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Orson Welles, diffractions
Loig Le Bihan
To cite this version:
Loig Le Bihan. Orson Welles, diffractions : De Citizen Kane à Mr Arkadin, une esthétique niet-
zschéenne. 2010. �hal-01633200�
Orson Welles, diffractions
De Citizen Kane à Mr Arkadin, une esthétique nietzschéenne
« Let’s drink to character ! » Mr Arkadin
Le personnage « Welles »
Au moment d’amorcer un discours portant sur l’œuvre d’Orson Welles, sans doute est-‐il judicieux de repartir de son « personnage », et cela pour plusieurs raisons. D’abord car Orson Welles, lorsqu’il fait son entrée en Cinématographie est déjà un personnage public, une personnalité hors du commun à qui Hollywood fera un pont d’or et accordera pour la réalisation de son premier long-‐métrage une maîtrise exorbitante dans le cadre d’un système de production hollywoodien. Ensuite car Orson Welles, avant d’être cinéaste, est évidemment un acteur et, selon ses propres dires, au cours d’un entretien devenu fameux enregistré en 1958
1, « de ceux qui jouent les rois ». Malgré les différences de style comme de genre on peut très aisément tresser le fil rouge d’une auctorialité revendiquée dans la persistance, d’un bout à l’autre de la filmographie, d’un « archi-‐personnage » très souvent joués par Welles lui-‐même. En commençant par le premier d’entre eux, le citoyen Kane, on peut enfiler chronologiquement ses reprises, à partir d’airs de ressemblance mais également d’un nom de famille commun, plus exactement d’un signifiant réductible à la présence dans beaucoup des noms d’un même phonème qui semble chiffrer la descendance. Macbeth, Gregory Arkadin, Hank Quinlan, Mr Clay, tous ces personnages au destin tragique joués par Orson Welles partagent avec Charles Foster Kane l’insistante présence en leur nom du son
« K ». Nul hasard si l’on veut bien voir combien la lettre, placée en exergue de l’œuvre dans les premières images de Citizen Kane (1941), prend sens à évoquer le mot « King »
2et crie d’emblée la volonté de toute-‐puissance de cet archi-‐personnage [Ill. 1].
Dans son grand ouvrage en trois tomes récapitulant trente-‐sept années d’un travail minutieux mené sur l’œuvre, Youssef Ishagpour a cherché à caractériser finement le personnage wellesien, cette « individualité souveraine comme figure éponyme de la modernité »
3, cette construction qui dans les films semblerait masquer si ce n’est l’homme
1
Entretien réalisé par André Bazin, Charles Bitsch et Jean Domarchi, reproduit dans André Bazin, Orson Welles (1972), Paris, rééd. Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1998.
2
K for King est le titre d’une installation vidéo (2010, 2’37’’) que j’ai conçue pour l’exposition qui accompagne le programme « Films en miroir : Orson Welles, diffractions » proposé du 24 mars au 17 mai 2010 à la médiathèque centrale d’Agglomération Federico Fellini de Montpellier.
3
Youssef Ishaghpour, Orson Welles cinéaste. Une caméra visible, tome I « Mais notre dépendance à l’image est énorme… », Paris, éd. la Différence, coll. « les Essais », p. 417. Les pages consacrées à l’étude de cet archi-‐
personnage (il n’utilise pas le terme) sont essentiellement rassemblées dans le chapitre 2 : « Welles dans la
modernité », pp. 92-‐166.
du moins l’auteur Welles. Mais peut-‐être n’insiste-‐t-‐il pas assez sur leur schize constitutive.
La dualité au cœur de chacun de ces personnages – dont Welles a plusieurs fois dit qu’il les condamne tous moralement mais qu’il ne peut s’empêcher de les aimer humainement – est celle qui oppose en eux l’homme « égal » aux autres (qu’on le nomme « citizen » ou
« mister ») et ce puissant qu’ils voudraient être (Kane, Arkadin…). Orson Welles dit encore de ses personnages qu’ils seraient tous des variations à partir de Faust ou encore qu’ils vivent dans un « monde faustien » et sont tous fatalement des « salauds » d’être des personnages tragiques emprisonnés dans des récits mélodramatiques. Ce monde faustien, nous rappelle Ishaghpour, est celui de la modernité qui s’origine dans la crise de la Renaissance et lorsque l’individu se retrouve désormais séparé de Dieu. Dans cette modernité seulement, l’homme peut aspirer non plus à la « gloire », idée renaissante qui suppose encore une forme de communion entre l’homme qui s’est illustré et Dieu aux yeux duquel précisément il s’est illustré, mais à la « puissance absolue » et « égoïste » que seule autorise une rupture entre l’individu et un cosmos religieux, le vieux monde que transcendait un pouvoir divin.
Une fable racontée par le personnage homonyme de Mr Arkadin (1955) résume sous forme métaphorique cette dualité du personnage wellesien, c’est celle maintes fois commentée de la grenouille et du scorpion
4. Il n’est sans doute pas de manière plus simple de faire comprendre le point commun à tous les personnages wellesiens. Ce sont des scorpions et, comme celui de la fable, c’est leur character qui les mènera à leur perte. Gilles Deleuze l’écrit de manière presque trop claire : ce character qu’ils ont en commun, c’est proprement la « volonté de puissance » nietszchéenne
5, c’est-‐à-‐dire non pas une intention psychologique de régner, mais une force d’emprise qui les agit et les pousse irrésistiblement à étendre leur empire, à s’assimiler ou à soumettre tous ceux et celles qu’ils rencontrent. Suggéré à Orson Welles lors de l’entretien de 1958, repris, développé, parfois nuancé par plusieurs commentateurs par la suite, de Jean Narboni
6à Youssef Ishagpour ou encore donc à Gilles Deleuze, cette idée que l’on peut « discerne[r] une unité profonde dérivée d’une conception nitszchéenne de l’existence »
7dans l’œuvre du cinéaste a fait son chemin et je la crois juste [Ill. 2].
Projection :
extrait de Mr Arkadin (éd. FSF, coll. « Films du siècle », 2009) :
De la procession nocturne jusqu’à la fable « du scorpion et de la grenouille » racontée par Arkadin (00 :17 :53 à 00 :31 :47).
4
Extrait du dialogue de Mr Arkadin (texte des sous-‐titres) : « Il était une fois un scorpion qui voulait traverser un fleuve. Il demanda à une grenouille de le porter. Mais la grenouille se refusa. Elle avait peur qu’il la pique.
Elle risquait de mourir. Le scorpion lui dit que ce n’était pas logique. S’il l’avait piquée, elle serait morte et lui se serait noyé. La grenouille le crut et accepta de le porter. Mais au milieu de la rivière, elle sentit une forte douleur et comprit que finalement, le scorpion l’avait piquée. Alors qu’ils étaient en train de se noyer, la grenouille lui dit : "Ce n’est pas logique." Le scorpion répondit : "Je sais, je n’ai pu m’en empêcher. C’est ma nature (character). Trinquons à la nature des gens (Let’s drink to character)." »
5
« La puissance (ce que Nietzsche appelle « volonté de puissance », et Welles, « character »), c’est ce pouvoir d’affecter et d’être affecté, ce rapport d’une force avec d’autres. » (G. Deleuze, L’image-‐temps, Paris, éd. de Minuit, coll. « Critique », 1985, p. 182.)
6
Cf. Jean Narboni, « Un cinéma en plongée », in Alain Bergala & Jean Narboni, Orson Welles, Hors-‐Série des Cahiers du cinéma, Paris, éditions de l’Etoile, 1982.
7
Entretien cité, in André Bazin, Orson Welles (1972), art. cit., p. 172.
De Citizen Kane à Mr Arkadin : une reprise ?
J’insinuais tout-‐à-‐l’heure une référence à deux personnages précis dans l’œuvre de Welles en évoquant la dualité des personnages. Parlant du citizen et du mister je pensais évidemment en premier lieu à Kane et à Arkadin. Il y a indéniablement une forte ressemblance entre deux personnages situés en deux moments très distants dans la chronologie de l’œuvre et ce n’est absolument pas chose nouvelle que de déclarer aujourd’hui que Mr Arkadin constitue une forme de reprise de Citizen Kane. L’un et l’autre, et ce malgré les différences radicales en termes de conditions de production, sont sans aucun doute (je me range à l’avis d’Ishaghpour sur ce point) parmi les films les plus
« personnels » de Welles, ceux sur lesquels s’est imprimé le plus profondément le sceau auctorial.
Si l’on s’en tenait à l’argument narratif, on peut déjà noter combien les deux films partagent : il s’agit de récit d’enquêtes visant à retrouver le secret de deux hommes. Dans un cas comme dans l’autre il s’agira d’assigner une origine ou une intimité dernière à deux personnages insaisissables de s’être transformés en puissants par la possession d’argent en abondance. La traque du secret consistera en un recueil d’une collection d’indices auprès de témoins et visera, littéralement, à découvrir le citoyen Kane comme monsieur Arkadin. Il y a également, entre les deux films, une assez évidente proximité de structure, surtout si l’on se fie à la version « intégrale » de Mr Arkadin, qui se veut plus proche du projet de Welles
8. Les deux films sont basés sur de fréquents aller-‐et-‐retour entre deux nappes de temps : le présent de l’enquête et le passé des récits. Ce sont également deux films qui n’en finissent pas de commencer. Où débute véritablement Citizen Kane ? lorsque la caméra outrepasse l’interdit et franchit la grille ? à la mort de Kane ? lors de la séquence des « News on the March » ? ou enfin lorsque Rawlston confie à Thompson le soin de mener l’enquête. Et où commence le récit de Mr Arkadin ? au pré-‐générique, lorsque l’avion de l’Ogre nous est montré vide ? lorsque Van Stratten retrouve Jakob Zouk et commence son récit en voix over narrative ? Où encore – écho possible au premier film – lorsque Arkadin engage Van Stratten pour enquêter sur son passé ?
Mais pour retracer les liens entre deux films dont le premier finissait dans un bric-‐à-‐brac de caisses et d’objets épars et le second commencera sur un quai jonché lui aussi de grandes caisses, il faut repartir, à mon sens, du titre de ce second film. Très tôt, en 1952, le projet du film porte déjà le titre de Mr Arkadin. Il est inspiré d’un épisode d’une série télévisuelle produite pour la BBC (The Lives of Harry Lime) et inspirée du Troisième homme de Carol Reed, dont il reprend le personnage que jouait Welles. L’épisode en question, notons-‐le, portait le titre de Man of Mystery. En 1953, un premier scénario est communiqué avec comme titre provisoire Masquerade (Mascarade en français). A l’automne 1953, le projet retrouve le titre initial et c’est sous celui-‐ci qu’il sera tourné et monté par Welles. Ce n’est qu’au moment de la première sortie du film, en août 1955, et alors que Welles se sera vu
8
Il existe en effet plusieurs versions du film intitulé en français Dossier secret, et portant divers titres :
Confidential Report ou Mr Arkadin. Je me réfère ici à la version dite « intégrale » éditée en DVD par Films Sans
Frontières (collection « Films du siècle », 2009), dans laquelle la structure voulue par Welles, faite d’allers et
retours réguliers entre la scène où Guy Van Stratten raconte son histoire à Jakob Zouk et les évènements
rapportés en flash-‐back a été restaurée. Bien que je ne puisse l’affirmer, cette édition correspond sans doute
(durées identiques d’1H45) à celle remontée par l’éditeur Criterion en 2005 avec la collaboration de la
Cinémathèque municipale de Luxembourg et du Filmmuseum de Munich. A propos de la genèse et des
multiples versions du films, on consultera le livre de Jean-‐Pierre Berthomé & François Thomas : Orson Welles
au travail (Paris, éd. Cahiers du cinéma, 2006).
retirer le final cut que le film sera re-‐titré Confidential Report. Si l’on se fie à cette rapide évocation génétique on remarquera la prégnance du titre initial tout au long du projet : Mr Arkadin. Il faut entendre les assonances qui participent à la trouvaille du titre. L’épisode de la série portait le titre de « Man of Mystery » Le personnage-‐titre porte un prénom de même structure syllabique : Gregory. Le mister de Mr Arkadin peut sembler alors une formation de compromis emportant avec elle tous les signifiés du terme Mystery et accrochant surtout en miroir la structure d’un autre titre : Citizen (pour Mister) Kane (pour Arkadin). La logique homonymique marque deux titres qui se reflètent mutuellement.
On peut encore rappeler, malgré les dénégations de circonstance de Welles, ces interprétations persistantes et motivées selon lesquelles les deux personnages seraient basés sur des personnes ayant réellement existé. Le personnage de Kane serait principalement dérivé de celui du magnat de la presse Randolph Hearst, personnage richissime, réputé fasciste, propriétaire d’un fastueux domaine nommé San Simeon où il retrouvait à la fois son amante, l’actrice Marion Davies, et le monde d’Hollywood. Celui d’Arkadin serait notamment dérivé d’un certain Basil Zaharoff, homme d’affaire au passé trouble ayant fait fortune dans la vente d’arme, qui aurait fomenté des conflits et aurait passé sa vie à brouiller les pistes quant à sa nationalité ou à sa date de naissance. Raccourci troublant : Ishagpour rapporte qu’en 1936, pour les besoins d’une chronique consacrée à la mort de ce même Zaharoff diffusée dans le cadre de la réelle série March of Time pastichée dans Citizen Kane, Welles aurait joué la mort de Zaharoff, expirant sa volonté dernière d’être
« enterré au soleil à côté d’un buisson de roses (rosebush) »
9.
Il y aurait donc une ressemblance entre ces deux personnages-‐titres qui excèderait celle qui de manière générale rassemble les autres personnages « wellesiens ». Plus encore, me semble-‐t-‐il, et à condition d’envisager sérieusement Mr Arkadin comme la reprise de Citizen Kane (Youssef Ishagpour sacrifie à l’exercice mais semble y aller à reculons et ne pas vouloir faire pleinement sienne cette approche), on pourra repérer une forme de redistribution proliférante et grotesque des personnages de Citizen Kane dans Mr Arkadin.
Si l’on choisit de se rendre attentif aux proximités figuratives et structurales entre les deux films on ne peut manquer de débusquer ici et là dans Mr Arkadin la reprise travestie de traits ou de situations appartenant aux personnages du premier film. Faisons un début d’inventaire. L’enquête menée par Thompson le menait d’abord au mémorial de Walter Thatcher, où après s’être vu refuser le droit de les citer, il commençait par lire les écrits d’un homme que l’on avait vu précédemment, dans la chronique funéraire des News on the March, lire une « déclaration » (statement) à la presse et refuser de répondre à aucune question. L’enquête de Van Stratten, qui se fait passer pour un journaliste, commence véritablement avec la lecture d’une autre « déclaration » dont il se verra également interdire toute citation et qui lui sera remise de la part d’un certain Sir Joseph, ex-‐directeur des Services Secrets, qui ne veut ni le rencontrer physiquement ni répondre à ses questions.
L’enquête de Thompson le menait ensuite auprès de Susan Alexander, qui refusait dans un premier temps de répondre, puis à Bernstein, ex-‐directeur de l’Inquirer qui finissait par lui suggérer de rencontrer Leland. De son côté, Van Stratten rencontre le « professeur » Radzinski qui l’enjoint à rencontrer un certain Tadeus. Mily rencontre ce dernier qui la renvoie sur un certain antiquaire du nom de Trebitsch. Jusqu’ici, rien ne traduit quelque effet de transfert, si ce n’est de structure, par contre, il semble que le personnage de Leland se distribue à la fois sur Trebitsch, sur Jakob Zouk, le dernier témoin que Van Stratten
9
Cf. Youssef Ishaghpour, Orson Welles cinéaste. Une caméra visible, tome II « Les films de la période
américaine », Paris, éd. la Différence, coll. « Les Essais », p. 81.
retrouvera, mais encore sur Oskar. Au premier Leland a donné sa robe de chambre, au second son « vieil âge » (« Just… old age » dit Bernstein, apprenant que Leland vit désormais dans un hôpital, « Old Age » dira lui-‐même en écho Arkadin pour justifier son ricanement lorsqu’il découvrira Jakob Zouk dans un lit), au troisième son addiction (le premier réclamait de manière insistante à l’enquêteur des cigares, le second réclamera lui de l’héroïne). Parmi les personnages féminins, il semble que l’on puisse faire correspondre le personnage de Sophie avec la mère de Kane – elles ont toutes deux fait la fortune de leur protégé – ; celui de Susan, qui se confiera finalement dans son restaurant, un manteau de fourrure sur les épaules, à la baronne Nagel comme à Raina (une dispute éclate entre Raina et son père dans une chambre d’hôtel parisienne évoquant celle qui déclenchera le départ de Susan).
Les liens sont ténus et on pourrait douter de la pertinence d’une telle proposition s’il n’y avait l’intérêt interprétatif de cette hypothèse dès lors que l’on revient aux personnages
« cardinaux » des deux récits dont participe par exemple l’enquêteur. Dans Citizen Kane, celui-‐ci n’était nullement impliqué dans le récit. Toujours tapi dans l’ombre, il se contentait de recueillir la parole des uns et des autres. Dans Mr Arkadin l’enquêteur au contraire est pris au piège de son contrat. Au fur et à mesure qu’il interroge les témoins et qu’il découvre le secret de Gregory Arkadin, il devient lui-‐même de plus en gênant. Tour d’écrou supplémentaire dans la mise en abyme, cette implication de la figure de l’enquêteur dans la matière même du récit se révèle encore plus profonde si l’on veut bien se rendre compte à quel point la logique de distribution des personnages de Citizen Kane vaut ici. Disons-‐le d’emblée, dans Mr Arkadin, Guy Van Stratten reprend certes le rôle qu’assumait le reporter Thompson dans Citizen Kane mais il reprend également et partiellement celui de Kane lui-‐
même, la part du personnage de Kane qu’Arkadin précisément, dans sa folie mégalomaniaque, refuse d’assumer, c’est-‐à-‐dire, son Origine. La dualité au cœur du citoyen Kane se trouve ici redistribuée sur deux figures distinctes, prises au miroir.
Projections :
extrait de Mr Arkadin :
Au château d’Arkadin, scène de discussion entre Arkadin et Van Stratten dans la chambre de Raina (00 :25 :57 à 27 :56).
extraits de Citizen Kane (Paris, éd. Montparnasse, coll. « RKO », 2003) :
L’infirmière rentre dans la chambre où Kane vient d’expirer (00 :02 :24 à 00 :02 :26) ;
Kane découvre Susan empoisonnée (01 :35 :10 à 1 :36 :02).
Une scène, sans nul doute, signale la mise au miroir du personnage de Van Stratten par celui
d’Arkadin mais encore leur filiation commune avec celui de Kane. Lors de leur première
entrevue au château, Arkadin invite Van Stratten dans la chambre de Raina afin de lui
démontrer qu’il connaît son trouble passé. Le plan d’ensemble qui nous montre, au premier
plan, le « dossier confidentiel » posé sur le lit et au fond de l’image Arkadin ouvrant la porte
de la chambre est une très nette reprise à la fois inversée, amplifiée et condensée de deux
plans fameux de Citizen Kane, devenus des emblèmes du style « en profondeur de champ »
de l’auteur [Ill. 3]. Dans le premier plan l’infirmière, à l’orée du récit, ouvrait la porte de la
chambre de Kane après sa mort et entrait du même coup dans l’image émiettée et reflétée
par les éclats de la boule de verre où s’affichait au premier plan à gauche l’image du chalet
de l’enfance [Ill. 4]. Dans le second, Kane enfonçait la porte de la chambre de Susan alors
que se mettait en évidence au premier plan le verre et la fiole ayant contenu le poison ingéré par celle-‐ci [Ill. 5]. Le plan de Mr Arkadin emprunte aux deux plans évoqués de Citizen Kane l’extrême dilatation en profondeur, la disposition scénographique, le trajet du personnage. Au premier il emprunte de plus une forme de remplissage du champ par des motifs architecturaux, gothiques dans un cas, mauresques dans l’autre. L’évocation vise à mon sens à faire transiter symboliquement vers ce « dossier » les signifiés associés aux objets mis en exergue par les plans de Citizen Kane : Enfance (le chalet) et Mort (la fiole de poison) ou, en termes plus abstraits, Origine et Fin. Le dossier que nous voyons là est-‐il celui du titre ? L’ambiguïté pourra rester irrésolue à condition de considérer que l’objet ainsi indexé, portant explicitement sur l’Origine de Van Stratten vaut également pour celle d’Arkadin. Le dossier que Van Stratten constituera sur Gregory Arkadin contient cette vérité ultime : son nom était Wasaw Athabadzé. Celui qu’Arkadin jette à la figure de Van Stratten révèle que ce dernier se nommait George Streiter. Arkadin, qui diligente l’enquête et Van Stratten qui la mène seront désormais l’un et l’autre liés par plus qu’un contrat. L’un est le double de l’autre comme chacun comporte deux facettes : l’homme et le mythe.
En cela, Mr Arkadin représente une sorte d’explication du personnage de Kane. On le sait, tout le drame de Kane est que, sa vie durant il ne cesse de vouloir devenir le « moi idéal » que sa mère lui a échafaudé et qui ressemble fort au portrait gigantesque dressé derrière son pupitre de candidat à l’élection de gouverneur [Ill. 6]. Son drame peut se réduire à cette dualité qu’il ne réussira jamais à résorber. Son « échec » équivaut à la « destitution » finale du mythe, lors du départ de Susan, et à sa « ressaisie » humaine par l’effet de sa mémoire d’enfant. Dans Mr Arkadin, le personnage de Kane s’est doublement distribué sur ceux de George Streiter, l’homme voué à l’échec dans sa volonté de puissance et celui complètement mythique et fabuleux (un « ogre » dit sa fille) de Gregory Arkadin. Ce qui explique d’ailleurs que la mort de l’un causera la déchéance de l’autre dans cette superbe image où Van Stratten, qui vient de perdre Raina, se dédouble dans le reflet d’une vitre comme Kane, après avoir été abandonné de Susan, se multipliait en passant entre deux miroirs [Ill. 7, 8].
Une « esthétique nietzschéenne » : centration et diffraction
On le voit, pour toutes ces raisons, on est fondé à considérer Mr Arkadin comme la reprise de Citizen Kane mais une reprise à la fois grotesque et baroque, proliférante, dépensière, outrée, accentuée, excessive. En comparaison Citizen Kane, malgré son « maniérisme » stylistique apparaîtrait presque désormais une œuvre « classique », harmonieuse, équilibrée. Mr Arkadin, par son outrance baroque, relève bien plus d’un laboratoire des formes et l’on pourra sans doute y relever plus clairement des parti-‐pris formels qui, dans Citizen Kane, se feutraient dans un projet certes « encyclopédique », certes hétérogènes en termes de genres, de styles, mais de bout en bout finalement unifié par la logique d’un projet longuement mûri.
C’était déjà l’hypothèse de Deleuze : la conception nietzschéenne des mondes wellesiens
passe dans la forme même des films. « On pressent déjà que le montage court, haché,
morcelé, et le long plan-‐séquence servent une même cause. L’un présente successivement
des corps dont chacun exerce sa force, ou subit celle d’un autre : "chaque plan montre un
coup, un contre-‐coup, un coup reçu, un coup frappé". L’autre présente simultanément un
rapport de forces dans sa variabilité, dans son instabilité, dans la prolifération des centres et
la multiplication des vecteurs (la scène de l’interrogatoire dans "Touch of Evil")
10. » Les termes d’une logique formelle sont dès lors posés : centration, multiplication. Mais très vite, trop vite me semble-‐t-‐il, Deleuze rabat la complexité de cette dialectique naissante – centration versus multiplication – sur l’idée massive d’un œuvre tout entier marqué par la seule logique du décentrement. Sans doute lui faut-‐il aller vite et inscrire son analyse dans un cadre plus large que détermine son projet de livre sur l’image-‐temps.
Il me semble que l’on peut précisément repartir de là et affiner le repérage, particulièrement dans Mr Arkadin, d’une esthétique « nietszchéenne ». Enonçons-‐en les termes. Dans la philosophie de Nietzsche, il est deux types de forces qui s’affrontent et manifestent – c’est-‐
à-‐dire réalisent, rendent sensible et intelligible – le principe vital de la « volonté de puissance » (dont je rappelle qu’aux yeux de Nietzsche, elle n’a rien de psychologique). Les forces dominantes luttent contre des forces dominées. Les premières seront décrites comme actives, les secondes comme réactives. Les premières agissent par attraction, assimilation, augmentation, les secondes par répulsion, multiplication, alliance. Les forces dominantes cherchent ainsi à augmenter la puissance à l’œuvre en l’organisant, en coordonnant un cosmos, mais ne le peuvent que dans l’affrontement avec ces forces dominées, qu’en étant affectées des résistances de ces autres forces. En l’absence de force réactive, la force dominante ne peut plus se manifester dans la mesure où elle est toute entière d’ordre
« relationnel ». Les forces dominées chercheront elles à désagréger l’organisme, à désorganiser la force dominante en défaisant son unité. Le milieu où les forces s’affrontent est donc un milieu « métastable », en formation. C’est un « chaosmos », conjonction de chaos et de cosmos
11. Dès lors on peut tenter de voir en quoi ce jeu de force peut se traduire dans des formes esthétiques, faire équivaloir ces abstractions idéelles à des concrétisations formelles. A l’intérieur d’un même plan, dans le découpage et le montage des plans, les formes pourront être interprétées comme traduisant un jeu de forces qui tendront soit à l’organisation, soit à la désorganisation et soit à la centration, soit à la diffraction.
Analyser Mr Arkadin au prisme de cette « théorie » esthétique conduira à mieux comprendre certains faits de mise en scène et de montage comme résultant non plus seulement des moyens mis à disposition (le « bricolage » ayant accompagné la réalisation de Mr Arkadin expliquerait la forme du film) ou d’une volonté de différenciation stylistique (Welles affirmait avoir beaucoup utilisé l’objectif 18,5 mm parce que personne d’autre ne le faisait) mais comme relevant également d’une véritable « nécessité » esthétique.
Ainsi de ces nombreuses séquences de dialogues où les protagonistes échangent leur place, s’approchent, s’enfuient, se retournent dans des lieux jamais totalisés, clairement situés dans une perspective d’ensemble. Si l’espace dramatique n’y est jamais donné en un plan d’ensemble, en un « establishing shot », ce n’est pas seulement que se manifesterait là le désir d’une stylisation baroque mais parce qu’il s’agit avant tout de mettre en scène un
« champ de force » (l’expression pourrait valoir littéralement pour une séquence fameuse de bataille dans Falstaff). La composition des plans, le découpage et le montage témoignent d’une lutte toujours acharnée, parfois indécise, souvent inégale entre forces dominantes, attractives et centripètes en règle générale incarnées dans le personnage « wellesien » et forces dominées, réactives et répulsives, s’incarnant dans ces personnages secondaires qui luttent et fuient souvent.
10
G. Deleuze, op. cit., p. 182. Deleuze cite Didier Goldschmidt.
11