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Eléments d’Heuristique

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Academic year: 2022

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Eléments d’Heuristique

1. L’art de la découverte.

2. Les étapes de la découverte.

3. Action ou castration ? 4. L’analyse, la synthèse.

5. Particulariser, généraliser.

6. Simplification, variation.

7. L’analogie, la métaphore.

8. Tracer une figure.

9. Erreur et transgression.

10. Le style est l’homme même.

Tous les chevaux du roi…

à Gustave Choquet, Pierre-Jean Hormière

___________

Ce chapitre est presque entièrement formé de citations, groupées par thèmes. Le choix de ces citations n’est évidemment pas innocent, et je laisse au lecteur le soin d’en apprécier la cohérence.

Lorsqu’un bel édifice est achevé, on ne doit pas y lire ce que fut l’échafaudage.

Carl Friedrich Gauss Gauss est comme le renard, qui efface ses traces dans le sable avec sa queue.

Niels Henryk Abel

La science progresse par une série de combinaisons, où le hasard ne joue pas le moindre rôle, sa vie est brute et ressemble à celle des minéraux qui croissent par juxtaposition. Cela s’applique non seulement à la science telle qu’elle résulte des travaux d’une série de savants, mais aussi aux recherches particulières de chacun d’eux. En vain les analystes voudraient-ils se le dissimuler : ils ne déduisent pas, ils combinent, ils composent : toute immatérielle qu’elle est l’analyse n’est pas plus en notre pouvoir que d’autres ; il faut l’épier, la sonder, la solliciter. Quand ils arrivent à la vérité, c’est en heurtant de ce côté et d’autre qu’ils y sont tombés.

On doit prévoir que, traitant des sujets aussi nouveaux, hasardé dans une voie aussi insolite, bien souvent des difficultés se sont présentées que je n’ai su vaincre. Aussi, dans ces deux mémoires et surtout dans le second qui est plus récent, trouvera-t-on souvent la formule : « Je ne sais pas ». La classe des lecteurs dont j’ai parlé au commencement ne manquera pas d’y trouver à rire. C’est que malheureusement on ne se doute pas que le livre le plus précieux du plus savant serait celui où il dirait tout ce qu’il ne sait pas, c’est qu’on ne se doute pas qu’un auteur ne nuit jamais tant à ses lecteurs que quand il dissimule une difficulté. Quand la concurrence, c’est-à-dire l’égoïsme, ne régnera plus dans les sciences, quand on s’associera pour étudier, au lieu d’envoyer aux Académies des paquets cachetés, on s’empressera de publier les moindres observations pour peu qu’elles soient nouvelles, et on ajoutera : « Je ne sais pas le reste. »

Evariste Galois, prison Sainte-Pélagie, décembre 1831

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1. L’art de la découverte.

Méthode (du grec méta, avec, et odos, la voie) : marche raisonnée et systématique que l’on suit pour faire ou dire quelque chose.

« Les méthodes sont les habitudes de l’esprit et les économies de la mémoire » (Rivarol).

« Il n’y a point de méthodes faciles pour apprendre les choses difficiles » (J. de Maistre).

Heuristique (du grec heuriskein, trouver, dont le parfait eurêka est entré dans la légende) : art d’inventer, de faire des découvertes.

Heuristique adj. et n. f. est un mot emprunté (av. 1845) à l’allemand heuristik, heuristisch (1750), adaptation du latin scientifique moderne heuristica (1734 en Allemagne), forme dérivée du grec heurisitkê (technê) « art de trouver », du verbe heuriskein « trouver », d’une racine indoeuropéenne °wer-. (source : Robert).

« En étudiant les méthodes de résolution des problèmes nous apercevons un autre aspect de la mathématique. Celle-ci, en effet, a deux visages : c’est la science rigoureuse d’Euclide, mais c’est aussi quelque chose d’autre. La mathématique présentée à la manière euclidienne apparaît comme une science systématique, déductive ; mais la mathématique en voie de formation se présente comme une science expérimentale, inductive. Ces deux aspects sont aussi anciens que la science même de la mathématique. Mais le second est nouveau sous certain apport ; on n’a, en effet, jamais présenté tout à fait ainsi les mathématiques « in statu nascendi » (c’est-à-dire telles qu’elles sont lorsqu’on est en train de les inventer) ni à l’élève, ni au professeur lui-même, ni au grand public. (…)

« Heuristique ou Heurétique, ou « ars inveniendi », tel était le nom d’une science assez mal définie que l’on rattachait tantôt à la logique, tantôt à la psychologie ; on y exposait souvent les lignes générales, mais on la présentait rarement dans ses détails ; elle est pour ainsi dire oubliée de nos jours. Elle avait pour objet l’étude des règles et des méthodes de la découverte et de l’invention. (…)

L’Heuristique moderne s’efforce de comprendre la méthode qui conduit à la solution des problèmes, en particulier les opérations mentales qui s’avèrent typiquement utiles à l’application de cette méthode. Ses sources d’information sont diverses et l’on ne doit en négliger aucune. Une étude sérieuse de l’heuristique doit tenir compte de l’arrière-plan aussi bien logique que psychologique ; sans négliger les travaux antérieurs d’écrivains comme Pappus, Descartes, Leibniz ou Bolzano, elle doit s’attacher davantage à l’expérience objective. (…)

Lorsque nous essayons de résoudre un problème, nous considérons successivement ses divers aspects, nous les tournons et retournons sans cesse dans notre esprit ; une variation du problème est essentielle à notre travail. Nous pouvons le varier en décomposant et recomposant ses éléments, en revenant à la définition de certains de ses termes ; nous pouvons aussi utiliser les ressources offertes par la généralisation, la particularisation et l’analogie. Une variation du problème peut nous conduire à des éléments auxiliaires ou à la découverte d’un problème auxiliaire plus accessible. (…). Dans les problèmes de toute sorte, mais surtout dans ceux de mathématiques qui ne sont pas vraiment simples, il est toujours utile et souvent indispensable d’employer une notation appropriée, ainsi que des figures géométriques. »

George Polya (1887-1985) Comment poser et résoudre un problème

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La pensée construit toujours des ponts sur des abîmes. Il y a une rigueur des démons- trations que l’on admire maintenant dans la géométrie élémentaire, et même dans certaines parties de la géométrie supérieure. Mais il faut savoir que ce travail de mise en place et, si je puis dire, d’exploitation et de révision, est un travail de critique qui vient après l’invention proprement dite. Le beau moment, dans toute science, est celui où l’on devine par tous moyens, et sans être en mesure de prouver.

Alain, 20 juillet 1912 2. Les étapes de la découverte.

« Qu’est-ce que l’invention mathématique ? Elle ne consiste pas à faire de nouvelles combinaisons avec des êtres mathématiques déjà connus. Cela, n’importe qui pourrait le faire, mais les combinaisons que l’on pourrait former ainsi seraient en nombre infini, et le plus grand nombre serait absolument dépourvu d’intérêt. Inventer, cela consiste précisément à ne pas construire les combinaisons inutiles et à construire celles qui sont utiles et qui ne sont qu’une infime minorité. Inventer, c’est discerner, c’est choisir. (…) Les faits mathématiques dignes d’être étudiés, ce sont ceux qui, par leur analogie avec d’autres faits, sont susceptibles de nous conduire à la connaissance d’une loi mathématique de la même façon que les faits expérimentaux nous conduisent à la connaissance d’une loi physique. Ce sont ceux qui nous révèlent des parentés insoupçonnées entre d’autres faits, connus depuis longtemps, mais qu’on croyait à tort étrangers les uns aux autres.

Parmi les combinaisons que l’on choisira, les plus fécondes seront souvent celles qui sont formées d’éléments empruntés à des domaines très éloignés ; et je ne veux pas dire qu’il suffise pour inventer de rapprocher des objets aussi disparates que possible ; la plupart des combinaisons qu’on formerait ainsi seraient entièrement stériles ; mais quelques-unes d’entre elles, bien rares, sont les plus fécondes de toutes.

Inventer, je l’ai dit, c’est choisir ; mais le mot n’est peut-être pas tout à fait juste, il fait penser à un acheteur à qui on présente un grand nombre d’échantillons et qui les examine l’un après l’autre de façon à faire son choix. Ici les échantillons seraient tellement nombreux qu’une vie entière ne suffirait pas pour les examiner. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent. Les combinaisons stériles ne se présenteront même pas à l’esprit de l’inventeur. Dans le champ de sa conscience n’apparaîtront jamais que les combinaisons réellement utiles, et quelques autres qu’il rejettera, mais qui participent un peu des caractères des combinaisons utiles. (…)

Il est temps de pénétrer plus avant et de voir ce qui se passe dans l’âme même du mathématicien. (…). Ce qui est intéressant pour le psychologue, ce n’est pas le théorème, ce sont les circonstances.

Ce qui vous frappera tout d’abord, ce sont ces apparences d’illumination subite, signes manifestes d’un long travail inconscient antérieur ; le rôle de ce travail inconscient dans l’invention mathématique me paraît incontestable, et on en trouverait des traces dans d’autres cas où il est moins évident. Souvent, quand on travaille une question difficile, on ne fait rien de bon la première fois qu’on se met à la besogne ; ensuite on prend un repos plus ou moins long, et on s’assoit de nouveau devant sa table. Pendant la première demi- heure, on continue à ne rien trouver et puis tout à coup l’idée décisive se présente à l’esprit.

On pourrait dire que le travail conscient a été plus fructueux, parce qu’il a été interrompu et que le repos a rendu à l’esprit sa force et sa fraîcheur. Mais il est plus probable que ce repos a été rempli par un travail inconscient, et que le résultat de ce travail s'est révélé ensuite au géomètre, tout à fait comme dans les cas que j’ai cités ; seulement la révélation, au lieu de se faire jour pendant une promenade ou un voyage, s’est produite pendant une

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période de travail conscient, mais indépendamment de ce travail qui joue tout au plus un rôle de déclanchement, comme s’il était l’aiguillon qui aurait excité les résultats déjà acquis pendant le repos, mais restés inconscients, à revêtir la forme consciente.

Il y a une autre remarque à faire au sujet des conditions de ce travail inconscient : c’est qu’il n’est pas possible et en tout cas qu’il n’est fécond que s’il est d’une part précédé, et d’autre part suivi d’une période de travail conscient. Jamais (…) ces inspirations subites ne se produisent qu’après quelques jours d’efforts volontaires, qui ont paru absolument infructueux et où l’on a cru ne rien faire de bon, où il semble qu’on a fait totalement fausse route. Ces efforts n’ont donc pas été aussi stériles qu’on le pense, ils ont mis en branle la machine inconsciente, et, sans eux, elle n’aurait pas marché et n’aurait rien produit.

La nécessité de la seconde période de travail conscient, après l’inspiration, se comprend mieux encore. Il faut mettre en œuvre les résultats de cette inspiration, en déduire les conséquences immédiates, les ordonner, rédiger les démonstrations, mais surtout il faut les vérifier. Je vous ai parlé du sentiment de certitude absolue qui accompagne l’inspiration ; dans les cas cités, ce sentiment n’était pas trompeur, et le plus souvent, il en est ainsi ; mais il faut se garder de croire que ce soit une règle sans exception ; souvent ce sentiment nous trompe sans pour cela être moins vif, et on ne s’en aperçoit que quand on cherche à mettre la démonstration sur pied. J’ai observé surtout le fait pour les idées qui me sont venues le matin ou le soir dans mon lit, à l’état semi- hypnagogique. (…)

Le moi inconscient ou, comme on dit, le moi subliminal, joue un rôle capital dans l’invention mathématique, cela résulte de tout ce qui précède. Mais on considère d’ordinaire le moi subliminal comme purement automatique. Or, nous avons vu que le travail mathématique n’est pas un simple travail mécanique, qu’on ne saurait le confier à une machine, quelque perfectionnée qu’on la suppose. Il ne s’agit pas seulement d’appliquer des règles, de fabriquer le plus de combinaisons possibles d’après certaines lois fixes. Les combinaisons ainsi obtenues seraient extrêmement nombreuses, inutiles et encombrantes. Le véritable travail de l’inventeur consiste à choisir entre ces combinaisons, de façon à éliminer celles qui sont inutiles ou plutôt à ne pas se donner la peine de les faire.

Et les règles qui doivent guider ce choix sont extrêmement fines et délicates, il est à peu près impossible de les énoncer dans un langage précis ; elles se sentent plutôt qu’elles ne se formulent ; comment, dans ces conditions, imaginer un crible capable de les appliquer mécaniquement ? »

Henri Poincaré (1854-1912) L’Invention mathématique « La découverte scientifique soudaine est analogue au phénomène de la percolation qui s’applique au café : si l’on verse de l’eau sur une épaisseur serrée de poudre de café, dans un premier temps l’eau ne passe pas, puis de petits filets d’eau prennent naissance qui s’arrêtent soudain ; ils ne peuvent continuer parce que les conditions physiques ne le leur permettent pas. Mais de tels ruisselets sont nombreux, de plus en plus longs ; ils ne sont pas forcément issus du premier mais de conditions collatérales créées par ces premiers chemins. A un moment déterminé pourtant, une voie d’eau se fraie un chemin à travers toute l’épaisseur du café, et une partie du liquide s’écoule avec une certaine rapidité par une artère entre la partie supérieure et la partie inférieure. (…) La percolation cérébrale s’accompagne d’un très grand travail subconscient. Entre un long travail de réflexion qui n’aboutit pas et la découverte subite, le subconscient a travaillé. »

Laurent Schwartz (1915-2004) Un mathématicien aux prises avec le siècle

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3. Action ou castration ?

« Le professeur de mathématiques doit rester un professeur d’action ».

Henri Lebesgue (1875-1941) « Tout enseignement est castrateur, tout discours vain, qui ne s’adresse à des êtres dont la curiosité ne soit en éveil » 1.

Alexandre Grothendieck (1928-2014)

Action …

« Mon intérêt pour les problèmes d’enseignement s’est éveillé dans les années 1950, surtout grâce à mes contacts avec Caleb Gattegno qui, de tous les pédagogues, est probablement celui qui a le mieux compris les problèmes d’apprentissage. Au cours des rencontres de la Commission internationale pour l’étude et l’amélioration de l’enseignement des mathématiques, qu’il avait créée, j’ai beaucoup appris, à la fois par son exemple et par nos discussions informelles.

J’ai rapidement pris conscience de l’obligation pour chaque chercheur d’enseigner ; c’est ce que j’appelle son devoir d'engendrement. Puis j’ai compris que chaque enseignant doit constamment lutter contre la tentation toujours renouvelée de se satisfaire d’un cours limpide et rigoureux, mais sans tenir compte des acquis des élèves ni de leurs réactions ou de leurs incompréhensions. Le danger existe dans toutes les disciplines, mais il est particulièrement grand en mathématiques où les progrès des cent dernières années permettraient, dans un monde abstrait et stérilisé, de présenter élégamment notions de base et théorèmes ab ovo, de façon rapide et rigoureuse, débarrassée du recours à l’expérience et à l’intuition géométrique. C’est ce qui s’est passé à la fin des années 1960, en France et dans de nombreux autres pays, avec le drame des maths modernes : le fameux cri de Jean Dieudonné, A bas Euclide !, traduit assez bien l’orientation de la Commission ministérielle chargée de l’élaboration des nouveaux programmes d’enseignement mathématique dans les collèges et lycées. L’idée directrice de la réforme était que, les fondements étant indispensables à toute construction logique, il importe de les enseigner d’abord : logique, ensembles, algèbres, algèbre linéaire. Le résultat ne pouvait qu’être catastrophique, puisque l’on faisait passer au second plan tout souci pédagogique : motivations et acquis antérieurs des élèves, formation des enseignants, rédaction de manuels raisonnables, sans compter un certain accord avec les physiciens et les techniciens.

L’enseignement supérieur n’échappe pas à ces dangers, et l’âge des étudiants n’excuse pas l’exposé stérilisé de théories dont l’intérêt n’est pas toujours apparent. Un peu avant 1968 est apparue une nouvelle plaie : la parcellisation de l’enseignement. Les mathé- matiques sont désormais divisées en petits secteurs dont chacun est confié à un spécialiste qui l’expose avec élégance et une grande économie de moyens. Cette partition de la mathématique en donne aux étudiants une vision fragmentée, peu faite pour développer leur motivation, même si l’enseignant n’oublie pas d’indiquer l’origine des notions qu’il utilise, d’en indiquer la naissance difficile et d’en donner des applications nourrissantes et convaincantes. De plus, l’exposé trop formalisé d’une théorie ne donne aucune idée de ce qu’est, en fait, l’activité mentale du mathématicien, solution du problème dans le modèle ainsi créé, retour à l’observation initiale, généralisations et applications.

1 Cette réflexion est extraite de la lettre ouverte adressée par Grothendieck à ses étudiants de Montpellier, à la fin de sa carrière universitaire, entre 1983 et 1991, afin de les éclairer sur sa façon d’enseigner (Philippe Douroux, p. 223).

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On ne doit pas séparer l’enseignement de ce qui parle à nos sens : l’enfant sait déjà observer, palper, déplacer de nombreux objets prémathématiques (droites, triangles, cubes, sphères, etc.). Il faut en profiter : c’est là une des leçons de Maria Montessori. Entre huit et quatorze ans déjà, l’élève peut développer et utiliser son intuition en étudiant, avec l’aide d’un peu d’algèbre, des problèmes variés : rotations et angles, aires et volumes, triangles sphériques, etc.; il peut en même temps appliquer ses connaissances mathématiques aux sciences expérimentales.

Pour l’enseignement des mathématiques, on pourrait, dans une certaine mesure, s’inspirer des conclusions auxquelles Gattegno parvenait après ses études de l’appren- tissage : « La compréhension intellectuelle est ici un obstacle. » Je dirai plutôt, en ce qui concerne notre sujet : l’important est l’activité personnelle des élèves ; on apprend à faire des maths non pas en écoutant une leçon purifiée, mais en manipulant des êtres mathématiques. Les mêmes principes sont valables pour l’initiation à la recherche, et l’exemple du mathématicien américain R. L. Moore (1882-1970) me vient à l’esprit : loin de surcharger ses apprentis chercheurs de connaissances préalables, il se contentait de proposer à chacun, en début d’année, un petit problème assorti d’une brève biblio-graphie ; il ne revoyait ses élèves que lorsqu’ils avaient fait quelques progrès. Ces étudiants apprenaient ainsi à se documenter et à travailler seuls. La méthode devait être bonne, puisque nombre de ses élèves sont devenus des mathématiciens célèbres. »

Gustave Choquet (1915-2006)

…ou castration ?

« Manger sans appétit se change en fastidieux repas, et l’étude sans enthousiasme gâte la mémoire qui ne retient pas ce qu’elle prend ».

Leonard de Vinci (Carnets)

« Avaler des connaissances sans être en appétit ne conduit pas du tout à leur assimilation » Françoise Dolto

« L’attention est la tendance à passer de l’état inactif à l’état actif de l’esprit. C’est l’état d’être prêt. L’attention est évidemment une forme d’énergie, une répétition intelligente, dirigée. Elle n’est qu’un effort prolongé qui nous est possible dans certaines limites. Et cet effort nous est connu 1° par la fatigue 2° par le résultat. Elle est aussi une direction de l’effort. L’attention est une préparation ou accumulation d’une certaine quantité d’énergie pour agir à coup sûr ou plus fortement au moment juste. Le fusil est armé. ».

Paul Valéry (Cahiers)

« Quand une curiosité anime une recherche, nous avançons comme portés par des ailes impatientes.(…) L’ardente curiosité seule est créatrice, elle nous porte droit au cœur même de l’inconnu. (…) Quand cette soif est absente, quel sens reste-t-il à notre vie ? Quel sens a un travail où il n’y a ni création ni amour ? Que reste-t-il donc quand il semble n’y avoir trace de l’enfant en nous qui joue et qui interroge ? Quel est l’avenir d’un monde qui laisse périr son unique héritage ?

Alexandre Grothendieck

Professeur de mathématiques à Lausanne, Henri Roorda (1870-1925) fut aussi humaniste, humoriste et pamphlétaire : un Kurt Tucholsky helvétique, en somme.

« Désespéré, tolérant, d’une lucidité dévastatrice, gai comme un lapin », dit le Canard

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enchaîné du 28 juillet 2004, Roorda a assisté, impuissant et atterré, à la guerre entre les deux nations les plus cultivées d’Europe, ainsi qu’à la montée du fascisme en Italie. Il s’est suicidé en 1925, comme Chaval et Bosc. Son œuvre n’a pas pris une ride. Qu’on en juge :

Le pédagogue n’aime pas les enfants (1916)

En enseignant aux êtres jeunes ses propres vérités et ses propres vertus, l’Ecole forme, dans une certaine mesure, le jugement de ceux qui, plus tard, pourraient la juger. (…) L’absurdité de nos méthodes d’enseignement est atténuée par le bon sens et par la bonté de ceux qui les appliquent. (…)

Dans les écoles secondaires d’aujourd’hui, tout se passe comme si la valeur intellectuelle des écoliers pouvait être calculée au moyen de simples « règles de trois ».

Ces écoles sont ce qu’elles seraient si leurs organisateurs avaient fait d’abord ces raisonnements désarmants :

Puisqu’un élève studieux qui a quatre professeurs retire de leurs leçons un réel profit, ce profit serait double s’il en avait huit.

Le mérite d’un écolier qui a pu mettre sur sa feuille trente dates historiques est trois fois plus grand que le mérite de son camarade qui n’a pu en donner que dix.

L’enfant s’instruira EVIDEMMENT plus si on lui donne sept leçons dans le courant de la journée que si on ne lui en donne que six.2 (…)

On ne saurait trop exiger de l’Ecole d’aujourd’hui. Si elle a pour devoir de favoriser le développement physique, intellectuel et moral de l’enfant, c’est pour cette raison bien simple qu’elle empêche les autres de le faire. Sa responsabilité finit par croître beaucoup plus rapidement que le nombre des heures durant lesquelles elle enferme ses élèves. Et quand elle les enferme trop longtemps, elle leur prend quelque chose de plus précieux que tout ce qu’elle leur donne. (…)

Le savoir de l’écolier est bien plus la récompense de sa docilité que le fruit de son activité. C’est un aliment spirituel que sa curiosité ne réclamait pas. Sa tâche habituelle est de formuler dans une langue qui n’est pas la sienne les idées des autres.

L’écolier ne connaît de la science que ce qui n’a aucune valeur éducative : les formules exprimant les résultats obtenus. Il ignore la probité exemplaire, la curiosité et la persévérance du savant. Celui-ci, en abordant un problème nouveau, en est réduit à tâtonner, à faire des hypothèses et des vérifications, à reconnaître ses erreurs et à recommencer. On pourrait habituer l’enfant au même mode d’activité. Pour cela, il faudrait, sans aucune impatience, lui proposer des questions bien choisies et l’aider juste assez pour qu’il ne se décourage pas. Il faudrait aussi qu’il eût le droit de recourir à des moyens enfantins, maladroits, qu’il perfectionnerait à la longue. (…)

Quel bonheur pour nos ancêtres préhistoriques qui construisirent les premières habitations humaines, de n’avoir pas entendu les conseils qu’on donne aux écoliers d’aujourd’hui ! Ignorant les éléments de l’architecture, ils n’auraient pas osé bâtir des maisons. Quel bonheur, pour nous, de n’avoir pas reçu, à l’âge d’un an, les leçons d’un pédagogue chargé de nous faire faire nos premiers pas ! Le fait est que le mouvement d’une personne qui marche peut se décomposer en plusieurs mouvements élémentaires dont chacun, n’est-ce pas, doit d’abord être étudié séparément, longuement. (…)

2 Rien n’a changé sous le soleil… [P.-J. H.]

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L’horrible guerre qui dure depuis trois ans nous a fait entrevoir ce que peut devenir un peuple lorsque ses pédagogues ne sont que les serviteurs du gouvernement. (…)

Le rôle de l’école est d’entretenir l’idéalisme dans l’âme humaine, et, dans ce sens, son action ne peut être que révolutionnaire. Qu’elle ait donc le courage de dire aux puissants défenseurs de l’ordre actuel : « Ne comptez plus sur moi ! »

Les forces conservatrices qui retardent les changements sociaux (…) sont considérables. Les formes du passé sont défendues par l’hérédité, en vertu de laquelle les enfants ressemblent à leurs parents ; par l’imitation, qui fait que les êtres nouveaux adoptent les formules et les gestes des anciens ; par la paresse humaine, car il faut plus d’efforts pour innover que pour conserver ses habitudes. Le passé est protégé par les lois et les gendarmes. Enfin, il est défendu par ceux qui possèdent l’argent et par leurs domestiques. Eh bien ! il ne faut pas que l’éducateur vienne encore donner son coup de main à toutes ces puissances et mettre à leur service la docilité et la crédulité des enfants.

Avant la grande réforme de l’an 2000

Il ne suffit pas d’apprendre à connaître l’enfant. Quand on le connaîtra mieux, on évitera bien des erreurs. Il n’en restera pas moins, après cela, un problème très difficile à résoudre. Eduquer les êtres jeunes, c’est exercer sur leur caractère et sur leur esprit une action plus ou moins discrète ; c’est corriger un peu leur nature ; c’est − (avec ou sans phrases) − leur enseigner une morale. Quelle morale faut-il leur enseigner ? Faut-il, comme dit Nietzsche, les habituer à s’ennuyer, pour cette raison qu’ils sont condamnés à devenir des machines, ou bien faut-il mettre dans leur âme un enthousiasme, peut-être révolutionnaire ? Dans quelle mesure faut-il exiger d’eux la docilité, l’obéissance ?

Ce sont d’ailleurs là de vaines questions, car les effets de notre enseignement dépendent sans doute beaucoup plus de notre attitude, de notre ton, du son de notre voix, de notre sensibilité que de nos principes. Et puis, disons-nous bien que notre responsabilité est limitée. L’enfant subit d’autres influences que celle de l’école, et de plus profondes. Ne le déplorons pas trop. Imagine-t-on ce qui arriverait si le Pédagogue, en possession de la Vraie Méthode, prenait seul en mains la direction de l’humanité ? Cette perspective me remplit d’épouvante.

Car le Pédagogue, souvent, manque de bon sens. Tels réformateurs actuels voudraient donner à l’écolier toutes les vertus. Cela me paraît excessif. 3

Une leçon unique, captivante et lumineuse, produit parfois sur l’esprit de l’élève une impression plus vive et plus durable que le cours de toute une année. Cent théorèmes de géométrie, solidement enchaînés les uns aux autres, ont défilé devant le collégien Marcel, tels les wagons d’un long train de marchandises qui passent devant une vache contemplative. Il n’y a rien compris. Dira-t-on que Marcel est bête ? Ce n’est pas certain.

On l’aurait peut-être sorti de son indifférence si, un jour, d’une démonstration bien choisie, on avait fait un dialogue entre deux adversaires, un combat entre le Vrai et le Faux, et si l’on avait démonté devant lui les armes que le mathématicien emploie pour vaincre son contradicteur.

Dans les écoles secondaires comme dans les écoles primaires, le maître traite devant ses élèves des questions qui, pour lui, sont résolues depuis longtemps. C’est, du moins, en

3 « En exploitant systématiquement le compte rendu du concours, vous suivez une démarche apparentée aux processus de qualité totale du monde économique » (Jury du Concours des Mines, 9 janvier 2001). Prononcer le mot « totale » avec l’accent des actualités allemandes de 1943 [P.-J. H.].

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cela que consiste sa besogne ordinaire. Autrement dit, l’homme que l’écolier a sous les yeux pendant des années n’est pas un chercheur : c’est quelqu’un qui sait et qui communique son savoir aux ignorants. Voilà pourquoi, entre autres raisons, les jeunes gens commencent par se faire de la science et de la vérité une idée absurde. Ces naïfs enfants ne savent pas que, devant les problèmes nouveaux, les hommes les plus intelligents en sont réduits, comme les autres, à observer, à tâtonner, à faire des hypothèses et des vérifications, à reconnaître leurs erreurs et à recommencer.

Nos élèves considèrent leurs fautes comme des accidents regrettables qui ont pour effet de diminuer leur « note ». Ils essaient parfois de les dissimuler et ils ne soupçonnent pas la grande valeur éducative qu’elles pourraient avoir.

Je voudrais qu’en l’an 2000 l’Etat fut assez désintéressé, assez artiste, pour favoriser dans une Ecole « de luxe » le développement de quelques esprits libres sur lesquels il ne pourra jamais compter.

4. L’analyse, la synthèse.

« Le champ de l’analyse, tel que je le conçois, mon fils Hermodore, est la manière particulière dont disposent ceux qui, après avoir acquis les éléments vulgaires, veulent puiser dans les lignes la puissance de trouver les problèmes qui leur sont proposés. C’est en suivant la voie de l’analyse [αναλυσις , la résolution] et de la synthèse [συντεσις , la construction] que cette matière a été traitée par trois hommes : Euclide, auteur des Eléments, Apollonius de Perge et Aristée l’Ancien. L’analyse est donc la voie qui part de la chose cherchée, considérée comme étant concédée, pour aboutir, au moyen des conséquences qui en découlent, à la synthèse de ce qui a été concédé. En effet, supposant, dans l’analyse, que la chose cherchée est obtenue, on considère ce qui dérive de cette chose et ce dont elle est précédée, jusqu’à ce que, revenant sur ses pas, on aboutisse à une chose déjà connue, ou qui rentre dans l’ordre des principes ; et l’on nomme cette voie l’analyse en tant qu’elle constitue un renversement de la solution. Dans la synthèse, au contraire, supposant la chose finalement perçue par l’analyse comme étant déjà obtenue, et disposant dès lors ses conséquences et ses causes dans leur ordre naturel, puis, les rattachant les unes aux autres, on aboutit en dernier ressort à construire la chose cherchée ; et c’est ce que nous appelons la synthèse. »

Pappus d’Alexandrie (vers 340 ap. J.-C.) Collection mathématique, livre VII Ce passage de Pappus est librement paraphrasé par Polya en ces termes :

« L’heuristique, pour l’appeler par son nom, est, en résumé, une doctrine spéciale à l’usage de ceux qui, après avoir étudié les éléments ordinaires, désirent s’attaquer à la solution des problèmes mathématiques ; et elle ne sert qu’à cela. Elle est l’œuvre de trois hommes : Euclide, auteur des Eléments, Apollonius de Perga et Aristaeus l’aîné. Elle enseigne les méthodes d’analyse et de synthèse.

Dans l’analyse, partant de ce qui est demandé, nous le considérons comme admis, nous en tirons les conséquences, puis les conséquences de celles-ci, jusqu’à atteindre un point que nous puissions utiliser comme point de départ pour une synthèse. Car dans l’analyse, nous admettons que ce qu’on nous demande de faire est déjà fait, ce qu’on cherche, déjà trouvé, ce qu’il faut démontrer, exact. Nous cherchons à partir de quel précédent on pourrait déduire le résultat désiré ; ensuite nous cherchons quel pourrait être le précédent de ce précédent, et ainsi de suite, jusqu’à ce que, passant d’un précédent à un autre, nous

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trouvions finalement quelque chose de connu, ou d’admis comme exact. Nous appelons ce processus analyse, ou solution à rebours, ou raisonnement régressif.

Dans la synthèse au contraire, renversant le processus, nous partons du point atteint en dernier lieu dans l’analyse, de l’élément déjà connu ou admis comme vrai. Nous en déduisons ce qui, dans l’analyse, le précédait, et continuons ainsi jusqu’à ce que, revenant sur nos pas, nous arrivions finalement à ce qui nous était demandé. Nous appelons ce processus synthèse, ou solution constructive, ou raisonnement progressif.

Il y a deux sortes d’analyses ; la première est celle des problèmes à démontrer, dont l’objet est d’établir des théorèmes vrais ; l’autre est l’analyse des « problèmes à résoudre » dont l’objet est de trouver l’inconnue.

Dans un « problème à démontrer », on nous demande de prouver ou de réfuter un théorème A clairement énoncé. Nous ne savons pas si A est vrai ou faux ; mais nous en tirons un autre théorème B, puis de B un autre, C, et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous tombions sur un dernier théorème L déjà connu. Si L est exact, A le sera également sous réserve que toutes nos dérivations soient réversibles. A partir de L, nous démontrons K qui précédait L dans l’analyse et, de proche en proche, nous en arrivons à démontrer B en partant de C, puis A en partant de B, ayant ainsi atteint notre but. En revanche, si L est faux, nous avons prouvé que A était également faux.

Dans un « problème à résoudre », on nous demande de trouver une certaine inconnue x qui satisfasse à une condition clairement énoncée. Nous ne savons pas si cette condition peut être satisfaite, mais en admettant qu’une inconnue x satisfasse à la condition imposée, nous en tirons une autre inconnue y qui doit satisfaire à une condition apparentée à la première ; puis nous rattachons y à une troisième inconnue, et ainsi de suite, jusqu’à ce que nous en arrivions à une dernière inconnue z que nous pouvons trouver par quelque méthode connue. S’il existe réellement une inconnue z qui satisfasse à la condition imposée, il existera également une inconnue x satisfaisant à la condition primitive, sous réserve que toutes nos dérivations soient réversibles. Nous trouvons tout d’abord z, puis, connaissant z, l’inconnue qui précédait z dans l’analyse ; continuant ainsi, de proche ne proche, nous en arrivons à y, d’où finalement nous tirons x, atteignant ainsi le but proposé. Si au contraire rien se satisfait à la condition imposée à z, le problème relatif à x est insoluble. »

5. Particulariser, généraliser.

« Si nous ne pouvons parvenir à résoudre un problème mathématique, la raison en est souvent que nous n’avons pas encore atteint le point de vue général d’où ce problème ne semble plus qu’un anneau d’une chaîne de problèmes de même nature. Mais une fois que nous avons atteint ce point de vue, non seulement le problème devient plus abordable, mais encore nous sommes mis en possession d’une méthode applicable aux problèmes de même espèce. Je citerai comme exemple, dans la théorie des intégrales définies, l’introduction par Cauchy des chemins complexes d’intégration et, dans la théorie des nombres, l’introduction par Kummer de la notion des nombres idéaux. Cette façon d’arriver aux méthodes les plus générales est sans aucun doute la plus accessible et la plus sûre. En effet, celui qui chercherait des méthodes sans avoir devant les yeux un problème déterminé, chercherait le plus souvent en vain.

D’autre part, à mon avis du moins, la particularisation joue, dans les problèmes mathématiques, un rôle plus important que la généralisation. Quand nous cherchons en vain la réponse à une question, l’insuccès, la plupart du temps, tient peut-être à ce que nous n’avons pas encore résolu ou à ce que nous avons résolu seulement d’une manière incomplète des problèmes plus simples que celui en question. Tout revient alors à dégager ces problèmes plus faciles et à les résoudre avec des arguments aussi parfaits que possible,

(11)

et à l’aide de concepts susceptibles de généralisation. Cette manière de procéder est un des plus puissants leviers pour vaincre les difficultés mathématiques, et il me semble qu’on l’utilise presque toujours, bien que peut-être inconsciemment. »

David Hilbert (1862-1943) Sur quelques problèmes ...

Pour résoudre les problèmes, il faut les laisser se dissoudre dans une marée montante de théories générales.

Alexandre Grothendieck (1928-2014) Dans le livre tendre et affectueux qu’il a consacré à l’ermite de Lasserre, Philippe Douroux décrit ainsi (p. 161) la méthode très particulière de Grothendieck :

« On pourrait aussi parler d’échafaudage, d’un ascenseur sur le toit du monde, mais les trucs d’ingénieur, ça ne l’intéresse pas, il préférait l’image d’une « mer qui monte », une gigantesque écluse conceptuelle s’élevant jusqu’au sommet de la montagne. Tout cela nécessite un travail très long et très lourd, mobilisant une équipe capable de mettre en place l’énorme appareillage mathématique qui va enserrer la montagne, comme l’eau épouse la forme qu’elle submerge. Et au bout du compte, n’importe qui peut se retrouver en haut de la montagne comme par miracle. C’est Noé qui construit son arche et se retrouve posé sur les pentes du mont Ararat, après le Déluge. Grothendieck a remplacé l’eau par un déluge de concepts.

La méthode Weil privilégie les qualités intrinsèques du grimpeur, celle de Grothendieck nécessite d’avoir une armée de sherpas. »

6. Simplification, variation.

« Si l’on a compris les équations linéaires, on a presque tout compris sur les équations différentielles ; si l’on a compris les équations linéaires de degré 2, on a presque tout compris sur les équations différentielles linéaires ; enfin, on a presque tout compris sur les équations différentielles linéaires de degré 2 si l’on a compris celles à coefficients constants. »

George Birkhoff (1884-1944) 7. L’analogie, la métaphore.

« Le langage est d’une aide considérable parce qu’il permet à chaque instant de se rapporter plus ou moins consciemment à des situations intuitivement connues et de transférer l’intuition de ces situations aux cas plus difficiles. (...) C’est une aide que j’aime personnellement et que je trouve tellement importante que son enseignement me paraît essentiel. »

Jean Dieudonné (1906-1992) « Un mathématicien, c’est quelqu’un qui trouve des analogies entre les théorèmes, un meilleur mathématicien, c’est quelqu’un qui voit des analogies entre les preuves, et le meilleur des mathématiciens est quelqu’un qui arrive à noter des analogies entre les théories. On peut imaginer que le mathématicien ultime est quelqu’un qui voit des analogies entre les analogies. »

Stefan Banach (1882-1945)

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Exemple : le problème de Bâle.

On savait vers 1630 que la série

1

n n converge. En 1673, Henry Oldenburg écrit à Leibniz pour lui en demander la somme. La question reste sans réponse pendant plus de 60 ans. Euler s’y attaque au début des années 1730. Des procédés d’accélération de convergence lui permettent de calculer la somme à grande précision. Ces procédés lui permettent-ils de conjecturer qu’elle vaut

6² π ? Je

l’ignore. En tout cas, vers 1735, il démontre qu’elle vaut 6²

π par une toute autre méthode, que voici.

Un polynôme P n’ayant que des zéros non nuls et simples a, b, c, etc., se factorise sous la forme : P(x) = P(0) ( 1 − ax) ( 1

bx) ( 1

cx) etc.

En appliquant cette formule à la fonction xx

sin et à la fonction cos x, Euler obtient les formules : sin x = x ( 1 − ²²

πx ) ( 1 4xπ²²) ( 1 9xπ²² ) etc. (*)

cos x = ( 1 − 4²²

πx ) ( 1 94πx²² ) ( 1 254xπ²²) etc.

Si l’on fait un développement limité en 0 de sin x, on obtient, d’une part, sin x = x − 6 x3

+ O(x5), d’autre part, à l’aide de (*) : sin x = x ( 1 −

² πx²

1

n n + O(x

4) ) . Pour conclure, il reste à identifier les deux expressions.

Par des manipulations analogues, Euler calcule

1 4

1

n n ,

1 6

1

n n , etc.

Cette méthode peu rigoureuse repose sur une analogie : la fonction xx

sin n’est pas un polynôme, le produit obtenu est un produit infini. De plus, le développement de ce produit afin d’obtenir

x ( 1 −

² πx²

1

n n + O(x

4) ) repose sur une interversion de limites à justifier.

Par la suite, Euler donna d’autres démonstrations, plus rigoureuses. Toutefois, cette méthode initiale peut être rendue parfaitement rigoureuse, au moyen des produits infinis de Weierstrass.

Pour expliquer à ses collègues l’intérêt des nombres idéaux qu’il vient de créer, Ernst Kummer (1810-1893) recourt à une métaphore avec la chimie :

« La composition des NC (nombres complexes) peut être envisagée comme l’analogue de la composition chimique, les facteurs premiers correspondant aux équivalents des éléments. Les NC idéaux sont comparables aux radicaux hypothétiques qui n’existent pas par eux-mêmes, mais seulement dans les combinaisons ; le fluor, en particulier, comme élément qu’on ne sait pas représenter isolément, peut être comparé à un facteur premier idéal.

La notion d’équivalence des nombres idéaux est au fond la même que celle de l’équivalence chimique ; car, ainsi que des quantités pondérales peuvent être substituées les unes aux autres pour rendre des sels neutres ou des corps isomorphes, de même les nombres idéaux, remplacés par les facteurs équivalents, ne produisent que des nombres idéaux de la même classe.

Enfin, de même que les réactifs chimiques, joints à un corps en dissolution, donnent des précipités au moyen desquels on reconnaît des éléments contenus dans le corps proposé, de même les nombres que nous avons désignés par psi êta), comme réactifs des NC, font

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connaître les facteurs premiers contenus dans les NC, en mettant en évidence un facteur premier q, analogue au précipité chimique. »

(cité par J. Roubaud, Mathématique : , p. 211 )

« Les mathématiciens du XVIIIe siècle avaient coutume de parler de la « métaphysique du calcul infinitésimal », de la « métaphysique de la théorie des équations ». Ils enten- daient par là un ensemble d’analogies vagues, difficilement saisissables et difficilement formulables, qui néanmoins leur semblaient jouer un rôle important à un moment donné dans la recherche et la découverte mathématiques. Calomniaient-ils la « vraie

» métaphysique en empruntant son nom pour désigner ce qui, dans leur science, était le moins clair ? Je ne chercherai pas à élucider ce point. En tout cas, le mot devra être entendu ici en leur sens ; à la vraie métaphysique, je me garderai bien de toucher.

Rien n’est plus fécond, tous les mathématiciens le savent, que ces obscures analogies, ces troubles reflets d’une théorie à une autre, ces furtives caresses, ces brouilleries inexplicables ; rien aussi ne donne plus de plaisir au chercheur. Un jour vient où l’illusion se dissipe ; le pressentiment se change en certitude ; les théories jumelles révèlent leur source commune avant de disparaître ; comme l’enseigne la Gιtα on atteint à la connaissance et à l’indifférence en même temps. La métaphysique est devenue mathématique, prête à former la matière d’un traité dont la beauté froide ne saurait nous émouvoir.

Ainsi nous savons, nous, ce que cherchait à deviner Lagrange, quand il parlait de métaphysique à propos de ses travaux d’algèbre ; c’est la théorie de Galois, qu’il touche presque du doigt, à travers un écran qu’il n’arrive pas à percer. Là où Lagrange voyait des analogies, nous voyons des théorèmes. Mais ceux-ci ne peuvent s’énoncer qu’au moyen de notions et de « structures » qui pour Lagrange n’étaient pas encore des objets mathé- matiques : groupes, corps, isomorphismes, automorphismes, tout cela avait besoin d’être conçu et défini. Tant que Lagrange ne fait que pressentir ces notions, tant qu’il s’efforce en vain d’atteindre à leur unité substantielle à travers la multiplicité de leurs incarnations changeantes, il reste pris dans la métaphysique. Du moins y trouve-t-il le fil conducteur qui lui permet de passer d’un problème à l’autre, d’amener les matériaux à pied d’œuvre, de tout mettre en ordre en vue de la théorie générale future. Grâce à la notion décisive de groupe, tout cela devient mathématique chez Galois.

De même encore, nous voyons les analogies entre le calcul des différences finies et le calcul différentiel servir de guide à Leibniz, à Taylor, à Euler, au cours de la période héroïque durant laquelle Berkeley pouvait dire, avec autant d’humour que d’à-propos, que les « croyants » du calcul infinitésimal étaient peu qualifiés pour critiquer l’obscurité des mystères de la religion chrétienne, celui-là étant pour le moins aussi plein de mystères que celle-ci. Un peu plus tard, d’Alembert, ennemi de toute métaphysique en mathématique comme ailleurs, soutint dans es articles de l’Encyclopédie que la vraie métaphysique du calcul infinitésimal n’était pas autre chose que la notion de limite. S’il ne tira pas lui-même de cette idée tout le parti dont elle était susceptible, les développements du siècle suivant devaient lui donner raison ; et rien ne saurait être plus clair aujourd’hui, ni, il faut bien le dire, plus ennuyeux, qu’un exposé correct des éléments du calcul différentiel et intégral.

Heureusement pour les chercheurs, à mesure que les brouillards se dissipent sur un point, c’est pour se reformer sur un autre. Une grande partie du colloque de Tokyo s’est déroulée sous le signe des analogies entre la théorie des nombres et la théorie des fonctions algébriques. Là, nous sommes encore en pleine métaphysique. »

André Weil (1906-1998)

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8. Tracer une figure.

« Géométrie et poésie ; cela suffit. L’une tempère l’autre. Mais il faut les deux. Homère et Thalès le conduiront par la main. L’enfant a cette ambition d’être un homme ; il ne faut point le tromper ; encore moins lui donner à choisir dans ce qu’il ignore. »

Alain, Géométrie et latin, 15 juin 1925 « Non réservée à l’usage exclusif des problèmes de géométrie, une figure peut être d’une aide considérable dans toutes sortes de problèmes qui n’ont rien de géométrique ; il y a donc d’excellentes raisons pour que nous considérions le rôle des figures dans la solution des problèmes. »

George Polya

« Si je place avant tout la rigueur dans le raisonnement comme condition nécessaire à la solution complète d’un problème, je n’en élèverai pas moins la voix contre cette opinion que ce ne sont que les questions de l’Analyse ou même de l’Arithmétique qui soient seules susceptibles d’un traitement parfaitement rigoureux. Cette opinion émise de temps à autre par des autorités scientifiques, je la regarde comme absolument erronée.

Une notion si étroite de la condition de rigueur conduirait rapidement à ignorer toutes les conceptions tirées de la Géométrie, de la Mécanique et de la Physique ; elle barrerait le cours de tout ce qui découle du monde extérieur et, comme dernière conséquence, elle mènerait enfin au rejet des concepts du continu et du nombre irrationnel. Aussi quelle source de vie verrions-nous alors extirpée des Mathématiques par la suppression de la Géométrie et de la Physique mathématique ! Tout au contraire, je pense que partout où se présentent des idées mathématiques, soit en Philosophie (théorie de l’entendement), soit en Géométrie, soit en Physique, le problème se pose de la discussion des principes fonda- mentaux, bases de ces idées, et de l’établissement d’un système simple et complet d’axiomes ; et cela doit se faire de telle façon que la rigueur des nouvelles définitions et leur applicabilité ne le cèdent en rien aux anciennes définitions arithmétiques.

À de nouvelles idées correspondent nécessairement de nouveaux symboles ; nous devons choisir ces derniers de manière qu’ils nous rappellent les phénomènes qui ont été l’origine des nouvelles idées. Ainsi les figures de la Géométrie sont des symboles qui nous rappellent l’intuition de l’espace, et c’est ainsi que tout mathématicien les emploie. En même temps que de la double inégalité a > b > c, entre trois quantités a, b, c, qui ne se sert du dessin de trois points situés l’un à la suite de l’autre sur une droite comme symbole géométrique traduisant le mot entre ? Lorsqu’il s’agit de démontrer rigoureusement un théorème difficile sur la continuité des fonctions ou sur l’existence de points de condensation, qui de nous ne fait usage du dessin des segments de droites et de rectangles compris les uns dans les autres ? Comment se passerait-on de la figure du triangle, du cercle avec son centre, ou de la figure formée par trois axes rectangulaires ? Et qui donc renoncerait à la représentation des vecteurs, aux dessins de familles de courbes et de surfaces avec leurs enveloppes, images qui jouent un rôle d’une si grande importance dans la Géométrie infinitésimale, dans la fondation du calcul des variations, ainsi que dans d’autres branches des Mathématiques pures ?

Les signes et symboles de l’Arithmétique sont des figures écrites, et les formules géométriques sont des formules dessinées ; aucun mathématicien ne pourrait se passer de ces formules dessinées, pas plus qu’il ne pourrait, dans les calculs, se passer de parenthèses ou crochets ou autres signes analytiques.

L’application des symboles géométriques comme méthode rigoureuse de démonstration présuppose la connaissance exacte des axiomes qui sont la base de ces figures, et la

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possession complète de ces axiomes ; pour que ces figures géométriques puissent être incorporées dans le trésor général des symboles mathématiques, une discussion axioma- tique rigoureuse de leur contenu intuitif est de toute nécessité. De même que dans l’addition de deux nombres on ne doit pas poser les chiffres les uns sous les autres d’une façon inexacte, mais au contraire appliquer les règles de calcul, c’est-à-dire les axiomes de l’Arithmétique, de même les opérations sur les symboles géométriques doivent être déterminées au moyen des axiomes de la Géométrie et de leur association.

La coïncidence entre la pensée géométrique et la pensée arithmétique se révèle encore en ceci : dans les recherches arithmétiques, de même que dans les considérations géomé- triques, nous ne remontons pas à chaque instant la chaîne des déductions jusqu’aux axiomes ; au contraire, lorsque pour la première fois nous attaquons un problème en Arithmétique, exactement comme en Géométrie, nous employons d’abord une combinaison de raisonnements, rapide, inconsciente, non encore définitive, avec une confiance absolue en un certain sentiment arithmétique et en l’efficacité des symboles arithmétiques ; sans cette confiance nous ne pourrions pas plus progresser en Arithmétique que nous ne le pourrions en Géométrie sans la faculté de voir dans l’espace. Comme modèle d’une théorie arithmétique, opérant d’une manière rigoureuse avec les concepts et les symboles de la Géométrie, je citerai l’ouvrage de M. Minkowski : Geometrie der Zahlen. »

David Hilbert, Sur quelques problèmes…

9. Erreur et transgression.

“ Truth comes out of error more readily than it comes from confusion.”

La vérité sort plus sûrement de l’erreur que de la confusion.

Francis Bacon (1560-1626).

Que l’on me donne une erreur féconde, pleine de graines, prête à éclater sous l’effet de ses propres corrections. Vous pouvez garder pour vous votre stérile vérité.

Vilfredo Pareto (1848-1923) L’erreur n’a rien d’étrange. C’est le premier état de toute connaissance.

Alain (1868-1951) POUR LA DÉCISION

Assez piétiné ! Puisqu’on ne trouve pas la bonne méthode, il faut en choisir une autre.

Une mauvaise méthode ressemble encore plus à la bonne que pas de méthode du tout. Tu boites, mais tu marches.

L’ORDRE

Je mets beaucoup d’ordre dans mes idées. Ça ne va pas tout seul. Il y a des idées qui ne supportent pas l’ordre et qui préfèrent crever. À la fin, j’ai beaucoup d’ordre et presque plus d’idées.

Norge, Les cerveaux brûlés (1969)

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« Il n’y a pas d’enseignement mathématique sans une certaine méchanceté de la raison.

(…) L’attitude du professeur de mathématiques, sérieux et terrible comme un sphinx, n’est pas difficile à psychanalyser. »

Gaston Bachelard (1884-1962) Les trois états, les trois âmes

Dans sa formation individuelle, un esprit scientifique passerait donc nécessairement par les trois états suivants, beaucoup plus précis et particuliers que les formes comtiennes : 1° L'état concret où l’esprit s’amuse des premières images du phénomène et s’appuie sur une littérature philosophique glorifiant la Nature, chantant curieu-sement à la fois l’unité du monde et sa riche diversité.

2° L'état concret-abstrait où l’esprit adjoint à l’expérience physique des schémas géométriques et s’appuie sur une philosophie de la simplicité. L’esprit est encore dans une situation paradoxale : il est d’autant plus sûr de son abstraction que cette abstraction est plus clairement représentée par une intuition sensible.

3° L'état abstrait où l’esprit entreprend des informations soustraites à l’intuition de l’espace réel, volontairement détachées de l’expérience immédiate et même en polémique ouverte avec la réalité première, toujours impure, toujours informe. (…)

Faire la psychologie de la patience scientifique reviendra à adjoindre à la loi des trois états de l’esprit scientifique, une sorte de loi des trois états d’âme, caractérisés par des intérêts :

Âme puérile ou mondaine, animée par la curiosité naïve, frappée d’étonnement devant le moindre phénomène instrumenté, jouant à la Physique pour se distraire, pour avoir un prétexte à une attitude sérieuse, accueillant les occasions du collectionneur, passive jusque dans le bonheur de penser.

Âme professorale, tout fière de son dogmatisme, immobile dans sa première abstraction, appuyée pour la vie sur les succès scolaires de sa jeunesse, parlant chaque année son savoir, imposant ses démonstrations, tout à l’intérêt déductif, soutien si commode de l’autorité, enseignant son domestique comme fait Descartes ou le tout venant de la bourgeoisie comme fait l’Agrégé de l’Université.

Enfin, l’âme en mal d’abstraire et de quintessencier, conscience scientifique douloureuse livrée aux intérêts déductifs toujours imparfaits, jouant le jeu périlleux de la pensée sans support expérimental stable ; à tout moment dérangée par les objections de la raison, mettant sans cesse en doute un droit particulier à l’abstraction, mais si sûre que l’abstraction est un devoir, le devoir scientifique, la possession enfin épurée de la pensée du monde !

Des coupures épistémologiques ...

Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d'obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. Et il ne s’agit pas de considérer des obstacles externes, comme la complexité et la fugacité des phénomènes, ni d’incriminer la faiblesse des sens et de l’esprit humain : c’est dans l’acte même de connaître, intimement, qu’apparaissent, par une sorte de nécessité fonctionnelle, des lenteurs et des troubles.(...) La connaissance du réel est une lumière qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n’est jamais immédiate et pleine. Les révélations du réel sont toujours récurrentes. Le réel n’est jamais « ce qu’on pourrait croire » mais il est toujours ce qu’on aurait dû penser. La pensée empirique est claire, après coup, quand l’appareil des raisons a été mis au point. En revenant sur un passé

(17)

d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. En fait, on connaît contre une connaissance antérieure, en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation.

... aux obstacles pédagogiques

Dans l’éducation, la notion d’obstacle pédagogique est également méconnue. J’ai souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c’est possible, ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creusé la psychologie de l’erreur, de l’ignorance et de l’irréflexion. (...) Les professeurs de sciences imaginent que l’esprit commence comme une leçon, qu’on peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu’on peut faire comprendre une démonstration en la répétant point par point. Ils n’ont pas réfléchi au fait que l’adolescent arrive dans la classe de Physique avec des connaissances empiriques déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie quotidienne. Un seul exemple : l’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition familière qui est un tissu d’erreurs. D’une manière plus ou moins nette, on attribue une activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l’on essaie avec la main d’enfoncer un morceau de bois dans l’eau, il résiste. On n’attribue pas facilement la résistance à l’eau. Il est dès lors assez difficile de faire comprendre le principe d’Archimède dans son étonnante simplicité mathématique si l’on n’a pas d’abord critiqué et désorganisé le complexe impur des intuitions premières. En particulier sans cette psychanalyse des erreurs initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le corps complètement immergé obéissent à la même loi.

Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique 10. Le style est l’homme même.

Une fois un problème résolu, il reste à en rédiger la solution. Se pose alors la question du style. Il y a un style mathématique comme il y a un style de l’écrivain, un style de l’historien, un style d’interprétation du chef d’orchestre ou du soliste : le style est la signature d’une expression, et d’une pensée. On peut démontrer un théorème, rédiger un problème mathématique, de manière rapide et elliptique, ou de manière complète et pointilleuse. Stendhal ou Martin du Gard, Toscanini ou Furtwängler… J’apprécie un style vif et nerveux, allant à l’essentiel, négligeant les détails, introduisant des notations claires et classiques, mais j’aime aussi que les solutions respirent, qu’elles soient illustrées de figures et accompagnées d’explications heuristiques ; le cas échéant, que soient proposées plusieurs méthodes, et suggérées des variantes...

Nul n’a mieux parlé du style que Buffon, dans son discours de réception à l’Académie française du 25 août 1753. Ce qu’il en dit s’applique aussi bien à la littérature qu’aux sciences.

Pour bien écrire il faut que la chaleur du cœur se réunisse à la lumière de l’esprit. L’âme, recevant à la fois ces deux impressions, ne peut manquer de se mouvoir avec plaisir vers l’objet présenté ; elle l’atteint, le saisit, l’embrasse, et ce n’est qu’après en avoir pleinement joui, qu’elle est en état d’en faire jouir les autres par l’expression de ses pensées.

Buffon, De l’art d’écrire (Pléiade, p. 1499)

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Discours sur le style

(…) Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées. Si on les enchaîne étroitement, si on les serre, le style devient fort, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement, et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelque élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant.

Mais avant de chercher l’ordre dans lequel on présentera ses pensées, il faut s’en être fait un autre plus général, où ne doivent entrer que les premières vues et les principales idées : c’est en parquant leur place sur ce plan qu’un sujet sera circonscrit, et que l’on en connaîtra l’étendue ; c’est en se rappelant sans cesse ces premiers linéaments, qu’on déterminera les justes intervalles qui séparent les idées principales, et qu’il naîtra des idées accessoires et moyennes qui serviront à les remplir. (…)

Ce plan n’est pas encore le style, mais il en est la base ; il le soutient, il le dirige, il règle son mouvement, et le soumet à des lois ; sans cela, le meilleur écrivain s’égare, sa plume marche sans guide, et jette à l’aventure des traits irréguliers et des figures discordantes.

(…)

C’est faute de plan, c’est pour n’avoir pas assez réfléchi sur son objet, qu’un homme d’esprit se trouve embarrassé, et ne sait par où commencer à écrire : il aperçoit un grand nombre d’idées ; et comme il ne les a ni comparées, ni subordonnées, rien ne le détermine à préférer les unes aux autres ; il demeure donc dans la perplexité : mais lorsqu’il se sera fait un plan, lorsqu’une fois il aura rassemblé et mis en ordre toutes les idées essentielles à son sujet, il s’apercevra aisément de l’instant auquel il doit prendre la plume, il sentira le point de maturité de la production de l’esprit, il sera pressé de la faire éclore, il n’aura même que du plaisir à écrire ; les pensées se succéderont aisément, et le style sera naturel et facile ; la chaleur naîtra de ce plaisir, se répandra partout, et donnera de la vie à chaque expression ; tout s’animera de plus en plus, le ton s’élèvera, les objets prendront de la couleur, et le sentiment se joignant à la lumière, l’augmentera, la portera plus loin, la fera passer de ce que l’on dit à ce que l’on va dire, et le style deviendra intéressant et lumineux.

(…)

Pour bien écrire, il faut donc posséder pleinement son sujet, il faut y réfléchir assez pour voir clairement l’ordre de ses pensées, et en former une suite, une chaîne continue, dont chaque point représente une idée ; et lorsqu’on aura pris la plume, il faudra la conduire successivement sur ce premier trait, sans lui permettre de s’en écarter, sans l’appuyer trop inégalement, sans lui donner d’autre mouvement que celui qui sera déterminé par l’espace qu’elle doit parcourir. C’est en cela que consiste la sévérité du style, c’est aussi ce qui en fera l’unité et ce qui en réglera la rapidité ; et cela seul aussi suffira pour le rendre précis et simple, égal et clair, vif et suivi. A cette première règle dictée par le génie, si l’on joint de la délicatesse et du goût, du scrupule sur le choix des expressions, de l’attention à ne nommer les choses que par les termes les plus généraux, le style aura de la noblesse. Si l’on y joint encore de la défiance pour son premier mouvement, du mépris pour tout ce qui n’est que brillant, et une répugnance constante pour l’équivoque et la plaisanterie, le style aura de la gravité, il aura même de la majesté. Enfin, si l’on écrit comme l’on pense, si l’on est convaincu de ce que l’on veut persuader, cette bonne foi avec soi-même, qui fait la bienséance pour les autres et la vérité du style, lui fera produire tout son effet, pourvu que cette persuasion intérieure ne se marque pas par un enthousiasme trop fort, et qu’il y ait partout plus de candeur que de confiance, plus de raison que de chaleur. (…)

Les ouvrages bien écrits seront les seuls qui passeront à la postérité ; la multitude des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent ne roulent que sur de petits objets, s’ils sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront ; parce que

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