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LA PART EN TROP ÉDITIONS VERDIER LAGRASSE

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Academic year: 2022

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LA PART EN TROP

ÉDITIONS VERDIER 11220 LAGRASSE

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DU MÊME AUTEUR CHEZ LE MÊME ÉDITEUR

ŒUVRES THÉÂTRALES en trois tomes LA JOURNÉE D'UNE INFIRMIÈRE NOTRE TRANCHÉE DE CHAQUE JOUR

L'ENFANT-RAT GATTI À MARSEILLE

un livre Le Cinécadre de l'esplanade Loreto

pièce d'Armand Gatti Mais pourquoi avec Rapagnetta sur les bras ?

par Michel Séonnet accompagné de deux cassettes vidéo

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Armand Gatti

La part en trop

Préface de Michel Séonnet

VERDIER

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© Éditions Verdier, 1997.

ISBN : 2-86432-272-2

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PRÉFACE

On plante un mot et il pousse un oiseau . INVENTER LE FEU DE TOUTES PIÈCES

Une fois encore, c'est comme si tout recommençait à zéro, au premier mot, au premier geste de l'écriture tentant de faire incur- sion sur la page encore vide. Comme si écrire n'avait pas de passé, pas d'expérience, et qu'il faille en inventer et la possibilité et les formes.

Et pourtant ce n'est pas la première aurore. Le monde n'en est pas à ses balbutiements. Il pèse sur l'attente des mots de tout son poids d'histoire, d'événements. Il y a eu des hommes. Il y a eu des villes. Il y a eu des livres aussi, des films, des images. Surtout : il y a eu un siècle, et dans ce siècle une bataille. Perdue ? Gagnée ? Pour l'heure, nul ne le sait. Pas même l'homme qui face à tout cela - les monuments, les ruines, les visages et les chants - prend le risque de réinventer l'écriture.

Il dit :

Le froid s'installe toujours autour des histoires à raconter.

Nous faisons des signaux.

Comme ces alpinistes perdus dans la montagne en attente de secours.

Nous devons inventer

* Les abréviations P S et T utilisées en supérieur renvoient aux trois parts du texte : P pour le Poème cinématographique, s pour le scénario Entretiens avec le Poème, et T pour la pièce de théâtre Le Passage des oiseaux dans le ciel.

Par ailleurs, les Œuvres théâtrales (Verdier, 1991) ont été abrégées en Œ Th I, II, III. Le passage des oiseaux dans le ciel figure dans le tome III.

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le feu de toutes pièces.

Arrivera le moment où le destin de l'humanité dépendra de ce feu — avec les alphabets et ses écritures et la page blanche en fête T Il en est là.

Avant l'invention du feu.

Avant l'invention de l'écriture.

(Même blancheur du froid et de la page.)

Pourtant il a lui-même déjà beaucoup écrit (plus d'une quaran- taine de pièces de théâtre). Il a fait des films (six, sans compter nombre de scénarios écrits mais jamais réalisés). Il a connu la plu- part des pays du monde, quelques-unes de ses guerres, de ses pri- sons, quelques-uns de ses maquis. Tout porte à croire qu'il est arrivé à l'âge (la soixantaine) où, nanti d'un bon pactole de mots, de visages, d'événements patiemment capitalisés, il pourrait en tirer le bénéfice, faire des bilans, écrire des mémoires.

Et c'est d'ailleurs ce qu'on lui demande en ce début des années quatre-vingt.

À plusieurs reprises.

Il ne dit pas non.

Et c'est comme cela qu'il finit par se retrouver frottant des syl- labes les unes contre les autres, au pied de la première page. Seul, face à l'énigme d'un mot, pronom personnel de son état : « Je ».

À la demande d'« autobiographie » formulée par un éditeur, Gatti répond par un manuscrit gigantesque La Parole errante, qui laisse pantois l'éditeur en question 1

À la demande de « biographie cinématographique » formulée par le Bureau multimédia du ministère des Affaires étrangères, Gatti répond par un poème : le Poème cinématographique dont le titre pourrait être L'Internationale.

1. L'éditeur ne voudra pas publier ce texte. Mais Gatti ne cessera d'y travailler. Il y en aura plusieurs versions. Jusqu'à celle de 1996 que l'on peut considérer comme finale, et dont les éditions Verdier préparent la publication : un manuscrit de plu- sieurs milliers de pages réunies sous le titre provisoire de Léonard de Vinci désigné comme auteur par les mots eux-mêmes. Quant au titre de la première version, La Parole errante, il deviendra le nom générique sous lequel, désormais, se dérouleront toutes les créations de Gatti. C'est aussi sous le titre, L'Aventure de la parole errante,

que Marc Kravetz publiera un livre d'entretiens avec Gatti.

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IL M'A SEMBLÉ QUE LE POÈME

ÉTAIT UNE FAÇON DE S'ENFERMER SUR SOI

Dire « Je » n'est rien - c'est la banalité des interviews, des entre- tiens. Mais l'écrire ? Écrire : « Je... » et tout ce qui va après ?

Il faut faire halte pour écrire « Je ». « Je » ouvre une parenthèse.

Une marge. C'est un mot que Gatti n'a jamais confié qu'à l'intime du poème. Car bien avant d'être un dramaturge, un cinéaste, Gatti est un poète. Profondément. Radicalement. Son univers est un uni- vers de mots. Mots à convoquer. Mots à assembler. Mots qui créent et réinventent ce qu'ils nomment. « Au commencement était le Verbe... » : le début de l'Évangile de Jean est pour lui première parole de l'acte de création.

Pourquoi, alors, le théâtre ? Puis le cinéma ?

En revenant du camp de déportation, j'ai commencé à écrire. Et c'était le poème. Je ne cherchais pas à écrire pour écrire. C'était tou- jours des moments exceptionnels. Puis le problème s'est posé : est-ce que c'était la bonne réponse pour entrer en contact avec l'autre ? Une des premières expériences de langage qui s'est imposée, c'était com- ment traduire l'expérience concentrationnaire. J'avais l'impression que soit le langage était impuissant à traduire ce type d'expérience, soit c'était moi qui en tant qu'utilisateur de ce langage étais inca- pable de dire ce que j'avais vécu. [...]

C'est là qu'a commencé pour moi la question du rapport entre évé- nement et expression, comment l'événement et l'expression se ren- contrent, peuvent se rejoindre, comment avec l'un atteindre l'autre.

Il m'a semblé que le poème était une façon de se renfermer sur soi- même. Il fallait élargir le discours à l'autre. Alors j'en suis venu à une forme qui était le théâtre .

L'Enfant-Rat, sa première pièce sur l'univers concentrationnaire, est publiée en 1959. Et dès l'année suivante, il tourne L'Enclos.

On pourrait croire que la page est tournée. Qu'il s'en tiendra désormais au théâtre et au cinéma. Mais lorsqu'en 1962 est publié un montage d'images et de dialogues de ce film le livre est accom- pagné d'une grande feuille pliée en huit sur laquelle se déploient, éclatés, en vagues, les mots d'un poème intitulé lui aussi L'Enclos.

2. Gatti, journal illustré d'une écriture, Artefact, 1987, p. 144.

3. Ibid.

4. Armand Gatti, L'Enclos, Fayard, 1962.

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C'est la première apparition publique du travail clandestin du poème dans l'œuvre de Gatti. Ce ne sera pas la seule. Parce que

« Je » finit toujours par exiger son dû - l'effort de conscience est à ce prix. Parce que seul l'intime du poème est capable de l'accueillir.

Je me disais : Nous sommes des satellites sans savoir autour de quoi nous tournons Nous sommes des satellites habités

Un homme qui tombe c'est la création qui s'écroule

Mais nous continuons à tourner avec le poids

de ceux qui s'en vont.

Mais « Je » ne vient jamais seul. On écrit « Je », et « Tu » est déjà sur la feuille - et tous les autres derrière : les « Nous », les « Vous », les « Ils », tribu indissociable affichant toutes les caractéristiques d'une distribution (théâtrale ou cinématographique) en cours. On écrit « Je », et le poème ressemble déjà à une pièce de théâtre. C'était déjà ainsi dans L'Enclos.

Face à « Je », il y avait « Tu » — le père : Ainsi je sus en quoi tu étais mon père.

Tous tes morts j'en ai hérité.

Il y avait « Eux » - les compagnons du père, devenus ceux de

« Je » depuis la mort du père : Eux parfois me rejoignaient au bout du monde.

Il y avait « Nous » :

Cent nuits, nous avons fait ensemble le trajet de la dernière.

Mais entre les pronoms ne naissait alors aucune véritable dramaturgie. Des années plus tard, en exil à Berlin, Gatti aura de nouveau recours au poème. Ce sera Les personnages de théâtre meu- rent dans la rue . « Je », à nouveau, est sur la sellette :

5. Écrit en 1972, ce poème n'a été publié qu'en 1996 dans la revue Axolotl, 11 rue des Récollets, Paris.

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Ils sont (combien de Gattis) alignés sous le soleil noir de cette vérité préalphabétisée personnages d'un théâtre d'une autre époque venus pour saluer

et brusquement figés par la confusion des temps Je multipliés devant ce mur

sans savoir où se trouve leur époque (en amont?

en aval?) Sur quelle planète ? en quel siècle ?

Mais ici, le jeu des pronoms personnels devient vite nerf d'écri- ture. Ce n'est pas véritablement du théâtre. La limite est respectée.

Mais les pronoms font naître des dialogues à l'intérieur même du poème : Tu

Demande : Georg? De quoi est-il mort? Et Petra ?

Réponse : Si c'est de l'absence de l'homme, peut-il y avoir une réponse [...]

Devant la demande et la réponse Je Vous les bras en l'air en signe de reddition.

Il en sera de même cette fois-ci encore. Pour que « Je » soit écrit, ce sera un poème. Et puisqu'il s'agit d'un « Je » cinéaste, ce sera donc un Poème cinématographique. Lorsque « Je » se présentera sous les projecteurs de la page blanche, il sera accompagné de sa tribu de pronoms personnels. Le dialogue commencera. Jusqu'à faire du poème une pièce de théâtre.

L'AUTRE JE. — Vous venez pour le poème?

GRAND JE. — Pour le poème cinématographique.

MOYEN JE. — On n'a pas encore réussi à comprendre si c'était écrit ou filmé.

TU PARLÉ. — Ce sera de l'écrit sur du filmé... Notre rôle risque

d ' ê t r e p l u s i m p o r t a n t e n c o r e .

6. Le Passage des oiseaux dans le ciel, première version.

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« Je », tel celui des Personnages de théâtre meurent dans la rue — Je multipliés devant ce mur —, s'est révélé pluriel.

Et aussitôt les autres pronoms personnels en ont profité.

Jusqu'à constater qu'à eux tous ils pouvaient endosser sans diffi- culté les différents rôles d'une production cinématographique (le scénariste, les personnages, le comédien, l'équipe technique, le pro- ducteur, et même le spectateur). Jusqu'à laisser entendre que le cinéma ne serait qu'une affaire de pronoms personnels.

Y ANNONCE DE RÉEL — Vous pensez qu'un pronom personnel peut avoir une influence sur le cinéma ?

NOUS IMAGE — Capitale! [...] Le cadrage au cinéma, c'est toujours les pronoms personnels. [...] Le cadrage est fait de trois pronoms per- sonnels : Je, Vous, Il... Je, celui qui parle et détient le langage...

Vous, ceux à qui il s'adresse. [...] Quant à Il, c'est celui dont Je entretient Vous .

Aussi, est-ce peut-être tout d'abord sous le signe de l'évidence qu'il faut aborder la réunion des trois textes rassemblés ici — un poème, une pièce de théâtre, un scénario.

1. Pour que « Je » puisse être écrit, il faut que ce soit un poème;

2. Mais dès que « Je » est écrit, tous les autres pronoms person- nels accourent et le poème devient théâtre;

3. Quand ils deviennent personnages de théâtre les pronoms personnels prennent conscience qu'ils sont ceux par qui le cinéma existe.

Par trois fois, les pronoms vont donc s'aventurer sur la page blanche du poème (cinématographique) à écrire. Leur fonction ?

Être les porteurs des mots d'un poème souffert par un réalisateur de notre temps sur les difficultés d'être du cinéma et de son siècle T.

ÊTRE SOI C'EST SE CONDAMNERA LA MUTILATIONs

Celui qui se tient au pied de la page blanche a fait sienne la bénédiction gravée dans le Livre : « Allez et multipliez. » Mais c'est aux mots qu'il l'adresse. La possibilité du feu, c'est de ces multipli- cations répétées qu'il espère la tenir. Toute chose créée — arbre, femme, poème, chien, homme, étoile, œil, etc. — est faite pour entrer dans une multiplication. Soit elle multiplie, soit elle est mul- tipliée. La seule ponctuation qu'autorise l'écriture, c'est le signe de multiplication.

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D'où (1) ce texte, multiplié par trois : une part poème, une part scénario de film, une part théâtre.

D'où (2), pour être plus précis encore : ce poème - multiplié par ses propres pronoms personnels et devenant Poème cinématogra- phique, titre relevant bien évidemment d'une forme grammaticale nouvelle (et typiquement gattienne) dont il faudra désormais tirer conséquence : cinématographique n'y est pas épithète du mot poème, mais son multiplicateur (poème multiplié par cinéma).

D'où (3) l'obligation d'entrevoir autrement que sous l'habituel registre de l'adaptation (adaptation d'un genre à un autre, d'un média à un autre, comment plier, découper, tailler le poème pour qu'il devienne film, théâtre) le rapport qu'entretiennent ici ces trois possibilités de textes. Car précisément : Gatti n'adapte rien — et s'adapte encore moins ! Sa grande affaire, c'est la bataille. Dont la multiplication n'est peut-être qu'une des formes. Au sens strict : Gatti est quelqu'un qui cherche la bagarre. Et c'est pour cela que partout où l'accalmie serait possible, le consensus, l'adaptation, il vient jeter le trouble, le combat, le feu. Souvenons-nous que celui qui se plaît à reprendre la parole du guérillero guatémaltèque Yon Sosa - « L'arme décisive du guérillero, c'est le mot » - fut maqui- sard, parachutiste, combattant. Et que si ses différentes instructions militaires ne l'ont pas conquis au métier de guerrier, il en a au moins transporté bien des techniques à l'intérieur de la guerre des mots.

Certes, si l'on s'en tient à la chronologie, il y eut d'abord un poème : Poème cinématographique dont le titre pourrait être L'Internationale-, puis un scénario de film : Entretiens avec le Poème cinématographique et ses pronoms personnels menés par trois villes, Paris, Berlin, Barcelone, un village des collines du Pô, Pianceretto, un camp de concentration, Mauthausen, et un non-lieu, Monaco ; enfin une pièce de théâtre — ou plutôt deux. Une première version sous le titre générique : Le Poème cinématographique et ses pronoms person- nels; puis une deuxième, mise en scène par Gatti à Montréal et réécrite, sous le titre : Le Passage des oiseaux dans le ciel, en fonction de la réalité québécoise et des étudiants qui devaient l'interpréter 7. Réalisé en 1989 par Stéphane Gatti.

8. Cf. Madeleine Greffard, « Le passage des oiseaux dans le ciel, la réécriture d'un texte, ses contraintes et son sens », in Théâtre sur paroles, L'Éther vague/Patrice Thierry.

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Gatti réécrit ses textes. Chacune de ses pièces connaît plusieurs versions. Et l'éditeur sait bien qu'il est préférable de ne pas lui sou- mettre pour lecture un texte ancien que l'on souhaite republier. Car aussitôt, l'homme se remet au pied de la page, et entreprend de tout réécrire. Mais dans tous ces cas-là, la réécriture se fait de théâtre à théâtre. Non pas, comme ici, d'un genre à un autre

Trois genres pour un même texte ? C'est le syndrome de la « part en trop ».

Un syndrome dont le passeur libertaire El Maño est tout à la fois le modèle - et la victime :

(Une part libertaire en exil aux quatre coins du monde une part combattante sur l'horloge espagnole une part émigrée vers d'autres combats

une part emprisonnée dans les passages des montagnes une part coincée dans les strophes de L'Internationale...) Chaque fois il y a une part en trop.

Ou bien, dit autrement, lorsque les mots essaient de devenir plumes d'oiseaux :

(Une part engoulevent de l'été de l'anarchie. Une part alouette montant à la verticale des lieux de la tuerie. Une part oiseau migra- teur faisant le tour du monde. Une part rouge-gorge dans la rigueur hivernale... Toujours une part en trop.)

Une « part en trop » - c'est toujours le reproche fait à celui qui, au moment de choisir, s'obstine et dit : « Je prends tout. »

Le but ? Multiplier les possibilités d'en découdre.

Poème, cinéma, théâtre : les mots entrent sur la page blanche comme sur une aire de combat (que le théâtre les multiplie à son tour en postures de kung-fu n'est peut-être qu'un indice de plus Ils viennent y chercher la bataille.

9. Même s'il y a des exceptions : L'Émission Pierre Meynard et Opéra avec titre long, scé- 10. C'est lors de la mise en scène du Passage des oiseaux à Montréal que, pour la pre- narios de films devenus pièces de théâtre. Mais dans ces deux cas, c'est l 'impossibi- lité de réaliser le film qui a provoqué l'écriture théâtrale. mière fois, Gatti eut recours à la gestuelle du kung-fu afin d'arracher les person- nages-pronoms personnels à toute tentation de jeu psychologique. C'est une tech- nique qu'il a depuis appliquée à chacun de ses spectacles.

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APPRENDRE À UN FILM À CIRCULER SUR DES PAGES BLANCHES Au moment où il écrit ce texte (multiplié par trois), Gatti a réa- lisé quatre longs métrages de cinéma : L'Enclos, El Otro Cristobal, Der Übergang über den Ebro, Nous étions tous des noms d'arbres. Il a aussi réalisé deux séries de films vidéo : Le Lion, sa cage et ses ailes, La Première Lettre 11 Et pourtant, le sentiment qui domine est celui d'une incompréhension. De rendez-vous manqués.

En 1960, Gatti marque son entrée dans le cinéma par un film aussitôt encensé par la critique, couronné de prix : L'Enclos (un des tout premiers films sur les camps de concentration). Dans l'élan, il part à Cuba pour tourner El Otro Cristobal (1963). Un film baroque, extravagant, dans lequel tout un village se lance à l'assaut du ciel pour chasser le dictateur qui s'en est emparé. Rires, chants, féerie, images de combats comme en des toiles d'Uccello, baleine dans le ciel prisonnière du Cheval et du Taureau de la Conquête, et sur la terre l'âpre lutte de paysans face aux chants de crooner des conférenciers US se partageant le monde. Un film intense. Qui réunissait tous les éléments d'une incompréhension quasi générali- sée. Si l'incompréhension « de droite » était attendue (Gatti ne cachait pas son soutien à la révolution cubaine), celle de ceux qu'il considérait comme « les siens » fut beaucoup plus difficile à accep- ter. Ils lui reprochaient d'avoir fait un film à l'intérieur même de la révolution cubaine sans avoir rendu compte de la situation politique et militaire du moment (le blocus US, la baie des Cochons, la menace de guerre atomique). Or justement : ce qu'avait voulu Gatti, c'était trouver une esthétique cinématographique à la hauteur de ce que représentait pour lui la révolution cubaine. On l'attendait dans le réalisme, il la cherchait dans le lyrisme, le mythique, le mer- veilleux. Il dit avoir repoussé, par la suite, un certain nombre de propositions qui, elles, ne s'intéressaient, justement, qu'à l'exotisme de ce merveilleux-là.

Dans les années qui suivirent, Gatti écrivit plusieurs scénarios. Un seul - après bien des péripéties - deviendra film : Die Übergang über den Ebro (1970). Tous les autres sont refusés. L'Affiche rouge (1965), sur le groupe Manouchian. Les Katangais (1974), sur ces anciens 11. Pour une filmographie détaillée de Gatti, cf. l'ouvrage édité par Arcanal : Armand

Gatti, Les films, 1960-1991, ou ŒTh, III.

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mercenaires qui occupèrent la Sorbonne en 1968. Pour aucun de ceux-là Gatti ne trouva les aides et les financements nécessaires.

On pourrait passer tout cela sous silence en considérant que c'est chose assez commune dans le cinéma. Mais Gatti y verra une obli- gation de changer de terrain. Sans doute parce qu'il comprend que ces refus ne sont pas circonstanciels. Que ce qu'il cherche dans le cinéma (ce qu'il cherche à dire, comment il cherche à le faire) est d'une certaine manière incompatible avec l'industrie cinématogra- phique.

C'est d'ailleurs à cette même époque qu'il achève sa rupture avec l'institution théâtrale.

Mais il ne va pas pour autant cesser de filmer. Il dira : Avec le refus des Katangais, on s'est alors senti dans l'obligation de ne pas accepter tout le temps cette guillotine qui tombait régulière- ment. Si nous n'arrivions pas à trouver un langage commun avec le système, il fallait tourner la chose .

Ainsi va s'opérer le passage à la vidéo. À Montbéliard, d'abord (Le Lion, sa cage et ses ailes, 1975). Puis à L'iste d'Abeau (La Première Lettre, 1978).

Montbéliard,

c'était la première expérience de ce type que nous avons vécue comme écrivains publics. Ce qu'il y avait de particulier, c'est que toutes les distinctions qui font presque cartes postales — l'auteur, le metteur en scène, le comédien — toutes ces distinctions disparaissaient. Les mots des uns devenaient les mots des autres. [...] C'était une écriture dirigée vers les autres .

C'était une autre manière de faire des films. Qu'il ne cantonnera pas dans l'usage de la vidéo puisque, en 1981, c'est un film de cinéma, Nous étions tous des noms d'arbres, qu'il réalise sur des bases proches - avec d'autres : ici, avec les jeunes chômeurs de Derry, en Irlande du Nord. De même, en 1983, il écrira Opéra avec titre long qu'il veut réaliser avec les habitants de la région de Toulouse. Faute de financements, le scénario deviendra pièce de théâtre (sans doute une de ses pièces les plus importantes)

Au-delà de leur aspect anecdotique, ces péripéties témoignent au moins de l'intérêt que Gatti porte au cinéma. Il aurait très bien pu 12. Gatti, Journal illustré d'une écriture, p. 169.

13. Ibid.

14. ΠTh, III, p. 575.

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ne pas persister et se contenter de poursuivre son travail d'écrivain de théâtre. Or il insiste. Plus, même : il installe le cinéma sur scène.

En disciple de Piscator, lorsqu'il inclut dans ses mises en scène des projections cinématographiques (ce sera entre autres le cas dans Chroniques d'une planète provisoire). Ou plus radicalement, lorsque, plus tard, dans Le Cinécadre de l'esplanade Loreto 16 c'est par sa possibilité d'être ou ne pas être reçu à l'intérieur du cadre ciné- matographique qu'il tente de dire le fascisme italien. C'est d'ailleurs peut-être essentiellement cela qui l'intéresse. La question du cadre.

Qu' est-ce qu'il y a dans le cadre ? qu'est-ce qui est en dehors ? La question de la succession et de l'(impossible?) simultanéité des cadres. Ce qui l'intéresse (comme au théâtre) c'est ce qui ne tient pas dedans, ce qui déborde, ce qui résiste à la mise en cadre.

Toujours la « part en trop ».

Paradoxe gattien : les seules images qui comptent sont celles qui peuvent accueillir ce qui, précisément, ne tient pas dans l'image.

D'où la bataille. Bataille à l'intérieur du cadre pour tenter de cadrer la bataille du siècle.

LA BATAILLE DU SIÈCLE

Bien sûr, ce n'est pas une découverte. On sait de quels combats, de quels camps, les personnages de Gatti sont les ressortissants. En ferait-on la liste que l'on se trouverait confronté à une sorte de monument aux morts, une stèle de noms non pas commémorative, mais défiant l'absence et la mort — litanie toujours reprise où chaque appel de nom invite à répondre « présent », vieille rengaine des combats de libération de ce siècle : « Là où un camarade tombe, dix autres sont là pour ramasser son fusil. »

Gatti, lui, ce sont les mots qu'il recueille. Leurs mots. Éclats du grand rêve solaire — « prolétaires de tous les pays... ». Survivances de la grande affaire de ce siècle : construire la fraternité universelle des peuples. Tous les personnages de Gatti ont sacrifié quelque chose de leur vie à cette espérance — toujours défaite, toujours remise sur l'ou- vrage. Il n'a jamais écrit que pour leur donner asile, pour leur don- ner un instant de plus à vivre.

15. ΠTh, I, p. 621.

16. ŒTh, III, p. 1275.

(17)

À battre des ailes dans nos génériques combien d'ombres portées

de fondateurs de républiques d'un jour de façonneurs d'égalitarismes coupeurs de têtes de fabricants d'horloges

où les aiguilles sont toujours plus nombreuses que les chiffres ? Mammouths à un seul titre

celui de l'absolue solitude pour savoir mourir debout

s u r t o u t e l ' é t e n d u e d u s i è c l e .

E t u n e fois e n c o r e , ce s o n t c e u x - l à q u i v o n t ê t r e c o n v o q u é s . A v e c la p a r t i c u l a r i t é , ici, q u ' i l s ' a g i r a m o i n s d e p e r s o n n a g e s s o r - tis d e p o s s i b l e s l i v r e s d e l ' h i s t o i r e d u siècle, q u e d ' h o m m e s e t d e f e m m e s a p p a r t e n a n t d ' u n e m a n i è r e o u d ' u n e a u t r e à l ' h i s t o i r e p e r - s o n n e l l e d e G a t t i .

C e s o n t les s i e n s . A u g u s t e G a t t i , le p è r e É l i e c e u x d u c a m p , R o s a L u x e m b u r g , U l r i k e M e i n h o f , d ' a u t r e s e n c o r e .

T o u s r e q u i s p o u r ê t r e les i n t e r l o c u t e u r s d e « J e » i n t e r r o g e a n t les ressacs d u siècle à l ' i n t é r i e u r d e sa p r o p r e h i s t o i r e :

l ' e n f a n c e à M o n a c o ,

le m a q u i s d e la B e r b e y r o l l e e t l ' a r r e s t a t i o n , la d é p o r t a t i o n ,

l ' e x p é r i e n c e c u b a i n e - e t le t o u r n a g e d u f i l m E l O t r o C r i t o b a l , l'exil b e r l i n o i s ,

les t e n t a t i o n s o u v r i é r i s t e s ,

les f r a t e r n i s a t i o n s a v e c les t e n a n t s d e la l u t t e a r m é e .

T o u s s o n t r a p p e l é s ici, a u t o u r d e s f e u i l l e s b l a n c h e s d e v a n t a c c u e i l l i r ce t e x t e ( m u l t i p l i é p a r t r o i s ) p o u r t e n t e r , à t r a v e r s l e u r s vies, l e u r s a t t e n t e s , l e u r s i m p a s s e s , d e r e c o n s t i t u e r le p o r t r a i t r o b o t d e l a bataille.

M a i s d e q u e l l e b a t a i l l e s'agit-il ?

17. L'homme qui accueillit Gatti dans le maquis, puis à son retour d'évasion. Il appa- raît ici sous le nom d'Élisée.

(18)

GRAND JE. - C'est toujours la même qui recommence.

VOUS ASSIS À LA RECHERCHE DE VOUS DEBOUT. - Si nous devons la retrouver partout, autant l'expliquer, et dire ce quelle représente.

PETIT JE. — Impossible.

VOUS ASSIS À LA RECHERCHE DE VOUS DEBOUT. — Et pourquoi ? PETIT JE. — Elle change toujours d'identité.

GRAND JE. — Plus elle recommence, plus elle se reproduit. Et plus elle se reproduit, plus elle change

Un seul nom peut accueillir les multiples changements de la bataille : l'Internationale. (Cette Internationale qui deviendra la bataille de Je jamais terminée, toujours recommencée.) C'est donc autour de ce nom que tous sont convoqués — « Je » convoque « Eux » pour qu'ils convoquent l'Internationale. C'est autour de ce nom que l'écriture se fait multiplication — Je (multiplié par) Eux (multiplié par) l'Internationale (égale) le poème. Mais pour raconter quoi ?

Il s'agit de convoquer des pronoms personnels à participer à l'écri- ture d'un poème sur la bataille menée par les Brigades internatio- nales en Espagne, la bataille de Jarama. Cette bataille va se trouver agrandie, transportée dans le siècle, à la Résistance, aux camps de concentrations et aux luttes sociales du siècle.

Pour Gatti, la guerre d'Espagne c'est le haut lieu de la bataille du siècle. Son combat décisif. Celui qui lui confère son nom

— l'Internationale. C'est là que tout s'est joué. Que tout s'est perdu.

C'est à partir de là que tout s'est continué

ELLE MASSMÉDIATE. — C'est quoi L'Internationale au-delà des Pyrénées ? [...]

PETIT JE. — En voici le portrait-robot. Retrouver le combattant dans cette bataille c'est retrouver la bataille entière. [...]

NOUS SCRIPTE. — Le portrait-robot de la guerre civile espagnole n'est sorti de la prison de Barcelone sous la République que pour entrer dans une prison française sous une autre République. Il n'a franchi le seuil de la prison française que pour partir à destination du camp allemand. C'est à l'échelle mondiale qu'il s'est trouvé seul.

À l'échelle mondiale qu'il a continué à se battre.

L'AUTRE JE. — A l'échelle mondiale qu'il continue à être seul 18. Les répliques suivantes sont quasiment identiques à celles écrites bien des années

auparavant dans La Passion en violet, jaune et rouge (Œ Th, I, p. 1161) et reprises dans La Passion du général Franco par les émigrés eux-mêmes (Œ Th, II, p 1 249). À elle seule une telle constante suffirait à établir à quel point la guerre d'Espagne est pour Gatti l'événement du siècle, tout le reste n'en étant que le commentaire.

(19)

Il n'y a aucune volonté de théorisation dans cette permanence de la guerre d'Espagne. Simplement l'expérience de « Je ». La guerre d'Espagne était présente dans la cuisine familiale du bidonville de Monaco - Auguste accueillait les brigadistes de passage. La guerre d'Espagne conduira Gatti jusqu'au maquis - il en suivra ses filières.

Il retrouvera les Espagnols dans le camp de concentration.

Ils seront encore là, après la guerre, au moment des rencontres décisives.

Espagnols de Cuba — lors du tournage d'El Otro Cristobal.

Espagnols accompagnant La Passion en violet, jaune et rouge et son interdiction, à Paris, en octobre 1968.

Espagnols de Berlin autour desquels sera écrit le film Übergang über den Ebro (Le Passage de l'Èbre).

Espagnols du film Le Lion, sa cage et ses ailes, à Montbéliard - le torero Vicente Ripoles devenu ouvrier métallurgiste par refus du franquisme.

Et ici, dans ce texte, El Maño, Espagnol de Toulouse, que Gatti rencontre lorsqu'il y crée, en 1983, l'Atelier de Création Populaire, L'Archéoptéryx. Pendant toute la guerre d'Espagne, et bien long- temps après, El Maño n'a cessé de passer clandestinement les Pyrénées — passeur d'hommes, de livres, de messages. Les cols sont devenus son territoire. Et Gatti décide de le suivre. De faire un film de ses passages. Le film ne sera jamais terminé. Mais c'est sans doute au cours de ces tournages que l'interrogation se fera violente. Suivre El Maño, filmer El Maño - mais pour recueillir quoi dans la pous- sière des images ?

Au bout des trajets d'El Maño, un nom, une bataille, semble pou- voir dire l'Internationale à l'intérieur de la guerre d'Espagne : Jarama.

Mais c'est un nom porteur d'une terrible ambiguïté. C'est à Jarama que l'Internationale a peut-être connu son apogée. En février 1937, la 15 Brigade internationale y est engagée. Elle est composée de volontaires de vingt-six nations. Bataillon britannique. Bataillon franco-belge. Bataillon des Balkans. Bataillon Abraham Lincoln, avec des volontaires Noirs dans ses rangs. Mais c'est aussi à Jarama que l'Internationale fut victime de la plus cruelle dérision puisque c'est en chantant L'Internationale que des Marocains de l'armée franquiste prirent par surprise et exterminèrent une compagnie anglaise : 19. Ils deviendront personnages de théâtre dans Notre tranchée de chaque jour puis dans La Passion en violet, jaune et rouge.

(20)

En face, on chante L'Internationale en trois langues

p o u r t r o m p e r c e u x q u i l a c h a n t e n t en d o u z e .

Difficile alors de ne pas penser que les mots et les personnages convoqués autour du nom de Jarama l'ont été pour un adieu à l'Internationale. Avec le sentiment que dire adieu à l'Internationale, c'est dire adieu au siècle - et donc, aussi, adieu à la bataille.

Au bout des trajets d'El Maño, de l'autre côté des Pyrénées, il n'y a pas que Jarama. Il y a aussi tous les personnages tutélaires de l'anarchie espagnole - et des mythologies gattiennes : Durruti, Ferrer, Ascaso. Tous sont bien là. On pourrait dire : comme d'habi- tude. Mais ils semblent tellement silencieux. À l'appel de leur nom, plus rien ne bouge.

La caméra ne peut que venir s'arrêter sur la radicalité des sen- tences qui accompagnent ce silence. Comme à Jarama :

La bataille, tous croient l'avoir gagnée eux seuls l'ont perdue.

Puis :

La parole en langues de feu, nous a légué le syllabaire de cendres.

Au lieu de le reconduire sur les hauts lieux de l'utopie libertaire, les parcours d'El Maño entraînent Gatti vers les hauts lieux de ses

« cendres ». Là où l'on est obligé d'avouer : Le réel nous abandonne.

Il y a douleur.

Il y a blessure.

M a i s il y a u n cri : J a m a i s u n d r a p e a u b l a n c n ' a b o l i r a l a b a t a i l l e . M a l g r é les cendres, m a l g r é le f r o i d q u i m e n a c e d e t o u t figer, m a l - g r é les a n e c d o t e s q u i e n v a h i s s e n t t o u t , m a l g r é le d r a p e a u b l a n c : l a b a t a i l l e c o n t i n u e : N o u s c o n t r e toutes les é v i d e n c e s .

CE FILM, N'ÉTAIT-CE PAS LA MORT DE L'INTERNATIONALE P ? La part poème de ce texte (multiplié par trois) a été écrite en premier. Des lieux y étaient nommés. La part scénario imposa de se rendre sur place pour en ramener des images. Et les images firent naître une nouvelle écriture. Une écriture des lieux. La multiplica- tion de l'écriture par les lieux eux-mêmes.

Ainsi de Monaco - les images ont fait le lien entre Auguste (le père) et Auguste (l'empereur dont la tour, tour d'Auguste de la Turbie, domine la ville

(21)

Ainsi des collines du Piémont - elles ont conduit au mont Sacré de Créa et ont réintroduit, par ses pèlerinages, le visage de Laetitia, la mère

Ainsi de Berlin - les mots du poème y ont entraîné l'équipe de tournage pour y mesurer

Quelle distance, en rues de Berlin peut séparer le mot lumière

de la lampe tempête du mouvement ouvrier ?

C'est, une fois de plus, le rendez-vous avec Rosa Luxemburg et la révolution spartakiste. Le retour dans une ville où Gatti a vécu (au début des années soixante-dix). Où il s'est mêlé à la contestation allemande. Lié d'amitié avec Ulrike Meinhof.

Inévitablement, le tournage entraîne l'équipe sur la tombe d'Ulrike Mais à vouloir faire entrer Berlin dans les images, les mots du poème ne pouvaient qu'y retrouver ceux d'un autre poème, écrit à Berlin — Les personnages de théâtre meurent dans la rue :

Combien savent que Berlin n'est pas une ville, mais une heure, la

1 9 , répétée a v e c o b s t i n a t i o n v i n g t - q u a t r e f o i s p a r j o u r ? [ . . . ] G a r e d e F r i e d r i c h s t r a ß e , d a n s u n e l u m i è r e d e morgue, tous les soirs à 1 9 heures, j ' a i a t t e n d u Rosa L. J e voyais p a s s e r des convois entiers d e m a c h i n e s r é v o l u t i o n n a i r e s . M a i s j e n e savais p a s q u e c'étaient les q u a t r e voyelles d u m o t r é v o l u t i o n q u ' o n e n v o y a i t à l a c a s s e . R e t r o u v a n t les r u e s d e B e r l i n , les m o t s r e t r o u v a i e n t leurs p r o p r e s e m p r e i n t e s , les t r a c e s q u ' i l s y a v a i e n t laissées. L à o ù la q u e s t i o n d u d o u b l e a v a i t é t é s o u l e v é e :

C h a q u e m o t c h a q u e idée c h a q u e s y m b o l e p o s s è d e n t à B e r l i n

u n e f i c h e d ' a g e n t d o u b l e

20. L'écriture du Poème cinématographique a entraîné Gatti sur les chemins de Laetitia. attente-de-devenir-films. L'un, L'homme qui volait avec des plumes de coq, est consa- cré à l'émigration tumultueuse d'Auguste aux États-Unis (à Chicago en particulier). Il ne s'arrêtera pas là. Autour de ce haut lieu de la mère qu'est le mont Sacré de Créa, il écrira aussitôt après Ton nom était Joie, un poème que Stéphane Gatti met- tra en image (1987). Dans le même mouvement, Gatti écrira deux poèmes-en- L'autre, Docks, à l'émigration à Marseille de Salvatore, le grand-père.

21. Les personnages de théâtre meurent dans la rue, Axolotl, p. 21.

22. Ibid, p. 17.

(22)

la même question revenait, plus de quinze ans après : Où aller?

Berlin est coupé en deux dans le sens de l'histoire.

Filmer Berlin, c'était aussi, inévitablement, filmer le poème qui y avait été écrit - d'autant que, pendant longtemps, son appellation la plus commune avait été : Poème de Berlin. Sur les images assem- blées pour le scénario, le peintre Oskar Gonschor présente à la caméra les pages de ce poème devenues affiches Mais revenir à Berlin, c'est renouer avec les interrogations de la fin — fin d'un lan- gage, fin du politique; avec les lettres du mot « révolution » envoyées à la casse ; avec l'adieu au prolétariat. Les personnages de théâtre meurent dans la rue pouvait encore laisser s'échapper un appel volontariste :

Où est le combat?

Savez-vous où est le combat ? À chaque fois j'ai répondu : dans les usines

ce texte (multiplié par trois) ne peut que constater :

[...] toutes les sorties d'usine sont syndiquées à l'intérieur d'un contre-chant [...]

Mort, le sujet historique ressuscite mais sous quelle forme ?

La Non-Classe des non-prolétaires industriels.

Dans les usines de Berlin, l'adieu au prolétariat est consommé.

La bataille du langage devient celle du langage politique en train d'agoniser. Mais on aurait pu s'y attendre :

Aller chercher dans une usine ce que nous n'avons pas trouvé au-delà des Pyrénées, ni dans la forêt de la Berbeyrolle, ni dans les camps du Danube, c'est entrer dans l'Ordre des Frères mendiants.

Alors, où est le combat ? (Les personnages de théâtre meurent dans la rue) où est la bataille ? (Poème cinématographique). À chaque fois, dans chaque lieu où les traces de l'affrontement ont été recherchées, la réponse est la même :

Seuls les oiseaux détiennent notre part de victoire T Corneille au-dessus de la bataille de Jarama.

Oiseau dans le ciel de la Berbeyrolle.

Mésange dans une cellule de Mauthausen.

Rossignol de Berlin.

23. Ibid, p. 71. « Dans les usines » : c'est précisément là que Gatti ira travailler, deve- nant ouvrier émigré à son tour.

(23)

Filmer la bataille, c'est tenter de filmer le « passage des oiseaux dans le ciel ». À la question d'avant l'écriture :

Que survit-il sous le ciel après le passage d'une migration d'oiseaux?

Notre espace en est-il transformé T ?

répond la révélation de la forêt de la Berbeyrolle :

Ici, la bataille n'est pas contre ces hommes à fusil [...]. Elle est contre le conformisme du dire, et la tentative d'annoncer, par d'autres voies, le passage à ce moment-là, de l'oiseau dans le ciel. Sur la forêt de la

Berbeyrolle, le soleil ne s'était pas levé. L'exode avait commencé T

LE POÈME DE CET EXODE-LÀ

Lorsqu'il avait écrit et réalisé La Première Lettre — une série de six films vidéo tournée en 1978 avec la population de la région de L'Isle d'Abeau et consacrée au jeune résistant Roger Rouxel, fusillé à dix- huit ans, Gatti avait ajouté un Contre-Opéra au texte du poème fumé C'est un texte à lire aujourd'hui comme une sorte de préam- bule à celui-ci, les images - cadres, séquences - y étant déjà soumises à l'interrogation sceptique des mots : Pourquoi faire un film ? Comme dans ce texte (multiplié par trois) les mots tentaient d'y déchiffrer de possibles échos entre traces sur terre et passages dans le ciel : Les traces

de sang sur terre peuvent-elles devenir

blessures dans le nuage qui passe ?

24. Œ Th, III, p. 192. Le Contre-Opéra a été mis en images par Stéphane Gatti dans Un poème, cinq films.

25. ΠTh, III, p. 203.

(24)

D'un poème à l'autre — mais plus largement, aussi, dans cette lente filiation des poèmes : L'Enclos, puis Les personnages de théâtre meurent dans la rue, puis le Contre-Opéra, puis ce Poème cinémato- graphique — se donne à lire sur près de quarante ans le cheminement obstiné des mots qui cherchent à dire la bataille : qu'elle soit appe- lée « révolte » (L'Enclos), « combat » (Les personnages de théâtre meu- rent dans la rue), ou « guerre civile » (Contre-Opéra) :

Notre guerre civile recommence chaque jour le combat de l'échelle

contre le ciel.

S'y donne à lire, aussi, la condamnation qui semble planer sur toute tentative de dire cette bataille. Et particulièrement lorsque, pour la dire, les mots laissent la place aux images.

Déjà, dans le Contre-Opéra, Gatti tentait de dire cette condam- nation à travers la parabole commune du cinéma et de l'Indien : Le cinéma

est le tombeau de l'Indien à travers le monde [...]

Prix usuraire exigé par la funératrice ambulante ne pouvoir être

vivant ou mort sur pellicule qu'en travesti commercial.

Ce qui lie le cinéma à l'Indien c'est une même défaite : la sou- mission au service du plus fort. Ce que fit subir à l'Indien la conquête des Amériques, les images, au cinéma, le font subir aux mots.

[...] Les mots se sont mis au service des images. Ils ont redit la conquête des Amériques, ces tribus indiennes se mettant au service du plus fort à reproduire les images de leurs dieux quitte à assassi-

n e r l ' I n d i e n m a j u s c u l e , ses idées, e t ses p i e r r e s - z i g g u r a t s elles a u s s i .

Voilà le scandale. Et le drame. Entrer dans les images, c'est prendre le risque d'une mise à mort (d'un assassinat). Risque devant lequel ne recule pas celui qui, contre toute attente, persiste à faire des images. Mais risque face auquel il ne peut que confesser - confession à l'en-tête du Contre-Opéra, mais qu'il faut, mainte- nant, mettre en exergue de ce texte (multiplié par trois) : 26. Œ Th, III, p. 194.

27. ΠTh, III, p. 202.

(25)

C'est par le regard des images que la vie s'immole chaque jour

sur chacune de nos rétines Un jour

nous saurons quelle part de notre mort nous avons offerte au besoin de cadrer le ciel à l'obstination du nuage qui veut se lire sur et derrière

l'écran 28

Ne pas être dupe des images et pourtant continuer à y sacrifier

— c'est la position aussi inconfortable que paradoxale que prétend tenir ce texte (multiplié par trois) :

Chaque plan a un numéro le personnage change de statut : de pionnier de terres vierges, il devient chiourme encadrée.

Autre espace, autre destin. L'idée carcérale dont le cadre en sa mouvance est porteur condamne à l'inexistence tout ce qui ne participe pas

à sa d i s t r i b u t i o n des t e r r e s .

Tout ce qui n'est pas dans le cadre est condamné à l'inexistence.

Tout ce qui est dans le cadre n'est que chiourme encadrée.

Pour Gatti, comme pour les iconoclastes vaincus du concile de Nicée l'image c'est le diable T Non seulement parce que coexister avec les mots du cinéma est une descente aux enfers. Mais plus radi- calement, parce que l'image, comme le diable, séduit avant de perdre. Elle est tentation et condamnation. Impossible d'y échap- per. Sous peine de ne pas exister.

28. ΠTh, III, p. 204.

29. Il a d'ailleurs écrit une pièce autour de cette question : Ces empereurs aux ombrelles trouées, créée au Festival d'Avignon en 1991.

(26)

Qu'elle séduise, on le comprend facilement. Mais qu'elle cause la perte de celui qu'elle a séduit...

Un seul modèle : le peintre chinois, lorsqu'après les obsèques

il soumet ses albums à la famille du défunt.

[...]

Ce qu'il cherche, ce n'est pas comment signifier les traits du défunt que dans la plupart des cas il n'a jamais vu.

Ce qu'il cherche c'est une identité

dans laquelle la famille en deuil, celle qui paye,

se retrouve.

Peu importe ici la capacité personnelle du cinéaste, ses efforts, son savoir faire : Un film est condamné à rapporter, non à dire T Le paradoxe tient en peu de mots : Le réel est là

Et il n'y a rien.

Ce n'est pas une question de vérité, de fidélité ou de trahison.

Tout est respecté. Vérifié. Contrôlé. Les costumes. Les détails. Pour ce qui est du rapport au réel, on peut même dire que c'est parfait.

Un miroir ne ferait pas mieux.

Et pourtant : ... il n'y a rien. Au mieux, de la pierre mutilée. La question que pose Gatti est extrêmement simple : Que faire pour qu'il y ait quelque chose ? que faire pour que, confrontées à la pétri- fication, au gel, à la rigidité cadavérique qui les menace, les traces de la bataille puissent rester vivantes ?

Le Poème cinématographique a commencé par être le poème de nulle part. En exergue, la trahison des mots.

[...]

La lente agonie de l'Indien majuscule c'est la nôtre. Et le Poème cinématographique n'a plus continué à être de nulle part, il est

d e v e n u le p o è m e d e cet e x o d e - l à P

La question est de savoir comment accueillir cet exode.

Comment accueillir le « passage des oiseaux dans le ciel ».

(27)

AU DÉBUT des années quatre-vingt, Armand Gatti a déjà écrit quarante pièces de théâtre, il a réalisé six films, il a connu la plupart des pays du monde, des guerres, des maquis... Tout porte à penser - et d'ailleurs la demande lui est clairement exprimée - que le temps est venu de prendre du recul, de faire œuvre autobiographique. Gatti ne dit pas non.

Le poème est la forme la plus apte à répondre à l'énigme du « je ».

Mais la part en trop, toujours, vient dérégler les perspectives, multiplie les possibles, impose l'image - d'où le scénario. Enfin la forme théâtrale s'avère nécessaire. Trois genres donc pour un même texte qui constitue, tant par la manière que par le contenu, un véritable portrait de l'homme et de l'écrivain.

(28)

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