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Illusions perdues d’un patriote : Noi credevamo d’Anna Banti

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Banti

Yannick Gouchan

To cite this version:

Yannick Gouchan. Illusions perdues d’un patriote : Noi credevamo d’Anna Banti . Italies, Centre aixois d’études romanes, 2011, L’envers du Risorgimento. Représentations de l’anti-Risorgimento de 1815 à nos jours, pp.203-223. �hal-01362795�

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Italies

15  (2011)

L’envers du Risorgimento. Représentations de l’anti-Risorgimento de 1815 à nos jours

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Yannick Gouchan

Illusions perdues d’un patriote : Noi credevamo d’Anna Banti

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Yannick Gouchan, « Illusions perdues d’un patriote : Noi credevamo d’Anna Banti », Italies [En ligne], 15 | 2011, mis en ligne le 31 décembre 2013, consulté le 10 janvier 2014. URL : http://italies.revues.org/3084

Éditeur : Université de Provence http://italies.revues.org http://www.revues.org

Document accessible en ligne sur : http://italies.revues.org/3084 Ce document est le fac-similé de l'édition papier.

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Université de Provence

ILLUSIONS PERDUES DUN PATRIOTE : NOI CREDEVAMO D’ANNA BANTI

Comme si le Risorgimento devait être toujours envisagé à un double niveau, celui des idéaux et des facteurs de la construction politique, et celui des réalisations et des déceptions face à l’impossible unification nationale.

G. Pécout1 Le roman Noi credevamo d’Anna Banti fut publié chez Mondado- ri en 1967, dans la collection « Club degli editori », puis réédité deux ans plus tard dans la même maison, et enfin dans la collection de poche « Oscar », en 1978. Depuis cette date on ne trouve plus aucune réédition du livre. On peut parler d’un véritable vide éditorial2 de plus de trente ans, alors que ce roman constitue, selon nous, un exemple de premier plan pour aborder la problématique du Risorgi- mento considéré depuis le Sud de la Péninsule et sous un angle for- tement désabusé. Noi credevamo est un grand livre, non pas de

1 Naissance de l’Italie contemporaine 1770-1922, Nathan, Paris, 1997, p. 25.

2 Antonella Cilento parle, à propos de l’ensemble de l’œuvre de Banti, d’une « maestra indiscussa che l’editoria ha dimenticato », « Il Mattino di Napoli », 28 novembre 2007, à propos du tournage du film adapté du livre Noi credevamo. Le roman a été réédité chez Einaudi à l’occasion de la sortie du film, à l’automne 2010.

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l’anti-Risorgimento proprement dit, mais d’un Risorgimento déçu, trahi, presque dévoyé.

Pour tenter de donner des raisons au vide éditorial qui pèse sur cet important roman historique nous pouvons en premier lieu invoquer la mince littérature critique qui a été produite depuis sa première paru- tion. En 1967, Pietro Citati sanctionne presque définitivement le sort du roman en le jugeant comme une œuvre mineure dans la produc- tion d’Anna Banti3. Il reproche notamment à l’auteure d’avoir mêlé trop d’épisodes « romanesques » dans le récit à la première personne du vieux conspirateur calabrais. En effet, le livre est conçu selon le point de vue masculin du protagoniste, ce qui l’isole au sein du cor- pus bantien fortement marqué par la voix féminine. La même année, Mario Forti insiste sur la dimension historique du livre, dans une époque particulièrement peu propice à l’écriture de romans histori- ques de ce genre4, et il faut attendre la décennie suivante pour une première étude de type monographique sur l’ensemble de l’œuvre d’Anna Banti par Enza Biagini, avec quelques pages sur la figure de Domenico Lopresti, le protagoniste du roman5. À ce jour seulement deux autres études partielles du roman ont été publiées : la première traite de l’absence volontaire d’héroïsme6, la seconde, en langue anglaise, explique le rapport entre histoire et narration7.

L’origine de l’écriture du roman tient presque d’un devoir de fa- mille, car Anna Banti écrit l’histoire romancée de son arrière-grand- père, Domenico Lopresti, en reprenant à la fois des souvenirs trans-

3 Pietro Citati, « La penna del cospiratore », Il Giorno, 8 mars 1967.

4 Mario Forti, « Lo storico presente di Anna Banti », Letteratura, juin-juillet 1967.

5 Enza Biagini, Anna Banti, Milano, Mursia, 1978.

6 Anna Nozzoli, « Anna Banti e il Risorgimento senza eroi », L’opera di Anna Banti, a cura di Enza Biagini, Firenze, Olschki, 1997.

7 N. Bouchard, « Risorgimento as Fragmented Body Politics : the case of Anna Banti’s Noi credevamo », Risorgimento in Modern Italian Culture (revisiting the Nineteenth Century in History, Narrative and Cinema), Ed.

by N. Bouchard, Fairleigh Dickinson University Press, 2005.

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mis oralement dans la mémoire familiale et le contenu des lettres laissées par l’aïeul. Elle utilise également d’autres sources, extrafa- miliales, comme les mémoires de prison de Sigismondo Castrome- diano8, à la fois personnage historique authentique et personnage du roman, et surtout certains essais historiographiques sur la période risorgimentale, au cœur d’une vaste réflexion critique en Italie, à la fin des années 60. Banti avait déjà publié plusieurs articles et recen- sions d’essais sur le rapport entre histoire et roman et sur les mo- ments critiques du Risorgimento, dans la revue Paragone9, ainsi qu’une biographie de Matilde Serao, en 1965. Le besoin ancien de restituer une partie de la mémoire familiale – car Domenico Lopresti, s’il a bien existé, reste souvent absent des ouvrages consacrés à la répression napolitaine contre les patriotes du Risorgimento10 –, ac- compagné de la volonté de s’inscrire dans une réflexion sur les limi- tes et les non-dits d’une période charnière de l’histoire italienne, permettent donc de mieux comprendre la genèse de Noi credevamo que l’auteure a certainement conçu dans le sillage de deux autres romans critiques envers le Risorgimento, et publiés quelques années auparavant, Le Guépard de Tomasi di Lampedusa (1958) et La bat- taglia soda de Bianciardi (1964). Ces trois œuvres traitent en effet, sur le mode narratif, de l’amertume et de la désillusion.

8 Sigismondo Castromediano, Carceri e galere politiche. Memorie, Lecce, 1895.

9 On peut citer par exemple les essais sur Manzoni (comme « Ermengarda e Gertrude », « Paragone », avril 1954) ou sur le Guépard de Lampedusa (Opinioni, Milano, Il Saggiatore, 1961), ou encore la recension d’un essai de Franco Molfese, Storia del brigantaggio dopo l’Unità, dans Paragone, décembre 1964, qui insiste sur la détérioration du climat social après l’Unité dans le Mezzogiorno.

10 C’est le sujet de la recherche d’Anna Nozzoli, dans « Anna Banti e il Risorgimento senza eroi », cit., lorsqu’elle parle notamment de « Risorgi- mento meridionale gramscianamente rivisitato », p. 184. Les rares élé- ments biographiques que l’on trouve sur Domenico Lopresti se trouvent dans un ouvrage d’A. Monaco, I galeotti politici napoletani dopo il Qua- rantotto, 1932.

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L’enjeu d’une lecture critique de Noi credevamo, à l’occasion d’une nouvelle recherche universitaire sur l’anti-Risorgimento, ré- side dans l’étude de l’articulation entre histoire privée (individuelle et familiale) et histoire collective (politique et sociale), dans l’étude de la redéfinition des notions d’héroïsme et de sacrifice, et dans l’analyse d’un point de vue critique sur les résultats du processus d’unification. Il importe peu de faire la part entre les éléments réels et les éléments fictifs de ce livre, car nous souhaitons plutôt appro- fondir la connaissance de la personnalité contradictoire et complexe d’un héros solitaire, un noble calabrais, patriote engagé et victime de la répression politique, à la fois anti-piémontais après 1860 et malgré tout fidèle à ses convictions de patriote italien démocrate :

Lavoro e pane per tutti, istruzione al popolo basso, distribuzione delle terre ai contadini : e non ci parevano cose ingiuste, anzi accettabili da qualunque autentico patriota, per moderato che fosse.11

« L’animo del cospiratore » : un point de vue critique sur le Ri- sorgimento

Les mémoires de Domenico Lopresti, dans le roman, prennent comme point de départ l’année 1883, lorsque le vieil homme réside à Turin, avec sa famille, et qu’il commence à rédiger le récit de sa vie, bien qu’il destine la plupart de ses papiers aux flammes. Le récit se structure alors en de multiples fragments mémoriaux, au rythme des analepses et prolepses, pour former une sorte de bilan de vie et d’engagement. Le récit à la première personne laisse donc libre cours

11 Noi credevamo, Milano, Mondadori, 1967, p. 70. « Du travail et du pain pour tous, l’instruction pour le bas peuple, la distribution des terres aux paysans et, loin de nous paraître injuste, tout cela nous semblait accepta- ble pour n’importe quel véritable patriote, aussi modéré fût-il. », Nous y avons cru, traduction par Monique Baccelli, Aralia éditions, Paris, 1997, p. 75. Toutes les traductions du roman seront tirées de cette version fran- çaise.

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aux souvenirs du protagoniste au seuil de la mort : « […] ho la testa piena di parole e bisogna pure che le lasci correre da qualche parte »12.

Le récit de la part que Domenico Lopresti a prise dans la lutte ri- sorgimentale est en grande partie inspiré à Anna Banti, comme on l’a annoncé plus haut, par trois sources principales, les souvenirs de famille, les lettres de l’aïeul et les notices biographiques présentes dans des ouvrages sur les prisons politiques du Royaume des Deux- Siciles. Domenico Lopresti est d’origine calabraise13 ; il part vivre à Naples en 1833 où il adhère à la “Giovane Italia” mazzinienne, « la nuova setta dei ragazzi della mia età »14, comme il l’appelle. L’adhé- sion à une organisation de ce genre implique non seulement la ferme volonté de lutter contre un “ancien régime” et en faveur d’une plus grande égalité, mais aussi la conscience de risquer sa vie à tout mo- ment, dans un État répressif. Fervent activiste dans le royaume méri- dional, il affiche donc des opinions de démocrate, républicain et pa- triote : « Scegliere di mutare in qualche modo il corso delle cose voleva dire : la setta »15. Toutefois, Domenico comprend aussi que les sectes représentent une sorte d’idéal difficilement réalisable sans faire participer les classes populaires. Il comprend vite que la lutte dans laquelle il s’engage reste trop liée à une élite. Le personnage créé par Anna Banti sur le modèle de l’aïeul incarne donc un patrio- tisme risorgimental inspiré des idéaux de la Révolution française reçus dans la Péninsule italienne, un patriote proche du peuple et soucieux d’éviter de le tenir à l’écart de sa propre émancipation :

12 Ibidem, p. 13. « […] j’ai la tête pleine de mots, comme je l’ai dit, et je suis bien obligé de les laisser partir quelque part […] », Nous y avons cru, cit., p. 12.

13 Le personnage du roman est né en 1813, alors que le personnage histori- que est né en 1816.

14 Noi credevamo, p. 83. « […] la nouvelle secte des jeunes gens de mon âge », Nous y avons cru, p. 88.

15 Ibidem, p. 81. « Choisir de changer d’une façon ou d’une autre le cours des choses passait par la nécessité de s’intégrer à une secte. », Nous y avons cru, p. 86.

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Quei principî [ideali giacobini] da cui era scaturita la gloria della Francia, mi sembravano ben più concreti delle nebulose utopie del Musolino che, secondo me, non tenevano abbastanza conto della inerzia popolare nel caso di un’azione armata. Più che discutere fra noi, durante innocue passeggiate, in figura di pacifisti cittadini, occorreva muoversi per le province, creando dovunque centri segreti di agitazione e istillando nella plebe di paese e di campagna il senso dei suoi diritti : questo ripetevo all’amico che mi ascoltava con l’impazienza di un maestro che mal sopporta le obbiezioni di uno scolaro.16

Arrêté puis condamné à trente ans de réclusion, lors d’un procès à L’Aquila, en 1851, il purgera sa peine aux bagnes de Procida, Mon- tefusco et Montesarchio jusqu’en 1860, année de sa libération. Après un bref séjour en Toscane (Livourne et Florence) il revient à Naples et en Calabre. Figure emblématique des victimes de la répression des Bourbons de Naples, Domenico Lopresti devient acteur de la libéra- tion du Royaume des Deux Siciles, au moment de l’arrivée de Gari- baldi. Il prend en charge l’organisation de l’aide aux Mille avec la conviction que ses efforts et son incarcération n’auront pas été vains : « […] mi ero unito a compaesani democratici e repubblicani, tutti giovani : dunque le mie idee avevano conquistato le ultime ge- nerazioni »17. Après la période des plébiscites, le gouvernement ita-

16 Ibidem, p. 83. « Ces principes [les idéaux jacobins] d’où avait jailli la gloire de la France me semblaient bien plus concrets que les nébuleuses utopies de Musolino qui, d’après moi, ne tenaient pas suffisamment compte de l’inertie populaire en cas d’action armée. Au lieu de discuter entre nous, comme de paisibles citoyens en promenade, il fallait se dépla- cer en province pour créer partout des centres secrets d’agitation et instil- ler dans le peuple des campagnes la notion de ses droits : voilà ce que je ne cessais de répéter à mon ami qui m’écoutait avec l’impatience d’un maître qui supporte mal les objections de son élève. », Nous y avons cru, pp. 88-89.

17 Ibidem, p. 226. « […] ceux que j’avais rejoints étaient des démocrates et républicains de ma région, tous jeunes : mes idées avaient donc conquis les dernières générations. », Nous y avons cru, p. 247.

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lien le nomme fonctionnaire des douanes pour les Trois Calabres, en 1861, où il est chargé de lutter contre les contrebandiers et les ban- dits. Cependant, après les événements de l’Aspromonte, en 1862, et après la dénonciation de son ami Riccardo Cassieri qui l’accuse d’être républicain, il est à nouveau arrêté, puis libéré. Grâce à l’aide d’une jeune femme d’origine anglaise, Miss Florence, il gagne Gênes puis retourne dans le Sud, à Castellamare, pour y prendre sa retraite de fonctionnaire au Ministère de la Marine, et réside enfin à Turin, à partir de 1881, où il finira sa vie avec son épouse, Marietta, et ses deux enfants, Teresa et Luigi.

La majeure partie du roman se déroule durant les neuf années de bagne dans les prisons napolitaines. Les souvenirs de Domenico permettent de mieux comprendre les conditions de détention, fondées sur l’isolement du condamné pour qu’il garde le silence et l’humiliation imposée à l’activisme patriote et démocrate qui réduit les détenus politiques au rang de simples criminels de droit com- mun18. Les pages consacrées au bagne sont aussi, et surtout, l’occasion de montrer les désaccords entre patriotes sur l’évolution du Risorgimento, en fonction de leur fidélité plus ou moins forte à une caste sociale. Le roman n’idéalise pas la victime de la répression des Bourbons, mais il insiste sur l’écart qui a pu se creuser entre l’idéal des sectes, la réalité sociale du Mezzogiorno et les implica- tions d’une longue détention. Le fait que le roman soit construit sui- vant le point de vue du protagoniste et narrateur, vieillissant et amer, explique pourquoi, même durant les années de détention, Domenico semble étranger aux autres, isolé dans sa vision de la justice et de l’égalité, loin des détenus criminels et des gardiens, mais loin aussi de ses propres compagnons : « Ma bollivo di collera, nella mente alterata accomunavo l’odio per i carcerieri all’insofferenza per la

18 « Les idées qui m’avaient longtemps exalté, le progrès du peuple, l’indépendance, la liberté, s’étaient dissoutes dans le silence absolu de mon esprit et de mon cœur : même la haine du tyran qui m’avait privé de tout ne se déclenchait plus en moi, le ressort était cassé. », Nous y avons cru, p. 51.

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leggerezza dei compagni »19. L’évocation des années de détention a aussi pour fonction de montrer la fin de l’illusion des sectes et de l’idéal mazzinien après 1849. En prison, Domenico espère que l’esprit de 1848 pourra survivre, mais il craint, plus lucidement, que les espoirs républicains ne soient dépassés par un Risorgimento confisqué, en quelque sorte, par le Piémont de Cavour.

Le récit de l’engagement et de l’emprisonnement du protagoniste donne lieu à quelques rencontres avec des personnages historiques emblématiques du Risorgimento, mais l’originalité du roman tient dans le fait que l’auteur les replace dans une dimension humaine, en faisant descendre les statues de leur piédestal pour mettre à jour leurs doutes et parfois leur désespoir. Ainsi, lorsque Domenico rencontre Garibaldi, en 1860, en Calabre, c’est un homme modeste qui est pré- senté (« semplice e cordiale »). Les choix narratifs placent l’épisode de la rencontre avec le général lors d’un dîner frugal constitué de pain et de figues, et le protagoniste du roman ne peut s’empêcher de remarquer « com’era piccolo Garibaldi ! »20. Les deux hommes par- lent de l’échec des idées républicaines, et l’on comprend que le Gari- baldi de Banti est tiraillé entre ses promesses de démocratisation pour le Sud et les menaces des Piémontais qui le verrouillent.

D’ailleurs, comme dans le Guépard de Tomasi di Lampedusa, Gari- baldi inspire la méfiance avant d’être considéré comme un héros populaire, il est qualifié d’« exalté », d’« aventurier » et de « trouble- fête ».

La rencontre avec Sigismondo Castromediano intervient en re- vanche durant le bagne, car il est codétenu de Domenico. Castrome- diano est un noble modéré des Pouilles, arrêté après les événements de 1848. Monarchiste favorable au Piémont, il deviendra parlemen-

19 Ibidem, p. 135. « Mais je bouillais de colère, dans mon esprit altéré je mettais dans le même panier ma haine pour les geôliers et l’énervement que me procurait la légèreté de mes compagnons. », Nous y avons cru, p. 145.

20 Ibidem, p. 227. « Comme il était petit, Garibaldi ! », Nous y avons cru, p. 248.

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taire après 1860. Les pages consacrées à ce personnage correspon- dent à une analyse de sa pensée en contrepoint de celle de Domenico.

Castromediano incarne l’orgueil de l’aristocrate et la honte du détenu mêlé aux criminels, mais il ne partage pas les opinions mazziniennes de son compagnon. Admirateur de Cavour il se heurte au scepticisme de Domenico, et c’est bien dans ces moments de réflexion et de dé- saccord que réside la portée du roman de Banti, faire circuler le doute, l’incertitude et la remise en cause autour des images figées d’une période historique clé pour la construction de la nation ita- lienne en général et le sort du Mezzogiorno en particulier. Voici un de ces moments clé :

A confortarmi egli [Castromediano] si diffondeva nelle solite lodi sull’abilità di Cavour, riuscito ad allearsi con Napoleone, in vista di una prossima guerra con l’Austria. Perché turbarlo rivelandogli quanto dissentissi dalle sue speranze ? Scoraggiato, riflettevo che di me non conosceva che la mia costanza di liberale e patriota e la mia partecipazione ai fatti del ’48 : non me la sentivo di rinunziare alla sua amicizia.21

D’ailleurs, lorsqu’il évoque la participation de Castromediano au Parlement de Turin après 1860, le narrateur comprend que les nobles méridionaux qui y siègent ne servent qu’à garantir une continuité de caste au niveau national : « eran rispettati più come patrizi che come patrioti […] »22, une phrase qui semble rendre vaine la lutte des hommes comme Domenico, dans une vision amère du gouvernement italien post-unitaire.

21 Ibidem, p. 135. « Pour me réconforter, il se lança dans ses louanges habi- tuelles sur l’habileté de Cavour, qui avait réussi à s’allier avec Napoléon en vue d’une prochaine guerre contre l’Autriche. Pourquoi le troubler en lui révélant que je ne partageais pas ses espérances ? Découragé, je pen- sais qu’il ne connaissait de moi que ma constance de libéral et de patriote outre ma participation aux événements de 1848 ; j’étais incapable de re- noncer à son amitié. », Nous y avons cru, pp. 145-146.

22 Ibidem, p. 244. « [ils] étaient respectés plus comme patriciens que comme patriotes. », Nous y avons cru, p. 268.

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Une autre figure de ce patriciat méridional favorable au Piémont est Carlo Poerio, lui aussi codétenu de Domenico. Poerio fut ministre du gouvernement libéral de Naples en 1848, et il amorça plusieurs projets de réforme ; à ce titre il incarnait les espoirs d’une nouvelle Italie monarchiste et constitutionnelle qui serait partie de l’exemple napolitain. Emprisonné puis condamné à un exil en Amérique sous François II, il parvint finalement au Piémont et, comme Castrome- diano, deviendra député au Parlement turinois. Les deux nobles ont aussi en commun leur mépris de Mazzini et de ses idées, ce qui les oppose au protagoniste du roman. On peut donc affirmer que la ren- contre avec trois acteurs importants du Risorgimento, dans le roman, donne lieu d’une part à une exposition des contradictions entre pa- triotes, d’autre part à une humanisation du personnage historique.

Le Risorgimento que montre le roman de Banti commence dans le Sud, selon un point de vue à la fois mazzinien et napolitain, mais au fur et à mesure des défaites jusqu’à l’incarcération et aux implica- tions de la libération en 1860, il devient évident que la lutte pour l’Unité suit une trajectoire exclusivement piémontaise, à l’image de Castromediano et de Poerio, convertis à la monarchie des Savoie, alors que Domenico Lopresti la déteste au plus haut point. L’intérêt historique du roman, et sa place dans un contexte historiographique propice à la reconsidération du rôle du Mezzogiorno, réside dans l’évocation des espoirs suscités par une démocratisation de la Pénin- sule par le Sud, tout en ironisant sur le rôle de “colonisateur” hégé- monique du Piémont. L’ironie attribuée au narrateur lorsqu’il évoque l’écart entre les illusions nées en 1848 à Naples et ce qu’il connaît à Turin dans les années 1880 s’exprime ouvertement dans des défini- tions peu glorieuses du royaume des Savoie. Il évoque l’époque où Poerio était ministre et dit :

A lui si legavano i ricordi e le speranze del tempo che, ministro costituzionale, era deciso ad avviare il Reame sulla via di sostanziali riforme. Una verità che oggi universalmente si dimen- tica è che tutti i liberali, moderati e democratici, monarchici o repubblicani, tenevano per certo che da Napoli partirebbero le

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iniziative per fondare, in Italia, uno stato moderno. Che ai Savoia, altrettanto e più bigotti dei Borbone, fossero affidate le nostre sorti, non contentava nessuno. Che cos’era il piccolo Piemonte, di fronte al grande Regno del Mezzogiorno ? Appena uno stato cuscinetto tra la Francia e l’Austria.23

Le discours de Domenico, et à travers lui le regard de l’auteure, sa descendante, dénoncent un écroulement des illusions suscitées à Naples et une trahison des idéaux de 1848. Les neuf années passées en prison ne feront que renforcer sa haine pour les rois piémontais (« uno stucchevole Savoia »24), à la fois parce qu’il reste attaché à l’idée de république et parce qu’il supporte mal la confiscation des idées libérales du Sud par le Piémont, même après 1860 : « […]

Depretis che intruglia nelle pozzanghere di una politica di compro- messi e di menzogne. »25. Il est insupportable pour Domenico de constater que le Piémont a rassemblé autour de lui tous les libéraux de la Péninsule, par de vaines promesses. Le style employé dans les moments qui abordent cette question devient très ironique, comme on l’a dit, car il exprime l’amertume d’un vieillard qui se souvient des pires moments de son incarcération, mais aussi celle d’un Mez- zogiorno, en quelque sorte dupe des projets de Victor Emmanuel et de Cavour :

23 Ibidem, p. 89. « […] Carlo Poerio, un nom universellement aimé et sou- vent vénéré, auquel étaient liés les souvenirs et les espérances du temps où, ministre constitutionnel, il avait tenté de conduire le Royaume sur la voie de réformes substantielles. Une vérité – qu’on oublie trop souvent aujourd’hui et que tous les libéraux, modérés et démocrates, monarchistes et républicains tenaient pour certaine –, c’était que ce serait de Naples que partiraient les initiatives pour fonder un État moderne en Italie. Que notre sort fût confié aux Savoie, aussi bigots que les Bourbons et même plus, ne contentait personne. Qu’était-ce que le petit Piémont, par rapport au grand Royaume du Mezzogiorno ? Tout juste un état-tampon entre la France et l’Autriche. », Nous y avons cru, p. 96.

24 Ibidem, p. 86.

25 Ibidem. « […] Depretis qui barbotte dans la fange d’une politique de compromis et de mensonges. », Nous y avons cru, p. 92.

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[…] Mi chiedevo se valesse la pena di soffrire quel che soffri- vamo solo perché a Ferdinando succedesse il figlio del traditore Carlo Alberto, capo di uno stato appena un po’ più vasto, schiacciato dalle Alpi, stretto fra due mari.26

Depuis sa cellule, où lui parviennent de rares nouvelles sur l’engagement du Piémont en Crimée et les négociations d’alliance avec la France du Second Empire, Domenico doit prendre part à un toast avec ses codétenus pour célébrer la politique de Cavour : il doit encaisser la défaite de ses idées mazziniennes en même temps que l’admiration de ses compagnons pour le Piémont. L’ironie laisse la place à la nostalgie du patriote désormais dépassé :

[…] quel bicchierino mi diede una cupa lucidezza sarcastica che stentai a dissimulare. Pensavo alle barricate milanesi e napoletane, alla Repubblica Romana, a Garibaldi […] non pochi anni, ma secoli parevano dividerci da quegli avvenimenti gloriosi, e nessuno ne faceva menzione […]27

Le résultat du Risorgimento que peut observer le narrateur vieil- lissant depuis Turin se résume principalement par le fait que le Sud de l’Italie n’a connu que les effets néfastes d’une unification par le Piémont, à tel point que l’immobilisme qui y règne rappelle l’époque des Bourbons. L’unification a été inutile pour l’ancien royaume de Naples où la situation est pire qu’avant : « la politica piemontese,

26 Ibidem, p. 104. « […] je me demandais s’il valait la peine de souffrir ce que je souffrais, uniquement pour que succédât à Ferdinand le fils du traî- tre Charles-Albert, chef d’un état à peine un peu plus grand, écrasé par les Alpes, coincé entre deux mers. », Nous y avons cru, p. 108.

27 Ibidem, p. 127. « […] ce petit verre me procura une sombre et sarcastique lucidité que j’eus du mal à dissimuler. Je pensais aux barricades milanai- ses et napolitaines, à la République Romaine, à Garibaldi […] ce n’étaient pas quelques années, mais des siècles qui semblaient nous séparer de ces glorieux événements, et personne ne les mentionnait […] », Nous y avons cru, p. 137.

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così dura per il nostro Mezzogiorno »28. Misère du peuple, corruption des classes dirigeantes, banditisme résolu par la répression et les lois spéciales, tous les éléments de la future « question méridionale » sont présents dans le roman, sans oublier Nino Bixio, Bronte et son mas- sacre, ou encore les plébiscites pour l’annexion, souvent organisés de manière irrégulière et sans grande représentativité (« una pagliaccia- ta », p. 23429). Le constat de Domenico et la réflexion d’Anna Banti sur les effets négatifs de l’Unité prennent même des accents d’invec- tive politique, qui résonnent dans les années où le roman fut publié :

[…] questo volevano i piemontesi, ingannare un popolo per poi punirlo sdegnosamente quando, a sua volta, li ingannasse. La monarchia savoiarda, del resto, come la borbonica, aveva scelto a ragion veduta di appoggiarsi ai camorristi, organizzati come forza di manovra.30

« Come un eremita alla sua grotta » : un héroïsme solitaire et mesuré

Domenico Lopresti constitue un bel exemple de héros de la dé- mythification du Risorgimento. En effet, le roman privilégie les dou- tes, les désaccords, les déceptions et ne fait que survoler les grands événements entrés dans l’histoire officielle de cette période. Les convictions du protagoniste sont très fortes et, à première vue, Do-

28 Ibidem, p. 20. « […] la politique piémontaise, si dure pour notre Mezzo- giorno […] » Nous y avons cru, pp. 19-20.

29 Rappelons, à propos de la faible représentativité électorale, que lors des premières élections nationales pour élire les députés au Parlement turi- nois, en 1861, seulement 420 000 Italiens votèrent, sur une population to- tale de 24 millions d’habitants.

30 Ibidem, p. 234. « […] c’était ce que voulaient les Piémontais, tromper le peuple pour le punir sans pitié dès qu’il les tromperait à son tour. Du reste la monarchie savoyarde, comme la bourbonienne, avait délibérément choisi de s’appuyer sur les camorristes, organisés en force opération- nelle. », Nous y avons cru, p. 258.

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menico aurait tout pour devenir un héros de roman risorgimental, sur le modèle de Carlo Altoviti dans les Confessions d’un Italien de Nie- vo. Il s’engage dans la lutte, fait partie des sectes, espère éduquer le peuple pour son émancipation, sacrifie sa liberté dans un bagne des Bourbons et voit la proclamation de l’Italie unifiée à Turin. Mais le lecteur de Noi credevamo retient surtout, et paradoxalement, les contradictions, l’isolement et la sensation d’un échec : « […] l’idea democratica e repubblicana, il mio antico vangelo, era stata sconfitta, ma era sempre un miracolo che l’Italia esistesse »31. L’enjeu du ro- man réside, nous semble-t-il, dans la représentation du décalage entre la figure du héros, statufié par le mythe, et la contradiction apportée par la réalité intérieure du héros, ce qui est par exemple exprimé dans l’opposition entre le terme « superuomini » et l’expression « caparbie minuzie »32. Le portrait de Domenico se dessine au gré des moments de doute et de prise de conscience, loin d’un patriotisme glorifiant le sacrifice pour l’édification d’une Italie unifiée. Il s’agit bien d’un refus de l’héroïsation du personnage de la part de l’auteure qui puise dans la mémoire familiale, pour insister davantage sur le désintéres- sement d’un homme fermement chevillé à ses convictions démocra- tiques et refusant les compromis. Dès les premières pages du livre, le narrateur annonce clairement le cadre dans lequel il entend placer la mémoire de ses années d’engagement, qu’il nomme « mon aventure personnelle » :

[…] atteggiarmi a eroe : proprio quello mi ripugna. […] Rischia- re la morte e soffrire un lungo carcere per l’Italia era stata la mia

31 Ibidem, p. 25. « […] l’idée démocratique et républicaine, mon ancien évangile, avait été vaincue, mais c’était déjà un miracle que l’Italie exis- tât. », Nous y avons cru, p. 24.

32 Ibidem, p. 102. « des surhommes […] de mesquines obstinations. », Nous y avons cru, p. 106.

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scelta, la mia personale avventura : aspettare privilegi e compensi mi sarebbe parso degradante.33

Ainsi, à plusieurs reprises, le narrateur précise qu’il méprise l’idée d’être considéré comme un héros du Risorgimento (avec des expressions péjoratives telles que « héros à bon marché », ou « beau geste démagogique »), il reste étranger à toute notion de gloire ou de récompense. Cependant, en analysant les souvenirs de prison, le lec- teur se rend compte que la modestie revendiquée par le protagoniste et l’absolue fidélité à des idéaux prennent parfois des accents d’orgueil, comme il le reconnaît lui-même d’ailleurs en parlant de

« dignità silenziosa che è sempre stata il mio rifugio »34. La solitude assumée, la fierté du détenu qui refuse de demander une grâce au roi, le refus de prendre une charge pour Victor-Emmanuel et le refus d’un dédommagement pour les années de bagne sont des éléments qui construisent l’originalité de l’antihéros Lopresti tout en renfor- çant son obstination pour rester différent, en fin de compte, hors des compromis, tel un héros, malgré lui, de l’insoumission et de la fidéli- té aux idéaux. Par exemple, au bagne de Montesarchio, alors qu’il tombe malade et que ses compagnons ont choisi de bénéficier de la grâce royale et partent en exil, Domenico, symboliquement isolé dans sa cellule par la maladie, est aussi isolé sur le plan politique, car il aurait de toutes façons refusé cette grâce, et par conséquent il reste hors de l’histoire en train de se dérouler, ailleurs. Toutefois, la perte de ses biens après le bagne l’obligera à accepter un emploi de fonc- tionnaire pour l’État italien, ce qu’il définit par la formule paradoxale

« servir mon pays »35. Se définissant comme un « ermite dans sa

33 Ibidem, p. 11 et 19. « […] m’ériger en héros, ce à quoi je répugne.

[…] Risquer la mort et subir un long emprisonnement pour l’Italie avait été mon choix, mon aventure personnelle ; en attendre des privilèges ou des compensations m’eût paru dégradant. », Nous y avons cru, p. 10 et 18.

34 Ibidem, p. 10. « […] cette dignité silencieuse qui a toujours été mon re- fuge. », Nous y avons cru, p. 8.

35 Ibidem, p. 238.

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grotte »36, le narrateur a conscience d’avoir suivi la bonne voie en respectant son engagement initial, mais il ne cesse de se demander dans le roman s’il a eu raison ou tort d’avoir obéi à ce qu’il nomme son « entêtement républicain »37. Il en arrive même à analyser la nature de son engagement dans les sectes, en considérant qu’il s’agissait sans doute du désir de vivre une aventure. À la fin de sa vie Domenico se demande encore pourquoi il a fait tout cela, et ce choix narratif s’inscrit bien dans le projet d’Anna Banti de reconstituer la vie de son ancêtre tout en esquissant une histoire critique du mythe risorgimental :

[…] tuttora mi chiedo se cospirassi per amor di avventura o per raggiungere gli scopi da cui ero partito. Non avevo mai pensato a cosa avrei fatto quando essi fossero stati raggiunti.38

Le point de vue de modestie clairement affirmée par Domenico explique aussi pourquoi il restera aussi isolé après l’Unité, isolé par- mi les hommes qui ont lutté, isolé parmi ceux qui soutiennent les Savoie et isolé au sein même de sa famille. En effet, la modestie et l’effort de modération du vieil homme contrastent avec la perception que son épouse et ses enfants ont de ses actions passées, résumées par Marietta dans l’adjectif « légendaire »39. Le vieil homme fait le bilan de sa vie et constate que les héros qui entreront dans l’histoire sont ceux qui ont fui en exil pour mieux revenir au premier plan, à Turin, après 1860 – Castromediano et Poerio, par exemple. De plus, il ressent une incompréhension de la part de sa famille qui le voit plus héroïque qu’il n’est en réalité, mais un héros qui aurait manqué son objectif, et ses enfants ne saisissent pas les enjeux d’une Unité défavorable au Sud de la Péninsule, comme si son engagement

36 Ibidem, p. 143.

37 « la mia testardaggine repubblicana », Ibidem, p. 26.

38 Ibidem, p. 60. « […] je me demande si j’ai conspiré par goût de l’aventure ou pour atteindre les buts que je m’étais fixés. Je n’avais jamais pensé à ce que je ferais si je les atteignais. », Nous y avons cru, p. 64.

39 « una impresa leggendaria », Ibidem, p. 189.

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n’avait servi à rien. Le personnage de Domenico, habité par les dou- tes, la désillusion et le sentiment d’incompréhension, pourrait deve- nir métaphore du Mezzogiorno et du règlement de la question méri- dionale, après la proclamation de l’Unité italienne, notamment lors- qu’il se définit lui-même comme une personne « embarrassante et irritante »40, car hors du commun. Le récit à la première personne permet de brosser l’autoportrait sans complaisance d’un méridional trahi, déçu et isolé après neuf années de bagne et au lendemain de l’Unité qu’il aura subie alors qu’il aspirait à participer à sa construc- tion, le « héros » des missions clandestines pense être devenu un

« bureaucrate indigne » à la retraite41.

« Sono un pessimista, l’ho detto » : illusions perdues

Le roman d’Anna Banti est conçu selon le récit d’un homme à la fin de sa vie, dans une ville qu’il n’aime pas et dans une époque qu’il a du mal à comprendre. L’amertume et le pessimisme qui se déga- gent des réflexions de Domenico Lopresti s’expliquent par le fait que le narrateur est aussi observateur des résultats manqués d’un certain Risorgimento. Les détails sur la vie quotidienne du vieil homme montrent qu’il a choisi de regarder de loin, sans bouger, comme pour s’isoler du monde auquel il n’a plus l’impression d’appartenir. Ainsi, il fait souvent semblant de dormir et feint la maladie, pour refuser une vie « qui ne [l’]intéresse plus »42. La distance qui s’est creusée entre l’ancien conspirateur du royaume de Naples et la réalité de l’Italie unifiée à la fin des années 1880 trouve également son reflet dans la vie domestique. En effet, Banti a choisi de créer un écho des illusions perdues du patriote dans la description de son rapport aux membres de la famille. Nous avons déjà remarqué que l’épouse et les enfants du protagoniste comprennent mal son refus d’héroïsme et

40 « sospetto di essere sempre stato una persona imbarazzante e persino irritante. », Ibidem, p. 45.

41 « l’eroe finiva miseramente, da burocrate pasticcione. », Ibidem, p. 298.

42 Ibidem, p. 9.

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éprouvent même de la compassion pour celui qui n’a pu réaliser ses idéaux démocratiques et républicains. S’il existe bien une sorte de barrière entre la famille et l’homme, ce dernier, toutefois, fait son possible pour la maintenir et comme nous avions parlé d’orgueil dans la volonté de rester absolument fidèle à ses convictions, au prix de neuf années de bagne sans demande de grâce, nous pouvons consta- ter que Domenico s’enferme lui-même dans la solitude au cœur de sa famille : « una bizzarra lontananza si stabilisce fra me e i miei, io sono su una torre solitaria e li vedo come dall’alto […] »43. Parallè- lement au sentiment d’isolement familial et d’incompréhension face à la politique du gouvernement italien, se met en place un autre sen- timent d’amertume, au niveau spatial, qui se traduit par la haine éprouvée à l’encontre de la ville de Turin. Domenico déteste l’an- cienne capitale des Savoie qu’il voit comme une prison volontaire (car depuis sa seconde libération de prison il n’est plus revenu en Calabre, et son épouse est piémontaise), une ville qui lui renvoie l’image de son propre échec de conspirateur mazzinien. Les allusions à cette haine sont nombreuses dans le livre, elles mêlent le sentiment d’être un étranger et le complexe d’être un méridional :

La verità è che nulla amo di Torino, non il suo ordine, non la sua mediocre civiltà piena di sussiego. Odio i suoi impiegatucci, i suoi militari, i suoi uomini politici.

« Noi non siamo ben visti qui a Torino, ci disprezzano perché siamo meridionali e perché […] non siamo ricchi ». [c’est Tere- sa, la fille de Domenico, qui prononce cette phrase]

[…] un calabrese, qui, è uno straniero malvisto.44

43 Ibidem, p. 11. « […] une étrange distance s’installe peu à peu entre moi et les miens, je suis sur une tour solitaire, et je les vois d’en haut, tout pe- tits […] », Nous y avons cru, p. 10.

44 Ibidem, respectivement, p. 15, 68 et 326. « La vérité c’est que je n’aime rien dans Turin, ni son ordre, ni sa médiocre politesse, pleine de condes- cendance. Je hais ses petits employés, ses militaires, ses hommes politi- ques. […] “Ici, à Turin, nous ne sommes pas bien vus, on nous méprise

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Le pessimisme, profondément ancré dans la nature du personnage créé par Anna Banti, est à la hauteur des espoirs déçus. Insatisfaction du présent, sentiment d’étrangeté, expérience d’un déclin, impression d’avoir été inutile pour la nouvelle génération, de n’avoir pu changer le monde, en fin de compte. À la fin du livre le vieillard considère précisément qu’il laissera le monde tel qu’il l’a trouvé en naissant,

« sourd et faux »45. Au milieu des considérations existentielles sur la fin de la vie, le roman propose surtout un bilan absolument critique de l’Unité italienne.

La portée politique du livre réside donc dans la vision d’un “en- vers” du mythe risorgimental qui transparaît à travers les pensées de Domenico, incarnation des désillusions d’un peuple. Son regard sur l’état post-unitaire, depuis Turin et selon le point de vue d’un méri- dional qui méprise les élites piémontaises, semble prendre la suite du constat effectué par le sicilien De Roberto dans I Viceré, quatre- vingts ans auparavant. Le livre fustige, par exemple, le profit et l’opportunisme des nouvelles classes dirigeantes à la tête d’une Italie qualifiée de « pauvre petit pays […] vénal »46. L’Unité n’est qu’une façade qui cache mal de profondes inégalités. La question méridio- nale est au centre du roman, mais de manière implicite, car Domeni- co comprend que l’État italien ne s’occupera pas du sort des méri- dionaux :

Non credevo alla magnanimità dei piemontesi, ero certo che non si sarebbero affatto curati della miseria delle plebi del sud, che la distribuzione delle terre ai contadini era una pura utopia.47

parce que nous sommes méridionaux et […] parce que nous ne sommes pas riches. ” […] ici, un Calabrais c’est mal vu, un étranger. », Nous y avons cru, respectivement, pp. 14, 72 et 354.

45 Ibidem, p. 367.

46 Ibidem, pp. 175.

47 Ibidem, p. 147. « Je ne croyais pas à la magnanimité des Piémontais, j’étais certain qu’ils ne s’occuperaient pas le moins du monde de la misère

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En effet, l’instauration rapide de lois spéciales pour résoudre le problème du banditisme et des révoltes de paysans dans l’ancien royaume des Deux Siciles montre bien que le gouvernement italien exerce une politique à deux vitesses dans la Péninsule unifiée48. L’échec du triomphe d’une véritable démocratie, jusque dans la ten- tative garibaldienne de 1862, qui coûte à Domenico sa dernière grande déception, pousse le ton vers l’invective et l’allégorie, lorsque l’Italie est définie de « smunta schiava che aveva cambiato pa- drone »49, au lendemain des plébiscites pour l’annexion.

Noi credevamo offre des pistes de lecture historique et psycholo- gique autour du thème de la désillusion d’un homme trahi et blessé, d’un patriote démocrate et d’un méridional calabrais. Domenico Lopresti reste un acteur méconnu et oublié du Risorgimento, et son personnage dans le roman ressemble à une sorte de héros sur le mode mineur, fier mais malheureux, rempli d’espoir mais contraint de se heurter à la réalité. Ce n’est pas un hasard si Domenico évoque jus- tement les aventures de Don Quichotte pour se moquer des siennes50, et l’on devine que le personnage de l’arrière-grand-père de l’auteure a été, en partie, idéalisé pour incarner cette dimension tragique du patriote déçu. Cependant, le fait que la première personne du récit des souvenirs d’engagement devienne personne du pluriel dans le titre (qui est aussi la dernière phrase du roman51) montre que la visée

des plébéiens méridionaux et que le projet de distribuer les terres aux paysans était une pure utopie. », Nous y avons cru, p. 160.

48 Voir sur le problème des lois spéciales l’ouvrage de Tommaso Pedio, Inchiesta Massari sul brigantaggio, Roma-Bari-Manduria, Piero Lacaita editore, 1998, et l’ouvrage collectif Brigantaggio, lealismo, repressione, Napoli, Gaetano Macchiaroli, 1984.

49 Ibidem, p. 236. « […] une esclave décharnée qui venait de changer de maître. », Nous y avons cru, p. 260.

50 Ibidem, p. 206.

51 « Ma io non conto, eravamo tanti, eravamo insieme, il carcere non basta ; la lotta dovevamo cominciarla quando ne uscimmo. Noi, dolce parola.

Noi credevamo… », Ibidem, p. 367. « Mais moi, je ne compte pas : nous étions si nombreux, nous étions ensemble, la prison ne suffisait pas ; la

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de l’auteure, outre un devoir familial, était de donner une voix aux patriotes oubliés et aux aspirations trahies de l’Italie méridionale, tant au XIXe siècle qu’au XXe.

Si Domenico Lopresti est largement oublié des livres d’histoire et si le roman de sa descendante est resté quasiment introuvable hors des bibliothèques pendant près de trois décennies, espérons que la toute récente adaptation cinématographique, par le réalisateur napoli- tain Mario Martone52, sera l’occasion de relire ou de découvrir ces admirables illusions perdues.

lutte, c’était quand nous en sortîmes que nous devions la commencer.

Nous, douce parole. Nous, nous y avons cru… », Nous y avons cru, p. 399.

52 Le film Noi credevamo est sorti sur les écrans italiens fin 2010. Mario Martone a coécrit le scénario avec Giancarlo De Cataldo pour le cinéma et la télévision. Le tournage s’est déroulé entre 2007 et 2009. C’est le co- médien Luigi Lo Cascio qui incarne Domenico Lopresti.

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