentales sur les propriétés physiques. 4) L’efficacité causale de l’esprit ou des propriétés mentales.

Kim se concentre particulièrement sur l’analyse des trois dernières positions : en proposant une notion « forte » de survenance, et en défendant l’efficacité causale contre une causalité dispositionnaliste et contre tout risque d’épiphénoménalisme du mental, il précise finalement dans quel sens il faut renoncer à la deuxième position en se décidant pour le réductionnisme.

Mais la réduction qu’il revendique n’est pas à entendre dans le sens d’une réduction qui élimine, qui efface : en reprenant l’ancienne suggestion de Smart (p. 310), « réduire x à y » signifie seulement « x n’est rien de plus que y ». Ensuite, cette version « faible » de réduction est spécifiée à travers l’exclusion de deux paradigmes dominants : celui qui fonde la réduction sur l’existence de « lois de correspondance » (les « bridge- laws » originairement introduites par Nagel), et celui qui la fonde sur une identité. Deux arguments majeurs sont avancés contre ces paradigmes : respectivement, l’argument fonctionnaliste de la « réalisabilité multiple » de Putnam et Fodor, et l’argument du

« fossé explicatif » (« explanatory gap »). La réduction proposée par Kim est comprise dans les termes fonctionnels d’une « explication réductrice » : celle-ci se distingue de la « mauvaise » notion de réduction dans la mesure où les conséquences entraînées par l’explication réductrice sont plus épistémologiques qu’ontologiques, même si elle porte bien sur des propriétés ontologiques.

C’est alors avec cette notion fonctionnelle de réduction que Kim peut se permettre d’avancer l’hypothèse d’une réduction partielle des qualia, c’est-à-dire d’une explica- tion réductrice des propriétés relationnelles des qualia. Dans tous les cas, l’auteur est prêt à reconnaître la résistance des qualia à une réduction complète, c’est-à-dire leur résistance à être pleinement naturalisées à travers une explication purement physica- liste. La leçon de cette difficulté, en revanche, ne consiste pas pour lui (comme c’est souvent le cas pour d’autres philosophes qui reconnaissent une telle irréductibilité des

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qualia) à admettre une anomalie dans la position physicaliste, mais plutôt à affirmer que, malgré ses défaillances, le physicalisme (ou « quelque chose qui lui ressemble beaucoup » pour paraphraser son « physicalism, or something near enough ») demeure encore la meilleure théorie explicative de l’esprit, car Kim fait confiance aux progrès des sciences physiques pour combler le vide actuel.

Signalons en conclusion une force et une faiblesse de ce beau livre. Cet ouvrage est sûrement utile pour l’exposition cristalline, au chapitre 8, du problème difficile («the hard problem ») de la conscience. On trouve ici des distinctions précieuses, comme celle entre l’argument de l’accès privilégié et de la dimension privée d’un côté, et, de l’autre, l’argument de la transparence et de l’infaillibilité – ce qui permet selon Kim d’envisager une dimension privée mais faillible qui définirait la subjectivité ; la distinction entre états subjectifs et états qui se réfèrent par attribution au sujet (ainsi Kim prend ses distances par rapport aux influentes théories auto- référentialistes , comme celles de son maître Chisholm et de H.-N. Castañeda) ; la distinction (déjà popularisée par Chalmers) entre conscience et conscience de soi (il s’éloigne de toute théorie de la conscience comme « pensée d’ordre supérieur » – voir en particulier David M. Armstrong et David Rosenthal) ; la distinction entre états mentaux conscients avec et sans l’accompagnement des qualia, etc. Une faiblesse de ce livre est l’absence d’une discussion approfondie de la première des quatre positions philosophiques formulées ci-dessus. L’hypothèse (d’ailleurs déjà envisagée par Bennett) d’une surdétermination causale, par exemple, dans le sens d’une co- détermination de deux causes efficaces mais non suffisantes (séparément), n’est pas prise en compte sérieusement. Et, surtout, Kim paraît bizarrement attaché à une vision presque newtonienne de la physique qui est à la base de son physica- lisme : même si ce physicalisme n’implique pas un déterminisme à la Laplace, Kim ne semble pas se confronter au fait que la physique contemporaine met en doute le principe de la clôture physique, et également le principe de la complétude de la physique d’un point de vue explicatif.

Giuseppe DI SALVATORE

Bruno GNASSOUNOU et Cyrille MICHON, dir., Vincent Descombes. Questions disputées, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2007, 444 p.

Cet ouvrage collectif dirigé par Bruno Gnassounou et Cyrille Michon est issu de journées d’étude intitulées « Action, rationalité et société. Autour de Vincent Descombes », organisées à La Baule en 2005. Il réunit treize contributions, qui exami- nent les domaines et les enjeux contemporains multiples de la philosophie de Vincent Descombes. Le travail engagé par Descombes depuis plus de trente ans, au croise- ment de la philosophie de l’esprit et de la philosophie de l’action, nourri de la pensée d’Aristote et de celle de Wittgenstein, explore également le champ anthropologique

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