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Viollet-le-Duc, enseignant

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Academic year: 2022

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Le reLevé

en architecture ou L’éterneLLe

quête du vrai

Journées internationaLes d’études 5 et 6 novembre 2007

cité de L’architecture

& du patrimoine

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Quelques semaines après son ouverture au public, la Cité de l’architecture

& du patrimoine a accueilli les 5 et 6 novembre 2007, la deuxième édition des journées européennes d’études sur le patrimoine et son enseignement.

Faire progresser la recherche dans les domaines de l’architecture et du patrimoine est, en effet, l’une des missions essentielles de la Cité. La pre- mière édition de ces journées intitulées « Entre histoire et restauration en France et en Italie » s’était déroulée à Rome en décembre 2005. Cette fois-ci, le relevé d’architecture est au centre des débats de ces deux journées, orga- nisées conjointement par la Cité de l’architecture & du patrimoine (École de Chaillot, musée des Monuments français) et le département d’histoire de l’architecture de l’université La Sapienza à Rome, en partenariat avec l’École pratique des hautes études. Après les journées de Rome qui étaient franco-italiennes, nous avons souhaité ouvrir ces journées à d’autres pays européens.

Ce colloque permet de retracer certains moments forts de l’histoire de la pratique du relevé, tant du point de vue de ses auteurs que de ses utilisa- teurs. Il permet de débattre sur les fondements théoriques sur lesquels s’appuie la pratique du relevé et de mieux les identifier. Il est aussi l’occasion de comprendre quel est l’état de l’art en matière d’outils et de techniques.

Une des particularités de ce colloque est de permettre la rencontre entre historiens et architectes et de favoriser, entre ces professionnels d’horizons divers, un dialogue utile pour la connaissance des édifices et la pratique de leur restauration.

François de Mazières Président de la Cité de l’architecture & du patrimoine

Préface

MeMbres du coMité scientiFique Jean-Marie Pérouse de Montclos

• , directeur de recherche au CNRS

Jean-Michel Leniaud

• , directeur d’études à l’École pratique des hautes études, professeur à l’École nationale des chartes

olivier Poisson

• , inspecteur général des monuments historiques benjamin Mouton

• , architecte en chef, inspecteur général

des monuments historiques, professeur associé à l’École de Chaillot

• sabine Frommel

• , directeur d’études à l’École pratique des hautes études

Marie-Paule Arnauld

• , directrice du musée des Monuments français

Mireille Grubert

• , directrice de l’École de Chaillot

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APPeL à coMMunicAtions

benjamin Mouton pour le comité scientifique

« La représentation de l’architecture ; le dessin d’architecture ; le relevé d’architecture… » sont des termes voisins, d’apparence semblable, mais qui ne sont pas échangeables : le relevé quant à lui porte une signification plus factuelle, plus rigoureuse, et représente l’architecture à un moment donné, de la façon la plus exacte et intransigeante.

On rappellera le très important ouvrage consacré au « relevé », réalisé sous la direction de Jean-Paul St Aubin et édité en 1992 par l’Inventaire.

Le MAître Mot est LA recherche de L’exActitude

Or, l’histoire du relevé architectural le démontre et les progrès de la repré- sentation et de l’observation sont probants : tout relevé s’expose, dans une sorte de compétition de l’exactitude, a être dépassé par le suivant, n’est-ce pas sans fin ?

Le chAMP technique ne cesse de se déveLoPPer

La technique issue de la photographie — stéréophotogrammétrie, photo redressée, etc. — tend à prendre le pas sur les autres techniques, en don- nant à la représentation du réel un caractère scientifique qui ne paraît pas pouvoir être contesté. Devient possible la représentation en géométral y compris de ce qui ne peut s’appréhender d’un seul coup d’œil, gêné par l’encombrement visuel du contexte existant (urbain, végétal, etc.) ou même de ce qui ne peut être vu simultanément (dedans et dehors…). Bien plus, une prise de vue, répétée à des laps de temps réguliers, peut révéler une évolution de déformations, et donc une pathologie de déséquilibre.

Le reLevé dAns queL obJectiF ?

Parallèlement à la recherche de l’exactitude, la recherche de la compréhen- sion ouvre un champ complémentaire, celui de l’analyse. La précision de la mesure n’est-elle pas vaine, s’il est plutôt question du sens de l’édifice ? Le relevé dépasse alors le stade de la représentation pour s’intéresser à la collecte d’indices, qui vont éclairer les étapes constructives, les maté-

riaux, les conditions de conservation, les désordres structurels, physiques et chimiques… Le relevé est donc porteur de significations. Son objectif sera de comprendre les étapes par lesquelles l’édifice est passé pour rendre intelli- gible son état actuel, éclairer et préparer l’intervention concrète. Peut-il tout autant rester indépendant du « projet » concernant l’édifice (conservation, restauration, réutilisation), et ne pas y penser ?

Les LiMites du reLevé ?

La saisie exhaustive de la totalité des données de l’architecture est impos- sible, voire sans intérêt : « Un modèle redoublant totalement la réalité n’apporte aucune connaissance… » (Philippe Boudon). Une sélection appa- rait donc incontournable, et va identifier en conséquence les limites, les performances, donc les outils, qui se résumeront dans la formulation de la

« commande ». Mais en contrepartie, par l’effet de cette sélection, émerge l’expression d’une « interprétation » qui nous éloigne de l’approche scien- tifique, et qui rend douteuse la notion de « relevé indépendant ».

Cela conduit à s’interroger sur la capacité du relevé à dépasser la repré- sentation de la matérialité d’une construction, et s’attacher à celle de son architecture. Au-delà de la démarche scientifique aux limites réductrices, il s’agirait de rendre perceptibles et intelligibles les caractères, les qua- lités sensibles des espaces organisés, et de s’attacher au « sens » de l’architecture qui reste l’élément essentiel de sa composition, donc de sa signification, et le but de sa transmission : le relevé le pourrait-il ? C’est ici que le dessin manuel, récemment disqualifié par le dessin méca- nique, prend une dimension nouvelle — autant lors de la phase d’analyse que de celle du projet. En effet, il se distingue des modes mécaniques plus ou moins automatisés, non seulement par le fait qu’il sélectionne le principal du secondaire, mais parce que l’image que l’œil reçoit est trans- mise à la main qui dessine, au travers du filtre du cerveau qui déjà identifie ce qu’il veut retenir : choix délibéré, arbitraire sans doute, puisque déjà porteur de sens, de réflexion, d’intelligence, de compréhension et de sen- sibilité : moins « scientifique », cette démarche en est-elle moins porteuse de « vérité » ?

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[ Gilles séraphin ] P. 105 [ Marie-Paule Arnauld ] P. 11

[ Mireille Grubert ] P. 57

Les GrAndes FiGures du reLevé

Les reLevés de JAcques Androuet du cerceAu :

entre APProche rAtionneLLe et iMAGinAtion [ sabine Frommel ] P. 12 JeAn-bAPtiste LAssus (1807-1857) et LA MonoGrAPhie

de LA cAthédrALe de chArtres [ Jean-Michel Leniaud ] P. 35 Le reLevé de LA cité de cArcAssonne PAr vioLLet-Le-duc :

une PreMière APProche [ olivier Poisson ] P. 43

de LA connAissAnce Au ProJet

Le rôLe PotentieLLeMent historioGrAPhique du reLevé et

de LA restAurAtion [ Paolo Fancelli ] P. 60

de L’histoire à LA restAurAtion en PAssAnt PAr Le reLevé

et inverseMent [ Annarosa cerutti Fusco ] P. 73 Le reLevé Au service du ProJet, Le Point de vue des Architectes du PAtriMoine (résuMé) [ véronique villaneau-ecalle ] P. 89 Le reLevé et LA restAurAtion coMMe PossibLe édition critique

d’un texte ArchitecturAL [ Alessandro sartor ] P. 90

Sommaire

diALoGuer Avec Le MonuMent : reLevé MAnueL et recherche sur LA Porte orientALe Ayyoubide de LA citAdeLLe de dAMAs (syrie)

[ Andreas hartmann-virnich ] P. 114 Les reLevés ArchitecturAux Au xvie siècLe en itALie

[ tancredi carunchio ] P.130

Le reLevé d’Architecture : LA Méthode, LA Gestion des résuLtAts Pour LA connAissAnce et LA restAurAtion. APPLicAtion Au cAs

de LA viLLA AdriAnA à tivoLi [ Giuseppina enrica cinque ] P. 143 Le reLevé d’AnAtoMie constructive des bâtiMents

d’hAbitAtion ordinAires

[ Jacques Fredet ] P. 161

de LA toise Au nuMérique

L’utiLisAtion de nouveLLes techniques PAr W. GoodyeAr Au debut du xxe siecLe et Leur APPort à L’histoire

de L’Architecture seLon A. choisy [ Javier Girón sierra ] P. 180 LA Mesure du teMPs dAns Les reLevés de L’Architecture Antique

[ Anne Moignet-Gaultier ] P. 191 Méthodes de reLevé sur Les constructions historiques

et Les sites ArchéoLoGiques [ Frank becker ] P. 208 MétroPhotoGrAPhie APPLiquée (résuMé) [ serge Paeme ] P. 217 entre trAdition et hAute technoLoGie : reGArds sur Les Méthodes de L’ArchéoLoGie de LA construction à L’université technique de Munich

[ Alexander von Kienlin ] P. 218

synthèse : queL Avenir Pour Le reLevé ?

queL reLevé Pour queL obJet ?

L’APPort des reLevés de revêteMents MurAux (enduits, bAdiGeons, Peintures…) Au PAtriMoine bâti

[ christian sapin ] P. 106

[ régis Martin ] P. 179

[ benjamin Mouton ] P. 239

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fiGUreS DU reLeVé

À l’ère du numérique et des nouvelles technologies appliquées au relevé, on peut s’interroger sur la pertinence du recours aux ouvrages anciens et aux dessins « historiques ». Quelle est la spécificité des informations qu’ils lais- sent appréhender aujourd’hui ? Leur fiabilité est-elle encore appréciable ? Les choix qui ont été faits sont-ils toujours porteurs de sens ?

À partir de trois exemples insignes (Les plus excellents bâstiments de France d’Androuet Du Cerceau, Monographie de la cathédrale de Chartres de Lassus et les relevés de la cité de Carcassonne conservés dans les archi- ves de Viollet-le-Duc), les intervenants de cette matinée vont tenter de faire émerger des éléments de réponse à ces questions, éléments qui pourraient constituer un socle pour les réflexions à venir sur le plus contemporain.

Modérateur : Marie-Paule Arnauld,

directrice du musée des Monuments français, Cité de l’architecture & du patrimoine

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Les reLevés de JAcques Androuet du cerceAu :

entre APProche rAtionneLLe et iMAGinAtion

sabine Frommel, directrice d’études à l’École pratique des hautes études

La fortune des plus excellents bastiments de France (1576-1579) a perduré pendant des siècles et laissé des traces multiples1. Dans les « Illusions perdues », Honoré de Balzac fait découvrir l’ouvrage par Lucien de Rubempré. À peine arrivé dans la capitale, le jeune ambitieux « aperçut un tas de bouquins [...] parmi lesquels brilla [...] l’ouvrage de l’architecte Du Cerceau sur les maisons royales et les célèbres châteaux de France dont les plans sont dessinés dans ce livre avec une grande exactitude »2. Mais l’historien de l’architecture, pour lequel les relevés des plus excellents bastiments de France constituent une source fondamentale, cherche en vain cette « grande exactitude » vantée par le romancier français. Certes, les dessins sur vélin conservés au British Museum et les gravures de la version définitive présentent de manière détaillée les châteaux les plus fréquentés de la cour de France au XVIe siècle. Sans cet album précieux, il serait difficile de connaître leur état primitif et les modifications qu’ils ont subies. L’objectif de Jacques Androuet Du Cerceau n’était cependant pas toujours de représenter ces résidences de façon exacte. Guidé par son instinct et ses propres principes formels, il corrige syntaxe et détails et c’est une énergie, forte et inconsciente qui le fait transformer ces der- niers, même si ce n’est parfois que discrètement. L’architecte a recours à des méthodes hétérogènes : dans certains cas, il utilise dessins ou

1 En 1671 les membres de l’académie d’architecture soulignent l’utilité de l’ouvrage Procès-Verbaux de l’Académie Royale de l’Architecture : « Pour ce qui concerne Jacques Androuet Du Cerceau, [...] le livre des beaux bastiments de France qu’il nous a laissé peut estre [aussy] de grande utilité par la réflexion qu’on doit faire de l’estat où ilz [les bâtiments] estoient alors à celuy où ilz se trouvent présentement et des raisons qu’on peut avoir eues d’y aporter des changements » (H. Lemonnier (dir.), Procès-Verbaux de l’Académie Royale de l’Architecture, t. I, 1671-1681, Paris, 1911, p. 12). Au début du XIXe siècle l’architecte Charles-François Callet s’inspire de projets idéaux de Du Cerceau, comme l’avait fait à la fin du XVIIe Attilo Arrigoni pour la rotonde de Besana à Milan (S. Bellamy-Brown, La Renaissance au service du XIXe siècle. À propos de l’ouvrage de Charles-François Callet, Notice historique sur la vie artistique et les ouvrages de quelques architectes français du XVIe siècle (1842), Livraison d’Histoire de l’Architecture, 9, 2005, p. 34. Sur la Rotonda di Besana, voir P. Angiolini, « Vecchio e nuovo nel ritratto di città d’epoca napoleonica. Il caso di Milano », communication lors du colloque La cultura architettonica italiana e francese in epoca napoleonica : pratiche professionali e questioni stilistiche, organisé par l’Archivio del Moderno et l’Accademia di architettura à Mendrisio, le centre Ledoux, l’Institut national d’histoire de l’art (INHA), académie de France à Rome (Villa Médicis), du 5 au 8 octobre 2006, actes en préparation).

2 « ... Quel prix ?... Cinquante francs... C’est cher, mais il me le faut... » H. de Balzac, Les illusions perdues, Paris (éd. Flammarion), 1966, p. 406.

maquettes existants, dans d’autres, il (ou ses collaborateurs) effectue des relevés sur place3. Pour procéder ainsi, il lui fallait entretenir de bons rap- ports avec le service des Bâtiments du Roi et ses architectes, afin d’avoir accès à la documentation graphique. Du Cerceau était donc à la merci des architectes et les plus excellents bastiments révèle implicitement qu’un artiste comme Philibert Delorme était assez secret, tandis que Primatice,

« surintendant des bâtiments de la couronne » depuis 1559, semble avoir mis à disposition de nombreux dessins. Lors d’une campagne de relevé d’un château, il n’était pas toujours facile de se procurer la clef donnant accès à la totalité du bâtiment et, inévitablement, certains détails se déro- baient au regard et invitaient à des compléments par analogie ou même par imagination. Quand Du Cerceau utilisait les dessins ou les maquet- tes d’un architecte, on ignore si ceux-ci représentaient un projet définitif ou une version intermédiaire. Au XVIe siècle, les commanditaires et leurs artistes changeaient souvent en cours de route, de sorte que le moment précis du relevé n’est pas facile à déterminer. Parfois Du Cerceau élimine des dessins dans la version gravée, dans d’autres cas, cette dernière sem- ble bénéficier d’un enrichissement. Ceci est particulièrement vrai pour des projets comme Saint-Maur ou Charleval, où de nouvelles propositions ont vu le jour dans l’intervalle qui sépare les dessins du British Museum et les gravures publiées en 1579. Or le passage entre les deux phases révèle des mutations intéressantes qui mettent en lumière l’évolution des méthodes de l’architecte.

Dans le recueil gravé, les représentations graphiques sont accompagnées de textes consacrés aux commanditaires et à leurs intentions, au site, au caractère général des constructions, aux matériaux. Elles passent sous silence la chronologie des travaux, le détail du langage architectural ou, à deux exceptions près, le nom de l’architecte4. Le recueil résume des épisodes essentiels de la Renaissance française, sans qu’on puisse à l’heure actuelle identifier tous les facteurs, techniques et humains. Mais la mise en parallèle de plusieurs exemples peut révéler certains traits typi- ques de Jacques Androuet Du Cerceau, et clarifier ses contacts avec les grands architectes de son temps. Notre réflexion a pour objectif d’éclairer sa démarche, de suivre sa psychologie — complexe, compliquée et par- fois même confuse — par la confrontation d’un petit groupe d’édifices : Fontainebleau, le Louvre, les Tuileries, Ancy-le-Franc, Vallery, Dampierre et

3 Pour le château de Saint-Maur, il utilisa une maquette, à Ėcouen et à Anet, par exemple, il travailla sur place (F. Boudon, « Du Cerceau et Les plus excellents bastiments de France », in Jacques Androuet Du Cerceau, sous la dir. de J. Guillaume avec la collaboration de P. Fuhring, Paris, 2010, p. 268. Ce volume contient également une bibliographie à laquelle nous renvoyons notre lecteur).

4 Le nom de Pierre Lescot, « seigneur de Clagny », a été cité pour le Louvre, celui de Philibert Delorme pour le château de La Muette (Les plus excellents bastiments de France, présentation et commentaires de D. Thomson, Paris 1988, pp. 27 et 103).

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la chapelle funéraire d’Anet5. Ces choix sont justifiés par nos propres études que nous cherchons à approfondir par un regard critique sur les relevés des plus excellents bastiments de France.

PréLude d’une initiAtive MonuMentALe

Le recueil est le fruit des expériences que l’artiste a menées depuis les années quarante6. Lors de son apprentissage auprès de Sebastiano Serlio, depuis 1542 « paintre et architecteur du Roy » à Fontainebleau, le jeune Français avait appris la représentation systématique d’un édifice par plan/

coupe/élévation telle qu’elle a été préconisée par Raphaël dans sa lettre à Léon X de 1518/15197. Avec efficacité et bravoure, il sut les perfectionner, en combinant perspective, axonométrie, vue basse, vue haute et moyenne, non sans faire appel aussi au géométral ou à la « vue cavalière ». Ainsi il réus- sit à figurer l’organisme architectural d’une manière analytique, didactique, presque radiographique, inconnue jusqu’alors. Auprès de Serlio, le jeune architecte avait aussi découvert les traités d’architecture et les recueils de dessins auxquels il commença à se consacrer avec zèle à partir des années quarante8. À cette période intense remonte son intérêt pour l’architecture royale, les châteaux de Chambord, de Madrid et de Fontainebleau. Ensuite, pendant les années cinquante l’idée d’une anthologie des plus belles demeu- res de la cour de France allait mûrir dans sa tête.

L’entreprise était aussi tributaire de l’esprit du temps. Jacques Androuet avait sans doute eu connaissance des gravures que son compatriote Étienne Dupérac, l’un des grands protagonistes de cet art, avait publié à Rome9. En 1573 celui-ci dédie à la reine mère la grande vue à vol d’oiseau du palazzo et des jardins de Tivoli, édités par Antonio Lafreri10 ; un an plus tard il offre à Charles IX sa restitution idéale de la Rome antique : Urbis Romae scio- graphia11. Les gravures concernant Saint-Pierre et le Capitole durent aussi leur renom à la technique de l’eau-forte, exceptionnelle à Rome où dominait

5 S. Frommel, « Le portique du château de Vallery », in Revue de l’Art 131 (2001), pp. 9-24 ; voir aussi M. Chatenet/S. Frommel, « Alla scoperta di Jacques Androuet Du Cerceau », in Il disegno di Architettura, 21-22, 2000, p. 24. ; S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, Paris 2002 ; « Fontainebleau : un laboratorio artistico franco-italiano » in Arte e Architettura. Le cornici della storia, sous la dir. de F. Bardati et A. Rosellini, Milano, 2007, pp. 101-134. ; S. Frommel,

« La surintendance de Fontainebleau (1559-1570) : entre convenance et innovation » et « L’architecture sacrée : La chapelle de Diane de Poitiers à Anet et la Rotonde des Valois » et in Primatice architecte, Paris 2010, pp. 150-184 et 185-190.

6 F. Boudon, « Du Cerceau et Les plus excellents bastiments de France », cit. p. 257.

7 S. Frommel, « Sebastiano Serlio et Jacques Androuet Du Cerceau : une rencontre décisive », à paraître sous la dir. de J. Guillaume.

8 Ibid.

9 Sur Dupérac voir E. Lurin, Étienne Dupérac, graveur, peintre et architecte (vers 1532 ?-1604). Un artiste-antiquaire entre l’Italie et la France, thèse de doctorat, Université de Paris 4, 2006, sous la dir. de A. Mérot, publication en préparation.

10 V. Pacifici, Ippolito Secondo d’Este cardinale di Ferrara, Tivoli, 1920, p. 395-396 et tav. VI ; voir aussi, S. Deswarte-Rosa, « Dupérac et la villa à hippodrome de Chaillot », dans Revue de l’Art, 150 (2005), p. 39.

11 Paris, BNF, Département des estampes, Rés., AA6 (Deswarte-Rosa, « Dupérac et la villa à hippodrome de Chaillot », cit. p. 39).

la taille-douce12. Le retour de Dupérac en France en 1578 signifia pour Du Cerceau une sérieuse concurrence qui dut réveiller son ambition. La vue axée à vol d’oiseau du château de Verneuil semble s’inspirer de la fameuse villa de Tivoli13. Enfin, dans son Livre des édifices antiques romains de 1584, il s’inspirait sans doute du plan de la Rome antique de Dupérac, amorçant un retour à l’antiquité à la fin de sa carrière.

Mais Les plus excellents bastiments de France témoignent d’une démar- che différente de celle d’autres initiatives éditoriales du même genre telles que, par exemple, le formidable catalogue des monuments romains du Speculum Romanae Magnificentiae, publié depuis 1577 par Antonio Lafreri14. La monarchie française et la centralisation croissante du pays sont le subs- trat de cette entreprise censée présenter à une élite sociale, passionnée de l’art de bâtir, le patrimoine architectural de la Couronne, depuis l’épo- que médiévale jusqu’aux chantiers les plus novateurs, tels que les Tuileries, Saint-Maur et Charleval. Défini en 1561, le projet se heurte aux conflits sanglants des guerres religieuses qui contraignent l’architecte à limiter ses déplacements durant les années 1563 à 1566 et 1570 ainsi que 157215. Patronné par Henri II et par Charles IX, l’ouvrage sera dédié à Catherine de Médicis, la reine mère, jusqu’à l’avènement de Henri III en 1574, le person- nage le plus puissant du royaume16.

du cerceAu sur Le viF

Quoique l’approche puisse varier d’un édifice à l’autre, la calligraphie de l’ar- chitecte se distingue avec une certaine clarté. Auprès de Sebastiano Serlio, Du Cerceau s’était familiarisé avec le château d’Ancy-le-Franc, chef d’œuvre du Bolonais et manifeste du premier classicisme en France17 (fig. 1a, 1b et 1c). Il admire la parfaite cohérence de cet édifice que son isométrie à vol d’oiseau rend de manière pertinente : « comme de haulte veuë : & diroit on presque, en considérant l’édifice, qu’il a esté tout fait en un iour, tant

12 Ibid., p. 40.

13 Ibid.

14 Je dois certaines informations sur la datation de cet ouvrage à B. Rubach qui étudie l’œuvre de l’éditeur romain dans sa thèse ANT. LAFRERI FOMIS ROMAE — Der Verleger Antonio Lafreri und seine Druckgraphikproduktion à la Humboldt-Universität de Berlin sous la direction de A. Nesselrath. Dans des années vingt déjà, différentes versions de la façade du Palazzo Stati Maccarani à Rome, œuvre de Giulio Romano, circulèrent largement, en annonçant le succès de ce genre.

15 F. Boudon, « Du Cerceau et Les plus excellents bastiments de France », cit. p. 257.

16 En quête d’un mécène sans lequel le projet ambitieux ne pouvait aboutir, Du Cerceau produit autour de 1570 116 dessins consacrés à trente châteaux, exécutés à la plume à l’encre noire sur vélin, certains rehaussés de couleur. Renée de France, duchesse de Ferrare qui versa aussi de l’argent pour l’achat du vélin, semble avoir été l’amateur auquel était destinée cette collection précieuse (Boudon, « Du Cerceau et Les plus excellents bastiments de France », cit. p. 00 ; voir aussi Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 8.

17 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. pp. 140147 ; S. Frommel, « Jacques Androuet Du Cerceau et Sebastiano Serlio : une rencontre décisive », in Jacques Androuet Du Cerceau, sous la dir. de J. Guillaume avec la collaboration de P. Fuhring, Paris, 2010, p. 123 sqq. ; voir aussi S. Frommel/M. Chatenet, « Alla scoperta di Jacques Androuet Du Cerceau », in Il disegno di Architettura, 21-22, 2000, p. 24.

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il rend le contentement à l’œil »18. Dans la version gravée, c’est le seul bâtiment qui comprend un plan du sous-sol, ce qui trahit une excellente connaissance de sa structure, assurée soit par un travail in situ soit par des dessins de l’architecte. On note aussi un certain schématisme. Ainsi, par exemple, un escalier a été ajouté au rez-de-chaussée à l’angle gauche de la cour19. En représentant le château et son environnement sous forme d’un ensemble unifié, Du Cerceau cherche à régulariser le parti réel : l’axe du bâtiment se prolonge dans le jardin où des parterres rectangulaires subdivisent une ample surface, ceinte par des fossés. Il est possible qu’il s’agisse d’un projet de Serlio qui n’a pas connu de suite20 (fig. 1a).

Il est étonnant que Du Cerceau réduise sensiblement la hauteur des com- bles, trait typique du château français qui avait contrecarré cruellement les intentions formelles de l’architecte italien21. Sur les façades, il entre- prend des transformations discrètes, mais significatives, qui dévoilent une sensibilité soucieuse de plasticité, non sans compromettre la fluidité et le relief délicat de l’organisation à l’italienne. Pour la façade principale, des pilastres d’une largeur excessive réduisent la largeur des travées qui se succèdent selon un rythme trop serré (fig. 1b). Les ombres des supports et les hachures des trumeaux exaltent la dialectique subtile entre paroi

18 Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 141.

19 Le plan du sous-sol où manque cet escalier est correct, puisqu’il a été supprimé lors de la longue genèse du projet (S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, cit. p. 121).

20 Dans d’autres représentations du château au XVIe et du XVIIe siècle une telle disposition fait défaut (voir S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, cit. p. 91 sqq.).

21 Caractérisé par un faîtage continu, le toit est conforme à la transformation qui eut lieu après que des problèmes d’étanchéité se soient manifestés au niveau des croupes latérales (S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, cit. p. 120).

et ordre. Les croisées étant trop élevées, notamment au rez-de- chaussée, le contraste entre le rythme décroissant des étages et la hauteur croissante des baies s’estompe — astuce par laquelle Serlio avait cherché à concilier des principes oppo- sés22. Les lucarnes ont gagné en hauteur — un gallicisme qui n’étonne pas de la part d’un architecte français. Le rendu de certains détails italiens comme les consoles de l’entablement supérieur trahissent des mala- dresses. Pour la façade sur cour, traitée à une échelle plus grande, les proportions sont moins fidèles et le bel étage est sensiblement plus haut que le rez-de-chaussée23. Dans l’édi- fice réalisé, ce rapport est de 4:3 (fig. 1c). Arcades, fenêtres

et niches sont traduites dans un format plus élancé, alors que les effets de l’épiderme recherchés sont traités avec une certaine indifférence : les cannelures des pilastres sont omises et la texture foncée des arcades aux extrémités créé une démarcation trop importante entre le plan principal du mur et celui en retrait. Si la superposition de pilastres corinthiens et com- posites se distingue avec clarté, les piédestaux et les niches prouvent que le graveur n’a pas compris le principe italien de l’enrichissement graduel des formes du bas vers le haut24. De nombreux détails se rapprochent des usages français : les lucarnes placées directement sur l’entablement ren- forcent la continuité verticale, les arcades prolongées jusqu’au niveau de l’architrave fractionnent la surface murale, des tables en saillie disposées au-dessus des niches jettent leurs ombres sur la paroi.

Deux chef-d’œuvres de Pierre Lescot, l’aile de Henri II au Louvre et le château de Vallery, font comprendre jusqu’à quel point la présentation des

22 Vitruve insista sur le rythme décroissant des étages, la Renaissance italienne, en revanche, met en valeur le premier étage comme piano nobile (S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, cit. p. 128 sqq.).

23 La façade s’arrête directement au-dessus des lucarnes qui sont dépourvues de leur couronnement ornemental.

24 S. Frommel, Sebastiano Serlio architecte de la Renaissance, cit. p. 154 sqq.

Fig. 1 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, le château d’Ancy-le-Franc b.) façade extérieure, c) façade de la cour.

Fig 1. Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, le château d’Ancy-le-Franc a.) vue cavaliere.

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monuments diffère. Pour la résidence parisienne, la façade sur cour ainsi que des détails du rez-de-chaussée, du piano nobile et de l’étage attique sont représentés frontalement, en renonçant à toute correction optique25. À Vallery, en revanche, la vue d’angle à grande échelle de la cour, seul exem- ple dans l’ouvrage d’une telle option esthétique, montre les deux façades ainsi que le pavillon d’angle péné- trant dans le quadrilatère26 (fig. 2a).

Pour ses façades externes, le Louvre est représenté par une somptueuse projection orthogonale dominée par l’imposant volume du pavillon d’angle, encadré d’ailes plus basses27 (fig. 2b).

Quant à Vallery Du Cerceau présente Les deux faces du dehors avec le pavillon faict de neuf, en renonçant à la perspective qu’il avait utilisée pour le dessin du British Museum28 (fig. 2c), il donne davantage d’emphase au pavillon, non sans diminuer la clarté du rendu et du tissu vibrant et serré des bossages. Si les similitudes entre les deux compositions sautent aux yeux, les personnages minuscules qui se penchent depuis les fenêtres du Louvre exaltent l’échelle de ce château.

Vallery est pourvu aussi d’un plan masse et d’une isométrie générale qui figurent de manière schématique les volumes, leur organisation et les espaces limitrophes29. Si, au Louvre,

25 D. Thomson, Les plus excellents bastimens de France, cit. pp. 26-43. Nous ne sommes pas convaincus que la représentation frontale suggère que Du Cerceau ait copié depuis une maquette (W. Prinz/R. Kecks, Das französische Schloss der Renaissance, Berlin, 1985, p. 362 sqq.).

26 D. Thomson, Les plus excellents bastimens de France, cit. pp. 107-117.

27 Celle-ci existe seulement dans la version gravée.

28 Du Cerceau figure au dessin la façade méridionale avec l’entrée principale en frontal, en revanche le corps occidental est représenté par une gravure.

29 Des personnages, des animaux et des ustensiles agricoles tels des charrettes donnent à la représentation un caractère narratif.

le lecteur cherche en vain le contexte des bâtiments de Lescot, c’est parce que la cohabitation avec les bâtiments médiévaux blesse le regard de notre architecte : « Quant au vieil édifice, il est demeuré en ce qui reste, en son entier iusques à présent. Duquel tou- tefois ie n’ay fait aucun plan icy, pour l’espérance que j’ay, qu’avec le temps l’œuvre nouveau se parachevra »30. En revanche, le dossier du Louvre com- prend quelques détails significatifs de l’intérieur : le tribunal, la tribune des musiciens et un compartiment du plafond à caissons de l’antichambre.

Si par son fils aîné Baptiste, l’un des derniers dessinateurs de confiance dans l’agence de Lescot, Jacques Androuet a pu avoir ces relevés, des écarts étonnants séparent dessin et gravure. Cette dernière figure le tribu- nal selon une proportion sensiblement plus large (un rapport de 1:1,8 contre 1:1,5 dans le dessin), les travées laté- rales surmontées de frontons laissent apparaître des portes, alors que l’ar- cade centrale permet à une cheminée

plus monumentale de se loger aisément sur le mur du fond (fig. 3a et 3b). Si ce dessin représentait un projet, Lescot aurait prévu d’abord un tribunal moins large se dressant librement à la manière d’un arc de triomphe isolé31. Ceci expli- querait aussi les degrés que Du Cerceau fait poursuivre sur les faces latérales, incompatibles avec la construction réalisée, qui occupe tout l’intervalle entre les murs extérieurs32. Pour la tribune des cariatides, la représentation fron- tale en perspective du dessin cède la place à une élévation orthogonale, plus technique, mais aussi moins didactique. Si les proportions sont conformes à l’œuvre réalisée, Du Cerceau ajoute des détails d’ornementation, des can- nelures dans l’architrave et une balustrade recherchée dotée de putti.

30 Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 27.

31 Une telle réflexion aurait pu être liée à la première phase du chantier où l’avant-corps vers la cour des Cuisines n’existait pas encore. L’ajout de cette saillie aurait pu avoir motivé des dimensions plus généreuses de ce tribunal.

32 Du Cerceau garde ces gradins aussi dans la version gravée où ils sont dépourvus de sens.

Fig. 3 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, le Louvre, a.) le tribunal (dessin du British Museum), b.) le tribunal selon la version gravée.

Fig. 2 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, le château de Vallery, a.) vue d’angle de la cour, b.) représentation perspective de l’extérieur (dessin du British Museum), c.) projection orthogonale de l’extérieur de la version gravée.

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Le rendu fouillé montre une fois de plus que la version définitive a renoncé aux effets illusionnistes en faveur d’un rendu à caractère objectif et « neutre ».

À Vallery frappent également des éloignements et même des ambiguïtés par rapport à l’édifice exécuté. Le niveau du portique de l’aile méridionale est de plain-pied avec la cour, alors que le sol du corps oriental est suré- levé et qu’un perron rachète cette dénivellation (fig. 2a). L’ordre dorique des pilastres géminés cède la place au corinthien ; les fortes saillies des allèges des fenêtres du rez-de-chaussée altèrent le relief, discret et varié. Certains détails du dessin, les murets placés dans les arcades du portique ou des oculi dans les écoinçons et les frontons sont absents dans la version gravée.

Enfin le plan a perdu en précision : aux grandes niches aplaties des petits côtés se substituent d’autres, plus petites et plus profondes. Si la pers- pective de la cour montre les niches creusées dans la paroi extérieure du portique, la profondeur réduite de celui-ci révèle un manque de sens spatial de la part du graveur.

Tout compte fait, il reste étonnant qu’au château de Vallery, Du Cerceau montre la cour sous forme d’un superbe rendu tridimensionnel, en y renon- çant au Louvre où s’élevait depuis 1568 une partie de l’aile méridionale, bien visible sur son plan. Une telle perspective aurait très bien rendu l’impact des avant-corps d’angle et le mouvement continu des arcades. Il en découle que ses choix ne suivirent pas exclusivement la hiérarchie sociale, mais aussi des données pratiques, des prédilections personnelles et aussi des délais trop brefs qui n’ont pas permis de rendre homogènes les différentes présentations.

Les GrAnds desseins : FontAinebLeAu, Les tuiLeries, chenonceAu Le choix des édifices étant centré sur les relais principaux d’une cour iti- nérante, le château de Fontainebleau, résidence privilégiée de François Ier, ne pouvait manquer dans ce recueil prestigieux. Étant donné son initiation auprès de Serlio à l’art de bâtir, Jacques Androuet fréquentait le « labo- ratoire » bellifontain et interprétait avec verve ce vocabulaire extravagant, comme dans le livre des arcs33. Toutefois le dossier bellifontain démarre de façon modeste : deux dessins seulement — un plan général et une axo- nométrie prise depuis l’étang — auxquels se sont ajoutées ensuite quatre représentations gravées, dont trois concernent les travaux du Primatice dans la cour de la Fontaine et dans la cour du Cheval Blanc34. Tout compte fait,

33 « Jacques Androuet Du Cerceau et Sebastiano Serlio : une rencontre décisive », cit. p. 132 sqq.

34 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. pp. 186-197. Les représentations gravées concernent aussi une autre axonométrie prise depuis le jardin du roi et un plan partiel plus détaillé du château proprement dit.

avec sept dessins au total et un texte de trente-neuf lignes, Fontainebleau fait partie des rendus les plus complets et constitue l’un des édifices qui ont le plus captivé notre architecte.

Fidèle à sa manière, Du Cerceau corrige, concilie, atténue les irrégularités et les contradictions qui sont fréquentes dans ce chantier. L’architecte bolo- nais Primatice, surintendant des Bâtiments de la Couronne depuis 1559, avait achevé la façade principale de la cour du Cheval Blanc d’une manière provocante, presque cynique. Son organisation tranche violemment avec le charme local, un peu maladroit, des corps de bâtiment avoisinants de Gilles le Breton : la modénature savante contraste avec la mouluration archaïque, le revêtement blanc en pierre de Saint Leu avec les effets discrets de poly- chromie. Du Cerceau adoucit la cadence dissonante des pilastres par une succession régulière de travées, chacune couronnée d’une lucarne35. Le pavillon central de la façade trahit les vicissitudes du passage entre dessin et gravure. Dans cette dernière, la disposition de la travée centrale aveugle, flanquée de baies, est conforme au dessin, le plan gravé avec sa porte au milieu, reflète en revanche le projet exécuté36.

35 Au premier étage Du Cerceau remplace l’ordre dorique par un ordre corinthien, tels qu’il a été utilisé pour les pavillons des Armes et Poêles, situés aux extrémités.

Pour une description plus détaillée des écarts voir S. Frommel, « La surintendance de Fontainebleau (1559-1570) : entre convenance et innovation » in Primatice architecte, cit. p. 174 sqq.

36 Selon un détail curieux, les deux baies s’arrêtent au niveau des allèges des croisées avoisinantes, en compromettant la fonction d’une porte.

Fig. 4 Le château de Fontainebleau, aile de la Belle Cheminée, a.) Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France.

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La partie septentrionale de la façade semble représenter un projet du Primatice qui prévoit, dans l’axe de la porte rustique du fossé, trois arcades reposant sur des faisceaux de quatre colonnes. Ils rappellent la loggia de David du palais du Te, œuvre spectaculaire de Giulio Romano, maître du Bolonais. Ces arcades devaient conduire dans le passage étroit qui débou- che dans la cour de la Fontaine37. Le rendu des élévations de cette cour, métamorphosée avec bravoure par le même Primatice, dégage clairement le goût de Du Cerceau38. Par analogie avec les châteaux d’Ancy-le-Franc et de Vallery, le relief extrêmement délicat de la façade de l’aile de la Belle Cheminée est rehaussé par des ombres, une variété ornementale rend l’épi- derme vibrant et nerveux (fig. 4a et 4b). Chaque baie est couronnée d’une lucarne, tandis que Primatice, afin de donner plus d’emphase à la suré- lévation centrale, en avait couronné seulement les travées au milieu des corps en retrait. Peut-être s’agit-il d’un projet qui propose des variantes

37 Pour une analyse approfondie de cette partie du corps de bâtiment voir V. Droguet, « Amicis pateant fores, cœteri maneant foris », in Francesco Primaticcio architetto, cit. p. 211 ; S. Frommel, « Primaticcio architetto in Francia », ibid., p. 143.

38 Cette cour avait d’abord abrité les cuisines (F. Boudon/J. Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, Paris, 1998, p. 71 sqq.)

pour les travées étroites des avant-corps latéraux39. Si l’Italien s’était efforcé d’accentuer l’écran de la paroi — en réduisant la hauteur des niches, en diminuant la largeur des fenêtres de l’avant-corps gauche et en éliminant certaines baies40 — le Français souligne l’élan ascendant, et ceci de manière excessive pour la surélévation centrale et les travées de l’élévation orientée vers le lac, représentée dans l’axonométrie41. Parfois la « logique » structu- relle des formes lui échappe, comme dans le cas des curieux encadrements des croisées de l’avant-corps à gauche, surmontés d’une architrave pliée, qui s’inspire d’une invention de Michel Ange.

Pour l’aile des reines mères, en face, notre architecte se permet davantage de libertés. Au rez-de-chaussée, les proportions sont trapues, la largeur des pilastres à bossages est sensiblement réduite, les chambranles rustiques des croisées ont disparu. L’absence de ressauts dans l’entablement affai- blit le contraste entre rez-de-chaussée et bel étage où les croisées d’une largeur excessive sont dépourvues de leurs chambranles moulurés et de leur entablement42. Les difficultés de l’architecte à saisir certains principes transalpins, comme la superposition, le mur comme toile de fond compact, ainsi que certaines finesses du langage architectural, se manifestent ici clairement.

Quant à la galerie François Ier, les écarts entre dessin et gravure — neuf arca- des contre onze pour le portique — s’expliquent d’abord par une erreur du relevé du British Museum : la cour de la Fontaine est trop étroite43. Quoique la gravure rectifie son périmètre, elle ne tient pas compte des douze tra- vées projetées par Primatice conformément au portique de l’ancienne cour des Cuisines, destiné à la démolition44. À l’automne 1570, après la mort du Bolonais, ce portique ainsi que la façade de la galerie François Ier restaient inachevés. Du Cerceau savait-il qu’on avait fixé une échéance au printemps de l’année suivante, pour l’achèvement de la construction selon le projet du surintendant45 ? On l’ignore. Sur son élévation, le cabinet sud et les lar-

39 Ces variantes concernaient les niches et les tables. La version à gauche est plus complexe : l’arcade de la niche au rez-de-chaussée est garnie de bossages, tandis que celle du bel étage, sensiblement plus grande de son pendant à droite, est surmontée d’une table.

40 Sur le dessin de François d’Orbay (Archives Nationales, Va LX10), les baies situées aux extrémités des rampes respectent un format réduit par rapport à celles superposées de Du Cerceau (F. Boudon/J. Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, cit. p. 90).

41 De nombreux détails s’éloignent de la réalisation, sans que l’on sache s’il s’agit de projets de Primatice, ajournés par la suite, ou de variations de Du Cerceau. Pour le portail du rez-de-chaussée de l’élévation principale, par exemple, l’ouverture est garnie de croisillons et d’une table ; non d’une arcade avec tympan aveugle à oculus.

42 Comme dans le cas de la façade vers la cour du Cheval Blanc il remplace l’ordre dorique au bel étage par un ordre corinthien qui aurait contrasté avec l’aile de la Belle Cheminée, en face.

43 Cf. F. Boudon/J. Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, cit., p. 72.

44 Les piliers auraient permis de réutiliser les anciennes fondations ; ils étaient décorés de bossages conformément à ceux de l’aile de la Belle cheminée (C. Grodecki,

« Liste chronologique des actes 1527-1610 in Boudon/Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, cit. p. 249 ; S. Frommel, « Primaticcio architetto in Francia », cit. p. 137).

45 Contrat du 11 novembre 1570, Paris, AN, Minutier central, CVII 9, 10 (R), ff. 144-145 (J.-P. Samoyault, « Le château de Fontainebleau sous Charles IX », in Hommage à Hubert Landais, Art, objets d’art, collection. Étude sur l’art du Moyen Âge et de la Renaissance, sur l’histoire du goût et des collections, Paris, 1987, p. 124 ; Grodecki, « Liste chronologique des actes 1527-1610 », in Boudon/Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, cit. p. 249 ; S. Frommel, Primaticcio architetto in Francia, cit. p. 137).

Fig. 4 Le château de Fontainebleau, aile de la Belle Cheminée, b.) édifice exécuté selon les dessins de Primatice.

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ges saillies telles qu’elles figurent sur la représentation de la façade sur le cartouche de Vénus de la galerie François Ier trahissent son incertitude.

L’objectif de la publication lui a forcé la main et il fallait achever le dessin sans s’avancer trop dans des hypothèses.

La salle de treillage, une énorme pergola réalisée par Primatice en 1559- 1560 au nord de la galerie François Ier, est rendue de manière précise, à la fois sur le plan et sur la vue cavalière, suggérant que Du Cerceau a disposé de dessins de l’architecte italien. Ceci est confirmé par d’autres interventions reportées sur le plan, projetées pour Catherine de Médicis et compromises après la disparition du surintendant : une salle ovale à l’entrée de la cour Ovale que les vues cavalières passent malheureusement sous silence et un vestibule circulaire devant la galerie de François Ier, rythmés par deux files de colonnes46. L’intérêt que Du Cerceau apporte à l’œuvre du Bolonais se manifeste aussi dans le dessin détaillé de la fontaine d’Hercule placée au bord de l’étang du côté sud de la cour du même nom, support triomphal de

46 Boudon/Blécon, Le château de Fontainebleau de François Ier à Henri IV. Les bâtiments et leurs fonctions, cit. p. 62.

la statue d’Hercule de Michel Ange47. Cette représentation détaillée a sans doute également profité de l’appui de l’artiste.

Au château de Chenonceau, c’est notamment le projet d’agrandissement Augmentations de Bastimens délibérés faire par la Royne mère du Roy et l’in- tention de Catherine de Medicis de faire de cette demeure une somptueuse résidence du roi, tout comme les Tuileries, pour lesquels s’est enflammé notre architecte : « La Royne mere du Roy [...] l’a [...] amplifié de certains bas- timents, avec deliberation de le faire pousuyure selon le dessein que ie vous en ay figuré par un plan »48. Contrairement à Fontainebleau, la version défi- nitive est réduite : six dessins au British Museum contre trois gravés49. Les

« triomphes » ostentatoires, qui eurent lieu dans la résidence en 1560 sous la conduite de Primatice, suivies par d’autres fêtes en 1563 et 1565, pourraient avoir motivé ce « grand dessein »50 (fig. 5a et 5b). Implanté sur plusieurs pla- tes-formes, le dispositif s’inspire de projets des années cinquante au milieu des Farnèse, les palais de Caprarola ou de Plaisance, conçus par Vignole, ou encore de la restructuration prévue pour le château de Rivoli par Marguerite de Savoie51. En 1562/1563 lors de son voyage en Italie, le Bolonais a pu ren- contrer Vignole, qui a été son assistant à Fontainebleau de 1541 à 1543, et prendre connaissance de ses chantiers qui émerveillaient les cours euro- péennes52. Le « grand dessein » de Chenonceau a été rapproché des lettres patentes de 1576 qui décidèrent de l’embellissement et de l’agrandissement du domaine ; deux auteurs ont été proposés alternativement, sans l’appui de documents, Philibert Delorme et Jean Bullant53. Nous avons récemment fait entrer en scène Primatice, car l’auteur des triomphes s’est appuyé à Fontainebleau sur des principes analogues, métamorphosant les espaces extérieurs en un parcours solennel vers l’aile de la Belle Cheminée, la nou- velle entrée triomphale. À Chenonceau, la manière d’allier les bâtiments existants dans une composition scénographique trahit le même génie. Les espaces ovales et la disposition du fossé au fond de l’avant-cour rappellent directement les mutations extraordinaires à Fontainebleau dans les années soixante. Mais le plan rappelle aussi des thèmes chers à Primatice dans les années quarante, comme les colonnades et les arcs de triomphe de la Sainte famille de Saint-Pétersbourg54.

47 Paris, Petit Palais, Collection Dutuit, inv. LDUT 00188 (S. Frommel, « Premières expériences : entre sculpture, construction et poésie. La grotte des Pins, la fontaine d’Hercule, l’architecture imaginée » in Primatice architecte, cit. p. 98 sqq.).

48 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 235. Le dossier gravé est hétérogène : en dehors du projet d’extension, Jacques Androuet représente le bloc massé du vieux château, sans tenir compte du doublement symétrique de la chapelle et la bibliothèque censé le traduire en un organisme symmétrique (D. Thomson, ibid., pp. 234-241).

49 Voir J.-P. Babelon, Chenonceau, Paris, 2002, p. 91 sqq.

50 Selon A. Blunt, (Philibert Delorme, London, 1958, p. 63 sqq.) il s’agit d’une invention de Jacques Androuet Du Cerceau.

51 J.-P. Babelon, Chenonceau, cit. p. 104 sqq. ; S. Frommel, « Primaticcio architetto in Francia », cit. p. 175 sq.

52 C. Cordellier, « Vita di Primaticcio », in Francesco Primaticcio architetto, cit. p. 29.

53 J.-P. Babelon, Chenonceau, cit. p. 105 sqq.

54 S. Frommel, Primaticcio architetto in Francia, cit. p. 90.

Fig. 5 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, château de Chenonceau a.) plan (dessin du British Museum), b.) plan gravé.

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Sur le dessin apparaissent des variantes, concernant les exèdres et les constructions qui se gref- fent latéralement sur celles-ci, ce qui fait penser que Du Cerceau a copié un projet55 (fig. 5a). L’arc de triomphe orienté vers le parterre de Diane à gauche évoque les triom- phes, l’atrium de l’aile antérieure fait penser au Palais Farnèse à Rome.

Dans la gravure, deux saillies sont ajoutées aux extrémités du corps d’entrée devant lequel ont disparu le

55 À droite, les trois travées centrales s’ouvrent vers la construction adjacente, un espace oblongue doté de fontaines circulaires et flanqué de grandes absides, rappelant l’architecture des thermes romaines. Du côté gauche, en revanche, cette construction est desservie seulement par la travée centrale, alors que des édicules ennoblis de conches servent d’intermédiaire.

fossé et son pont-levis (fig. 5a et 5b). Du côté gauche, en revanche, le fossé sinueux du dessin, conduisant vers le parterre de Diane, a cédé la place à un tracé simplifié. Derrière les grands exèdres, apothéose du parcours, le graveur a éliminé les marches dont la fonction est peu claire et qui, comme d’autres maladresses, trahissent l’incompréhension de Jacques Androuet ou de ses collaborateurs56.

Le problème le plus épineux concerne les Tuileries, édifiées depuis 1564 par Catherine de Médicis extra muros en face du Louvre57 (fig. 6a et 6b).

En 1958, Anthony Blunt avait attribué le grand projet des plus excellents bas- timents de France à Jacques Androuet qui aurait complété, de son propre chef, le dessin de Catherine, en ajoutant de chaque côté des cours latéra- les, aménagées de part et d’autre de deux salles ovales58. S’il avait proposé cet élargissement, son ouvrage assumerait une autre fonction, puisqu’il se serait recommandé à la reine comme un vrai architecte qui donne libre cours à son imagination. Mais ne serait-il pas étonnant que l’auteur d’un recueil dédié à la reine Médicis se soit permis de publier de son vivant une variante plus ambitieuse59 ?

L’engouement de la reine pour les grands projets se révéla clairement en 1563 quand elle demanda au grand duc de Toscane des dessins de l’ex- tension du palais Pitti à Florence entreprise par Éléonore de Tolède à partir de 154960. Contrairement à Blunt, il nous semble que les salles ovales suggè- rent une datation en 1564. Il se peut même que Catherine aspirait à évoquer aux Tuileries les projets spectaculaires du Louvre que Serlio avait conçu pour François Ier, son beau-père, duquel elle se souvenait avec gratitude61. Ce ne sont pas seulement les analogies avec les projets de l’italien qui font des Tuileries un lieu de mémoire, mais aussi les allusions à la tradition des Médicis dont Catherine était très fière. La succession d’un vestibulum et d’un atrium, les cours de théâtre bordées de gradins, renvoient au fameux palais du roi de Naples que Laurent de Médicis et son architecte Giuliano da Sangallo avaient projetés en 1488 et que Léon X fit réinterpréter pour une résidence à Florence vers 151562.

56 À droite où le dessin est inachevé, Du Cerceau insère de petits espaces ovales, mais il supprime un espace creusé de niches, situé à l’extrémité du corps droit qui relie le vieux château avec la terrasse précédente. Manquent aussi les petits escaliers semi-circulaires dans l’axe qui desservent les gradins de l’exèdre.

57 D. Thomson, Les plus excellents bastiments, cit. pp. 218-225 (Voir S. Frommel, « Florence, Rome, la France : la convergence de modèles dans l’architecture de Catherine de Médicis » in Il mecenatismo di Caterina de Medicis : poesia, feste, musica, pittura, scultura, architettura, sous la dir. de S. Frommel et G. Wolf, Venise 2008, p. 290 sqq. ; voir aussi C.-L. Frommel, « Caterina de Medicis, committente di architettura », ibid., p. 374 sqq. Nous renvoyons aussi aux références bibliographiques de ces deux articles.

58 A. Blunt, Philibert Delorme, cit. p. 91 sqq.

59 Nous avons étudié ce problème dans « Florence, Rome, la France : la convergence de modèles dans l’architecture de Catherine de Médicis » in Il mecenatismo di Caterina de Medicis : poesia, feste, musica, pittura, scultura, architettura, cit. p. 290 sq.

60 AS Florence, Fabbriche Medicee, 49, 5 giugno 1563 (S. Frommel, ibid., p. 290).

61 Ibid., p. 294.

62 S. Frommel, ibid., p. 291 ; S. Frommel, « Caterina de Medicis, committente di architettura », cit. p. 377.

Fig. 6 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, Tuileries, a.) plan gravé, b.) vue cavalière (dessin du British Museum).

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Nous sommes portés à penser que la reine mère, dont les compétences architecturales étaient reconnues — « si diletta di belle fabriche » — conçu, de concert avec Primatice, un plan général schématique. Il lui avait fallu d’abord un connaisseur de l’architecture italienne et un metteur en scène habile, avant de confier le chantier à Philibert Delorme. Elle procédera d’ailleurs de manière similaire pour sa villa sur la colline de Chaillot, en consultant d’abord Dupérac, excellent spécialiste de l’antiquité, pour char- ger ensuite successivement Baptiste et Jacques II Androuet Du Cerceau de l’exécution63. Le caractère idéalisé du plan qui dissimule le manque de paral- lélisme entre le Louvre et les Tuileries suggère une fonction représentative, et la reine aurait pu montrer le dessin aux princes et aux ambassadeurs étrangers.

Que le dossier des Tuileries soit issu de plusieurs mains se révèle aussi par son caractère hétérogène. Il semble bien que Du Cerceau n’ait possédé que le plan qui, dans la version du British Museum, frappe d’ailleurs par la minceur des murs, par le caractère presque fragile de la structure, qu’il allait renforcer dans la version gravée. Blunt avait attiré l’attention sur des contradictions avec les deux vues cavalières du recueil londonien où l’axe principal est marqué par des avant-corps et où, côté jardin, on ne compte que onze arcades de part et d’autre du motif central au lieu de treize sur le plan (fig. 6b). L’état inachevé des façades du corps occidental, dépourvu du couronnement central, laisse penser que Du Cerceau aurait effectué un relevé de ce qui existait avant l’abandon de la construction au début des années soixante-dix64. Il apparaît que l’auteur du plan et des vues cavalières ne soit pas le même (fig. 6a et 6b). Ces dernières témoignent d’un langage éclectique qui mélange le vocabulaire de Delorme avec des motifs en vogue, des pilastres bagués, des supports jumelés, des niches, des frontons et des tables65. Les salles ovales, surtout, trahissent les difficultés de traduire en volume leur organisation complexe qui s’inspire d’un dessin de Baldassarre Peruzzi pour un édifice religieux66. Les nombreux pavillons, parfois très mal insérés dans l’ensemble, rappellent en effet le langage de Jaques Androuet Du Cerceau67. Stimulé par son imagination, il a pu transposer le plan dans une vision tridimensionnelle, un exercice qui satisfaisait sa propre curiosité, mais le caractère personnel de ses interprétations l’incita à y renoncer dans la version gravée.

63 Dupérac, dédicace à Catherine de Médicis (Deswarte-Rosa, « Dupérac et la villa à hippodrome de Chaillot » cit. p. 39).

64 L’absence du couronnement du corps central prouve indéniablement que Du Cerceau ne s’est pas servi de dessins ou de maquettes de Delorme. La représentation du château d’Anet témoigne également de nombreuses erreurs qui s’expliquent par le manque d’informations précises (cf. Boudon, Du Cerceau et Les plus excellents bastiments de France).

65 Certaines décorations, comme des frontons semi-circulaires rehaussés, possèdent des traits archaïques.

66 S. Frommel, « Florence, Rome, la France : la convergence de modèles dans l’architecture de Catherine de Médicis », cit. pp. 292, 479, ill. 11, 12.

67 Ces pavillons font penser à son Livre d’Architecture de 1559.

Les châteaux — Fontainebleau, Chenonceau, les Tuileries — sont tributaires d’une même tendance, scénographique et parfois mégalomaniaque, qui vise à aligner des corps de bâtiments, cours et jardins, en créant des perspectives, des échappées et des rapports variés entre les architectures et les espaces ouverts. La façade côté jardin des Tuileries, une variation de celle de la cour du cheval Blanc, révèle de manière exemplaire les parentés entre les deux résidences. Le château de Maulnes reflète le même goût pour des espaces variés et hiérarchisés68. Il présente un ample dispositif, caractérisé par la succession d’une avant-cour ovale, d’une galerie desservant la demeure et d’un ample jardin à exèdre, que Louise de Clermont, dame de la reine, et Antoine de Crussol, à peine nommé duc d’Uzès, firent commencer en 1566.

Cette construction extravagante montre que les « grands desseins » de la reine influencèrent directement les choix de la noblesse.

du cerceAu et PriMAtice : une entente cordiALe

Il semble que Primatice se soit comporté en donateur généreux envers l’auteur des plus excellents bastiments, en mettant à disposition des des- sins du château de Fontainebleau et peut-être aussi un plan général des Tuileries. La même attitude vaut pour le château de Dampierre69. Composé de trois plans — sous-sol, étage principal et galetas — ainsi que des élé- vations du corps d’entrée, combinées avec des parties en coupe, le dossier du British Museum est remarquablement bien documenté70 (fig. 7a). Dans la version gravée, Du Cerceau substitua les plans, trop prosaïques, par une axonométrie vue depuis l’entrée (fig. 7b). Un plan et une coupe des fameux bains, pièce maîtresse du projet de Primatice, situés à l’angle gauche du corps antérieur, enrichissent ce rendu71 : « Le bastiment est assez bien accomodé de ses membres : mais entre autres y à des estuves & baignoires prattiquées, tant à une des tours coing, qu’à une petite place prochaine, fort bien accoustrez : principalement lestuve est de trois niches avec quelques coulonnes, la voulte dessus. D’autant que ie l’ay trouvée de bonnes grace, ie la vous ay desseignée »72. Au sein du recueil c’est le seul exemple d’un espace intérieur représenté de façon si détaillée qui renvoie certainement aux dessins du Bolonais.

68 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 163-167 ; J.-P. Halévy, « Les commanditaires », in Maulnes. Archéologie d’un château de la Renaissance, sous la dir. de M. Chatenet et F. Henrion, Paris, 2004, p. 38 sqq. À Fère-en-Tardennois le connétable de France fit réaliser entre 1555 et 1560 deux galeries superposées reposant sur un viaduc. En rachetant une forte dénivellation, cette construction à l’antique conduit vers le château proprement dit.

69 D. Thomson, Les plus excellents bastiments de France, cit. pp. 281-289.

70 La vue depuis la cour comprend des parties en coupe.

71 S. Frommel, « Vers l’architecture monumentale : les travaux pour Charles de Guise », in Primaticcio architetto, cit. p. 135 sqq.

72 Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 281.

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Une série de trois dessins avec plan, coupe et façade représente la chapelle funéraire de Diane de Poitiers à Anet, seul édifice religieux du recueil73 (fig. 8).

Un document du 15 avril 1567 fournit des informations sur l’état primitif de l’édifice, visible aussi sur le plan et l’isométrie générale du château, vue de côté 74. La construction avait été confiée à Claude Foucques qui avait travaillé à Dampierre sous la direction de Primatice et continué après la mort de celui-ci les travaux au château de Meudon, en suivant ses préconisations75. Le peintre-architecte avait reconnu en Foucques un spécialiste de la taille de la pierre, doté de compétences dans le domaine de la sculpture76. La chapelle était presque terminée en 1570, du vivant de l’architecte bolonais, mais c’est seulement en 1577 qu’elle fut consacrée77. Le Bolonais pourrait-il en être l’auteur comme ces informations peuvent le laisser entendre ? Le langage formel d’empreinte italienne est redevable aux modèles italiens comme l’église de Santa Maria Porta Paradisi d’Antonio da Sangallo, mais il rappelle aussi certaines portes du Huitième Livre de Serlio : un portail cen- tral est encadré de supports géminés, dont l’intervalle abrite des niches78. En élargissant cet intervalle pour y insérer une niche portant statue, le motif se rapproche des avant-corps de l’aile Henri II au Louvre qui préfigurent aussi

73 Les plus excellents bastiments de France, cit. p. 262-263. Les dessins du British Museum contiennent aussi la représentation de la sépulture. Voir H. Burns,

« Palladio in France » dans L’Europa e l’arte italiana, sous la dir. De M. Seidl. Venise, 2000, pp. 255-283 ; S. Frommel, « L’architecture sacrée : La chapelle de Diane de Poitiers à Anet et la Rotonde des Valois » et in Primatice architecte, cit. pp. 185-190.

74 B. Fillon, « Devis de la chapelle du château d’Anet et du tombeau de Diane de Poitiers » dans Archives de l’Art français, 2e série, t. II, p. 379-392 ; G.-M. Leproux,

« Claude Foucques, architecte du cardinal de Lorraine, de Diane de Poitiers et de Charles IX, in Documents d’Histoire parisienne, 5, 2005, pp. 15-26.

75 Leproux, « Claude Foucques, architecte du cardinal de Lorraine, de Diane de Poitiers et de Charles IX, cit. p. 00.

76 Un peu plus tard Foucques apparaît comme entrepreneur sur le chantier du château de Charleval. Étant donné cette fonction il est peu probable qu’il ait conçu le projet de la chapelle funéraire.

77 La mort de Primatice en 1570 et celle de Foucques, un an après, ralentirent sans doute les travaux.

78 Ff.17v/18r (S. Serlio, Architettura Civile. Libro Sesto, Settimo e Ottavo nei manoscritti di Monaco e di Vienna, sous la dir. de P.-F. Fiore, Milan, 1994, pl. 33, 34).

Fig. 7 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, château de Dampierre, a.) plan et coupe (dessins du British Museum),

b.) axonomtrie de la version gravée.

Fig. 8 Jacques Androuet Du Cerceau, Les plus excellents bastiments de France, chapelle du château d’Anet, triade de plan, façade, coupe de la version gravée.

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