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CINQUIEME PARTIE ECRITURE INTIME ET SOCIETE

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Academic year: 2021

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CINQUIEME PARTIE

ECRITURE INTIME ET SOCIETE

Que devenez-vous, chère Maître, vous et les vôtres ? Moi, je suis écoeuré, navré par la bêtise de mes compatriotes. L’irrémédiable barbarie de l’Humanité m’emplit d’une tristesse noire. Cet enthousiasme, qui n’a pour mobile aucune idée, me donne envie de crever pour ne plus le voir. (1 - S., 22 juillet 1870, Corr. IV, p. 211)

L’activité épistolaire est prolifique au dix-neuvième siècle. Peu d’écrivains dont la Correspondance est disponible et exploitable échappent au siècle suivant à la publication de leurs épîtres. Selon J.-L. Diaz, la richesse de ce patrimoine est liée au « développement quantitatif sans précédent des échanges postaux, qui multiplia le flux global des lettres » et à « l’accélération industrielle de la production de Secrétaires épistolaires »1. La lettre est un document à la croisée des genres et des disciplines. « ... le XIXe siècle est le siècle de l’historisation généralisée des phénomènes et des énoncés, la lettre, - y compris le billet qu’on écrit le matin même -, est comme dédoublée : émouvante notation de l’instant éphémère, elle est d’emblée aussi « lieu de mémoire » »2 précise le critique.

Flaubert exprime à Sand son devoir d’indignation : « Ah ! vous croyez, parce que je passe ma vie à tâcher de faire des phrases harmonieuses en évitant les assonances, que je n’ai pas, moi aussi, mes petits jugements sur les choses de ce monde ? - Hélas oui ! et même je crèverai enragé de ne pas les dire »3. La lettre à l’amante et à l’amie est un document historique protéiforme. Elle représente l’écrivain, son oeuvre, son siècle. Elle met en jeu l’individuel et le collectif, le privé et le public, le subjectif et l’objectif. L’Histoire y est assujettie à une grille de lecture. Elle répond à des paramètres critiques, une sensibilité, une idéologie, un projet intellectuel. Flaubert est un homme de

1(186 - DIAZ, J.-L., « Le XIXe siècle devant les Correspondances ». Romantisme - Revue du dix-neuvième siècle, quatrième trimestre, n°90. Paris : SEDES, 1995. - 136 p. - p. 9)

2(Ibid., p. 10)

3(1 - S., 29 septembre 1866, Corr. III, p. 537)

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406 convictions. Sa chronique épistolaire sur la société nourrit ses réflexions romanesques. La lettre fait le lien entre esthétique littéraire et questionnement historique, fiction et réalité. « Le sens historique est tout nouveau dans ce monde. On va se mettre à étudier les idées comme les faits, et à disséquer les croyances comme des organismes »4 annonce-t-il à Leroyer de Chantepie. Si Flaubert envisage et pratique une écriture à la charnière de l’Histoire, c’est qu’il se plaît à contempler la barbarie instinctive et intemporelle des hommes, à retracer la chronologie de leurs mesquineries et la fréquence de leurs idioties. Animant sa correspondance, ces motifs sont mis en scène dans ses livres.

Idéaliste, il désengage l’Histoire et le roman du moralisme. Il veut exposer le fait sans parti pris ni émotion : en toute impartialité. Sa réflexion historique corrobore sa vision tragique de la vie : vains combats, peines perdues, souffrances et humiliations. Grandeurs et décadences du monde antique l’éloignent du temps honni du Second Empire. A travers elles, il ouvre son imaginaire sur l’épopée.

Cette sympathie pour un âge de vertu et de beauté est à l’origine de La Tentation de Saint Antoine, Salammbô et Hérodias. Fantasme de l’inconnu oriental, frisson des affrontements héroïques, elle relève du rêve d’une autre humanité. Ce regard sur le passé interagit avec sa conception de l’existence. La relation de l’écrivain à l’Histoire repose sur les mêmes motivations que son rapport à la femme : désir de s’abstraire de sa personnalité, attrait de l’étrangeté, goût des rapports de force. Lanouxcorrobore cette idée :

... la vision de Flaubert sur la femme, qui est la vision de Maupassant, qui est la vision de son époque, s’intègre à la vision plus générale du monde et de la société. Il ne voit pas la Révolution de 1848, qui sert de toile de fond à L’Education sentimentale, autrement que les femmes de L’Education sentimentale. Il ne verra pas la Commune ou l’invasion allemande différemment non plus. Ce sera toujours lui, Flaubert, enfermé dans sa personnalité. Il n’atteindra pas l’universel. Cela est aggravé - le mot aggravé ayant un côté péjoratif -, cela est alourdi, peut-être, par la technique de Flaubert, qui est avant la lettre un behaviourisme, l’auteur regardant, décrivant ce que font les personnages, et se refusant, dans la presque totalité des cas, à entrer en eux, en opposition avec tout le reste du roman de l’époque5.

La Correspondance met en jeu des représentations de la société française. De la crise économique (1846-1847) à la naissance de la Troisième République (1871 - 1879), en passant par la chute de la monarchie de juillet, le départ de Louis-Philippe et l’échec de la démocratie (1848), le parti de l’ordre au pouvoir (1849 - 1850) et le coup d’état de Louis-Napoléon Bonaparte (1851- 1852), l’Empire autoritaire, ses méthodes et ses lois répressives (1852 - 1860), l’Empire libéral

4(1 - L.d.C, 19 février 1859, Corr. III, pp. 16-17)

5(«Débat » In 144 - UNIVERSITE DE PARIS X - INSTITUT DE FRANCAIS, Flaubert, la femme, la ville. Journée d’études organisée par l’Institut de Français de l’Université de Paris X, (26 novembre 1980). Paris : PUF, 1983. - 173 p. - p. 36)

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(1860 - 1870) et la Commune (1871), l’écrivain développe une critique sociale, une analyse politique et une satire de la religion.

1. La critique sociale

Supposons un homme doué de la faculté d’être affecté à la manière de la femme, il deviendrait hystérique et conséquemment impropre à remplir le rôle auquel il est destiné, celui de la protection et de la force. Un homme, c’est le renversement des lois constitutives de la société.

(227 - BRIQUET, P., Traité clinique de l’hystérie, Paris : J.-B. Baillière, 1859. - t. 1, p.101)

La société française est le champ d’analyse privilégié de Flaubert. « La Société n’est-elle pas l’infini tissu de toutes ces petitesses, de ces finasseries, de ces hypocrisies, de ces misères ? »6 interroge-t-il Colet; « Maudit l’homme, maudite la femme, maudit l’enfant »7 conclut-il dans La tentation de Saint-Antoine (1856). Dans l’épistolaire comme dans l’intertexte littéraire, ces perspectives sur le corps social problématisent la faillite et la déchéance intemporelles de l’homme.

L’épistolier met souvent en débat cette question avec Sand. Tout comme elle, il ne sait quels pourraient être les principes à instaurer pour engager la société dans une réforme salutaire. Défaitiste, il lui confie en décembre 1875 :

Les mots Religion ou Catholicisme d’une part, Progrès; Fraternité, Démocratie de l’autre, ne répondent plus aux exigences spirituelles du moment. Le dogme tout nouveau de l’Egalité que prône le Radicalisme, est démenti expérimentalement par la Physiologie et par l’Histoire.

Je ne vois pas le moyen d’établir, aujourd’hui, un Principe nouveau, pas plus que de respecter les anciens8.

En haine d’une humanité ne connaissant de progrès que dans le pire, d’un siècle sclérosé dont il ne peut infléchir la dégradation - et qui, à toute époque de sa vie, condamne son âme et son Oeuvre au

6(1 - C., 25 juin 1853, Corr. II, p. 363)

7(3 - FLAUBERT, G., Oeuvres complètes de Gustave Flaubert. - Edition augmentée de variantes, de notes d’après les manuscrits, versions et scénarios de l’auteur et de reproductions en fac-similé de pages d’ébauche et définitives de ses oeuvres. Paris : Louis Conard, 1910. - 18 vol. -- t. 4, p. 534)

8(1 - S., Fin décembre 1875, Corr. IV, p. 1001)

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408 chemin de croix - Flaubert dresse dans ses lettres le procès-verbal des vanités et des outrages de ses contemporains.

La Correspondance convoque l’ensemble de ses antipathies. L’indignité de ses concitoyens, leur manque d’ambition, leur mépris de l’esthétique lui font constater son inadéquation avec les aspirations de son époque. Son ennui et son pessimisme nourrissent un sentiment de misère et de bêtise généralisées. Folie et décrépitude, lâchetés et hypocrisies, intérêts particuliers et corruptions le détachent du commun. Réseau d’influence religieux et moralisme impérial, ordre de la pensée et censure des arts paralysent sa socialisation. Individualiste fervent, il envisage la morale comme la tragédie du dix-neuvième siècle : l’héritage maudit de la Révolution et du jacobinisme. Il assimile la popularisation de la société à une prostitution, le désengagement de la masse et le refus de l’égalité sociale à une philosophie. Face à une médiocrité si pandémique qu’elle n’épargne aucune classe sociale, Flaubert préserve coûte que coûte son intégrité morale. Il attribue à la bourgeoisie les tares de la mesquinerie et de la calomnie, qu’il s’agisse de la bourgeoisie provinciale - cercle social réduit se nourrissant de lâcheté - ou parisienne - univers d’idiotie et de prétention diffuses. Ce creuset social de bassesse naît de la collusion de l’idéalisme bourgeois et des aspirations prolétaires. Aussi Flaubert rassemble-t-il l’humanité dans son entier sous le terme de Bourgeois. Dans Bouvard et Pécuchet, il dresse ce bilan : « Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du grand. La plèbe, en somme, valait l’aristocratie »9. La caricature épistolaire et romanesque de la bêtise du système bourgeois se révèle être la première de ses armes stylistiques et idéologiques.

La bêtise est un gouffre dans lequel l’écrivain se plonge par esprit de vengeance. L’assurance et la solidité des idées reçues de ses semblables, la confusion de leurs valeurs, le désordre engendré par leurs principes d’ordre social le convainquent du caractère universel et grandiose du non-sens.

Sa critique épistolaire remet en cause la personnalité même de ses intimes. Il reproche à Colet son assimilation erronée de la création et de la vie, de l’imagination et de la passion. Le nivellement par le bas de l’Art, de la science et de la philosophie le laisse amer. Les effets de mode et la chimère de l’estime public, le mercantilisme intellectuel et la course des plumitifs aux décorations académiques10 le dégoûtent. Il les considère comme de dangereuses idolâtries sociales. Triomphe des croyances et rabaissement glorifié de la pensée, goût des formules verbeuses et couronnement des salonnards expliquent le refus public des belles oeuvres : l’ignorance par la masse des splendeurs de Michel- Ange, Shakespeare ou Goethe. Flaubert associe le lectorat féminin à ces faux-semblants

9(33 - FLAUBERT, G., Bouvard et Pécuchet (Dictionnaire des idées reçues). Paris : Garnier-Flammarion, 1966. - 378 p. - p. 188)

10(à l’image de Colet et Du Camp, Béranger et Delavigne, Augier et Lamartine, Dumas et Musset)

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intellectuels. Il assure à sa maîtresse : « Pour la pose tout sert, soi, les autres, le soleil, les tombeaux, etc., on fait du sentiment sur tout, et les pauvres femmes les trois quarts du temps y sont prises »11. Il voit dans la « journalisation » de la société un des éléments moteurs de cette mystification. Sa Correspondance et son oeuvre durant, il n’a de mots assez cinglants pour dénoncer l’abêtissement sournois de la population.

En réaction au « pot-au-feu » populaire, au « bouilli » bourgeois et à la débilité de ses semblables, le Saint-Polycarpe de Croisset fait de l’épistolaire un instrument de critique sociale de premier ordre. « BASES de la société. - Id est la propriété, la famille, la religion, le respect des autorités. En parler avec colère si on les attaque »12 ironise-t-il dans le Dictionnaire des idées reçues. Temporalité, procédés de caricature et images du Progrès modalisent dans les lettres- pamphlets de Flaubert une représentation particulière de l’Histoire, de l’écrivain et de la littérature sous le Second Empire.

1.1 - Temporalité et analyse

Quant à moi, je jure devant toi que j’aime, que j’aime encore tout ce que j’ai aimé, et que, quand j’en aimerai une autre, je t’aimerai toujours. Le coeur dans ses affections, comme l’humanité dans ses idées, s’étend sans cesse en cercles plus élargis. - (...) quand je regarde mes années disparues, j’y retrouve tout. Je n’ai rien arraché, rien perdu. On m’a quitté, je n’ai rien délaissé. Successivement j’ai eu des amitiés vivaces qui se sont dénouées les unes après les autres. - Ils ne (se) souviennent plus de moi, je me souviens toujours. C’est la complexion de mon esprit dont l’écorce est dure. J’ai les nerfs enthousiastes avec le coeur lent; mais peu à peu la vibration descend et elle reste au fond. (1 - C., 20 mars 1852, Corr. II, p. 58)

Le dialogue historique du passé et du présent nourrit l’écriture de la lettre à l’amante et à l’amie. Flaubert développe l’idée du retour cyclique des grandes erreurs de l’humanité. A travers elle, il réfléchit sur les problèmes récurrents de son époque.

L’écrivain explique les dysfonctionnements de la société par les plus vils traits de la nature humaine. Et tout particulièrement ceux du bourgeois. Il confie à Leroyer de Chantepie :

11(1 - C., 3 juillet 1852, Corr. II, p. 123)

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410 La barbarie du Moyen Âge nous étreint encore par mille préjugés, mille coutumes. La meilleure société de Paris en est encore à « remuer le sac » qui s’appelle maintenant les tables tournantes. Parlez du progrès, après cela ! Et ajoutez à nos misères morales les massacres de la Pologne, la guerre d’Amérique, etc. 13.

Histoire collective ou individuelle, Flaubert projette des sentiments variés sur les paramètres temporels et intemporels de sa critique sociale. Ses lettres intéressent les motifs de la mélancolie de ce qui a été, de la stigmatisation de l’actualité et des affres de l’avenir.

Q

L’écrivain porte une attention pré-proustienne à la recherche du temps perdu. Il contemple avec amertume le décalage entre hier et aujourd’hui.

Ce que vous me dîtes (dans votre dernière lettre) de vos chères petites m’a remué jusqu’au fond de l’âme ! Pourquoi n’ai-je pas cela ? J’étais né avec toutes les tendresses ! pourtant.

Mais on ne fait pas sa destinée. On la subit ! J’ai été lâche dans ma jeunesse. J’ai eu peur de la Vie ! Tout se paye14.

écrit-il à Sand. Amour ou amitié, littérature et société, politique et héritages, il réfléchit sur la disparition des grands enthousiasmes et des périodes fastes.

Dès les prémices de sa relation amoureuse, il manifeste sur le mode lyrique sa contemplation du passé. Il lui oppose des perspectives de travail et d’isolement. Cette dichotomie induit des choix stylistiques spécifiques. Le 28 septembre 1846, dans une lettre à Colet, la prolepse de la particule

« voilà » suivie d’une indication temporelle - « l’hiver » - et d’une périphrase verbale exprimant le futur - « vont venir » - contrastent avec le mouvement de clôture du passé initié par la mise en relief initiale de la locution adverbiale « adieu ». L’habileté rhétorique consiste à glisser insensiblement de l’écriture d’un tournant temporel et météorologique à une prise de congé relationnelle. Le travail du roman est habilement placé comme écran futur de la relation. Le temps de l’amour est progressivement révolu :

Voilà l’hiver, la pluie tombe, mon feu brûle, voilà la saison des longues heures renfermées.

Vont venir les soirées silencieuses passées à la lueur de la lampe à regarder le bois brûler et à entendre le vent souffler. Adieu les larges clairs de lune sur les gazons verts et les nuits bleues toutes mouchetées d’étoiles. Adieu, ma toute chérie, je t’embrasse de toute mon âme15.

Flaubert porte un regard morbide et amusé sur sa jeunesse et le destin tragique de ses amis. Le 3 novembre 1851, les deux temps de cette observation sont constitués d’une narration rétrospective -

12(33 - FLAUBERT, G., Bouvard et Pécuchet (Dictionnaire des idées reçues), op. cit., p. 337)

13(1 - L.d.C., 23 octobre 1863, Corr. III, p. 353)

14(1 - S., 28 février 1874, Corr. IV, p. 773)

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« Nous étions, il y a quelques années » - et d’un constat - « C’était beau » qui se voient accentués par une antithèse - « folie », « suicide », « tués », « morts », « étranglé », « crever » VS «beau ».

Nous étions, il y a quelques années, en province, une pléiade de jeunes drôles qui vivions dans un étrange monde, je vous assure. Nous tournions entre la folie et le suicide. Il y en a qui se sont tués; d’autres qui sont morts dans leur lit, un qui s’est étranglé avec sa cravate, plusieurs qui se sont fait crever de débauche pour chasser l’ennui. - C’était beau16.

écrit-il à la Muse. L’histoire intellectuelle de l’écrivain joue un rôle déterminant dans la Correspondance. En amont et en aval de l’Oeuvre, elle permet de reconstituer les étapes formatrices de sa sensibilité, de son écriture et de son référentiel littéraire. La lettre à l’amante convoque ce passé riche d’images et de rêveries. Dans la lanterne magique de son souvenir, Flaubert déclare à Colet :

Je viens de relire pour mon roman plusieurs livres d’enfant. Je suis à moitié fou, ce soir, de tout ce qui a passé aujourd’hui devant mes yeux, depuis de vieux keepsakes jusqu’à des récits de naufrages et de flibustiers. J’ai retrouvé des vieilles gravures que j’avais coloriées à sept ou huit ans et que je n’avais (pas) revues depuis. J’ai reéprouvé devant quelques-unes (un hibernage dans les glaces entre autres) des terreurs que j’avais eues étant petit. Je voudrais je ne sais quoi pour me distraire; j’ai presque peur de me coucher. Il y a une histoire de matelots hollandais dans la mer glaciale, avec des ours qui les assaillent dans leur cabane (cette image m’empêchait de dormir autrefois), et des pirates chinois qui pillent un temple à idoles d’or. Mes voyages, mes souvenirs d’enfant, tout se colore l’un l’autre, se met bout à bout, danse avec de prodigieux flamboiements et monte en spirale17.

Du passé biographique à celui de l’humanité, l’épistolier tisse un lien en interpénétrant les données de la personnalité, de l’idéologie et du patrimoine intellectuel. Grande est l’influence des auteurs de l’antiquité gréco-latine sur sa pensée féministe18. Cette nostalgie du passé fondateur de la pensée occidentale est partie prenante de son désaveu du Second Empire. Il réprouve les préoccupations vulgaires de ses contemporains - et soumet à la Muse cette question oratoire : « N’était-on pas plus libre et plus intelligent du temps de Périclès que du temps de Napoléon III ? »19. Cette bipolarité des jugements sur l’antiquité et la modernité structure la Correspondance. Au coeur de la guerre franco- prussienne, Flaubert prédit la mort de la civilisation. « Ah ! comme je suis triste ! Je sens que le monde latin agonise. Tout ce qui fut nous s’en va »20explique-t-il à Sand.

15(1 - C., 28 septembre 1846, Corr. I, p. 367)

16(1 - C., 3 novembre 1851, Corr. II, p. 15)

17(1 - C., 3 mars 1852, Corr. IV, p. 55)

18(1 - C., 27 mars 1853, Corr. II, pp. 284-285)

19(1 - C., 22 avril 1854, Corr. II, p. 557)

20(1 - S., 11 octobre 1870, Corr. IV, p. 246)

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412 De l’introspection à l’« extraspection », de la critique personnelle à la critique sociale, Flaubert exploite toutes les variables d’une réflexion sur l’Histoire universelle. Il nourrit son analyse épistolaire de coordonnées temporelles et subjectives afin de lui conférer légitimité et profondeur.

Ainsi la lettre interroge-t-elle son rapport problématique à l’actualité.

Q

Le présent flaubertien est synonyme de désaveux et de réactions hostiles. L’écrivain exprime par le verbe son insatisfaction de lui-même et de la vie. De la critique de détail à celle d’ensemble, sa colère n’épargne rien ni personne. Ce portrait-charge prend de multiples visages : contingences quotidiennes et guerre de 1870, paralysie créative et corruption de l’homme, rejet de la femme et bêtise bourgeoise.

L’épistolier maudit le caractère répétitif des tâches quotidiennes. Ses préoccupations esthétiques sont au-dessus du commun. Il qualifie d’« imbécile » le facteur dés lors que l’attente d’une lettre de Colet lui met les nerfs à vif : « J’ai attendu ce matin le facteur une grande heure sur le quai. Il était aujourd’hui en retard. Que cet imbécile-là, avec son collet rouge, a sans le savoir fait battre de coeurs ! Merci de ta bonne lettre »21. Au dix-neuvième siècle, la distribution postale était d’une grande rapidité. Entre Paris et la Normandie, l’ouverture de la ligne de chemin de fer Paris- Rouen avait dynamisé les échanges épistolaires. 36 heures à peine séparaient le plus souvent le départ d’un courrier de sa réception - et vice-versa. Ce qui explique les vifs échanges de l’écrivain avec sa maîtresse - et ses mouvements d’humeur quand un retard diffère le contact. La caricature d’un réel ne répondant pas à ses attentes transfigure ces moments vécus en événements dramatiques.

A l’autre extrémité temporelle de la Correspondance, l’expérience de la guerre transforme l’épistolaire en espace de désenchantement et de rejet. Entre la déclaration de guerre en juillet et la bataille de Sedan en septembre, l’été de 1870 est celui de toutes les négations. Le 17 août, le présent de la déception - « ce qui me désole » - ouvre l’imaginaire de Flaubert sur un désir de mort :

« Ce qui me désole dans cette guerre, c’est que les Prussiens ont raison ! à leur tour ! puis à celui des Russes ! Ah ! que je voudrais être crevé pour ne plus penser à tout cela ! »22.

L’épreuve de la barbarie contemporaine ne favorise pas la créativité. Au « Chère Maître », l’épistolier déclare : « Il m’est impossible de lire n’importe quoi, à plus forte raison d’écrire. Je passe mon temps comme tout le monde à attendre des nouvelles »23. Il souligne combien le dégoût du

21(1 - C., 8-9 août 1846, Corr. I, p. 280)

22(1 - S., 17 août 1870, Corr. IV, p. 222)

23(Ibid .)

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présent porte préjudice au futur de l’oeuvre. Le bouleversement franco-prussien confirme son sentiment de la corruption irrémédiable de l’homme. Son admiration de l’antiquité creuse l’abîme de l’actualité. « Il faut s’habituer à ce qui est l’état naturel de l’homme, c’est-à-dire au mal. Les Grecs du temps de Périclès faisaient de l’art sans savoir s’ils avaient de quoi manger le lendemain. - Soyons Grecs ! »24préconise-t-il à Sand. Et les atteintes de ce présent délabré ne sont pas sans menacer son équilibre physique et mental.

L’épistolaire traduit les limites de l’écrivain par la réunion syntaxique de tournures négatives, d’expressions idiomatiques de crainte avec « avoir » , en combinaison avec les champs lexicaux de l’aliénation et de l’impuissance. Flaubert rapporte à Sand son désir de mettre fin à la vie de sa mère - responsable de son existence, de ses maux et de son rapport présent à la guerre25. En 1875,accablé par sa ruine, il ne vit plus que d’activités triviales. Le 3 octobre, le degré zéro de son intérêt pour le présent est atteint dans le mouvement ternaire de l’alimentation, de l’écoute et de la critique des « bourgeois du pays »26.

Les théories relationnelles de Buber entrent en résonance avec les particularités de cette sociabilité épistolaire. Chez le philosophe comme chez l’écrivain, le regard sur soi se construit dans le rapport critique à l’autre, et le temps privilégié de cette analyse intersubjective est le présent :

Le présent, non pas l’instant ponctuel qui ne désigne jamais que le terme mis par la pensée au « temps écoulé », l’apparence d’un arrêt dans cet écoulement, mais l’instant véritablement et pleinement présent, n’existe que s’il y a présence, rencontre, relation. La présence naît seulement du fait que le Tu devient présent27.

Ce présent de l’amour et de l’amitié fonde la prise de conscience historique et existentielle de Flaubert. Aussi l’avenir le terrifie-t-il.

Q

En regard de ses problèmes personnels et des bouleversements de la société, les craintes se bousculent dans l’esprit de l’écrivain. Elles motivent ses projections dans un avenir improbable - intéressant les motifs de la génération, de l’idéologie, de l’avènement d’un monde nouveau, de la guerre et de la misère.

24(1 - S., 7 septembre 1870, Corr. IV, p. 231)

25(1 - S., 10 septembre 1870, Corr. IV, p. 234)

26(1 - S., 3 octobre 1875, Corr. IV, p. 971)

27(307 - BUBER, M., Je et Tu. Traduction française de Jean LOEWENSON-LAVI. Paris : Aubier, 1962. - p. 26)

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414 Son interrogation sur l’idée de génération répond d’un premier constat : le refus de se réaliser au futur à travers un enfant. Le 13 septembre 1846, la situation menstruelle de Colet le laisse dans l’expectative :

Avant de t’exposer à ce voyage il faut savoir à quoi s’en tenir, n’est-ce pas ? et si tu ne tentes pas ce que je te conseille (un remède pour faire venir les Anglais) comment seras-tu jamais certaine de la cause de leur absence ? Il arrive assez souvent qu’une cause morale suffit à les retenir, une émotion, n’importe quoi 28.

« Faire venir les Anglais » consiste à retrouver l’apaisement de sa vie monadique. L’hostilité à la paternité est liée à sa haine de l’être humain. Il exprime à la Muse son désintérêt pour son époque :

« Je suis fâché de ne pas savoir ce qui se passera dans deux cents ans. Mais je ne voudrais pas naître maintenant et être élevé dans une si fétide époque »29. L’horreur du présent se révèle partie prenante d’une crainte mêlée de curiosité à l’égard du futur.

La fétidité de l’avenir est une ligne de force de la prospective épistolaire de Flaubert. Ce négativisme actif entache le devenir de Madame Bovary. « Nul lyrisme, pas de réflexions, personnalité de l’auteur absente. Ce sera triste à lire; il y aura des choses atroces de misères et de fétidité »30 fait remarquer l’écrivain à Colet. Des réflexions morales sur le fanatisme entérinent cette représentation catastrophiste du futur. Flaubert relate à Leroyer de Chantepie combien « tout doucement, la lutte va venir en Europe. Dans cent ans d’ici, elle ne contiendra plus que deux peuples, les catholiques d’un côté et les philosophes de l’autre »31. De sa croyance dans la corruption inévitable des idéologies, il tire la conclusion qu’un nouvel âge social va s’instaurer.

« Quoi qu’il advienne, un autre monde va commencer. Or je me sens bien vieux pour me plier à des moeurs nouvelles »32 rapporte-t-il à Sand. Ce pressentiment de la construction d’une société nouvelle prend sa source dans une analyse des avatars de la guerre et de la misère.

Flaubert est ravagé par l’actualité dramatique du conflit de 1870. Ses lettres au « Chère Maître » en gardent l’empreinte. Il se perd fréquemment en conjectures en recourant à la tournure verbale Aller + verbe d’action. Il s’interroge sur l’action des Prussiens dans la capitale : « pour forcer Paris à céder, on va : 1° l’effrayer par l’apparition des canons, et 2° ravager les provinces environnantes ? »33. La temporalité de ces hypothèses guerrières se voit accentuée par la sériation numérale - « 1°... 2° ». Ce procédé est récurrent dans les dernières années de la Correspondance;

28(1 - C. , 13 septembre 1846, Corr. I, p. 337)

29(1 - C., 1er-2 octobre 1852, Corr. II, p. 170)

30(1 - C., 31 janvier 1852, Corr. II, p. 40)

31(1 - L.d.C, 4 septembre 1858, Corr. II, p. 832)

32(1 - S., 7 septembre 1870, Corr. IV, p. 232)

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- un peu comme si l’écrivain, écrasé par le nombre des événements tragiques bouleversant sa vie, ressentait le besoin de s’en affranchir sous forme de liste le temps d’une lettre à l’âme soeur. La répétition des jours insupportables ouvre l’épistolaire sur l’angoisse permanente du lendemain. C’est dans cette linéarité de l’abomination (présent Ö futur) que se déploie la dynamique temporelle de la critique sociale. « J’ai eu aujourd’hui à ma porte 271 pauvres, et on leur a donné à tous ! Que sera- ce cet hiver ? ( ...) Paris finira par être affamé; et on ne lui porte aucun secours !»34 déclare-t-il.

Après la défaite du siège de Paris, à l’heure du pain noir et de la petite vérole, les victimes de la misère sont nombreuses. Flaubert déplore la paupérisation grandissante du peuple. Il auréole l’avenir politique d’un cercle sanguinaire :

Si nous prenons notre revanche, elle sera ultra-féroce, et notez qu’on ne va penser qu’à cela, à se venger de l’Allemagne ! Le gouvernement, quel qu’il soit, ne pourra se maintenir qu’en spéculant sur cette passion. Le meurtre en grand va être le but de tous nos efforts, l’idéal de la France !35

« Je suis persuadé que nous semblerons à la postérité extrêmement bêtes. Les mots République et Monarchie la feront rire »36 poursuit-il.

D’un difficile rapport à la mère à la perception dégradée de ses contemporains et des générations futures, l’écrivain exprime dans l’épistolaire sa peur viscérale de la vie. Il abat les idéologies, les limites de la pensée et des réalisations humaines.

Mise en relation d’admirations passéistes, de réalités souffrantes et de projections angoissées, les lettres à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand témoignent de l’interpénétration du passé, du présent et du futur dans l’analyse d’une histoire personnelle ou collective. Les affections de l’écrivain se nourrissent de la perception singulière de ces données temporelles. Son accusation de l’être humain se teinte des nuances lexicales de la nostalgie, du dégoût et de la crainte.

33(1 - S., 10 septembre 1870, Corr. IV, p. 233)

34(1 - S., 11 octobre 1870, Corr. IV, p. 246)

35(1 - S., 11 mars 1871, Corr. IV, p. 288)

36(1 - S., 8 septembre 1871, Corr. IV, p. 376)

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416

1.2 - Caricature et polémique

J’ai passé hier une grande heure à regarder se baigner les dames. Quel tableau ! Quel hideux tableau ! Jadis, on se baignait ici sans distinction de sexes. Mais maintenant il y a des séparations, des poteaux, des filets pour empêcher, un inspecteur en livrée (quelle atroce chose que le grotesque !). (...) Il faut que le genre humain soit devenu complètement imbécile pour perdre jusqu’à ce point toute notion d’élégance. Rien n’est plus pitoyable que ces sacs où les femmes se fourrent le corps, que ces serre-tête en toile cirée ! Quelles mines ! quelles démarches ! Et les pieds ! rouges, maigres, avec des oignons, des durillons, déformés par la bottine, longs comme des navettes ou larges comme des battoirs. Et

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au milieu de tout cela des moutards à humeurs froides, pleurant, criant. Plus loin, des grand-mamans tricotant et des môsieurs à lunette d’or, lisant le journal et de temps à autre, entre deux lignes, savourant l’immensité avec un air d’approbation. Cela m’a donné envie tout le soir de m’enfuir de l’Europe et d’aller vivre aux îles Sandwich ou dans les forêts du Brésil. Là, du moins, les plages ne sont pas souillées par des pieds si mal faits, par des individualités aussi fétides. (1 - C., 14 août 1853, Corr. II, p. 391)

Le grossissement des traits descriptifs est à la base de la caricature de l’homme contemporain mise en oeuvre par Flaubert. Cette disposition d’esprit et ce procédé stylistique interrogent la totalité des domaines et des sujets du corps social. Hyperbolique, le lexique épistolaire est mûrement réfléchi. Discrètes marques de mépris ou éclatantes connotations péjoratives, termes disqualifiants ou animalisations, les lettres à l’amante et à l’amie dressent un procès-verbal de l’humanité.

Par ses désaveux, Flaubert met en accusation les dogmes idéologiques de son siècle : peuple, mariage, paternité, filiation, fraternité, monothéisme, femme, prolétariat, industrie. Il s’inscrit en faux contre ces idéaux publics et demeure attaché à l’idée d’une élite intellectuelle et gouvernante. A Leroyer de Chantepie, il assure : « Ce qu’il y a de considérable dans l’histoire, c’est un petit troupeau d’hommes (trois ou quatre cents par siècle, peut-être) et qui depuis Platon jusqu’à nos jours n’a pas varié; ce sont ceux-là qui ont tout fait et qui sont la conscience du monde »37.

L’emploi du substantif « troupeau » jalonne la Correspondance. Il désigne l’humanité dans son entier, tantôt l’élite, tantôt la plèbe. A travers lui, l’épistolier formule à Sand son regret d’une aristocratie de l’esprit :

L’humanité n’offre rien de nouveau. Son irrémédiable misère m’a empli d’amertume, dès ma jeunesse. Aussi, maintenant, n’ai-je aucune désillusion. Je crois que la foule, le nombre, le troupeau sera toujours haïssable. Tant qu’on ne s’inclinera pas devant les Mandarins, tant que l’Académie des sciences ne sera pas le remplaçant du pape, la Politique tout entière, et la Société jusque dans ses racines, ne sera qu’un ramassis de blagues écoeurantes38.

Il s’insurge contre l’égalité sociale. Historiquement, le peuple lui apparaît comme une entrave au progrès de l’esprit. « ... quant à l’humanité, on n’a qu’à lire l’histoire pour voir assez clairement qu’elle ne marche pas toujours comme elle le désirerait »39 écrit-il à Colet.

37(1 - L.d.C., 16 janvier 1866, Corr. III, p. 479)

38(1 - S., 8 septembre 1871, Corr. IV, p. 376)

39(1 - C., 18 septembre 1846, Corr. I,, p. 349)

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418 L’image du « troupeau » entre en résonance avec l’animalité des actions humaines. L’épistolier est dépité parles basses aspirations de ses contemporains. Aussi les dépeint-il comme des fauves ou des moutons. Il mobilise à cette fin les occurrences verbales « dévore » et « bée » :

Je trouve que l’homme, maintenant est plus fanatique que jamais. Mais de lui. Il ne chante autre chose, et dans cette pensée qui saute par-delà les soleils, dévore l’espace et bée après l’infini, comme dirait Montaigne, il ne trouve rien de plus grand que cette misère même de la vie, dont elle tâche sans cesse de se dégager40.

L’écrivain a le sentiment d’être assiégé par la médiocrité. Egaré dans un monde dont les motivations lui échappent, il transforme l’épistolaire en métaphore de sa détresse sociale. « Mais où se réfugier, mon Dieu ! où trouver un homme ? Fierté de soi, conviction de son oeuvre, admiration du beau, tout est donc perdu ? La fange universelle où l’on nage jusqu’à la bouche, emplit donc toutes les poitrines

? »41 s’interroge-t-il. Le terme de « fange » stigmatise la bassesse et l’abjection humaines. Cette image de la boue participe d’un répertoire fécal et sadique-anal souvent mobilisé à des fins descriptives. Le 27 février 1853, l’antithèse entre idéal et bêtise est anatomiquement liée à l’opposition entre « tête » et « cul » :

Le génie, comme un fort cheval, traîne à son cul l’humanité sur les routes de l’idée. Elle a beau tirer les rênes, et par sa bêtise, lui faire saigner les dents, en hocquesonnant tant qu’elle peut, le mors dans sa bouche, l’autre, qui a les jarrets robustes, continue toujours au grand galop, par les précipices et les vertiges42.

Cette animalisation de l’humanité est une caractéristique dominante de la stylistique satirique de l’épistolier. Elle est cooccurrente à une image d’ingestion ou d’excrétion exprimant les atteintes des contingences sociales.« Je suis gorgé de l’humanité en général, et des gens de lettres en particulier, comme si j’avais avalé cent livres de suif »43 confie-t-il à sa maîtresse.Cette humanité « autolâtre » et

« stupide »44 glisse parfois du registre des ruminants à celui des parasites. Son activité fébrile est comparée au grouillement d’une « sale poignées de morpions sur une vaste motte »45. Marquant un degré supplémentaire dans la transfiguration, Flaubert achève en 1875 sa caricature sociale par une phrase de Littré où l’être humain est extrêmement infériorisé. « Ah ! mon ami, l’Homme est un composé instable, et la terre une planète bien inférieure » »46 écrit-il à Sand.

40(1 - C., 15-16 mai 1852, Corr. II, p. 90)

41(1 - C., 29 mai 1852, Corr. II, p. 94)

42(1 - C., 27 février 1853, Corr. II, p. 252)

43(1 - C., 30 avril 1853, Corr. II, p. 320)

44(1 - C., 26 mai 1853, Corr. II, p. 333)

45(1 - C., 25 juin 1853, Corr. II, p. 363)

46(1 - S., Fin décembre 1875, Corr. IV, p. 1001)

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Le rapport à ce corps social dégradé et animal nourrit les désirs de fuite de l’écrivain. Autrui n’est jamais envisagé que comme une bête nuisible. Flaubert porte au coeur la grandeur des races et des noblesses disparues. Il a en horreur les paysans, le peuple - rempli de « haine sourde (...) quoi qu’on fasse pour eux » précise-t-il à Sand47 - et le bourgeois. Aussi décrit-il avec virulence les moeurs de ces masses inertes, manipulées par le pouvoir - mondes de jalousies, de mépris, de « venette »48. L’écrivain reste attaché à l’idée qu’il se fait de l’humanité, non à la réalité sociale du Second Empire. Dans leur Journal, les Goncourt réfléchissent sur ce goût de la contradiction se manifestant jusque dans ses relations féminines :

Sur l’amour, dont il cause souvent, il a toutes sortes de thèses alambiquées, raffinées, des thèses de parade et de pose. Au fond de l’homme, il y a beaucoup du rhéteur et du sophiste.

Il est à la fois grossier et précieux dans l’obscénité. Sur l’excitation que lui donnent les femmes, il établira mille subdivisions, disant de celle-ci qu’elle lui donne seulement envie de lui embrasser les sourcils; de celle-là, de lui baiser la main; d’une autre, lui lisser ses bandeaux; mettant du compliqué et du recherché, de la mise en scène et de l’arrangement d’homme fort dans ces choses si simples - par exemple en nous contant sa baisade avec Colet, ébauchée dans une reconduite en fiacre, se peignant comme jouant avec elle un rôle de dégoûté de la vie, de ténébreux, de nostalgique du suicide, qui l’amusait tant à jouer et le déridait tant au fond qu’il mettait le nez à la portière, de temps en temps, pour rire à son aise49.

Elégance de la marginalité, culture de la singularité, esthétique de l’outrance, ces « mille subdivisions » d’autrui, ce « rôle de dégoûté de la vie » justifient une caricature du corps social. Ainsi Flaubert a-t-il recours pour représenter l’humanité à des désignations dépréciatives et à un vocabulaire du non-sens.

V

L’encre est un bain d’acide dans lequel l’écrivain trempe la société. Son écriture est corrosive. La dégradation de l’homme moderne est un de ses principaux sujets de réjouissance. « Quelle admirable invention du Diable que les rapports sociaux ! »50 remarque-t-il dans une lettre à Colet. Autour de cette exclamation préfigurant la formule sartienne - « L’enfer, c’est les autres », Flaubert a recours à la figure de « Pignouf » et à ses dérivés pour faire le grotesque portrait de l’humanité.

47(8 - FLAUBERT, G., Oeuvres complètes. - Edition nouvelle établie d’après les manuscrits inédits de Flaubert par la Société des Etudes littéraires françaises contenant les scénarios et plans des divers romans, la collection complète des Carnets, les notes et documents de Flaubert avec des notices historiques et critiques, et illustrée d’images contemporaines). Paris : Club de l’Honnête Homme, 1971-1975. - 16 vol. - 615 pp. Lettre à Sand, 18 février 1876. - t.15, p. 437)

48(Ibid., Lettre à Sand, 10 mars 1876.- t.15, p. 444)

49(1 - Appendice II, Extraits du Journal des Goncourt, 6 décembre 1862, Corr. III, p. 881)

50(1 - C., 22 juillet 1852, Corr. II, p. 138)

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420

« Pignouf » est à la satire épistolaire ce que les déclamations amicales du « Garçon » sont aux dîners Magny. Magnifiant l’ensemble des ridicules du genre humain, le « Pignouf » et le

« garçon » préfigurent l’Ubu de Jarry : une bêtise outrancière, personnifiée par vengeance. Dès son plus jeune âge, l’écrivain affectionne les représentations dérisoires du pouvoir. Agé de 14 ans, il écrit dans Chevrin et le roi de Prusse ou l’on prend souvent la tête d’un roi pour celle d’un âne :

Le roi (...) trépignait d’indignation, était rouge de colère et enfin, n’en pouvant plus, il se jette sur le portrait, le regarde et dit ensuite : - Je prenais mon portrait pour celui d’un âne. Or on convient qu’il n’y a pas grande différence entre la tête d’un roi et celle d’un âne, puisque le possesseur s’y méprend51.

« Pignouf » s’impose comme la synthèse d’une idiotie et d’une vulgarité dont Flaubert a très tôt pris conscience. Figure de la Correspondance, « Pignouf » a une histoire et des enjeux.

« Pignouf » voit sa présence affirmée dans les années inquiètes précédant et suivant les événements de 1870. Il matérialise la déception de l’épistolier en regard d’acteurs sociaux dont il ne comprend pas les agissements. « Le czar de Russie m’a profondément déplu. Je l’ai trouvé pignouf »52 stipule-t-il à Sand. Flaubert fait part à sa vieille amie de sa perception aiguë du comique de la vie. Il transforme « Pignouf » en polichinelle épistolaire et en souffre-douleur d’une critique sociale exacerbée. « ... il y a tant de Pignoufs ! (...) C’est un produit du XIXe siècle que « pignouf », nous arrivons même à Pignouflard, qui est son fils, et à Pignouflarde, qui est sa bru »53 précise-t-il.

De « Pignouf » à sa descendance, la caricature de Flaubert a en commun avec celle de Daumier l’horreur d’une époque et d’un peuple. Entre la déclaration de guerre en juillet et la bataille de Sedan en septembre, l’été de 1870 est pour l’écrivain celui de toutes les indignations.

Ses déconvenues sont immenses à la lumière des dérives du Suffrage universel. Il prédit le triomphe de « Pignouf » dans les plus hautes sphères de la politique française : « Voilà où nous a conduits le Suffrage universel, Dieu nouveau que je trouve aussi bête que l’ancien ! N’importe ! Vous croyez qu’il en sera démonté, le bon Suffrage universel ? pas du tout ! Après Isidore nous aurons Pignouf 1er ! »54. Il n’est de domaine de la vie sociale qui ne soit placé sous cette férule. Terrible et menaçante, l’ombre de ce pantin se projette jusque sur le monde littéraire. Les lectures de l’écrivain drainent un nombre infini de dénominations péjoratives. Expression ultime, « Pignouf » est adjectivé pour rendre compte de l’outrageante idiotie de certains plumitifs : « J’ai lu, cette semaine, L’illustre

51(19 - FLAUBERT, G., Premières oeuvres (Journal d’écolier - Opuscules historiques - Oeuvres diverses). Paris : Eugène Fasquelle, 1925. - 2 vol., 413 p. - p. 18)

52(1 - S., 12 juin 1867, Corr. III, p. 653)

53(1 - S., 14 janvier 1869, Corr. IV, p. 9)

54(1 - S., 17 août 1870, Corr. IV, p. 222)

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Docteur Mathéus d’Erckmann-Chatrian. Est-ce assez pignouf ! »55. Flaubert élève cette figure de l’absurde au rang d’une idéologie de masse. « Pignouf » est père et médium des plus pitoyables convenances sociales. Substantivé, l’épistolier lui adjoint le suffixe scientifique « - isme » pour dénoncer à Sand le parrainage d’un enfant : « Il a fallu en passer par là, sous peine de pignouflisme »56. Discipline sociale, le « pignouflisme » se situe au centre de son idéologie littéraire.

Planifiant un discours de Pécuchet, Flaubert esquisse la fin effroyable de l’humanité : « Pignouflisme universel. Tout ne sera plus qu’une vaste ribote d’ouvriers »57. Le 27 novembre 1870, le

« pignouflisme » sévit à nouveau dans une lettre à Sand.

Mais si nous étions vainqueurs ? me direz-vous. Cette hypothèse-là est contraire à tous les précédents de l’histoire. Où avez-vous vu le Midi battre le Nord, et les catholiques dominer les protestants ? La race latine agonise. La France va suivre l’Espagne et l’Italie. - Et le pignouflisme commence !58

s’exclame l’écrivain.

« Pignouf » est un nom propre imposé à la société à la manière des noms dépréciatifs parfois attribués aux animaux - un nom réifiant et infériorisant représentant la raison (et la dé-raison) sociale des commerces humains. Substantivé ou adjectif, il désigne une qualité nulle, un caractère et une allure de fantoche. Tout l’art de la caricature de Flaubert est de réussir à disqualifier chaque strate sociologique, chaque secteur de l’humanité, en qualifiant leurs absences au moyen d’une figure vide, et d’un concept ouvert sur les arcanes du rien. Ce trait stylistique et sémantique explique la prédominance épistolaire d’un lexique de l’absurdité.

Q

L’esprit critique de l’écrivain est indissociable de son sens du comique. « Le grotesque triste a pour moi un charme inouï. Il correspond aux besoins intimes de ma nature bouffonnement amère. Il ne me fait pas rire mais rêver longuement »59 confie-t-il à la Muse. Ce regard sur l’existence est à l’origine d’une écriture de la bêtise.

Flaubert démasque la vanité individuelle et collective. Ce grotesque est une variable intérieure du rire. A distance de l’observation amusée, il véhicule un constat alarmant sur le caractère pathétique de la vie. Renversant les idées reçues et les expressions convenues, les sentiments et les croyances, l’épistolier fait de l’ironie le premier de ses instruments critiques. Il n’est de faits ou de

55(1 - S., 4 décembre 1872, Corr. IV, p. 620)

56(1 - S., 7 février 1873, Corr. IV, p. 767)

57(33 - FLAUBERT, G., Bouvard et Pécuchet (Dictionnaire des idées reçues). Paris : Garnier-Flammarion, 1966. - 378 p. - p. 330)

58(1 - S, 27 novembre 1870, Corr. IV, p. 264)

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422 personnes qui ne soient ses cibles. Flaubert ne voit dans le corps qu’animalité, pourriture progressive et promesse d’engrais. Il aime le rire pour ce qu’il représente de compréhension supérieure de la vie et de hauteur de vue par rapport au vulgaire. Ce rire, c’est l’autre visage des pleurs. Bouvard et Pécuchet en sont les deux figures emblématiques.

Cette gaieté mélancolique est à géométrie variable. Elle crible dans un même élan prétentions idéologiques - théories sociales ou philosophie positive - et ambitions matérialistes, aberrations de la Commune et mensonges politiques, illusions amoureuses et scientifiques, bons mots de Homais et lamenti de Colet. D’une conception de l’ineptie universelle à la caricature de la bourgeoisie, ce champ thématique interroge la personnalité de l’écrivain, autrui et le monde. La Correspondance est un bassin sémantique communiquant avec celui de l’Oeuvre. L’écriture épistolaire de la bêtise est intimement liée à l’écriture littéraire des insanités sociales. L’idée même de la préface du Dictionnaire des idées reçues s’enracine selon Y. Leclercdans les lettres à l’amante :

La relation renouée avec Colet, contemporaine du travail sur Madame Bovary, donne au projet de préface un tour à la fois personnel et passionnel. Flaubert se sent des « prurits atroces d’engueuler les humains », la préface l’« excite fort », le « tourmente », « la main (le) démange d’écrire cette préface des Idées reçues ». Telle qu’il en parle pour la première fois à Louise dans la fameuse longue lettre de décembre 1852, la préface conserve son indétermination : apologie de la bêtise, de la démocratie, exaltation du bas, etc.60.

Ce prodrome du Dictionnaire contient des indices éclairants sur la nature de la caricature flaubertienne. L’épistolier précise à sa maîtresse :

J’ai quelquefois des prurits atroces d’engueuler les humains et je le ferai à quelque jour, dans dix ans d’ici, dans quelque long roman à large cadre; en attendant, une vieille idée m’est revenue, à savoir celle de mon Dictionnaire des idées reçues (Sais-tu ce que c’est ?). La préface surtout m’excite fort, et de la manière dont je la conçois (ce serait tout un livre), aucune loi ne pourrait me mordre quoique j’y attaquerais tout. Ce serait la glorification historique de tout ce qu’on approuve. J’y démontrerais que les majorités ont toujours eu raison, les minorités toujours tort. J’immolerais les grands hommes à tous les imbéciles, les martyrs à tous les bourreaux, et cela dans un style poussé à outrance, à fusées. Ainsi, pour la littérature, j’établirais, ce qui serait facile, que le médiocre, étant à la portée de tous, est le seul légitime et qu’il faut donc honnir toute espèce d’originalité comme dangereuse, sotte, etc. Cette apologie de la canaillerie humaine sur toutes ses faces, ironique et hurlante d’un bout à l’autre, pleine de citations, de preuves (qui prouveraient le contraire) et de textes effrayants (ce serait facile), est dans le but, dirais-je, d’en finir une fois pour toutes avec les excentricités, quelles qu’elles soient. Je rentrerais par là dans l’idée démocratique moderne d’égalité, dans le mot de Fourier que les grands hommes deviendront inutiles; et c’est dans ce but, dirais-je, que ce livre est fait61.

59(1 - C., 21-22 août 1846, Corr. I, p. 307)

60(125 - LECLERC, Y., La Spirale et le Monument - Essai sur BOUVARD ET PECUCHET de G. Flaubert, Paris : SEDES, 1988. - 189 p. - p. 13)

61(1 - C., 16 décembre 1852, Corr. II, p. 208)

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Critique exacerbée de l’être humain, sarcasme vengeur, stigmatisation des principes directeurs de la société, les lettres à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand sont tout cela en amont et en aval des satires littéraires. Métaphore de la boue, imagerie universaliste, avatars de la bêtise sont quelques- uns des procédés stylistiques présidant à l’expression de ce désaveu.

La fange est une substance organique, salissante et sombre. Figurative, elle dénote l’impureté et la bassesse. Mystique, elle renseigne le caractère misérable de la notion ou de l’objet auxquels elle se rapporte. Flaubert lui attribue ces acceptions lorsqu’il la rapproche à des fins expressives de la situation historique de la France. En regard des dérives de l’autoritarisme impérial, il écrit à Colet :

« Dans quelle fange morale ! dans quel abîme de bêtise l’époque patauge ! »62. Cette désillusion s’accroît avec le temps. Son point de vue sur les embarras de la Troisième République souligne une réalité bourbeuse. Il exprime à Sand ses déconvenues dans la capitale : « Il faut être ici, à Paris, pour avoir une idée de l’abaissement universel, de la sottise, du gâtisme où nous pataugeons »63.

L’image de ce marécage social est filée ici et là. Elle inventorie tous les ridicules politiques. Le 29 septembre 1866, l’écrivain interroge Sand et, ce faisant, exprime ses convictions :

Ne trouvez-vous pas, au fond, que, depuis 89, on bat la breloque ? Au lieu de continuer par la grande route, qui était large et belle comme une voie triomphale, on s’est enfui par les petits chemins, et on patauge dans les fondrières, il serait peut-être sage de revenir momentanément à d’Holbach ? Avant d’admirer Proudhon, si on connaissait Turgot ? mais le CHIC, cette religion moderne, que deviendrait-elle ? Opinions chic (ou chiques) : être pour le catholicisme (sans en croire un mot), être pour l’esclavage, être pour la maison d’Autriche, porter le deuil de la reine Amélie, admirer Orphée aux Enfers, s’occuper de comices agricoles, parler sport, se montrer froid, être idiot jusqu’à regretter les traités de 1815. Cela est tout ce qu’il y a de plus neuf64.

Du terrain instable de l’idéologie moderne au jeu de mots dévalorisant - et toujours lié au motif de la métaphorisation parasitaire (la chique étant le nom vulgaire de la puce pénétrante), la caricature sociale de Flaubert glisse souvent vers la caractérisation universaliste de la bêtise. La comparaison multi-ethnique permet d’ouvrir l’absurdité humaine sur l’infini. L’épistolier annonce à la Muse : « Il me semble que l’idiotisme de l’humanité arrive à son paroxysme. Le genre humain, comme un tériaki saoul d’opium, hoche la tête en ricanant, et se frappe le ventre, les yeux fixés par terre »65. Dans les lettres à Sand, Flaubert a toujours recours à ce procédé satirique digne du Micromégas de Voltaire et des Lettres Persanes de Montesquieu. Il s’ingénie à comparer l’idiotie supérieure de la Droite de

62(1 - C., 20 avril 1853, Corr. II, p. 310)

63(1 - S., 2 décembre 1874, Corr. IV, p. 894)

64(1 - S., 29 septembre 1866, Corr. III, p. 537)

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424 l’Assemblée nationale à la barbarie anthropophage des Botocudos - tribu indienne du Brésil66. Cette convocation d’un imaginaire exotique contribue à faire de lui un ethnologue curieux des singularités de ses « dissemblables ».

« « Histoire de l’esprit humain, histoire de la sottise humaine », comme dit M. de Voltaire » »67 remarque l’écrivain. Par cette filiation littéraire, Flaubert inaugure le déchaînement satirique caractérisant les dernières années de sa correspondance avec Sand. Il attribue à ses contemporains - Napoléon III y compris - des termes extrêmement péjoratifs. « bêtise », « lâcheté »,

« ignorance », « présomption »68 sont convoqués; « bêtise » et « âne »69 sont soulignés adverbialement. Il déprécie l’époque dans son entier : « faux réalisme », « fausse armée », « faux crédit », « fausses catins »70. Rongée de querelles intestines, la population n’échappe pas à cette représentation de l’« immense bêtise », du « fou à lier » et de la « folie générale » - tous constats qui font « désespérer » l’écrivain71. Flaubert désavoue tous les protagonistes de la société en leur

« antéposant » des adjectifs qualificatifs dysphoriques. Il s’agit de l’« ignoble ouvrier » et de l’« inepte bourgeois », du « stupide paysan » et de l’« odieux ecclésiastique »72. Dans sa classification, les « bêtes brutes » sont placées au-dessus du « bon bourgeois » - dont l’abstention électorale corrobore la bêtise. Au moyen de l’intensif, il dénonce combien cette figure détestée se révèle être « de plus en plus stupide »73.

Au premier rang de sa caricature, le monde littéraire est souvent convié. De multiples occurrences de

« bêtise » y qualifient les plumitifs contemporains - tel Villemain. L’image de l’« âne » se voit relayée par des structures superlatives - « plus usée », « plus vulgaire » - afin de dénoncer une pratique éhontée de la littérature :

« Que je sois jamais de l’Académie (comme dit Marcillac, l’artiste romantique de Gerfaut), si j’arrive au diapason de pareils ânes ! » - C’est bien beau, l’idée qui a frappé l’Académie dans le n° 26 : « Le poète sur les ruines d’Athènes ! et évoquant le passé, le faisant revivre

! » Est-ce Volney ! et rococo ! Comment un homme peut-il rapporter de semblables bêtises, sans en rire le premier ? Comment ne pas sentir que c’était là la manière la plus vulgaire, la plus usée (et la moins vraie) de prendre le sujet ? Si mon pharmacien avait concouru pour L’Acropole, il est certain que c’eût été là son plan74.

65(1 - C., 20 avril 1853, Corr. II, p. 310)

66(1 - S., 25 novembre 1872, Corr. IV, p. 612)

67(1 - S., 31 octobre 1868, Corr. III, p. 820)

68(1 - S., 17 août 1870, Corr. IV, p. 222)

69(1 - S., 14 novembre 1871, Corr. IV, p. 411)

70(1 - S., 30 avril 1871, Corr. IV, p. 315)

71(1 - S., 11 juin 1871, Corr. IV, p. 331)

72(1 - S., 6 septembre 1871, Corr. IV, p. 372)

73(1 - S., 14 novembre 1871, Corr. IV, p. 411)

74(1 - C., 30 avril 1853, Corr. II, pp. 318-319)

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Le recours au substantif dépréciatif et à l’image sont deux procédés complémentaires de cette satire.

Désavouant les écrivains arrivistes, Flaubert les assimile à une « peau d’âne » tendue sur du vide : Mais ce qu’il y a de dur, c’est l’aplomb de ces braves gens-là, leur sécurité dans la bêtise ! Ils sont bruissants à la manière des grosses caisses dont ils se servent; leur sonorité vient de leur viduité. La surface est une peau d’âne et le fond, néant ! Tout cela tendu par beaucoup de ficelles. Voilà un calembour !75

Critique théâtral, Flaubert condamne la bêtise des auteurs comme celle des oeuvres. Il met à mal Le Roi Carotte de Victorien Sardou en adressant à Sand un jugement - composé de substantifs attributifs des plus négatifs et d’une construction superlative qui ne l’est pas moins :

J’ai assisté avec Dumas à la Première du Roi Carotte. On n’imagine pas une infection pareille ! C’est plus bête et plus vide que la plus mauvaise des féeries de Clairville. Le public a été absolument de mon avis. Pour faire une oeuvre pareille, il faut être un vrai coquin76.

Fange, universalité du non-sens, bêtise multiforme et plurilatérale, le vocabulaire critique se diapre des infinies nuances de l’inintelligence. L’écrivain résume ironiquement à Sand : « nous crevons par la Blague, par l’ignorance, par l’outrecuidance, par le mépris de la grandeur, par l’amour de la banalité et le bavardage imbécile »77. Cette bêtise est la trame de son écriture. Elle constitue l’étoffe de son style épistolaire et romanesque.

Au sujet de Bouvard et Pécuchet, Maupassantobserve : « Dans Bouvard et Pécuchet, les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent »78. Ce système de la bêtise rassemble dans un même creuset d’incapacité et d’idiotie les hommes et les femmes, le monde et la vie, les mots et les choses. En contrepoint d’une sacralisation de la grandeur de l’Art, il vilipende la sottise de l’élite et de la masse, la stupidité des gouvernants et la niaiserie des gouvernés, les aberrations de la guerre et les divagations de la politique, l’absurdité de l’existence et l’ineptie de la mort, les insuffisances du corps et les incohérences de l’esprit, les incompétences de l’écrivain et les infirmités de ses proches, l’imbécillité de la presse et de la critique, l’inconséquence de la littérature romantique et l’extravagance de l’entreprise « réaliste ».

La bêtise flaubertienne accentue les contrastes entre une réalité et son contraire. Ainsi, au début de sa relation avec Colet, l’écrivain éprouve des sentiments contradictoires. Il réclame autant

75(1 - C., 21 mai 1853, Corr. II, p. 329)

76(1 - S., 21 janvier 1872, Corr. IV, p. 464)

77(1 - S., 26 septembre 1874, Corr. IV, p. 868)

78(11 - FLAUBERT, G., Lettres de Gustave Flaubert à George Sand. - Précédées d’une étude par Guy de MAUPASSANT. Paris : G.

Charpentier, 1889. - 289 p.- p. XXVI)

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426 l’amour qu’il cherche à s’en détacher. Prenant la juste mesure de ce paradoxe, il condamne sa propension à s’enfermer dans des situations impossibles à force de cultiver des objectifs duels. E. de Goncourt réprouve ce trait de caractère dans son Journal : « je crois qu’avec un tiers de gasconnade, un tiers de logomachie, un tiers de congestion, mon ami Flaubert arrive à se griser presque sincèrement des contrevérités qu’il débite »79.En dépit de ses inconséquences personnelles, l’épistolier est horrifié par les mascarades littéraires de Lamartine dans Graziella. « Ah mensonge ! mensonge ! que tu es bête ! »80 déclare-t-il à Colet. L’écriture de la bêtise n’acquiert à ses yeux de valeur littéraire que lorsqu’elle est subordonnée à un projet esthétique. Dans la même lettre, il met en avant le génie voltairien. Admiratif, il considère combien la « conclusion tranquille » de Candide est

« bête comme la vie »81. A l’échelle de son oeuvre, l’écrivain réfléchit souvent sur les moyens à adopter pour rendre compte de cette bêtise universelle - sans pour autant s’associer à elle. Il dévoile à Sand sa croyance dans les pouvoirs de l’analyse :

Quelle forme faut-il prendre pour exprimer parfois son opinion sur les choses de ce monde, sans risquer de passer, plus tard, pour un imbécile ? Cela est un rude problème. Il me semble que le mieux est de les peindre, tout bonnement, ces choses qui vous exaspèrent. - Disséquer est une vengeance82.

Epistolaire ou romanesque, cette dissection intéresse trois domaines : la bêtise individuelle, collective et historique.

Dans les lettres à Colet, Flaubert s’intéresse à des figures familières. Le 30 avril 1853, il interroge les propos détachés de sa cuisinière. Dépourvue de réflexion et par conséquent de souffrance, il fait de cette femme un modèle :

J’ai eu aujourd’hui un grand enseignement donné par ma cuisinière. Cette fille, qui a 25 ans et est Française ne savait pas que Louis-Philippe n’était plus roi de France, qu’il y avait eu une république, etc. Tout cela ne l’intéresse pas (textuel). Et je me regarde comme un homme intelligent ! mais je ne suis qu’un triple imbécile. C’est comme cette femme qu’il faut être83.

Le regard porté par l’écrivain sur la bêtise collective est moins indulgent. « Je suis si harassé par la bêtise de la multitude que je trouve justes tous les coups qui tombent sur elles »84 confie-t-il à la Muse.Allégorique, il s’exclame : « Ô bêtise humaine, te connais-je donc ? Il y a en effet si longtemps

79(260 - GONCOURT, E. de, J. de, Journal : mémoires de la vie littéraire. Avant-propos de l’Académie Goncourt, texte intégral établi et annoté par Robert RICATTE. Paris : Fasquelle et Flammarion, 1959. - 4 vol. 24 avril 1873,t. 1, p. 817)

80(1 - C., 24 avril 1852, Corr. II, p. 76)

81(Ibid., p. 78)

82(1 - S., 18 décembre 1867, Corr. III, p. 711)

83(1 - C., 30 avril 1853, Corr. II, p. 321)

84(1 - C., 17 mai 1853, Corr. II, p. 328)

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que je te contemple ! »85. La bêtise « historique » est tout autant mise à mal. Elle est particulièrement présente dans les lettres à Sand. L’ensemble des inanités de l’humanité est convoqué dans une réflexion diachronique ou synchronique sur l’intemporalité du non-sens. L’épistolier exprime son dégoût de ses contemporains : « toutes les bêtises que j’entends dire ! (...) On est idiot de peur : peur de la Prusse, peur des grèves, peur de l’exposition qui « ne marche pas », peur de tout. Il faut remonter jusqu’en 1849 pour trouver un pareil degré de crétinisme »86.

Folie et ridicules, déraison et insanité, illogisme et faiblesse d’esprit, incompréhension et naïveté, hébétude et abrutissement sont au coeur des amers correspondances de l’écrivain. A l’image de la bourgeoisie, ces dominantes ont des résonances significatives dans son Oeuvre romanesque.

Q

Mutations politiques post-révolutionnaires et bouleversements industriels modifient considérablement la structure sociale de la France. Les campagnes napoléoniennes et l’administration impériale font naître des perspectives professionnelles inédites. Le profit devient lettre d’or. Le droit absolu de la propriété est affirmé. Tout semble favorable à la divinisation de l’enrichissement par l’épargne et le travail. Les capitaux en liquide circulent. Les valeurs bourgeoises sont consacrées. Le règne du parvenu s’établit en marge d’une aristocratie d’Ancien Régime - caste conservant les rênes des pouvoirs politiques et intellectuels comme son autorité dans la banque et les salons. Ce climat de réussite sociale influence l’écriture épistolaire de Flaubert. Ses lettres à l’amante et à l’amie dénoncent cet embourgeoisement massif. L’épistolier en inventorie les facteurs de réussite dans un élan nihiliste : l’ampleur du train de vie et du luxe, l’importance du paraître, la vie parisienne, l’anatomie de l’ambitieux bourgeois, les personnalités protectrices - tel Cousin vis-à-vis de Colet, la faveur des carrières - à l’image du journalisme, devenu voie d’accès à la politique et à la renommée.

La satire de la bourgeoisie est une des disciplines préférées de l’écrivain. Elle repose sur différentes modalités. La figure du Garçon en est une. R. Dumesnil rapporte son histoire :

Ce fut avec Le Poittevin qu’il ( Flaubert ) imagina le mythe du Garçon. Car il s’agit bien dans cette invention singulière d’une création mythique. Les faits et gestes du Garçon ne constituent pas une légende, mais comme l’histoire d’Hercule dans l’antiquité, une suite de mythes, dont chacun a pour objet de présenter, sous la figure de l’allégorie, quelque trait caractéristique du « Bourgeois » - bête noire du petit groupe de jeunes gens assemblés autour de Flaubert. Le Garçon est une sorte d’Hercule de la sottise et de l’ignominie; il y a du Rabelais dans ce personnage qui serait aussi bien descendant de Panurge que de

85(1 - C., 20 juin 1853, Corr. II, p. 358)

86(1 - S., 13 avril 1867, Corr. III, p. 630)

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