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Conditions de travail, conditions du travail

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-00581049

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Submitted on 20 Jan 2016

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To cite this version:

Pascal Ughetto. Conditions de travail, conditions du travail. LAFLAMME R. (coord.). Main- d’oeuvre et conditions de travail, Presses universitaires de Laval, pp.131-141, 2010, 9782763790206.

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pascal.ughetto@u-pem.fr

In : R. Laflamme (sous la coord.), Main-d’œuvre et conditions de travail.

Vers de nouveaux arrimages, Québec, Presses de l’université Laval, 2010, p. 131-141.

Introduction : les conditions de travail, un regain de légitimité

Les conditions de travail ont retrouvé une actualité qu’elles avaient perdu pendant de nombreuses années. Depuis le point d’acmé qu’avait sans doute été le début des années 1970 dans la reconnaissance institutionnelle du sujet, un déclin prononcé de l’intérêt pour celui-ci avait pu être constaté. Les conditions de travail étaient, notamment, éclipsées par la question de l’emploi, avec laquelle il y avait une part non négligeable de concurrence. L’ampleur du chômage relativisait le problème que constituaient, pour ceux qui avaient la chance d’être dotés d’un emploi, d’éventuelles difficultés de travail. Par ailleurs, il fallait également que le temps passe pour permettre d’enregistrer les effets des diverses séries de changements qui ont bouleversé l’exercice du travail depuis les années 1980. Si les conditions de travail sont redevenues – depuis guère plus d’une dizaine d’années – un problème public1 légitime, cela se fait dans un nouveau contexte : entre temps, les économies ont changé, les emplois et le contenu des tâches a évolué. La question se pose désormais dans une économie beaucoup plus massivement composée de « cols blancs », alors qu’elle s’était développée autour des « cols bleus » ; on tente de la circonscrire par de nouveaux mots (« stress », « charge mentale »…).

Néanmoins, il semble que le tout soit d’ores et déjà assorti de débouchés institutionnels : la législation, des accords collectifs, se sont emparés du sujet, des acteurs institutionnels sont apparus ou ont vu leur rôle repensé.

D’un point de vue d’acteur engagé, nul doute que cela soit un soulagement ou que cela représente, si l’on estime les réalisations insuffisantes, l’espoir

1 On appelle ainsi un phénomène qui finit par être reconnu comme posant problème au niveau d’une société, méritant d’être traité, d’être encadré par les pouvoirs publics ou, plus généralement, par des institutions. Cependant, cela ne se fait pas mécaniquement en vertu de la reconnaissance d’une « évidence », mais à l’issue d’un travail fait par des groupes qui se mobilisent, se rassemblent, créent des alliances (par exemple, avec des « experts » scientifiques), luttent pour obtenir le droit de s’exprimer et pour influencer les termes dans lesquels d’autres veulent bien accepter de débattre du problème.

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d’y voir les premiers pas d’un traitement de ces « nouvelles » conditions de travail. A l’inverse, le regard du sociologue qui n’hésite pas, pour les besoins de l’analyse, à « surjouer » l’étonnement, peut trouver matière à s’interroger : sur le contenu des réponses qui sont en train de s’élaborer ; sur le rythme de cette élaboration ; sur les questions posées et celles qui ne le sont pas.

Dans les lignes qui suivent, sans nous engager dans l’analyse approfondie de la construction du problème public, nous allons installer ce décor pour donner de la perspective aux réponses qui sont en train de se chercher, tant au niveau institutionnel qu’à celui des entreprises. Nous insisterons sur un enjeu de dénomination, non par plaisir de finasser mais parce que les catégories de pensée influencent la façon dont on se représente les problèmes à traiter et contribuent donc à déterminer les voies à explorer pour les traiter.

1. La reconstruction d’un problème public « conditions de travail »

1.1. Un travail institutionnel de grande ampleur…

Il est difficile de dater avec précision le regain de légitimité de la question des conditions de travail mais on peut proposer comme estimation qu’il a commencé à pointer dans la deuxième moitié des années 1990. Dans le domaine de la recherche, c’est dans cette période que, en commençant à donner un recul suffisant (une vingtaine d’années), la succession d’enquêtes sur les conditions de travail a pu fournir un tableau frappant des évolutions2. Sur des scènes plus visibles de la construction du problème public, et dans le cas français, l’ouvrage très médiatisé de Marie- France Hirigoyen (Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien) paraît en 1998 et contribue à faire surgir une parole relative à diverses formes de malaises dans le travail, associés, dans certains cas, à des abus caractérisés, mais aussi plus généralement à toute une variété de pressions ressenties dans les formes actuelles du travail. Le législateur français s’empare du sujet ainsi soulevé en faisant du harcèlement moral un délit au sein de la loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002. Cela aide à illustrer le travail institutionnel qui s’est ainsi amorcé.

Ainsi, la réémergence d’un problème reconnu publiquement autour des conditions de travail n’en est pas restée au niveau du débat, mais a rapidement eu des débouchés institutionnels. Cela doit beaucoup à l’effervescence qui s’est constituée autour des « nouveaux risques » ou

2 Pour le cas de la France, voir Bué et al. (2002). Un article qui a frappé les esprits a été celui de M. Gollac et S. Volkoff, « Citius, Altius, Fortius » (Gollac et Volkoff, 1996).

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« nouvelles pénibilités » du travail. Après un long silence, cela s’agite.

D’une part, les propositions affluent depuis plusieurs années pour, non seulement, diagnostiquer mais aussi désigner le problème : l’objectivation et la désignation des nouvelles conditions de travail se fait en pointant le

« stress » dont elles sont réputées porteuses, en résumant leurs effets par l’« intensification du travail » qu’on y ressent ; les cadres institutionnels, eux aussi, font l’objet d’innovations de vocabulaire par l’apparition d’expressions comme celle de « santé au travail », dont l’intention est de capturer la diversité des dimensions qui se jouent, au-delà, par exemple, de la seule sécurité au travail que l’on reconnaissait dans la génération précédente de mise en forme du problème public.

Des accords collectifs ont été signés, comme, au niveau de l’Union européenne, l’accord-cadre sur le stress au travail du 8 octobre 2004 et sa déclinaison en France dans l’accord national interprofessionnel sur le stress au travail du 2 juillet 2008.

Les acteurs institutionnels en ont ressenti les conséquences également : en France, par exemple, les services de médecine du travail ont été transformés en services de santé au travail, avec l’intention d’y introduire une dimension pluridisciplinaire. On voit aussi de nouveaux acteurs se former ou se développer : par exemple, les « préventeurs », spécialistes de la prévention des risques professionnels.

1.2. … A la rapidité et à la facilité suspectes ?

Cette nouvelle actualité du problème « conditions de travail » peut être inscrite dans une perspective historique. Elle prend alors place dans le vaste ensemble des mutations structurelles et institutionnelles de longue haleine qui se sont amorcées avec la transformation qualitative de nos économies depuis vingt-cinq ou trente ans : montée des services, évolution des technologies, formes des produits et de la concurrence, etc. Ce sont ces mutations qui constituent le contexte de développement des conditions de travail en question ; ce sont également elles qui dictent les échelles de temps.

C’est en particulier aux services que l’on doit les nouvelles manifestations des conditions de travail. Si les générations précédentes du problème

« conditions de travail » trouvaient leurs exemples emblématiques dans l’industrie et le bâtiment, les « risques psychosociaux », les « nouvelles conditions de travail » s’illustreraient, au contraire, du côté des cols blancs, et porteraient la marque des activités de service. Or, cela n’est pas indifférent pour la complexité même du problème public.

Toute une littérature abordant les services par une approche socio- économique insiste sur la spécificité des services et les problèmes que représente le fait que leur gestion, leur pilotage, les outils de mesure qui

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leur sont appliqués, restent, la plupart du temps, conçus de façon assez homogène à ceux qui se sont imposés, au fil de l’histoire, dans le monde industriel (Gadrey, 2003). Dans les systèmes de gestion, les spécificités de la dimension de service en ressortent ignorées ou nivelées, les complications que véhiculent les conditions de déroulement des prestations de services sont, à la limite, tenues pour des indices d’inefficacité. La littérature évoquée, à l’inverse, suggère la nécessité d’inscrire l’essor de la dimension de service (y compris dans l’activité des secteurs industriels) dans des infléchissements historiques et de considérer que les mutations économiques intervenues depuis les années 1980 comprennent cet essor de la dimension de service ; mais, dès lors, si des proportions majoritaires des entreprises et des salariés sont concernés par l’activité de service, alors les problèmes spécifiques afférents devraient être appelés à remonter dans l’agenda, aussi bien des formes de management que des institutions (Gadrey, 2001 ; du Tertre, 1999 ; Ughetto et al., 2002).

Ces mutations impliquent, en particulier, des déplacements des catégories d’appréhension du réel. C’est ce qui les rend longues et compliquées. La socio-économie des services d’auteurs comme Jean Gadrey le montre, le passage à une économie de service fait naître d’ardus problèmes de ce type : les activités de service, leur nature spécifique, soulèvent de réels problèmes conceptuels et pratiques, par exemple pour mesurer et se représenter l’efficacité productive, alors que l’évaluation de la performance a jusqu’alors été construite en en ayant eu l’industrie, ses biens et ses situations productives pour repères. Et les conditions de travail ont directement à voir avec cela, à travers la forme dans laquelle sont conçues les exigences de performance et sont imposés les objectifs de rendement et les moyens distribués.

En théorie, les « nouvelles conditions de travail » devraient donc renvoyer à un long et difficile travail social de construction du problème public, impliquant un déplacement des représentations, des changements dans l’ordre des valeurs, l’élaboration de nouvelles mesures, de nouveaux modes de calcul, la promotion de catégories d’acteurs, le déclassement d’autres acteurs. L’analyse sociologique de la construction des problèmes publics (Blumer, 1971 ; Gusfield, 1981) enseigne que cela passe par le conflit, le débat, la controverse, un processus qui s’étale sur diverses scènes (plateaux de télévision, commissions d’experts, débats parlementaires, etc.), sans issue prédéterminée. Les phénomènes ne font pas problème spontanément. Avant qu’ils soient dits, que cette parole soit écoutée, puis entendue (et non pas déniée), il faut du temps, un temps conflictuel où se joue l’autorisation à exprimer le problème. Puis encore faut-il imaginer de longues phases où se discutent les bonnes qualifications et les bons diagnostics du problème. Il faut du temps pour que les déplacements de qualification, de conceptualisation, fassent leur chemin

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et, plus encore, pour que l’on remodèle en conséquence les outils divers, et notamment de mesure.

Or, en lieu et place de tout cela, dans le domaine qui nous intéresse ici, il semble que nous ayons assisté à un règlement assez rapide de la question : la notion de « harcèlement moral » n’est pas plutôt introduite dans le débat que, en seulement quatre ans, la loi la débarrasse de sens polémique, l’anoblit et l’objective3 ; la « prise de conscience » intervient à la fin des années 1990 et des accords sont signés très peu d’années après. Le règlement n’a-t-il pas été expédié ? Et si les déplacements conceptuels ne s’étaient pas faits, les cadres de pensée n’étant révisés qu’a minima ?

Le vocabulaire en est peut-être un signe : la notion de « risques psychosociaux », qui s’est installée dans le débat et les institutions en France, peut ainsi se lire comme relevant d’un compromis entre les cadres industriels – dont le terme de « risque » traduirait le fait qu’ils restent largement préservés – et l’introduction de considérations (plutôt indéfinies) non-industrielles (« psychosociaux »). Les cadres de pensée hérités des anciennes générations du problème public « conditions de travail » et issus de la fabrique et de l’usine font des conditions de travail des risques que fait courir à son personnel un employeur sous l’effet de son souci productiviste. Les situations de travail échappant à ce modèle seraient cependant passibles du même cadre conceptuel.

En somme, cette « rapidité » interroge au regard de considérations et d’enseignements théoriques qui laisseraient attendre un processus heurté, compliqué, long, de fabrication du problème public et des réponses qui lui sont opposées.

2. Des mutations qui obligent à des déplacements des cadres de pensée

Dans cette partie et celle qui suit, nous cherchons, au contraire, à aborder les déplacements possibles, voire nécessaires, des cadres de pensée.

2.1. Prendre la mesure de ce que veut dire travailler dans les conditions d’aujourd’hui

Dans des représentations sociales qui ont encore cours, les activités de service ne sont pas spontanément associées à des pénibilités évidentes :

3 Certes, il faut compter avec le mode contemporain de fabrication de la décision politique : la médiatisation n’est pas périphérique mais se trouve au cœur de cette fabrication des lois, les gouvernements ne peuvent pas laisser à un problème comme le harcèlement moral le temps de faire l’objet d’un débat qui évalue longuement la pertinence du terme et du diagnostic. Les élus risqueraient, en restant à distance de l’émotionnel, de passer pour indifférents. Cela accélère le rythme des processus de construction des problèmes publics.

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les ouvriers peuvent avoir du mal à se figurer en quoi leurs collègues des bureaux ont des conditions de travail difficiles. Le « stress » qu’évoquent ceux-ci n’est pas des plus faciles à objectiver et le point d’achoppement est éventuellement aussi qu’il n’y a pas de commune mesure, de commensurabilité, des deux registres de pénibilité. La conversion n’est pas immédiate, la compréhension de ce que signifient concrètement les

« nouvelles » conditions de travail, en quoi elles posent problème, ce que représente la difficulté qu’il y a à les supporter, à les endurer, et donc les réponses à concevoir, tout cela n’a aucune raison de s’imposer comme des évidences. Il faut bien en passer par un détour de compréhension et, pour cela, par l’analyse. Car les activités de service se présentent souvent sous une allure bien ordinaire (le guichetier de poste, la caissière, le concierge, etc.) ; bien des métiers de service sont appréhendés couramment comme des « petits métiers », guère compliqués à tenir. A priori, ils n’offrent rien à voir. Tant les chercheurs que les acteurs sont donc appelés à « apprendre à voir » ce qu’il y a dans un travail de ce type, et dans le travail en général.

En termes de recherche, précisément, les vingt dernières années ont vu prendre leur essor des manières alternatives de porter un regard sociologique sur le travail. De fait, ces approches ont souvent été expérimentées dans l’analyse des activités de service, et plus exactement celles qui s’exercent en relation de service, c’est-à-dire dans l’interaction avec le bénéficiaire de la prestation. De ces analyses ressortent que les activités en question ont pour particularité qu’elles exposent et sollicitent celui qui s’y livre, même dans le travail apparemment le plus banal. Ainsi, elles imposent notamment au travailleur de la relation de service la perception rapide de la manière dont le destinataire juge la prestation et, inextricablement, à travers elle, la personne même qui l’effectue. C’est donc potentiellement un travail qui affecte (émotionnellement, psychiquement) celui qui l’accomplit. On y ressent très directement, sans médiations, sans protections, et donc très intensément les appels à faire plus, ou mieux, ou autrement. Des dispositifs comme la file d’attente activent particulièrement cela. Les descriptions du travail, dans les entretiens menés avec les salariés, se trouvent ainsi fréquemment à conduire ceux-ci à formuler des plaintes comme : « On a l’impression qu’on ne leur en fait jamais assez ».

Au-delà des seules activités de service, un élément qui, semble-t-il, tient particulièrement à cœur aux salariés, quand il s’agit, pour eux, de caractériser ce qu’est devenu leur travail, est la place prise par l’instrumentation de l’activité : reportings, indicateurs divers, applications informatiques très structurantes, etc. Tout cela est ressenti, éprouvé, très vivement et concrètement. Cette instrumentation n’apparaît pas comme un décor d’arrière-plan, une trame de fond, mais pénètre la scène de réalisation du travail, vient se faufiler dans l’accomplissement pratique des tâches, faisant sentir ses effets directifs (les outils canalisent, contraignent

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l’action). Parfois cela soulage, équipe, aide à accomplir la tâche ; parfois, cela est vécu comme un encombrement.

Tous ces constats prennent sens quand on mesure que les produits contemporains sont porteurs d’exigences (délais serrés de livraison, qualité garantie…) qui ne sont pas tenues sans lutter pour en rassembler les conditions : ces produits obligent les processus de production à faire appel à plus d’organisation. Il faut cadrer la production et le travail pour tenir les promesses, par des procédures, des formalismes, des applications informatiques, etc. Cependant, cela n’exclut pas, mais va au contraire de pair avec l’appel au travail (et notamment à l’engagement subjectif) pour prendre le relais de ces éléments d’organisation quand ils sont défaillants ou même pour les mettre en branle et les tenir en fonctionnement (demande adressée aux salariés de prendre des initiatives, de savoir prendre les bonnes décisions face aux clients, de ne pas rester en retrait…).

Un appel simultané qui est évidemment tout en tensions, sans cesse en train de se négocier et de se rejouer (Ughetto, 2007).

2.2. Contradictoires conditions de travail

Un enseignement dominant des données d’enquête aussi bien quantitatives que qualitatives sur les vingt-cinq ou trente dernières années est que les changements et leur perception sont ambivalents. L’activité de travail est une épreuve désormais ressentie comme particulièrement marquée par les contradictions à gérer.

Les enquêtes sur les conditions de travail font, par exemple, apparaître que les salariés déclarent à la fois de plus en plus connaître de l’autonomie dans la réalisation de leur travail et ressentir la présence de contraintes dans ce travail. L’historien et sociologue N. Hatzfeld a, quant à lui, recueilli des propos d’ouvriers des usines Peugeot aussi énigmatiques que : « Avant, c’était plus pénible, mais c’était moins chargé. » (Hatzfeld, 2004). C’est une manière de dire que les générations précédentes du problème public sont passées par là et ont produit des effets : amélioration de l’ergonomie des postes, plus grand confort permis par les équipements modernes, etc. Mais les conditions de production telles que les flux tendus font travailler en astreignant davantage les corps et les esprits à demeurer concentrés sans répit, leur interdisent de se relâcher, etc.

Il est désormais souvent proposé de résumer les conditions contemporaines de travail en parlant d’une intensification du travail (Burchell, Ladipo et Wilkinson, eds, 2002 ; Askenazy et al. (coord.), 2006).

Il nous semble y avoir là un raccourci qui, en précipitant trop le bilan, ne laisse pas le temps de regarder de près en quoi consistent les pénibilités du travail, d’où procède effectivement le fait que les conditions de ce travail paraissent difficiles à endurer. Nous proposons de parler de densification

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de la tâche (Ughetto, 2007). Les infirmières en apportent une bonne illustration (Raveyre et Ughetto, 2006). Elles ont été parmi les premières à réintroduire le thème des conditions de travail dans le débat public, mais aussi à promouvoir de nouvelles « théories » explicatives (comme le

« burn-out » : Loriol, 2000). Elles se plaignent d’être acculées à être

« toujours dans l’urgence ». Appelées à clarifier cela, elles sont amenées à préciser que leur activité ressent les effets du fait que, autour de la tâche de soin, il faut de plus en plus : i) établir des écrits et renseigner les systèmes informatiques (parce qu’un souci de traçabilité s’est développé, parce que des enregistrements comme les entrées et les sorties ont eu tendance à être décentralisés vers les services, etc.), ii) donner des explications et se justifier auprès des patients et de leurs familles, qu’elles ressentent comme plus pressants, plus exigeants qu’autrefois ou pour lesquels il est de plus en plus admis que des explications doivent être fournies, un dialogue doit être engagé ; iii) se relancer périodiquement dans des apprentissages, de nouvelles technologies, de nouvelles techniques thérapeutiques, etc. Toutes choses qui prennent du temps.

Parfois quelques secondes ou petites minutes, mais qui peuvent aussi, facilement, se démultiplier : le système informatique « plante » et il faut le relancer, ou il faut aller chercher des données que l’on n’a pas sous la main, etc. Et parfois des investissements plus lourds (temps de formation pendant lesquels on n’est pas remplacé…). Ce n’est pas en soi inintéressant, on peut même trouver « normal » de devoir le faire. Mais on n’en prend pas moins la pleine mesure de ce que cela exige, de l’engagement qu’il faut y mettre, du fait que cela empiète sur les moments où l’on aurait pu effectuer le reste du travail en étant moins tendu, plus relâché, moins pris par le temps.

Tout cela est souvent de l’ordre du détail et n’est, dès lors, pas repéré, pas mesuré, par les systèmes de gestion qui, de fait, dimensionnent les moyens de façon trop courte, mais aussi ne sont pas réellement adaptés à la complication que représentent les investissements immatériels (temps de formation…). Cela est mal perçu par les décideurs, qui comptent sur le dynamisme des salariés, réactivé par de la communication interne et des actes de management par l’encadrement, sur le rapport positif des salariés aux difficultés (« ce n’est pas cela qui va vous abattre ! »). C’est cependant le terreau sur lequel poussent les incompréhensions : les dirigeants estiment avoir identifié des sureffectifs, à la stupéfaction des intéressés qui se voyaient plutôt en sous-effectifs ; les dirigeants répondent à ces derniers que c’est parce qu’ils « ne savent pas s’organiser », alors que les salariés estiment précisément rationaliser au mieux leur travail par nécessité. Les opérationnels – et, d’ailleurs, les cadres de terrain pas moins que leurs subordonnés – ressentent d’autant plus le décalage entre leur hiérarchie et eux qu’ils éprouvent très intensément (dans leur corps, dans leur esprit) ce qui n’est que théorique, livresque, abstrait pour les décideurs, lesquels pilotent à partir de chiffres, et même de chiffres très agrégés. Ils ressentent

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un abandon de la part de cette hiérarchie qui les met sous tension sans daigner leur préciser comment ils vont pouvoir faire avec ces moyens réduits, comment ils vont pouvoir « faire tourner la boutique ».

3. Les conditions « du » travail

Dans cette perspective, le retour du problème « conditions de travail » force à se demander si ce que les salariés ont à faire connaître et reconnaître se dit exactement dans les termes institutionnels qui avaient cours à la suite des anciennes générations du problème public.

3.1. Dans quelles conditions on nous fait travailler

Derrière les « conditions de travail », il y a les conditions dans lesquelles il faut désormais travailler, venir à bout des tâches ainsi configurées par les employeurs d’aujourd’hui : des tâches que l’on ne mène pas à bien sans de réelles doses d’engagement du corps et de l’esprit. Il y a donc ce que l’on pourrait appeler les conditions du travail, les conditions de l’exercice de l’activité de travail.

Ce dont il s’agit de prendre la mesure est le fait que le travail, que l’on a pris l’habitude d’appréhender principalement comme lien social et/ou rapport social, se présente ici d’abord et avant tout comme exercice de l’activité. Le travail renvoie au fait de devoir s’acquitter d’une tâche, surmonter les difficultés qu’elle impose au travailleur, l’épreuve qui lui est ainsi imposée. Cela fait naître l’interrogation sur les conditions, les circonstances, dans lesquelles il faut affronter l’épreuve, le terrain où cela se fait, plus ou moins accueillant, plus ou moins aidant. Mais aussi sur les conditions, les moyens, qui seraient à réunir pour avoir de réelles chances d’atteindre l’objectif, des moyens donnés par l’employeur à bonne hauteur ou pas. Cela s’entend dans un sens quantitatif aussi bien que qualitatif : par exemple, des effectifs en nombre suffisant mais au sein desquels il n’est pas équivalent d’avoir à côté de soi des collègues expérimentés ou non ; un chef efficace ou encombrant ; du matériel informatique performant ou plein d’imperfections ; des clients « cadrés » par des guide-files ou laissés libres d’envahir l’espace de travail (Neuville, 1995), etc.

Par ailleurs, le travail n’est pas « à côté » de décisions gestionnaires, managériales, ou à l’autre bout de celles-ci. Il doit se figurer comme étant entremêlé de gestion, de dispositifs de gestion, c’est-à-dire à la fois de procédures, d’instruments de mesure, de pilotage, etc. Ces dispositifs ne sont pas uniquement des cadres d’autorité, ce sont aussi des outils de travail. Dans certains cas, ils démultiplient le rendement individuel et

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collectif, voire apportent un confort ergonomique ; dans d’autres cas, ils contraignent au point d’encombrer.

3.2. Organiser, manager une activité devenue plus exigeante

« Il faut voir dans quelles conditions on travaille ! C’est pas managé, c’est pas organisé ! » Ce sont les reproches que l’on peut entendre de la bouche de salariés à destination de leurs managers (y compris de cadres vis-à-vis de leur propre hiérarchie) (Grimault, Pernot et Ughetto, 2005). Cela illustre bien que les conditions de travail ne s’entendent pas, de leur point de vue, purement et simplement selon les cadres conceptuels des anciennes générations du problème public, à savoir les dérives d’un employeur tenté de faire passer des objectifs productivistes à n’importe quel prix, y compris la mise en danger des salariés. C’est là le point de vue de salariés qui ont une opinion sur la manière dont il faudrait dimensionner et organiser l’outil de production, outil dont ils sont eux-mêmes une composante.

D’une manière générale, les salariés pointent sans doute moins comme un problème la montée, en tant que telle, des exigences qui leur sont adressées que sa discordance avec le manque de progression en parallèle de ce qui rendrait soutenable cette activité plus tendue. Cela veut dire qu’il existe une réelle demande de management et d’organisation du cadre d’exercice du travail, venant des salariés et adressée aux directions.

3.3. Implications pour les acteurs, implications pour la recherche

Vues sous cet angle, les conditions de travail appellent bien des réponses institutionnelles, mais aussi et surtout une réflexion intervenant sur un périmètre plus nouveau, celui du design de l’organisation, ce qui est a priori un territoire de prérogatives managériales.

Les directions sont dès lors interrogées dans la latitude qu’elles accepteraient de laisser à leurs cadres pour négocier ce design, ce qui, au- delà du discours de principe, n’est pas sans se heurter aux intenses mouvements de recentralisation qui ont affecté les organisations depuis plusieurs années : en théorie, les niveaux d’autonomie donnés aux unités et à leur hiérarchies se sont élevés, mais, en arrière-plan, la gestion quotidienne de ces unités est enserrée dans beaucoup de contraintes très centralisées (par exemple, pour des raisons d’économie, les contrats commerciaux sont négociés par les directions d’achats centrales et s’imposent sans marges de manœuvre aux échelons locaux ; les cadres ont souvent des délégations de procédure mais pas d’ajustement des procédures, etc.).

Les représentants de salariés, également, sont interrogés par cette définition du problème « conditions de travail », étant entendu que cela

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constitue toujours un risque pour eux que de s’impliquer dans des décisions de gestion que, plus tard, les salariés pourraient brandir devant eux comme ayant des conséquences néfastes et qu’ils pourraient leur reprocher d’avoir cautionnées, voire inventées.

Pour toutes ces raisons, la génération actuelle du problème public mérite d’être vue comme ouvrant de vastes dilemmes pour les acteurs traditionnels, ce qui introduit de nouveau le doute sur la capacité qu’ils auraient eu à inventer les réponses sans hésitations et sans heurts.

De même, un point assez inédit est le fait que, alors que, classiquement, l’acteur cible était l’ouvrier, ici, l’acteur pivot se trouve être les cadres.

Ceux-ci sont effectivement, d’un côté, ceux qui fabriquent les conditions de travail de leurs collaborateurs (et qui sont, par exemple, plus ou moins habiles dans le design de l’organisation de l’activité, plus ou moins talentueux dans la réduction de l’exposition des collaborateurs aux sources de tension). Mais ils sont simultanément, de l’autre, aux premières loges pour encaisser les contradictions que portent les nouvelles conditions de production et de travail.

Pour les chercheurs non plus, la génération actuelle du problème public ne reste pas sans incidences. Elle les interroge sur les théories du travail efficaces pour aider à comprendre et maîtriser les nouvelles conditions de travail. Il nous semble, comme nous l’avons indiqué, que ces théories doivent :

– saisir le travail comme épreuve de conduite d’une activité, ce qui nécessite de saisir les détails qui comptent, la subjectivité engagée, les appuis cognitifs, la réflexivité sollicitée, etc. ;

– prendre au sérieux les dispositifs gestionnaires, « remonter » vers les rationalités plurielles qui les engendrent, saisir les débats à leur sujets (des débats qui ont lieu entre cadres, mais aussi de la part des exécutants) ;

– s’attendre à voir le travail objet de théories professionnelles, comme ces controverses entre segments d’une profession qu’évoque Strauss (1992) : le travail est objet de réflexions, de débats, il constitue des sujets de délibérations intérieures et avec autrui sur ses finalités et ses modalités, et quant à la pertinence des dispositifs gestionnaires. Ce n’est pas tant une régulation autonome qui s’oppose à une régulation de contrôle, si l’on imagine l’une et l’autre comme profondément distinctes.

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