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«VOUS CROYEZ AUX AMIS» : L'AMITIÉ DANS «ILLUSIONS PERDUES»

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« VOUS CROYEZ AUX AMIS » : L'AMITIÉ DANS « ILLUSIONS PERDUES » Julia Chamard-Bergeron

Presses Universitaires de France | « L'Année balzacienne » 2009/1 n° 10 | pages 283 à 313

ISSN 0084-6473 ISBN 9782130579953 DOI 10.3917/balz.010.0283

Article disponible en ligne à l'adresse :

--- https://www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2009-1-page-283.htm ---

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L ’ A M I T I É

D A N S « I L L U S I O N S P E R D U E S »

« Le plus grand mal et la plus grande honte de l’état social est que le crime y fasse des liens plus indissolubles que n’en fait la vertu. »

Jean-Jacques Rousseau1.

L’amitié est l’un des plus précieux points de passage entre les domaines privé et public de l’existence humaine. Le duo amical ou le cercle d’amis sont des associations par lesquelles le sujet enrichit son intimité, mais aussi grâce auxquelles il s’ins- crit dans la communauté politique. Dans l’Antiquité, l’amitié est présente dans les silences de la loi et dans les coulisses du pouvoir. Au rebours, la modernité nous a habitué à soumettre un nombre de plus en plus élevé de rapports sociaux à la régu- lation judiciaire. Les réseaux amicaux continuent néanmoins à organiser la société civile, et l’amitié à faire les délices de nos vies. Comment expliquer, dès lors, que le roman n’ait pas donné lieu à des représentations de la relation amicale à la hauteur de celles offertes par l’épopée et la tragédie2? Achille

L’Année balzacienne 2009

1. Rousseau juge de Jean-Jacques, « Premier Dialogue », Paris, Belin, 1817, p. 262.

2. Pour éclairer cet aspect de la représentation littéraire de l’amitié, il faudrait démêler les liens nombreux qui unissent trois expériences humaines fondamentales : la cité, la guerre et l’amitié. En prenant pour acquis que : 1) la tragédie est une dramatisation des enjeux collectifs et individuels de la vie de la cité ; 2) l’épopée est un récit de guerre ; 3) l’amitié se rapproche de la fraternité martiale, tout comme elle entretient des rivalités et des affinités avec les injonc- tions de la cité ; on aurait de quoi faire une étude de la manière dont ces notions sont apparentées.

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et Patrocle, Oreste et Pylade n’ont pas d’équivalents romanes- ques. Ainsi que le suggère Thomas Pavel dans La Pensée du roman3, c’est le couple amoureux qui constitue l’association par excellence des mondes élaborés par les romanciers. La passion amoureuse déstabilise l’individu dès lors qu’elle entre en conflit avec les injonctions sociales. Le sujet romanesque est écartelé entre son amour, par lequel il aspire à s’élever morale- ment ou à se définir en tant qu’individu, et sa société, envers laquelle il a devoir d’obéissance. En cela, il constitue l’incarna- tion tantôt comique, tantôt tragique, de la difficulté que nous, humains, avons à habiter le monde humain.

La relation amicale est pétrie d’aussi vives tensions morales que la relation amoureuse. Cependant, sa variante moderne l’incite à rester en retrait du récit romanesque : l’amitié, d’emblée marginale dans l’existence du protagoniste, est appelée à le demeurer. Au XIXe siècle, les amitiés se contrac- tent au collège ; certaines se poursuivent au-delà, mais tou- jours en marge du foyer domestique et des associations profes- sionnelles. L’amour demeure au contraire une préoccupation centrale pour celui qui cherche à trouver sa juste place au sein de la société des hommes. Entre l’amour passion et le mariage qui anoblit, toutes les hésitations sont possibles. La mise à l’écart de l’amitié par le récit romanesque permet en retour de mesurer les conséquences de son retrait de la sphère politique de l’existence humaine. Au temps où les amis étaient tous potentiellement conspirateurs, il y avait dans l’amitié un enjeu collectif immédiat : celle-ci représentait, pour le sujet, une solution alternative à la soumission paisible à l’impératif social.

Mus par un même idéal politique, Brutus et Cassius ont l’am- bition d’agir vigoureusement sur la chose publique pour y faire renaître la liberté. Nos amitiés modernes, tournées vers le plaisir ou l’intérêt privé, semblent bénignes en regard des sulfureuses amitiés antiques magnifiées par les grandes œuvres littéraires.

Le plus important romancier français du XIXe siècle n’a toutefois pas manqué de faire revivre à ses personnages vivant

3. Paris, Gallimard, «NRF-Essais », 2003.

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sous la Restauration les beaux jours de l’amitié en donnant aux relations qui l’actualisent une vigueur quasi politique. En contrepoint de ses relations amoureuses infructueuses avec Mme de Bargeton et Coralie, Lucien Chardon de Rubempré, protagoniste d’Illusions perdues, se lie de manière plus ou moins durable à quatre amis. Ainsi que le signale Mireille Labouret « de Séchard à Herrera, en passant par Lousteau et d’Arthez, Lucien recherche en ces figures jumelles le double de lui-même ou la moitié complémentaire susceptible de lui insuffler l’énergie qui lui fait défaut »4. Chaque amitié fait l’objet d’un développement considérable et a un rôle à jouer dans le récit. Nous les étudierons tour à tour sous trois aspects : l’énergétique à laquelle elles sont redevables, l’ « his- toire du cœur humain »5 qu’elles déploient et le type de lien humain qu’elles supposent. D’abord, la manière dont se nouent et se dénouent les liens amicaux permet de rendre compte des lois de circulation de l’énergie qui régissent l’uni- vers balzacien. Ensuite, puisque l’amitié tend à l’individu un miroir, elle agit ici à titre de révélateur de la personnalité de Lucien. Il s’agira de voir comment l’ami utilise cette connais- sance et comment le « héros » la met à profit. Enfin, Illusions perdues étant à bien des égards un roman de formation – dont le résultat est néanmoins plus qu’incertain –, les amis de Lucien contribuent tous, d’une manière différente, à infléchir sa trajectoire sociale et morale. Qu’est-ce qui caractérise les propositions faites par David, Daniel d’Arthez (et le Cénacle), Étienne Lousteau, puis l’abbé Carlos Herrera, afin de sortir Lucien du marasme, moral ou financier, dans lequel il s’en- fonce peu à peu ?

Sociologique, psychologique, métaphysique : en dé- ployant l’amitié dans trois de ses dimensions, Balzac lui redonne un peu de sa noblesse épique. Ce qui, dans les termes de l’analyse d’Ernst R. Curtius, ne devrait pas nous surprendre, car « La Comédie humaine est une épopée. Épique déjà par l’ampleur de ses proportions, par la multitude des

4. « Méphistophélès et l’androgyne. Les figures du pacte dans Illusions per- dues », AB 1996, p. 211.

5. À Mme Hanska, 26 octobre 1834, LHB, t. I, p. 204.

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visions, par les frontières toujours reculées du réel qu’elle embrasse, La Comédie humaine l’est avant tout parce qu’elle représente la vie totale »6. Nous pourrions ajouter qu’elle est aussi épopée dans la mesure où elle met en scène ce qui, dans la vie moderne, prend autant de place que la guerre dans les sociétés antiques, et constitue son résidu agonistique : la lutte de l’individu pour la reconnaissance. L’amitié n’y est plus proprement politique – non plus, donc, qu’épique –, étant passée dans la sphère privée, mais elle n’en constitue pas moins un lien humain : une métonymie de la vie commune.

La hache de Phocion

Qu’est-ce qui pour Balzac constitue la source vive de l’amitié ? La naissance de l’amitié de David et de Lucien est antérieure au récit tel qu’il s’amorce avec la conquête du haut Angoulême par le petit bourgeois de L’Houmeau. Balzac nous en trace pourtant une généalogie. La consolidation de l’amitié née au collège s’effectue par un geste de bienveillance de la part de David : « Quarante francs par mois que David donna généreusement à Lucien en s’offrant à lui apprendre le métier de prote, quoiqu’un prote lui fût parfaitement inutile, sauva Lucien de son désespoir. »7 David sera tout au long du roman le créancier de Lucien, qui chaque fois abusera de sa générosité8. Pourtant, David est à ses propres yeux débiteur de Lucien, puisque c’est de son père que provient l’idée de faire entrer des matières végétales dans la composition du papier ; idée grâce à laquelle il espère s’enrichir : David « s’empara de cette idée en y voyant une fortune, et considéra Lucien comme un bienfaiteur envers lequel il ne pourrait jamais

6. Ernst Robert Curtius, Balzac, trad. H. Jourdan, Paris, Grasset, 1933, p. 339.

7. Illusions perdues, Pl., t. V, p. 141. À l’avenir, les références à Illusions per- dues seront données à la suite des citations, entre parenthèses.

8. « La somme [offerte par David] est modique, au regard des sacs d’or promis par Herrera, mais elle place d’emblée Lucien sous la dépendance de l’argent, qui aliène toute relation authentique » (Mireille Labouret, art. cité, p. 213).

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s’acquitter » (p. 143). Cette disposition amicale témoigne d’une profonde inégalité : l’égoïsme de Lucien le rend inca- pable de reconnaissance envers ceux qui se dévouent pour lui, tandis que la sensibilité extrême de David se marque de la moindre dette. Les termes de cette inégalité sont pourtant dynamiques : la générosité excessive de David (comme celle d’ailleurs de la mère et de la sœur de Lucien) aggrave l’avidité de Lucien, tout comme l’avidité de Lucien stimule la généro- sité excessive de David.

Le sentiment d’être redevable à l’autre n’est pas seul, néanmoins, à donner de la profondeur et de la constance à la relation amicale. L’exacte inversion des caractères des jeunes hommes a engendré entre eux deux, nous raconte Balzac, une

« fraternité spirituelle » : « Quoique destiné aux spéculations les plus élevées des sciences naturelles, Lucien se portait avec ardeur vers la gloire littéraire ; tandis que David, que son génie méditatif prédisposait à la poésie, inclinait par goût vers les sciences exactes » (p. 142). Si cette parenté de l’esprit était seule à l’origine de la relation amicale, elle donnerait lieu à la parfaite réciprocité des sentiments et à l’égalité de statut.

Balzac montre très clairement que ce n’est pas le cas :

« [...] l’un des deux aimait avec idolâtrie, et c’était David.

Aussi Lucien commandait-il en femme qui se sait aimée.

David obéissait avec plaisir » (p. 146). L’auteur ajoute tout de suite après ce qu’il faut considérer comme une explication de ce déséquilibre amical : « La beauté physique de son ami com- portait une supériorité qu’il acceptait en se trouvant lourd et commun » (ibid.).

Comment l’apparence physique peut-elle jouer un si grand rôle dans une relation qui n’engage pas à proprement parler les corps, étant avant tout spirituelle ou affective ? Pour comprendre cette énigme, il faut prendre la mesure des liens qui dans l’univers balzacien unissent le visible et l’invisible.

Nos sentiments ont un effet direct dans le monde physique : ils sont dotés, dit Balzac, d’une « effective matérialité ». « Les atomes crochus, expression proverbiale dont chacun se sert, sont un de ces faits qui restent dans les langages » pour témoigner de cette vérité occulte. « On se sent aimé. Le sentiment s’empreint en toutes choses et traverse les

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espaces. »9En retour, le monde physique laisse son empreinte sur le monde moral : la beauté de Lucien comporte un magnétisme qui l’amène à nouer des liens beaucoup plus faci- lement que d’autres, ce que révèle le singulier coup de foudre de Coralie, à qui il a suffit d’entr’apercevoir Lucien pour concevoir une puissante affection pour lui. David lui-même n’est pas indifférent à sa conformation féminine et à ses traits angéliques, et Balzac nous invite à penser que cette attraction est la cause – extérieure au caractère de David, défini par une générosité sans borne – de sa dévotion totale.

La dimension « matérielle » de l’amitié a des consé- quences importantes sur la manière dont Lucien est in- fluencé par David. Elle permet en outre d’interpréter son attitude en regard de la probité de David. Dans un épisode représentatif de l’insincérité qui caractérise le héros d’Illusions perdues, Lucien exige de sa protectrice, Mme de Bargeton, qu’elle admette dans sa société l’homme de génie qu’est son ami : « Il renoncerait à tout plutôt que de trahir David Séchard » (p. 176), lui écrit-il dans une longue lettre passionnée. Or, dévoile Balzac, le geste de Lucien est motivé par l’ambition : il « voulut éprouver Mme de Barge- ton afin de savoir s’il pouvait, sans éprouver la honte d’un refus, conquérir cette haute proie » (p. 175). Pourtant, Lucien lui-même s’aveugle sur la cause véritable de son action : « Le calcul de Lucien lui parut fait au profit d’un beau sentiment, de son amitié pour David » (ibid.). De prime abord, Lucien ne dit rien à David de la longue supplique adressée à Mme de Bargeton à cette fin, ce qui amène le narrateur à jeter le doute sur les motifs d’une telle action :

« Dans les jours où le cœur est encore enfant, les jeunes gens ont de ces sublimes discrétions. D’ailleurs peut-être Lucien commençait-il à redouter la hache de Phocion, que savait manier David ; peut-être craignait-il la clarté d’un regard qui allait au fond de l’âme » (p. 176). Balzac révèle ici pour la première fois, avec une nuance d’incertitude rare dans sa narration tonitruante, la tendance propre à Lucien,

9. Le Père Goriot, Pl., t. III, p. 148.

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laquelle consiste à fuir ses amis lorsqu’ils font preuve d’une trop grande clairvoyance. David manie la « hache de Phocion », c’est-à-dire que ses paroles sont d’une vérité tranchante10. L’ami a donc le pouvoir de deviner les motifs cachés de l’ami et de le ramener à l’ordre par son discours.

Toutefois, pour tirer parti d’un tel pouvoir, il faut que l’ami accepte l’intrusion de l’autre en lui-même et que la cri- tique induise chez lui un désir de s’améliorer, ce qui n’est jamais le cas de Lucien. D’ailleurs, Lucien doit-il craindre, dans cette situation précise, la réaction de son ami ? « “Cœur d’or !”, s’écria David en accompagnant de l’œil Lucien qui traversait l’atelier » (p. 149). La générosité d’âme de David est telle qu’il veut croire à la bonté de son ami, bien qu’il sente par ailleurs la nécessité de la mettre à l’épreuve11. À cette occasion, seul le narrateur semble averti de la véritable inten- tion de Lucien, tant, au regard partial de David, le charme déployé par celui-ci est grand12. Il faut dire, à la défense de David, que l’inconstance de Lucien, qui va « du mal au bien, du bien au mal avec une égale facilité » (p. 178), rend difficile

10. Or, sont-ce les discours de David, ou plutôt l’auréole de sa vertu, que Lucien doit craindre ? Il est intéressant de trouver cette même ambiguïté exprimée dans la Vie de Démosthène écrite par Plutarque : « Démosthène lui- même, toutes les fois que Phocion montait à la tribune pour parler contre lui, déclarait, dit-on, à ses amis : “Voici la hache de mes discours qui se lève.”

Cependant, on ignore s’il faisait allusion à l’éloquence de Phocion, ou à sa vie et à sa réputation, estimant qu’une seule parole, un seul signe de tête d’un homme qui inspire confiance ont plus d’effet que les périodes plus nombreuses et plus amples » (Vies parallèles, trad. A.-M. Ozanam, éd. F. Hartog, Paris, Gal- limard, « Quarto », 2001, p. 1550).

11. « Dans le désir d’éprouver son frère, David le mit quelquefois entre les joies patriarcales de la famille et les plaisirs du grand monde, et, voyant Lucien leur sacrifier ses vaniteuses jouissances, il s’était écrié : “On ne nous le corrom- pra point !” » (p. 234).

12. Il ne s’agit pas pourtant de la seule grave erreur d’interprétation que commet David à l’égard de Lucien, de sorte que le lecteur peut légitimement douter de sa sagacité quand il s’agit de deviner son ami. Lors par exemple de l’annonce du projet de mariage entre Ève et David, Lucien se tait, « désolé de voir dans cette union un obstacle de plus à ses succès dans le monde » (p. 223).

Un Balzac un peu cruel met cette mesquinerie en contraste avec la noblesse de sentiments d’Ève et de David : « Pour ces deux belles âmes, une acceptation silencieuse prouvait une amitié vraie » (p. 224).

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la juste appréciation de chacune de ses actions13. À tout le moins David connaît-il cette disposition générale de Lucien :

« [...] l’influence de Mme de Bargeton ne l’épouvantait pas moins que la funeste mobilité de caractère qui pouvait tout aussi bien jeter Lucien dans une mauvaise comme dans une bonne voie » (p. 254). Alors que David cède à une faiblesse amicale lorsqu’il excuse les lâchetés de Lucien, Lucien lui- même, lorsqu’il se justifie à ses propres yeux, cède à une fai- blesse égoïste.

Comment Lucien parvient-il à fuir la blessante lucidité de son ami ? En situation de crise, il prend le parti d’éviter sa présence, de manière à ne l’affronter qu’après avoir trouvé, dans la solitude, des justifications rationnelles à ses soubresauts d’ambition. L’attitude de Lucien à la suite de sa décision de partir pour Paris en compagnie de Mme de Bargeton en donne un exemple frappant : « La perspicacité de David l’épouvantait si fort, qu’il s’enferma dans son joli cabinet pour se remettre de l’étourdissement que lui causait sa nouvelle position. [...] Ce départ devait arranger sa famille, il trouva mille raisons péremptoires à sa fuite, car il n’y a rien de jésuite comme un désir » (p. 251-252). Balzac nous invite à penser que la seule mise en présence des individus provoque des réactions morales. Cette force de la présence amicale a d’au- tant plus de prégnance sur un esprit faible comme celui de Lucien ; mais, en contrepartie, lorsque l’ami est loin, celui-ci l’oublie et se détourne aisément des devoirs de probité qu’une lettre lui rappellerait en vain14. Dans le cas de son départ avec

13. Il suffit, par exemple, dans le cas de l’annonce du mariage d’Ève et de David, que Lucien subisse pendant un certain temps leur influence pour qu’il se range à leur avis : « La mobilité de son caractère le rejeta bientôt dans la vie pure, travailleuse et bourgeoise qu’il avait menée ; il la vit embellie et sans sou- cis. Le bruit du monde aristocratique s’éloigna de plus en plus. Enfin, quand il atteignit le pavé de l’Houmeau, l’ambitieux serra la main de son frère et se mit à l’unisson des heureux amants » (p. 224).

14. Ce que révèle le peu de cas que Lucien, à Paris, fera du conseil que lui adresse d’Angoulême David, dans la lettre qui accompagne l’argent qui doit servir à rembourser les amis du Cénacle : « [...] mon ami, je te crois dans un si beau chemin, accompagné de cœurs si grands et si nobles, que tu ne saurais faillir à ta belle destinée [...]. Enfin, sois le digne émule de ces esprits célestes que tu m’as rendus chers. Ta conduite sera bientôt récompensée » (p. 322).

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Mme de Bargeton, Lucien va même jusqu’à s’éloigner volon- tairement de David, consciemment ou non, afin de ne pas avoir à renoncer à son projet injuste.

Balzac analyse le charme de la présence lorsqu’il décrit l’invraisemblable pardon que Lucien l’enfant prodigue reçoit de ses proches à son retour au domicile familial : « Est-ce que l’affection trace dans le cœur des chemins où l’on aime à retomber ? Ce phénomène appartient-il à la science du magnétisme ? La raison dit-elle qu’il faut ou ne jamais se revoir, ou se pardonner ? » (p. 646). N’étant pas prêt à se pro- noncer sur la cause, l’auteur n’est pas moins convaincu de l’universalité de l’effet : « Que ce soit au raisonnement, à une cause physique ou à l’âme que cet effet appartienne, chacun doit avoir éprouvé que les regards, le geste, l’action d’un être aimé retrouvent chez ceux qu’il a le plus offensés, chagrinés ou maltraités, des vestiges de tendresse » (ibid.). On comprend dès lors que les dimensions sensitive et psychologique de l’existence humaine sont, dans l’univers balzacien, inextrica- blement liées – entre elles, mais, aussi, à des principes méta- physiques que l’auteur s’efforce de discerner15.

À ces considérations s’ajoutent des observations d’ordres sociologique et politique. David est plein de commisération envers Lucien parce qu’il comprend les difficultés spécifiques à son statut social et à l’état de la société dans laquelle il évolue. David juge que certains êtres n’ont pas la force de supporter l’adversité. Ceux-là sont comme les hommes décrits par Jean-Jacques Rousseau : nés bons, mais corrompus par la société qui fait naître en eux l’amour-propre. Dans un pre- mier temps, David songe à aplanir les difficultés qui se présen- teront nécessairement devant l’ambitieux Lucien, décidé à gravir les échelons de la société malgré sa pauvreté. Son mariage avec Ève doit lui permettre de faire du « bonheur » de Lucien sa « grande affaire » (p. 215). La fortune qu’il amas-

15. « [L’]énergie psychique de l’homme [n’est] qu’une des formes de l’énergie vitale en général. Mais à son tour, l’énergie vitale n’est qu’une des formes de l’énergie cosmique, et c’est ainsi que l’énergétique psychologique suppose nécessairement une énergétique d’ordre métaphysique » (E. R. Cur- tius, op. cit., p. 72).

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sera grâce aux applications industrielles de son invention four- nira à celui-ci « une vie sans soucis, une vie indépendante », c’est-à-dire dépendante de David et de sa nouvelle famille :

« Peut-être un jour ira-t-il à Paris, le seul théâtre où il puisse se produire, et où ses talents seront appréciés et rétribués. La vie de Paris est chère, et nous ne serons pas trop de trois pour l’y entretenir » (ibid.).

C’est pénétré de cet optimisme qu’il repousse avec man- suétude l’offre de Lucien, lui proposant de faire son entrée dans le grand monde à ses côtés, et déclare :

« Profite de ta virginité sociale, marche seul et mets la main sur les honneurs ! Savoure joyeusement tous les plaisirs, même ceux que procure la vanité. Sois heureux, je jouirai de tes succès, tu seras un second moi-même. Oui, ma pensée me permettra de vivre de ta vie. À toi les fêtes, l’éclat du monde et les rapides ressorts de ses intrigues. À moi la vie sobre, laborieuse du commerçant, et les lentes occupations de la science. Tu seras notre aristocratie, dit-il en regardant Ève » (p. 184).

Lorsque, par amitié, un individu prétend consacrer une partie de son activité au bien-être d’un autre pour que cette association augmente son propre bien-être, il prend position sur la manière dont les hommes devraient organiser leur vie collective. La proposition faite par David à Lucien a des affi- nités politiques mixtes. Elle est libérale, dans la mesure où elle endosse la possibilité de la promotion sociale d’un individu déshérité. Cette proposition peut ainsi être comparée à celle qu’un Benjamin Constant fait à ses concitoyens dans un dis- cours de 1819, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes ». Constant affirme que la spécificité de la vie moderne tient au fait que les « progrès de la civilisation, la ten- dance commerciale de l’époque, la communication des peu- ples entre eux, ont multiplié et varié à l’infini les moyens de bonheur particulier ». Il en conclut à la nécessité, pour le légis- lateur et les dépositaires du pouvoir, de ménager un espace où puisse se déployer l’ « indépendance individuelle »16. De la

16. Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », dans Pierre Manent, Les Libéraux, Paris, Gallimard, « Tel », 2001, p. 447.

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même manière, David veut d’abord assurer à Lucien une exis- tence privée confortable, dans laquelle il n’aura pas à se préoc- cuper de ses moyens de subsistance, et qu’il sera donc libre de consacrer à la poésie ou à quelque autre plaisir que ce soit.

Cette existence, David la lui assurera par les moyens de l’in- dustrie et du commerce. Ainsi, à partir de l’homme de Benja- min Constant, dévoué à son activité commerciale et jaloux de sa liberté privée, Balzac, s’appuyant sur le topos de l’ami comme autre soi-même élaboré par la tradition, imagine une paire amicale au sein de laquelle le premier jouit et le second tra- vaille tout en jouissant, en imagination, de la jouissance du premier. Mais cette proposition a aussi son versant conserva- teur, dans la mesure où elle préserve les distinctions et les privi- lèges d’Ancien Régime : il faut qu’il y ait, derrière une aristo- cratie oisive, une bourgeoisie active. L’unité de la société, sa marche sereine, dépend d’une division des tâches et d’un but commun.

Dans un second temps, consécutif aux déboires de Lucien à Paris, David voudrait retirer complètement son ami du jeu de l’ascension sociale afin de le mettre à l’abri de ses tentations.

« Une fois Lucien riche, mon ange, il n’aura que des vertus... », dit David, s’adressant à Ève. « Lucien n’est pas fait pour lutter, je lui épargnerai la lutte » (p. 582). On assiste dès lors à une simplification extrême de la proposition libérale, qui prétend combler tous les désirs des individus en les satisfaisant matériel- lement, de manière à assurer la paix sociale. Cette simplifica- tion correspond à une dégradation : la vertu est la capacité d’un être à régler ses appétits, la force de conserver sa probité morale au cœur de l’action civique. Dans une situation où les appétits trouvent leur objet sans rencontrer nul obstacle, où l’action est réduite à la jouissance ou à l’expression de soi, la notion même de vertu perd sa pertinence. Aussi peut-on demander à David, d’une même voix avec Ève : « Un ange qu’il ne faut pas tenter, qu’est-ce ?... » (ibid.).

« Un de ces regards angéliques »

À David est digne de succéder, dans le cœur de Lucien, le noble Daniel d’Arthez. L’évolution de la relation entre

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Lucien et Daniel est ponctuée de nombreux regards, par les- quels s’échange une formidable quantité d’énergie. Les deux jeunes hommes fréquentent les mêmes lieux, et commencent par s’apprivoiser du regard : « Lucien éprouvait un respect involontaire pour lui. Déjà plusieurs fois, l’un et l’autre ils s’étaient mutuellement regardés comme pour se parler à l’entrée ou à la sortie de la bibliothèque ou du restaurant, mais ni l’un ni l’autre ils n’avaient osé » (p. 309). Il faut attendre la déconvenue de Lucien auprès des éditeurs, suivie d’une heu- reuse coïncidence et d’un nouveau contact visuel, pour qu’entre eux la distance physique soit franchie.

Y a-t-il dans le regard un magnétisme suffisant pour qu’un être puisse grâce à celui-ci parvenir à infléchir la destinée d’un autre ? Balzac a la ferme conviction que le « sentiment se condense chimiquement en un fluide, à peu près pareil à celui de l’électricité »17. Le regard est l’organe extérieur de la volonté. Par conséquent certains personnages de La Comédie humaine posent sur leurs semblables un « “regard magné- tique”, ce “rayon chargé d’âme”, par lequel l’être qui est en doué peut soumettre à son entière volonté d’autres person- nages »18. Ainsi, ce que David réalise par la parole, d’Arthez peut le faire par le truchement de ses yeux – signe infaillible de son génie : « Toutes les natures fortes chez Balzac soumet- tent leurs adversaires par ce regard qui décharge le fluide de leur volonté. »19 Certes, ce n’est pas exactement à un adver- saire que d’Arthez fait face lorsqu’il tente de ramener Lucien dans le droit chemin – bien que certains puissent dire qu’un ami qui renonce à la vertu devient en quelque sorte, sinon un ennemi, à tout le moins un étranger. Il n’empêche que le jeune homme doit user de son pouvoir pour tenter de main- tenir Lucien dans son orbite :

« Un jour, au moment où Lucien s’asseyait à côté de Daniel qui l’avait attendu et dont la main était dans la sienne, il vit à la porte Étienne Lousteau qui tournait le bec-de-cane. Lucien quitta brus- quement la main de Daniel, et dit au garçon qu’il voulait dîner à

17. Splendeurs et misères des courtisanes, Pl., t. VI, p. 878.

18. E. R. Curtius, op. cit., p. 62.

19. Ibid.

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son ancienne place auprès du comptoir. D’Arthez jeta sur Lucien un de ces regards angéliques où le pardon enveloppe le reproche, et qui tomba si vivement dans le cœur du poète qu’il reprit la main de Daniel pour la lui serrer de nouveau » (p. 336).

Devant la menace journalistique, le regard de d’Arthez sait se faire persuasif. Pourtant, la durée de l’influence que le regard peut avoir sur la volonté de l’ami ne dépasse pas celle du contact visuel. Le regard de l’ami n’est pas aussi efficace que celui de Méduse, puisqu’il est possible de s’en détourner :

« Lucien vit, dans le coin du restaurant, Daniel tristement accoudé qui le regarda mélancoliquement ; mais, dévoré par la misère et poussé par l’ambition, il feignit de ne pas voir son frère du Cénacle, et suivit Lousteau » (ibid.).

Si Lucien, désormais, se ferme les yeux pour ne pas voir d’Arthez comme il se bouchait jadis les oreilles pour ne pas entendre David, aucun avis sensé ne parviendra jamais jus- qu’à lui. À moins bien sûr qu’il y ait autre chose que les sens qui mette l’individu en relation avec les autres... Ce n’est pas Balzac, quels qu’aient pu être ses liens avec le matérialisme, qui niera l’effectivité de la réalité spirituelle : « Toujours sous le joug des religions de la province, ses deux anges gardiens, Ève et David, se dressaient à la moindre pensée mauvaise, et lui rappelaient les espérances mises en lui, le bonheur dont il était comptable à sa vieille mère, et toutes les promesses de son génie » (p. 298). Mais les jouissances faciles de la vie parisienne auront tôt fait de mettre à mort les divinités tuté- laires de Lucien et de le débarrasser de ses dernières illusions provinciales20 – pour mieux les remplacer par des semi- vérités urbaines. Le seul souvenir de la vertu, que ce soit celle des membres du Cénacle ou de David, n’a pas, à long terme, une force d’attraction suffisante pour maintenir

20. Les illusions, nous rappelle Balzac, n’ont pas toujours un effet néga- tif sur la vie morale du sujet. Il serait bon, parfois, de savoir les conserver :

« Cette œuvre conservera-t-elle quelques illusions à des gens heureux, l’au- teur en doute : la jeunesse a contre elle la jeunesse ; le talent de province a contre lui la vie de province dont la monotonie fait aspirer tout homme d’imagination aux dangers de la vie parisienne » (2e partie, préface de la 1reéd., p. 116).

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Lucien à distance du vice21. En ce sens, la question que pose l’abbé Herrera à la fin du roman doit être entendue comme l’interrogation qui sous-tend l’entièreté du destin de Lucien :

« D’où vient cette puissance du vice ? est-ce une force qui lui soit propre, ou vient-elle de la faiblesse humaine ? » (p. 693).

Certes, Daniel d’Arthez, même soutenu par ses amis, n’a pas le pouvoir d’empêcher Lucien de se lancer dans une car- rière journalistique qui l’amènera à prostituer son talent. Les membres du Cénacle ont toutefois un réel ascendant sur Lucien, et ce aussi longtemps que celui-ci demeure dans leur cercle d’influence. Et ce n’est que par l’influence d’un autre, en l’occurrence le journaliste Étienne Lousteau, que le faible Lucien recevra l’impulsion nécessaire pour sortir de ce cercle.

Ainsi que nous l’avons montré en commentant la justification du départ pour Paris, Lucien est très capable de se tromper lui-même, de ruser avec sa propre conscience, mais il n’est pas en mesure de ruser avec ceux qui sont à la fois plus forts et plus lucides que lui. Nous avons émis des doutes sur la perspi- cacité de David quant aux motifs réels des actions de Lucien.

En revanche, il ne fait aucun doute que le Cénacle, impartial malgré son attachement pour le talentueux jeune homme, voit clair dans son jeu. Lorsque Lucien, par exemple, rem- bourse l’argent qu’il a reçu d’eux, les amis détectent immédia- tement dans ce geste l’ « amour-propre » et la « vanité » du poète (p. 324), avant de poser un diagnostic général sur son caractère :

« Il y a chez toi, lui dit Michel Chrestien, un esprit diabolique avec lequel tu justifieras à tes propres yeux les choses les plus contraires à nos principes : au lieu d’être un sophiste d’idées, tu seras un sophiste d’action. – Ah ! j’en ai peur, dit d’Arthez. Lucien,

21. À propos de Lucien et de sa plus ou moins courte mémoire, voir ce que dit Jacques Noiray : la vanité de Lucien, « au sens fort du terme, fait de lui un être vide, une pure apparence, une forme sans contenu fixe qui n’est cons- tituée que par la réunion des regards, des désirs, des sentiments que projettent sur lui les personnages qui l’entourent. De là une instabilité fondamentale, une labilité de sa personne morale, évoluant au gré des influences, sans souci des influences précédentes » (« Mémoire, oubli, illusion dans Illusions perdues.

L’exemple de Lucien de Rubempré », AB 2007, p. 192).

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tu feras en toi-même des discussions admirables où tu seras grand, et qui aboutiront à des faits blâmables... Tu ne seras jamais d’accord avec toi-même » (p. 325).

Balzac donne aux amis de Lucien la tâche de décrire au lecteur ses plus importantes failles. Les amis du Cénacle préci- sent ainsi le constat de David ; ils ajoutent à la « funeste mobi- lité de caractère » la tendance à justifier ses mauvaises actions par des raisonnements fallacieux.

Cette franchise arrache à Lucien le premier des quelques aveux qui ponctuent son parcours : « J’avoue que je ne suis pas aussi fort que vous l’êtes, dit-il en leur jetant un adorable regard. Je n’ai pas des reins et des épaules à soutenir Paris, à lut- ter avec courage. La nature nous a donné des tempéraments et des facultés différentes, et vous connaissez mieux que personne l’envers des vices et des vertus » (p. 325-326). Quel change- ment cette connaissance de soi-même apportera-t-elle à la conduite de Lucien ? Aucun, puisque la source du problème de Lucien n’est pas intellectuelle, mais morale. Ce ne sont pas ses opinions sur le bien qui sont fausses, c’est plutôt sa volonté qui est trop faible pour s’y conformer. Emporté par ses appétits sensibles ou par sa vanité, Lucien, dans un mouvement de retour réflexif, renverse ses opinions justes de manière à les mettre au service de ses volontés injustes. Dans un cadre aristotélicien, il est possible de décrire Lucien par la notion d’ « intempérance ».

L’akrasiasignifie littéralement « mauvais mélange » : « [...] les hommes intempérants ne sont pas des hommes injustes, mais ils commettent des actions injustes. »22 Lucien n’est pas pleine- ment vicieux, mais seulement faible : c’est pourquoi le lecteur est amené, malgré tous ses méfaits, à le prendre en pitié23.

Lucien pourrait acquérir au contact des membres du Cénacle la force morale qui lui manque, mais il n’est pas prêt à souffrir le même dénuement matériel qu’eux. Les Michel Chrestien et les Daniel d’Arthez ne sont pas aussi faciles à duper que le bon David : Lucien, leur faisant part pour la pre-

22. Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1997, p. 355.

23. Balzac recherche cet effet, comme en témoigne la narration du retour de Lucien à Angoulême : « [...] à l’aspect des traces laissées par la misère sur sa physionomie, le seul sentiment possible était la pitié » (p. 644).

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mière fois de ses ambitions journalistiques, « comprit dès lors combien il était difficile de les tromper. Il arriva bientôt à un désespoir intérieur qu’il cacha soigneusement à ses amis, en les croyant des mentors implacables » (p. 326). Il n’y a donc qu’une résolution à prendre, « fuir ! là-bas fuir ! » :

« Au bout d’une heure le poète quitta le Cénacle, maltraité par sa conscience qui lui criait : “Tu seras journaliste !” comme la sor- cière crie à Macbeth : “Tu seras roi.” Dans la rue, il regarda les croisées du patient d’Arthez, éclairées par une faible lumière, et revint chez lui le cœur attristé, l’âme inquiète. Une sorte de pres- sentiment lui disait qu’il avait été serré sur le cœur de ses vrais amis pour la dernière fois » (p. 421-422).

Le protagoniste éprouve ici le sentiment de ne pas être maître de son propre destin : il connaît assez sa faiblesse pour savoir qu’un rien peut infléchir sa course et lui faire prendre une direction mauvaise, et pourtant inévitable, ce qui confère un ton mélodramatique à l’épisode. Le choix, chez Balzac, est presque toujours fatal.

Alors que l’amitié parfaite, dans un cadre aristotélicien, constitue un commerce entre hommes vertueux, Lucien l’uti- lise pour se décharger de la nécessité de mettre la vertu en pratique, sa conscience se satisfaisant d’un sophisme fondé sur une division du travail. Le Cénacle est une collection d’hommes sages et prudents, par laquelle tous aimeraient être entourés. Tous, y compris Lucien, alors qu’il reçoit de ses amis son propre roman, nettement amélioré :

« “Quels amis ! quels cœurs ! suis-je heureux !”, s’écria-t-il en serrant le manuscrit. Entraîné par l’emportement naturel aux natures poétiques et mobiles, il courut chez Daniel. En montant l’escalier, il se crut cependant moins digne de ces cœurs que rien ne pouvait faire dévier du sentier de l’honneur. Une voix lui disait que, si Daniel avait aimé Coralie, il ne l’aurait pas acceptée avec Camusot » (p. 419).

Quelle est cette voix qui rappelle à Lucien l’indignité de se promener au bras d’une courtisane entretenue par un riche bourgeois ? D’où provient-elle ? Si elle n’a pas d’incidence sur les décisions futures de Lucien, c’est qu’une autre parle plus fort : la voix primitive des désirs corporels ou la voix mondaine de l’ambition. Lucien se permet donc de tempori-

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ser avec la vertu en mettant ses scrupules entre parenthèses aussi longtemps qu’il faudra pour atteindre la gloire. « Il me semble que je vous confie ma conscience pour me la rendre un jour ! », dira-t-il à d’Arthez, une fois pris dans les filets du journalisme (p. 530). Les propositions de David, qui remet- tent sans cesse la vertu à plus tard, tendaient à encourager Lucien sur cette voie : Lucien sera vertueux quand il aura les moyens de ses désirs. Le danger de cette temporisation vient du fait que, dans l’intervalle, Lucien se montrera tout à fait capable de signer « un pacte avec le démon » si, comme l’écrit Daniel à Ève, celui-ci lui assure « pour quelques années une vie brillante et luxueuse » (p. 578) ; de sorte qu’il n’y aura pas de terme à ses malheurs.

La proposition faite par le Cénacle présente-t-elle le même risque d’éloigner Lucien de la vertu tout en visant à lui procurer les honneurs ? Examinons-en la teneur :

« Lucien, [dit Michel Chrestien], tu as trois cents francs, c’est de quoi vivre pendant trois mois à ton aise ; eh bien, travaille, fais un second roman, d’Arthez et Fulgence t’aideront pour le plan, tu gran- diras, tu seras un romancier. Moi, je pénétrerai dans un de ces lupa- nars de la pensée, je serai journaliste pendant trois mois, je te vendrai tes livres à quelque libraire de qui j’attaquerai les publications, j’écri- rai les articles, j’en obtiendrai pour toi ; nous organiserons un succès, tu seras un grand homme, et tu resteras notre Lucien » (p. 328).

Michel Chrestien propose à Lucien de jouer à sa place le jeu de l’industrie littéraire de manière à préserver sa pureté d’âme, laquelle se souillerait au moindre contact avec ce monde brutal. Il se sait assez fort pour utiliser cette industrie sans se laisser manipuler par elle. À son avis, il est donc pos- sible qu’un individu fasse son profit de la soumission du monde littéraire à la logique de l’arrivisme et de la rivalité sans qu’il ne se laisse corrompre par une telle logique24.

24. Ce sont cet optimisme et cette fermeté d’âme qui amènent Georg Lukács à affirmer que les auteurs critiques du progrès bourgeois, au nombre desquels figure Balzac, ne sont pas eux-mêmes complètement libérés des illu- sions de la bourgeoisie : « La contradiction fondamentale réside précisément en ceci que Balzac, malgré toutes ces illusions à la d’Arthez, a pourtant écrit les Illusions perdues » (Georg Lukács, Illusions perdues, dans Balzac et le réalisme fran- çais, trad. P. Laveau, Paris, Maspero, 1967, p. 62).

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Michel Chrestien ne craint pas non plus que le « succès » ainsi manigancé en vienne à corrompre Lucien. À titre de remède, il lui prescrit la « sainte voie du travail et de l’éco- nomie » (p. 299), dont un socialiste comme Claude-Henri de Saint-Simon connaît bien les vertus, puisqu’il y engage les habitants de son utopie25. En outre, Chrestien laisse entendre que le cadre amical, au sein duquel « Lucien » devient « notre Lucien », lui permettra de demeurer semblable à lui-même.

Le « commerce » amical (p. 319) offre la possibilité d’échapper à l’avidité propre au monde journalistique et littéraire, comme en témoigne la générosité des membres du Cénacle à l’égard de Lucien ; une générosité que Lucien est incapable de soutenir tant elle lui semble divine : « Si tu nous aimais comme nous nous aimons, [demande Fulgence,] aurais-tu mis tant d’empressement et tant d’emphase à nous rendre ce que nous avions tant de plaisir à te donner ? – On ne se prête rien ici, on se donne, lui dit brutalement Joseph Bridau »26 (p. 325). Le modèle littéraire choisi par Balzac pour montrer la perfection de cette amitié se trouve dans l’œuvre de La

25. Plusieurs articles esquissent des rapprochements entre le Cénacle et l’école saint-simonienne de Buchez ; voir entre autres Bruce Tolley, « The

“Cénacle” of Balzac’s Illusions perdues », French Studies, vol. XV, no 1 (jan- vier 1961), p. 324-337. Nous nous contentons de dresser un rapprochement entre l’attitude amicale des membres du Cénacle et la proposition politique définie par les écrits de Saint-Simon, dont voici un passage représentatif : « Jus- qu’à présent, les gens riches n’ont guère eu d’autres occupations que celle de vous commander ; forcez-les à s’éclairer et à vous instruire ; ils font travailler vos bras pour eux, faites travailler leurs têtes pour vous » (Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, dans Œuvres, t. I, Paris, Anthropos, 1966 [vol. XV de l’éd. Dentu, 1868, p. 35]). Quant à l’âme de Lucien, elle est tiraillée par les tentations de l’oisiveté et les promesses du travail : « Mon Dieu ! de l’or à tout prix ! se disait Lucien, l’or est la seule puissance devant laquelle ce monde s’agenouille. Non ! lui cria sa conscience, mais la gloire, et la gloire c’est le tra- vail ! Du travail ! c’est le mot de David » (p. 287). David est ici associé à la voie du travail parce que c’est celle qu’il a choisie pour lui-même, alors que ce n’est pas celle qu’il indique à Lucien. Les amis du Cénacle tenteront au contraire de lui faire suivre ce chemin, sans succès néanmoins.

26. Alain Vaillant commente le principe centripète qui assure la cohésion du Cénacle – et ce faisant il fait apparaître la raison pour laquelle Lucien ne peut y demeurer : « La force des relations amicales au sein du Cénacle dépend du degré de certitude que chacun de ses membres a de lui-même et des autres : l’amitié est indissoluble parce que le doute ne la corrompt pas » (« Pertes illu- soires. Amour et littératures auXIXesiècle », Romantisme, no62, 1988, p. 24).

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Fontaine : « Les charmantes délicatesses qui font de la fable des deux amis un trésor pour les grandes âmes étaient habi- tuelles chez eux » (p. 319-320). Ces attentions amicales néces- sitent presque un talent de divination, une seconde vue magique de la part de l’ami :

Qu’un ami véritable est une douce chose.

Il cherche vos besoins au fond de votre cœur ; Il vous épargne la pudeur

De les lui découvrir vous-même27.

Ces dons sont précisément ceux qui, en temps de pénurie, inspirent aux membres du Cénacle d’apporter du charbon à d’Arthez ou de l’argent à Lucien. Mais Lucien est trop tourné vers lui-même pour se laisser pénétrer de ces sublimes intui- tions : il ne devinera jamais, par exemple, la détresse de David. Son égoïsme fait en sorte qu’il n’occupe qu’une place marginale au sein du Cénacle, qui pourtant se dévoue tout entier à lui. Les bontés dont on le couvre le mettent dans l’impossibilité de les rendre. La seule attitude par laquelle il peut demeurer dans le commerce amical est de jouir, sans retenue et sans pensée de retour, des gracieux dons de ses amis.

Comme David voulait mettre les profits de l’invention commerciale aux pieds de Lucien, Michel Chrestien veut y mettre le revenu tiré de la prostitution du talent littéraire. Ce revenu, à la différence de celui amassé par David, aura donc été gagné de manière, sinon malhonnête, à tout le moins déshonnête. Toutefois, si Michel Chrestien est prêt à se charger de cette tâche ingrate, c’est pour en détourner Lucien : il ne l’approuve pas. Cela dit, le décalage – même léger – entre les propositions des deux amis est apte à nous faire sentir les nuances de la position de Balzac face au commerce : il aper- çoit sa formidable capacité à stimuler le génie humain en même temps que son effet délétère. D’ailleurs, société com- merciale ou société tout court, le constat est sensiblement le même : « L’homme n’est ni bon ni méchant, il naît avec des

27. Jean de La Fontaine, « Les deux amis », Fables, VIII, 11, Paris, Flam- marion, «GF», 1966, p. 217.

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instincts et des aptitudes ; la Société, loin de le dépraver, comme l’a prétendu Rousseau, le perfectionne, le rend meil- leur ; mais l’intérêt développe aussi ses penchants mauvais. »28 En définitive, c’est à l’individu qu’incombe la responsabilité de tirer partie de l’économie, « créatrice de valeurs »29, sans y dilapider son énergie par de vaines spéculations. Lucien devant Michel Chrestien est comme le jeune homme inca- pable de maîtrise devant son précepteur, tel que le décrit Saint-Simon :

« Pendant toutes ces premières périodes, l’individu est incapable de concevoir un plan de conduite réfléchi et convenable à sa posi- tion ; le manque d’instruction et de santé se montre dans ses projets.

Son imprévoyance et sa faiblesse seraient bientôt la cause de sa propre destruction, si on l’abandonnait à ses inspirations ; il a besoin, pour continuer d’exister, d’une surveillance qui l’empêche d’être livré à lui-même, qui comprime ses désirs illégitimes [...]. »30

Lucien, n’ayant pas eu de père, est condamné à demeurer, au moins jusqu’à la fin du roman, cet « enfant » que voient en lui Michel Chrestien (p. 328) et Ève (p. 666)31. Ses amis essaient tant bien que mal de pallier cette absence et de don- ner un cadre à l’indétermination de Lucien, dans l’espoir qu’il soit un jour en mesure de se gouverner lui-même. Ils exer- cent le pouvoir de monarques plus ou moins éclairés dans l’at- tente d’une maturité annonçant l’avènement de la république – d’ailleurs tant désirée par Michel Chrestien.

28. « Avant-propos » de La Comédie humaine, Pl., t. I, p. 12.

29. E. R. Curtius, op. cit., p. 200.

30. De la physiologie sociale, éd. citée, t. V (t. XXXIX de l’éd. Dentu, 1875, p. 187).

31. L’économie du roman donne à la faiblesse morale de Lucien une double cause, soit le manque d’un père énergique et sa propre nature andro- gyne (à propos de l’androgynie, voir l’article précédemment cité de Mireille Labouret dans lequel l’auteur insiste sur la complémentarité sexuelle de David et de Lucien, frappante dans les versions antérieures du roman et transposée dans la version finale au couple Lucien-Herrera). Il faut préciser qu’Ève et Mme Chardon, prenant plus d’importance dans l’éducation de Lucien en rai- son de l’absence du père, ont nourri cette faiblesse, que David a par la suite aggravée.

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Un « damné qui ne peut plus quitter l’enfer »

Pourquoi Lucien renonce-t-il aux amitiés franches du Cénacle afin de conquérir l’amitié frelatée de Lousteau ? Il est certain, de prime abord, que Lucien choisit la camara- derie du journaliste par intérêt : « Lucien apprit que son ami futur était rédacteur d’un petit journal [...]. Ce jeune homme devint tout à coup un personnage aux yeux de Lucien, qui compta bien engager la conversation avec lui d’une manière un peu plus intime, et faire quelques sacrifices pour obtenir une amitié si nécessaire à un débutant » (p. 298). Lucien est d’ailleurs tout à fait averti du péril moral et financier entou- rant une telle fréquentation, de sorte qu’il est bien décidé à ne côtoyer Lousteau que dans le but de pénétrer dans le monde journalistique : « Aussi, après avoir étudié le prix des consommations et soupesé sa bourse, Lucien n’osa-t-il pas prendre les allures d’Étienne, en craignant de recommencer les bévues dont il se repentait encore » (ibid.)32. Lucien n’est pas, en ce qui concerne Lousteau, sous l’emprise d’affinités électives, comme ce fut le cas avec David et d’Arthez. L’in- térêt seul unit les deux jeunes hommes, comme la fin de ce commerce d’intérêt les désunira. Le jour où Lucien change de camp et passe à un journal royaliste, et où Lousteau le soupçonne d’avoir facilité la trahison de sa maîtresse, seul le lien de créancier à débiteur constitue un reste d’amitié :

« Lucien comptait sur son ami Lousteau qui lui devait mille francs, et avec lequel il avait eu des conventions secrètes ; mais Lousteau devint l’ennemi juré de Lucien » (p. 517). Le journaliste n’aura représenté pour Lucien qu’une voie rapide pour le succès33.

32. Aristote affirme que l’homme déréglé « n’est pas sujet au repentir (car il persiste dans son état par son libre choix), alors que l’homme intempérant est toujours susceptible de regretter ce qu’il fait » (op. cit., p. 353).

33. La rhétorique de Lousteau, lorsqu’elle oppose la voie choisie par d’Arthez à la sienne, fait l’éloge de la vitesse et déprécie la lenteur : « Quand d’Arthez sera devenu aussi instruit que Bayle et aussi grand écrivain que Rous- seau, nous aurons fait notre fortune, nous serons maîtres de la sienne et de sa gloire » (p. 384).

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Lousteau a aussi des motifs égoïstes de faire de Lucien son camarade, ce que le jeune homme naïf n’aperçoit pas :

« [...] pouvait-il savoir que, dans l’armée de la Presse, chacun a besoin d’amis, comme les généraux ont besoin de soldats ! Lousteau, lui voyant de la résolution, le racolait en espérant se l’attacher » (p. 349). En matière de relations humaines, les illusions de Lucien consistent à se méprendre sur les inten- tions des autres et à ne faire « aucune différence entre la noble amitié de d’Arthez et la facile camaraderie de Lousteau » (p. 349).

Cette confusion peut néanmoins s’expliquer par le fait que Lousteau, comme les amis précédents, tient un discours qui en apparence cherche à préserver la vertu de Lucien. Il tente en effet de le détourner de la voie qu’il a lui-même suivie ; mais comment son avertissement peut-il être pris au sérieux, puisque celui qui le dispense continue à avilir son âme en pra- tiquant l’infâme métier qu’il condamne ? Son discours est douteux, et Balzac révèle la noirceur des intentions du jour- naliste tandis que celui-ci revendique sa propre sincérité :

« Vous croirez à quelque jalousie secrète, à quelque intérêt personnel dans ces conseils amers ; mais ils sont dictés par le désespoir du damné qui ne peut plus quitter l’Enfer » (p. 347).

Lousteau ne se contente pas de clamer son impuissance à s’éloigner du mal. Il va en outre jusqu’à postuler l’inefficacité même de son discours : « L’expérience du premier qui m’a dit ce que je vous dis a été perdue, [dit lucidement Lousteau à Lucien,] comme la mienne sera sans doute inutile pour vous » (p. 346). Lousteau, journaliste de La Comédie humaine, est l’exact opposé de Virgile, poète de La Divine Comédie. Le second guide Dante à travers l’Enfer pour que sa raison tire de la connaissance des châtiments divins la force qui lui per- mettra d’éviter la damnation ; le premier fait visiter l’Enfer à Lucien pour éventuellement l’y plonger et l’y tenir en servitude.

L’alternative offerte par Étienne Lousteau à Lucien est en effet peu réjouissante : soit, parrainé par Lousteau, il fait son entrée dans le monde journalistique, pour éventuellement perdre son âme, soit il se résigne à embrasser une carrière quelconque : « Devenez petit clerc d’huissier si vous avez du

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cœur, commis si vous avez du plomb dans les reins, ou soldat si vous aimez la musique militaire. Vous avez l’étoffe de trois poètes ; mais, avant d’avoir percé, vous avez six fois le temps de mourir de faim, si vous comptez sur les produits de votre poésie pour vivre » (p. 341). Un jeune homme aussi ambi- tieux et impatient que Lucien ne peut choisir une voie autre que celle qui est susceptible de le conduire le plus rapidement à la gloire. Lorsque Lousteau constate que Lucien ne peut être aisément écarté de son chemin, il préfère s’en faire un allié en l’introduisant lui-même dans le monde journalistique, pour ne pas risquer de s’en faire un rival.

Lucien lui-même l’avait prévu : Étienne Lousteau a l’énergie du corrupteur. Cet homme damné a complètement renoncé à la vertu. Chez lui, les principes mêmes sont mauvais.

Il en va différemment pour Lucien. C’est ce qui distingue l’individu déréglé de l’individu intempérant. Lucien s’effraie de la malhonnêteté de Lousteau envers Matifat, le protecteur de sa maîtresse, et lui demande : « Mais votre conscience ? – La conscience, mon cher, est un de ces bâtons que chacun prend pour battre son voisin, et dont il ne se sert jamais pour lui. Ah ! çà, à qui diable en avez-vous ? Le hasard fait pour vous en un jour un miracle que j’ai attendu pendant deux ans, et vous vous amusez à en discuter les moyens ? » (p. 382). Lucien n’aura aucune influence sur lui, le cynisme de Lousteau se révélant beaucoup plus efficace que ses propres scrupules : « Le ton léger, brillant de son nouvel ami, la manière dont il traitait la vie, ses paradoxes mêlés aux maximes vraies du machiavélisme parisien agissaient sur Lucien à son insu. En théorie, le poète reconnaissait le danger de ces pensées, et les trouvait utiles à l’application » (p. 427-428).

« Un pacte avec le démon »

Parmi les amis de Lucien, Lousteau aura servi à préparer la rencontre avec une manifestation encore plus spectaculaire du Mal. Le machiavélisme de Lousteau semble bénin en regard de celui de l’homme qui détournera Lucien vaincu, déses- péré, de son projet de suicide. L’abbé Carlos Herrera, nou-

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velle incarnation de Vautrin, la grande figure maléfique de La Comédie humaine, est d’abord « saisi de la beauté profondé- ment mélancolique du poète » (p. 690). Pour David, la beauté de Lucien constitue une raison supplémentaire de se dévouer à lui en ce qu’elle est un signe de sa supériorité ; pour Her- rera, la beauté de Lucien est une fin en elle-même, en plus d’être un moyen pour en faire l’instrument de sa propre ambition.

Vautrin veut en effet posséder Lucien entièrement, corps et âme. Le premier moment de la possession est la connais- sance. La grande intelligence de Carlos Herrera met tout de suite au jour les traits les plus importants du caractère du jeune homme : « Vous avez été ce que les Anglais appellent inconsis- tent, reprit le chanoine en souriant » (p. 698). Le diagnostic, posé avec assurance et tranquillité, fait grande impression sur l’esprit de Lucien et le dispose à recevoir le « cours de morale » (ibid.) pragmatique de l’homme d’expérience :

« [...] la corruption tentée par ce diplomate sur Lucien entrait profondément dans cette âme assez disposée à la recevoir, et y faisait d’autant plus de ravages qu’elle s’appuyait sur de célèbres exemples » (p. 699). Herrera a si bien compris l’âme de Lucien qu’il joue sur sa corde la plus sensible : le désir de vengeance alimenté par le sourd ressentiment de celui qui s’est vu rejeté de la sphère de la richesse et du pouvoir34. Il s’exclame : « Comment, vous n’éprouvez pas l’envie de mon- ter sur le dos de ceux qui vous ont chassé de Paris ! » (p. 704).

Dans l’épisode amical précédent, Étienne Lousteau a pris la mesure du talent de Lucien. Puis, à la suite d’un calcul pru- dentiel, il a décidé de l’enrôler dans son armée de journalistes.

En d’autres mots, la connaissance de la personnalité de Lucien n’a servi que ses propres intérêts. Herrera, de la même manière, se sert de la connaissance des failles du caractère de Lucien pour lui faire accepter sa proposition.

Le discours de Vautrin joue sur deux tableaux. D’une part, il présente sans l’atténuer la soumission attendue de Lucien à son « parrain » dans le Mal (p. 704) ; de l’autre, il fait miroiter

34. Au sujet du désir de vengeance de Lucien comme principe de conti- nuité de sa personnalité, voir l’article précédemment cité de Jacques Noiray.

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l’image attrayante d’une amitié virile se situant par-delà la morale conventionnelle. Une amitié, même déséquilibrée comme celle de David et de Lucien, exige néanmoins une certaine égalité de statut, ou à tout le moins une communauté de destin. Le rapport d’appartenance de la « créature » au

« créateur » ou de l’ « icoglan » au « Sultan » (p. 703) mis en avant par Herrera ne saurait en aucun cas être confondu avec une amitié. Pourtant, Vautrin semble tenir à cette notion comme à un antidote à la désespérante solitude dans laquelle son statut de marginal l’oblige à vivre. Il affirme ainsi, à Lucien l’interrogeant sur ce qui le pousse à le prendre sous son aile, que

« l’homme a horreur de la solitude. Et de toutes les solitudes, la soli- tude morale est celle qui l’épouvante le plus. [...] La première pensée de l’homme, qu’il soit lépreux ou forçat, infâme ou malade, est d’avoir un complice de sa destinée. À satisfaire ce sentiment, qui est la vie même, il emploie toutes ses forces, toute sa puissance, la verve de sa vie. Sans ce désir souverain, Satan aurait-il pu trouver des compagnons ?... » (p. 707-708).

Ce besoin irrépressible de se lier à ses semblables, combiné à l’attraction physique qu’il éprouve pour le jeune homme, amène Vautrin à tenter par tous les moyens de s’attacher Lucien. L’ancien forçat est à la recherche d’une âme aussi seule que la sienne, pour qu’entre elles deux se nouent des liens d’autant plus forts qu’ils sont exclusifs. Or, qu’est-ce qui cause la solitude de l’individu, sinon la faute, laquelle place celui qui l’a commise en retrait de la communauté fondatrice des normes qui permettent d’en juger ? « Plus il avait décou- vert de fautes dans [la] conduite antérieure [de Lucien], plus l’ecclésiastique avait montré d’intérêt » (p. 705).

Pour faire comprendre à Lucien l’intensité et la teneur de l’amitié désirée, Herrera donne en exemple un modèle litté- raire d’amitié conspiratrice : « Enfant, dit l’Espagnol en pre- nant Lucien par le bras, as-tu médité la Venise sauvée d’Otway ? As-tu compris cette amitié profonde, d’homme à homme, qui lie Pierre à Jaffier, qui fait pour eux d’une femme une bagatelle, et qui change entre eux tous les termes sociaux ?... » (p. 707). Le Pierre de la Venise sauvée est, comme Vautrin, étranger à la société dans laquelle il vit. C’est en

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misant sur le ressentiment de Jaffier, appauvri, rejeté par les puissants, et donc incapable de réaliser ses désirs, qu’il en fait son allié dans une conspiration contre le sénat vénitien. Vau- trin table lui aussi sur l’impatience d’une jeunesse frustrée par un ordre social rigide et qui ne favorise pas la promotion sociale, à l’image de la société de la Restauration. Il a fait auparavant une proposition semblable à Rastignac – qui l’a, lui, rejetée – en utilisant le même exemple littéraire, mais en le commentant différemment : « Avez-vous vu beaucoup de gens assez poilus pour, quand un camarade dit : “Allons enterrer un corps !” y aller sans souffler mot ni l’embêter de morale ? J’ai fait ça, moi. Je ne parlerais pas ainsi à tout le monde. Mais vous, vous êtes un homme supérieur, on peut tout vous dire, vous savez tout comprendre. »35 Il s’agit pour Vautrin de donner à la relation amicale des bases complète- ment indépendantes des normes prescrites par la commu- nauté. Se recrée alors, à la suite de l’anéantissement des idées de bien et de mal, un pacte fondé sur un dévouement total et inconditionnel36.

La proposition de Vautrin est sans conteste la plus exces- sive de celles faites par les amis de Lucien. Et c’est aussi la seule que celui-ci acceptera sans réserve, malgré sa forte odeur de souffre :

« Je vous ai pêché, je vous ai rendu la vie, et vous m’appartenez comme la créature est au créateur, comme, dans les contes de fées, l’Afrite est au génie, comme l’icoglan est au Sultan, comme le corps est à l’âme ! Je vous maintiendrai, moi, d’une main puissante dans la voie du pouvoir, et je vous promets néanmoins une vie de plaisirs, d’honneurs, de fêtes continuelles... Jamais l’argent ne vous man- quera... Vous brillerez, vous paraderez, pendant que, courbé dans la

35. Le Père Goriot, Pl., t. III, p. 186-187.

36. Il faut comparer l’exigence amicale de Vautrin à celle que Lucien pré- tend avoir envers ses amis du Cénacle lorsqu’il leur demande : « [...] qu’est donc une amitié qui recule devant la complicité ? » « Nous ne reculons devant rien, [répond] Michel Chrestien. Si tu avais le malheur de tuer ta maîtresse, je t’aiderais à cacher ton crime et pourrais t’estimer encore ; mais, si tu devenais espion, je te fuirais avec horreur, car tu serais lâche et infâme par système. Voilà le journalisme en deux mots. L’amitié pardonne l’erreur, le mouvement irréflé- chi de la passion ; elle doit être implacable pour le parti pris de trafiquer de son âme, de son esprit et de sa pensée » (p. 327-328).

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