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(1)

UNIVERSITE DE NICE - SOPHIA ANTIPOLIS U.F.R DE LETTRES, ARTS ET SCIENCES HUMAINES

N° attribué par la bibliothèque

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ANNEE 2001

THESE DE NOUVEAU DOCTORAT EN LANGUE, LITTERATURE ET CIVILISATION FRANCAISES pour obtenir le grade de

DOCTEUR DE L’UNIVERSITE DE NICE SOPHIA-ANTIPOLIS Discipline : Lettres Modernes

présentée et soutenue publiquement

par

François PINEL le 17/11/2001

Le rapport au féminin et l’espace épistolaire dans la Correspondance de Gustave Flaubert

Directeur de thèse : Marie-Claire Grassi - Professeur à l’Université de Nice - Sophia Antipolis -

— Jury

Madame Violaine Géraud - Professeur à l’Université de Lyon III - Jean Moulin Madame Marie-Claire Grassi - Professeur à l’Université de Nice - Sophia Antipolis Madame Colette Guedj - Professeur à l’Université de Nice - Sophia Antipolis

Monsieur Yvan Leclerc - Professeur à l’Université de Rouen, Directeur du Centre Flaubert,

Président

(2)

Remerciements

- A mes proches pour leur soutien.

- A Marie-Claire Grassi pour son écoute et ses conseils.

- A Yvan Leclerc, Violaine Géraud et Colette Guedj pour l’intérêt qu’ils ont porté à cette étude.

(3)

Table des matières

Introduction 8

PREMIERE PARTIE LETTRES, QUESTIONS D’ÊTRES ET DE LANGAGES 13

1. L’écart épistolaire 13

1.1 - Les différences de personnalités 19

1.2 - La complexité de l’écrivain 29

1.3 - Une dialectique de l’éloignement 37

2. L’écriture intime à l’épreuve du style 51

2.1 - Les pôles de l’énonciation 51

2.2 - Les discours à l’amante et à l’amie 60

2.3 - Les modalités phrastiques 71

2.4 - Variations sur la certitude 82

(4)

2.5 - La lettre nihiliste 87

3. Eloquence et vocabulaire 95

3.1 - Un idiome entre familiarité et raffinement 95

3.2 - L’originalité lexicale 118

3.3 - La personnalisation du mot 112

3.4 - L’évolution de l’expressivité épistolaire 136

DEUXIEME PARTIE ESPACES NARRATIFS ET ENJEUX RELATIONNELS 147

1. L’intention pragmatique 148

1.1 - Le rapport à la femme fatale 149

1.2 - Le rapport au sexe faible 161

1.3 - Le rapport au troisième sexe 164

2. La portée symbolique 172

2.1 - Eros et logos 173

2.2 - L’allégorisation des destinataires 197

2.3 - Epistolarité et androgynie 204

3. La question de l’altérité 210

3.1 - La féminisation de l’épistolaire et de l’épistolier 211

3.2 - Représentation de soi et procédés d’exposition de l’écriture 216

4. La rhétorique du Je au Tu 222

4.1 - Incipit et rencontre 223

4.2 - Corps de la lettre et intimité 238

(5)

4.3 - Les protocoles de clôture de l’amour à l’amitié 246

TROISIEME PARTIE DU DON AFFECTIF AU PARTAGE INTELLECTUEL 261

1. L’expérience sentimentale 261

1.1 - L’abîme de la passion 263

1.2 - La compréhension de la souffrance 274

1.3 - Les voix de l’amitié 279

2. L’engagement romanesque 284

2.1 - L’analyse du réalisme 286

2.2 - Les recherches formelles 294

2.3 - L’idée de style 302

3. Ecriture intime et écriture de l’Oeuvre 307

3.1 - Les représentations féminines 307

3.2 - Logique du pessimisme 326

QUATRIEME PARTIE EPISTOLAIRE ET ENTRE-DEUX LITTERAIRE 338

1. Une correspondance égocentrée 340

1.1 - Figures du moi écrivant 340

1.2 - Les principes du processus créatif 347

1.3 - L’ouverture artistique 356

(6)

2. Naissance de la phrase 363

2.1 - La recherche de l’expression 364

2.2 - Le refus de la répétition 369

2.3 - Les articulations du discours 378

3. L’impuissance d’écriture 387

3.1 - Ironie et contradiction 390

3.2 - Le sens du néant 396

CINQUIEME PARTIE ECRITURE INTIME ET SOCIETE 405

1. La critique sociale 407

1.1 - Temporalité et analyse 409

1.2 - Caricature et polémique 416

1.3 - Progrès et illusion 429

2. La lettre ouverte sur la politique 437

2.1 - Le rejet des pouvoirs 438

2.2 - L’examen de la vie économique 444

2.3 - La philosophie de l’Histoire 452

3. La satire de la religion 461

3.1 - Moralisme et moralité 466

3.2 - De la censure au pamphlet 468

3.3 - L’aliénation de la femme 472

Conclusion 493

(7)

Bibliographie 501

J’ai rêvé parfois d’élaborer un système de connaissance humaine basé sur l’érotique, une théorie du contact, où le mystère et la dignité d’autrui consisteraient précisément à offrir au Moi ce point d’appui d’un autre monde. La volupté serait dans cette philosophie une forme plus complète, mais aussi plus spécialisée, de cette approche de l’Autre (...) Même les rapports les plus intellectuels ou les plus neutres ont lieu à travers ce système de signaux...

(YOURCENAR, M., Mémoires d’Hadrien.

Paris : Gallimard, 1972. - 490 p. - pp. 26-27)

(8)

INTRODUCTION

Tu parles des misères de la femme. Je suis dans ce

milieu. Tu verras qu’il m’aura fallu descendre bas, dans

le puits sentimental. Si mon livre est bon, il chatouillera

doucement mainte plaie féminine. - Plus d’une sourira en

s’y reconnaissant. J’aurai connu vos douleurs, pauvres

âmes obscures, humides de mélancolie renfermée,

comme vos arrière-cours de province, dont les murs ont

de la mousse.

(1 - C., 1er septembre 1852, Corr. II, p. 147)

(9)

La Correspondance

(1)

de Flaubert est un témoignage fascinant sur un homme, son oeuvre, son histoire. Par son ampleur - bientôt cinq volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade

1

- cette somme demeure inégalée dans la production épistolaire du dix-neuvième siècle. Intellectuel névrosé et cyclothymique, parangon de la souffrance et du Gueuloir, Flaubert est un épistolier riche de complexités. Aussi sa Correspondance invite-t-elle à une interrogation s’inscrivant dans l’actuel renouveau critique des études sur l’écriture intime. Selon J. Bruneau, trois catégories de lettres y cohabitent :

D’abord les quelques lettres destinées à une publication certaine ou éventuelle : par exemple la lettre à la Revue de Paris du (15 décembre 1856) (...) La seconde catégorie concerne les lettres de voyages (Pyrénées - Corse, 1840; Italie, 1845; Orient, 1849-1851; Tunisie, 1858) (...) La troisième catégorie, enfin, qui comprend la très grande majorité des lettres de Flaubert, ce sont les lettres familières envoyées aux parents, aux amis, aux connaissances

2

. Ces lettres familières répondent à la typologie proposée par M.-C. Grassi dans Lire l’épistolaire :

« La lettre d’amour, la lettre confession, la lettre didactique, (...) la lettre morale, (...) la lettre polémique »

3

. Par leurs approches respectives de la relation s’établissant entre sociabilité et créativité, elles présentent toutes un intérêt particulier.

Auteur épris de franchise et traversé de solitudes, Flaubert est d’une nature orgueilleuse et idéaliste. Epistolier, il exprime sans détours à ses amis son incompatibilité avec le sexe « faible ». Il félicite Bouilhet d’avoir su mettre l’«élément maîtresse » à distance de sa vie :

... tu as fait parfaitement de l’envoyer se faire foutre... par d’autres. - Et sans savoir tes raisons je t’approuve. On ne saurait trop se dépêtrer de l’élément maîtresse. Le mythe de La Cote des deux amants est éternel. Tant que l’homme vivra, il aura de la femme plein le dos !

4

Comme la plupart de ses contemporains, Flaubert cultive une misogynie de bon aloi pour asseoir son identité masculine. En référence à un ténor de l’idéologie discriminatoire du Second Empire, il soutient à Ernest Feydeau :

Elles (les femmes) sont les plus durs et les plus cruels des êtres : « La femme est la désolation du juste. » Cela est un mot de Proudhon, j’admire peu ce monsieur, mais cet aphorisme est une pensée de Génie, tout bonnement. (...) « Femme, qu’y a-t-il de commun

1Edition de référence : 1 - FLAUBERT, G., Correspondance. - Edition établie, présentée et annotée par Jean BRUNEAU. Paris : Gallimard, 1973-1998. - 4 vol., T.1 : janvier 1830 - juin 1851, 1183 p., 1973, avec une bibliographie, T.2 : juillet 1851 - décembre 1858, 1542 p., 1980, T.3 : janvier 1859 - décembre 1868, 1991, T.4 : janvier 1869 - décembre 1875, 1484 p., 1998, T.5 : à paraître. - (« Bibliothèque de la Pléiade »). (Pour les lettres actuellement hors Pléiade - Lettre à Leroyer de Chantepie du 17 juin 1876, Lettres à Sand des 6 et 18 février 1876, 8 et 10 mars 1876, 3 et 15 avril 1876, l’édition de référence est celle du Club de l’Honnête Homme (8).)

2 (52 - BRUNEAU, J., « Autour du style épistolaire de Flaubert ». RHLF, juillet-octobre 1981, n°4-5.- pp. 532-541)

3(182 - GRASSI, M.-C., Lire l’épistolaire. Paris : Dunod, 1998. - p. 93. - 194 p.)

4(1 - Lettre à Louis Bouilhet, 31 août 1856, Corr. II, p. 628)

(10)

entre vous et moi ? » est un mot qui me semble plus beau que tous les mots vantés dans les histoires. C’est le cri de la pensée pure, la protestation du cerveau contre la matrice

5

?

Après Molière, dans la lignée d’Auguste Comte et de Taine-Graindorge, l’écrivain se targue de considérer la femme comme un potage

6

, une espèce stupide, un animal vulgaire

7

. Il confère à ses préjugés sexistes la force d’un repoussoir. Personnalité hantée par la recherche du vrai, contemplatif des mots et des choses, Flaubert s’assigne d’interminables séances d’écriture et travaille la beauté de son art au sacrifice de sa vie. Aussi se persuade-t-il que la femme est un élément négligeable afin que personne ne puisse s’interposer entre son Oeuvre et lui.

Malgré cette charge critique et cette apparente réserve, l’écrivain cultive sa vie durant une correspondance étonnamment féconde avec l’autre sexe. De lettre en lettre, au gré de ses interlocutrices, au fil d’un lien passionnel ou affectif, Flaubert se confie avec une profondeur inédite sur ce qu’il est, pense et écrit. Homme de représentation, il développe dans l’épistolaire une ontologie, une esthétique et une idéologie. Cet éclairage intime est étranger à sa correspondance familiale - sans doute trop hypertrophiée affectivement pour permettre une analyse - et aux lettres à Amélie Bosquet - forum de discussion littéraire générale -, Edma Roger des Genettes - échange de digressions et d’amabilités -, et à la Princesse Mathilde. C’est avant tout dans ses correspondances à Louise Colet, Marie-Sophie Leroyer de Chantepie et George Sand - respectivement riches de 279, 46 et 218 lettres - que Flaubert se révèle de la façon la plus significative

8

. Etendues de mises en abyme esthétiques, horizon littéraire et texte de littérature, avant-texte et métatexte, ces lettres ont plus qu’un intérêt documentaire et biographique. Souffles de vie pour reprendre la formule de Goethe

9

, elles sont au coeur des enjeux existentiels et artistiques de l’écrivain.

Aliéné à une mère qu’il aime plus que tout et dont il n’entend pas se séparer

10

, veuf de sa soeur et figure paternelle de sa nièce, Flaubert est condamné à l’écartèlement affectif. Meurtri par ces charges féminines, il tente de s’évader dans l’amour et l’amitié épistolaires - mais sans pouvoir jamais s’affranchir de ses regrets et de son mal-être. Cette phrase de Lévinas semble résumer ses états de conscience : « L’épreuve suprême de la volonté n’est pas la mort, mais la souffrance »

11

. En

5(1 - Lettre à Ernest Feydeau, 11 janvier 1859, Corr. III, pp. 4-5)

6(1 - Lettre à Ernest Chevalier, 11 octobre 1838, Corr. I, p. 29)

7(1 - Lettre à Ernest Chevalier, 28 mars 1841, Corr. I, p. 78)

8(Corpus d’étude : Lettres à Colet (4-5 août 1846 - 6 mars 1855), à Leroyer de Chantepie (19 février 1857 - 17 juin 1876), à Sand (31 janvier 1863 - 15 avril 1876). Les trois correspondances seront ainsi identifiées dans cette étude : C. pour Colet, L.d.C.

pour Leroyer de Chantepie, S. pour Sand).)

9(259 - GOETHE, J.-W von, Les affinités électives. Paris : Gallimard, 1954. - p. 300 - (Bibliothèque de la Pléiade))

10(1 -. Lettre à sa mère, 15 décembre 1850. Corr. I, p.720)

11(310 - LEVINAS, E., Totalité et infini - Essai sur l’extériorité. Paris : Librairie Générale Française, 1971. - 343 p. - p. 267. - (Collection Biblio Essais, Le Livre de poche))

(11)

amour, Flaubert demeure partagé entre Eros et Thanatos, Philia et Agapé. Et à défaut d’opter durablement pour l’un ou l’autre de ses penchants, l’insatisfaction creuse son existence. Afin de clarifier ses paradoxes, il interagit dans l’éloignement.

Toute proximité prolongée avec une femme est vécue comme une atteinte à son imaginaire. Tel Baudelaire qu’il affectionne, Flaubert voit en elle un facteur de perdition. Aussi cultive-t-il la solitude.

La lettre à l’amante et à l’amie naît de cette incapacité à être en prise direct avec l’autre. Aussi la mise à distance du réel relationnel prédispose-t-elle l’écrivain à la fiction : celle de soi et de la femme, de l’Oeuvre et de la vie. La correspondante est altérée par la relation épistolaire. L’éloignement produit l’idéalisation, et par conséquent la représentation. Les images de Colet, Leroyer de Chantepie et Sand nourrissent autant chez Flaubert une certaine idée de la femme que ne le font ses héroïnes. Une relation triangulaire s’établit dés lors entre l’écrivain, la femme et le roman. Le rapport à la femme et au féminin est un révélateur sur la plaque sensible de la conscience créatrice. Par sa forme ouverte et sa liberté de contenu, l’épistolaire en est l’espace privilégié.

En regard des études sur la Correspondance, C. Gothot-Mersch dénonce les limites d’une critique de fond plus que de forme : « On n’en étudie généralement que le contenu. Or la forme en est très typée; le jeu par lequel l’écrivain dit et ne dit pas ce qu’il pense mériterait d’être observé ... »

12

. En effet, les lettres de Flaubert méritent d’être examinées en elles-mêmes autant qu’en relation avec l’écriture romanesque. La complexité de ce tissu textuel sollicite un permanent va-et-vient entre deux formes de lecture : une lecture « interne » - relative aux différentes modalités stylistiques de la lettre ou épistolarité

13

, et une lecture externe - interrogeant le fait épistolaire à travers une réflexion artistique, historique, sociologique, philosophique et psychanalytique. Ces deux régimes d’analyse permettent de mieux comprendre la personnalité égocentrée et la culture relationnelle de l’écrivain, ses rapports avec la société du Second Empire, ses convictions politiques, sa vision des institutions et de la religion. En procédant au regroupement par séries des leitmotive de Flaubert, un « roman » personnel émerge des trois correspondances. Images symboliques et implicites psychologiques en constituent la trame.

Entre distance et proximité, l’épistolier apparaît à la recherche d’un point de vue omniscient sur l’homme et l’existence. Cette intelligence de l’écart et cet esprit de dissection appréhendent des personnalités hétérogènes à travers un répertoire de formes orales ou littéraires. Outils énonciatifs,

12(63 - GOTHOT-MERSCH, C., « Sur le renouvellement des études de Correspondances littéraires : l’exemple de Flaubert ».

Romantisme, 1991, n° 72, p. 6)

13(Par ce terme , J. Altman définit dans Epistolarity, approach to a form (176) les particularités d’écriture liées à la pratique épistolaire d’un individu.)

(12)

types de discours et modalités phrastiques mettent en question l’être et le langage. Economie syntaxique et structuration thématique matérialisent les mouvements souffrants d’une pensée. Un usage particulier de la négation consolide l’expression d’un nihilisme dévorant. Et un idiolecte varié complète ce dispositif par l’exploitation conjointe de dominantes lexicales, de créations et de localismes, avec une évolution notable entre 1846 et 1875.

Afin d’écrire à l’amante et à l’amie, Flaubert mobilise des espaces narratifs au sein desquels ses attentes relationnelles sont précisément définies. L’épistolaire est structuré en fonction de finalités rhétoriques. Les parties de la lettre sont investies par les temps forts de la rencontre, de la volonté de convaincre et de la prise de congé. Pragmatique, l’épistolier transforme la lettre en arme contre la menace féminine, prescription au sexe faible, argumentaire pour le troisième sexe. Ainsi se protège-t- il de Colet, prend-il en charge Leroyer de Chantepie, et ferraille-t-il avec Sand. L’épistolaire acquiert dès lors une dimension symbolique. Il devient sexuel, allégorique, fantasmatique. Située à la croisée du désir de l’absente, de l’esquisse d’un idéal féminin et de la chimère de l’androgyne, la lettre pose les questions de l’altérité, de la féminisation de l’épistolaire et de l’épistolier, de l’autoportrait et des procédés d’exposition de l’écriture.

Flaubert vit sa sociabilité épistolaire dans l’ambivalence du don affectif et du partage esthétique. La lettre à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand est le lieu de sa réflexion sur les aléas de l’amour, la responsabilité morale et l’échange intellectuel. Cet examen de conscience nourrit son engagement romanesque. A partir de lui, l’écrivain édifie son analyse du réalisme, sa recherche de la forme et son idée du style. L’écriture intime articule l’esthétique et l’écriture de l’Oeuvre. Ses représentations féminines dialoguent avec celles du roman. Sa tonalité pessimiste contamine l’imaginaire littéraire.

Terrain d’exercice et de définition stratégique, la lettre à l’amante et l’amie devient un entre- deux littéraire et un espace de maïeutique. Egocentrée, elle met en scène les figures du moi écrivant, ses grandeurs, ses décadences. Flaubert y rend compte de ses difficultés et de ses drames en discutant ses principes et ses objectifs artistiques. Le travail de la phrase est la première de ses obsessions. A la recherche du concret, du précis et de l’expressif, il refuse la répétition et porte une grande attention aux liaisons et ruptures discursives. Son labeur stylistique le mène jusqu’aux limites de lui-même : le motif de l’impuissance hante sa correspondance.

Cette incapacité à produire est liée à un malaise existentiel. L’histoire de Flaubert se confond avec celle de la société dégradée du Second Empire. Et l’épistolaire se transforme en pamphlet.

Dans sa critique sociale, l’écrivain se joue de la temporalité afin de distinguer ses regrets de ses

(13)

dégoûts et de ses craintes. Il distille de féroces caricatures de l’humanité alimentant sa mythologie romanesque à grand renfort de scènes de la bêtise ordinaire. Progrès et illusion y sont inscrits comme autant de valeurs collectives mais obsolètes. La lettre se fait politique. Elle stigmatise une période de fractures et d’indécisions. Entre anarchisme fervent et conservatisme bourgeois, l’épistolier se cherche une idéologie sans jamais pourtant en cautionner aucune. Destructeur, il rejette les pouvoirs, l’évolution économique - et développe une logique personnelle de l’Histoire. Sceptique, il se livre à une satire de la religion et oppose sa mystique de l’art au moralisme catholique. Forfaitures spirituelles et institutionnalisation de la censure sont dénoncées. A travers elles, Flaubert problématise l’aliénation sociale de la femme et réfléchit sur le conditionnement éducatif, le mariage et le rapport aux Filles.

PREMIERE PARTIE

[*1][*2]

(14)

LETTRES, QUESTIONS D’ÊTRES ET DE LANGAGES

Le Dire est cette rectitude de moi à toi, cette droiture du face-à-face, droiture par excellence de la rencontre.

(316

- LEVINAS, E., Altérité et transcendance. Paris : Fata Morgana, 1995. - 183 p. - p. 105)

Interface d’une absence physique et d’une présence d’écriture, la correspondance de Flaubert avec Colet, Sand et Leroyer de Chantepie matérialise l’ouverture d’un homme d’écriture sur la relation féminine. Elle est par conséquent riche des ambiguïtés d’une personnalité marquée par une culture de la mise à distance et de l’intellectualisation. Profondément enracinées dans l’épistolier, ces équivoques comportementales affleurent dans la lettre en d’infinies variations sur l’écart de soi et d’autrui.

1. L’écart épistolaire

... la lettre est essentiellement féminine, se détache d’elle, la femme, comme un fragment amoureux : elle est ainsi de part en part hantée par l’expérience douloureuse de la séparation.

(181 - CORNILLE, J.-L., L’amour des lettres ou le contrat déchiré. Manheim : édition Mana 1985. - 304 p. - p. 176)

Ecrire une lettre à l’amante ou à l’amie, c’est une certaine façon de penser la différence et de

la représenter. Dans l’expérience de l’altérité, le sentiment de solitude se trouve étroitement lié à la

confrontation des personnalités et à son improbable issue. Esthète, Flaubert souffre des

compromissions de l’existence. Sa sociabilité porte les stigmates de son idéalisme. Il refuse de

s’abaisser à l’action et s’emploie à se distinguer du vulgaire. C’est pourquoi il se représente dans ses

lettres comme un inadapté à la vie pratique et un étranger à la norme. Pour ce faire, il ne dissimule

pas ses défauts à ses correspondantes - mais s’ingénie au contraire à les hypertrophier. Le 20

septembre 1846, il confie à Colet à l’orée de leur liaison : « Ne crois pas que je sois paresseux, que

je passe mes journées à regarder le plafond en rêvant à toutes ces songeries; je suis naturellement

(15)

actif et laborieux. Je lis, j’écris, je m’occupe; mais j’ai des bondissements intérieurs qui m’emportent malgré moi »

14.

Cette différence est filée tout au long de cette correspondance. En 1847, les amants ont construit une relation antithétique ponctuée d’intimité et de séparations. Des dissensions jalonnent leur actualité. Insaisissable, Flaubert refuse de se livrer à sa maîtresse. En marge de récits de voyages chimériques, il souligne son goût forcené de l’inaction physique et reconnaît les risques encourus dans sa relation. Mais il ne fait rien pour s’en départir. « ... je déteste me remuer »

15

clame-t-il à Colet en guise d’avertissement et de découragement. La Muse a beau réclamer des attentions, rien n’y fait.

L’épistolier fait de sa méditation sur l’inaction un leitmotiv épistolaire. Il avoue à sa maîtresse ressentir « pour tout ce qui vous fait rentrer dans l’organisme d’ici-bas un dédain facétieux et amer »

16

. Flaubert développe avec habileté son inertie naturelle pour s’opposer implicitement au rapprochement avec Colet. Les 11-12 décembre 1847, la situation en fin d’énoncé de la forme verbale « augmente » est significative de cette orientation de sa personnalité, et ce faisant de sa sociabilité amoureuse : « Mon apathie à me mouvoir, à l’action en général quelle qu’elle soit, augmente. Voilà trois semaines que nous sommes ici à R(ouen). Je n’ai depuis ce temps pris l’air que sur mon balcon »

17

. En 1851, la séparation avec Colet laisse inchangée cette incapacité à agir

18

hors de l’Oeuvre. Caractéristique de son épilepsie ou non, il s’agit avant tout pour l’écrivain de mettre en place un dispositif relationnel dissuasif lui permettant de mener à bien son entreprise littéraire. Après la parenthèse d’un voyage en Orient, il renoue avec la Muse une relation qui, s’il elle eût pu être changée par les apports d’une maturité grandissante, consacre au contraire la pérennité de ce principe de distanciation.

Flaubert manipule tous les possibles du rendez-vous. Dans ses lettres, il use de mille et une précautions de langage afin d’ajourner ses départs de Croisset. Par l’image, il assoit à mots couverts son immobilisme. « Une fois que mon horloge (est remontée), elle va longtemps; mais il ne faut pas qu’on l’arrête. Et pour la remonter, c’est avec des cabestans et des machines »

19

soutient-il à son amante au moment même où il se débat dans les marécages créatifs de la première partie de Madame Bovary. Irrité, incapable de s’éloigner ne serait-ce qu’un instant de cette écriture si rétive, il met de nouveau en garde la Muse. Par une métaphore in absentia, il lui rappelle comment, pour se préserver, il a su prendre congé de Du Camp :

14(1 - C, 20 septembre 1846, Corr. I, p. 355)

15(1 - C., 20 mars 1847, Corr. I, p. 448)

16(1 - C., 30 avril 1847. Corr. I, p. 453)

17(1 - C., 11-12 décembre 1847, Corr. I, p. 489)

18(1 - C., 26 juillet 1851. Corr. II, p. 3)

19(1 - C., 1er mars 1852, Corr. II, p. 55)

(16)

Je suis un Barbare, j’en ai l’apathie musculaire, les langueurs nerveuses, les yeux verts et la haute taille; mais j’en ai aussi l’élan, l’entêtement, l’irascibilité. Normands, tous que nous sommes, nous avons quelque peu de cidre dans les veines; c’est une boisson aigre et fermentée et qui quelquefois fait sauter la bonde

20

.

Lettre après lettre, il situe avec davantage de force son équilibre instable entre névrose et ataraxie.

Outil à double tranchant, l’épistolaire lui permet de cerner ses incapacités et, ce faisant, de consolider l’assise de sa tranquillité. « L’action m’a toujours dégoûté au suprême degré. Elle me semble appartenir au côté animal de l’existence »

21

affirme-t-il à Colet. L’expression de ce sentiment obsédant est un rempart contre sa peur de la femme active et « performative ». Colet bouleverse ses habitudes en tentant de l’arracher à son cabinet de travail. Congédier l’action apparaît dés lors comme une manière de modaliser son angoisse du changement et de l’impermanence. Aussi prend-il soin d’appuyer sa prise de position par de solides références historiques. Sous forme d’interrogations et de sentences, il tente d’emporter l’adhésion d’une amante en mal de présence :

« Que reste-t-il de tous les Actifs ? Alexandre, Louis XIV, etc., et Napoléon même, si voisin de nous ? La pensée est comme l’âme, éternelle, et l’action comme le corps, mortelle. (...) quand il l’a fallu ou quand il m’a plu, je l’ai menée, l’action, et raide, et vite, et bien »

22

. En fait, Flaubert accentue sciemment ce qui, pour une femme, constitue le signe tangible de l’« enferrage » d’un homme dans des manies de célibataire. Il renverse le topique de la lettre amoureuse en faisant d’elle un forum de découragement. Répétitif, il scande son dégoût de la vie et de la sociabilité. Sa correspondance avec Colet met en lumière l’enfermement de sa personnalité. « Je suis long à prendre des déterminations, à quitter des habitudes »

23

assène-t-il à la Muse. Ce constat signe une hétérogénéité globale à l’existence et à autrui. L’épistolier se révèle incapable d’intégrer dans sa vie un élément extérieur à sa vocation. Rien d’étonnant ainsi à ce qu’il cultive un passéisme vibrant.

Enseignant d’histoire de sa nièce Caroline, il déclare à son amante : « Les rêveurs du Moyen Âge étaient d’autres hommes que les actifs des temps modernes »

24

. Ce regard rétrospectif lui permet d’assimiler l’activisme à l’affairisme et l’action à la dégradation : « Ô hommes pratiques, hommes d’action, hommes sensés, que je vous trouve malhabiles, endormis, bornés ! »

25

. Chez Flaubert, la contestation de l’activisme féminin croise celle de l’activisme social. Refuser une relation féminine équivaut alors à refuser l’humanité. L’épistolaire retrace l’histoire de cet écart. La famille même de

20(1 - C., 3 juillet 1852, Corr. II, p. 123)

21(1 - C., 5 mars 1853, Corr. II, p. 257)

22(Ibid.)

23(1 - C., 6 juin 1853, Corr. II, p. 347)

24(1 - C., 14 août 1853, Corr. II, p. 393)

(17)

l’écrivain n’échappe pas à cette négation centrifuge. Sur son frère Achille, l’épistolier déclare à la Muse : « Tous ces gens d’action sont si peu habitués à penser que cela les dérange comme un événement »

26

.

Ce discours fragmenté sur l’inaction est révélateur de la philosophie du non-engagement animant l’écrivain. Celle-là même qui irrita Sartre tant elle était étrangère à ses convictions marxistes.

Pour Flaubert, il n’y a de combat que dans l’écriture. L’agitation des hommes est réduite au néant dans l’épreuve d’un temps fugitif. Il essaie de convertir Colet à cette religion :

Rien ne prouve mieux le caractère borné de notre vie humaine que le déplacement. Plus on la secoue, plus elle sonne creux. Puisqu’après s’être remué, il faut se reposer; puisque notre activité n’est qu’une répétition continuelle, quelque diversifiée qu’elle ait l’air, jamais nous ne sommes mieux convaincus de l’étroitesse de notre âme que lorsque notre corps se répand

27

. Cette ataraxie véhicule un corps de doctrines existentielles et relationnelles, esthétiques et stylistiques.

Stigmatisant l’absence de plan et de clarté du sixième volume de la Révolution de Michelet, Flaubert précise à son amante son enseignement mystique : « le calme est le caractère de la beauté, comme la sérénité l’est de l’innocence, de la vertu. Le repos est attitude de Dieu »

28.

Epris de vie de l’esprit, l’écriture, la fumée et la compagnie de son chien suffisent à rendre l’écrivain sinon heureux, du moins à même de s’accomplir dans une oeuvre. Il se reconnaît pour cela dans le mode de vie ecclésiastique. Autosuffisant, il ne comprend pas les besoins passionnels de son amie « païenne ».

Obstiné, il décline inlassablement sa profession de foi ascète sur tous les tons de la métaphore. Le 14 décembre, il écrit à Colet :

Je suis un catholique. J’ai au coeur quelque chose du suintement vert des cathédrales normandes. Mes tendresses d’esprit sont pour les inactifs, pour les ascètes, pour les rêveurs.

- Je suis embêté de m’habiller, de me déshabiller, de manger, etc.

29

.

Sa personnalité apparaît fatalement close sur elle-même. Après avoir reproché à la Muse d’avoir tenu des propos désobligeants sur Alphonse Karr, il subordonne son idéal de détachement à une nécessaire distance critique : « Pour vivre en paix, il ne faut se mettre ni du côté de ceux dont on rit, ni du côté de ceux qui rient. Restons à côté, en dehors, mais pour cela il faut renoncer à l’action »

30.

Flaubert puise l’énergie d’écrire dans cette inaction relationnelle et sociale. Il s’en explique à sa maîtresse : « L’inaction musculaire où je vis me pousse à des besoins d’action

25( 1 - C., 16 août 1853, Corr. II, p. 398)

26(1 - C., 27 août 1853, Corr. II, p. 421)

27(1 - C., 2 septembre 1853, Corr. II, pp. 423-424)

28(1 - C., 12 septembre 1853, Corr. II, p. 430)

29(1 - C., 14 décembre 1853, Corr. II, p. 478)

30(1 - C., 15 janvier 1854, Corr. II, p. 508)

(18)

furibonde. - Il en est toujours ainsi. La privation radicale d’une chose en crée l’excès. Et il n’y a de salut pour les gens comme nous que dans l’excès »

31.

Considérant le monde comme un théâtre de vanités, l’épistolier s’étonne de la sociabilité exacerbée de Colet. « Le remuement que certaines gens se donnent vous occasionne le vertige, n’est-ce pas ? Voilà à quoi se passe la vie, à un tas d’actions imbéciles qui font hausser les épaules au voisin. Rien n’est sérieux en ce bas monde »

32

ironise-t-il.

Dans les lettres à Leroyer de Chantepie et Sand, ces propos sur l’inaction varient légèrement. Avec ces correspondantes, l’écrivain s’entretient moins de son immobilisme qu’il ne le fait avec sa maîtresse. Sans doute est-ce parce qu’il se sent moins menacé en amitié qu’en amour.

Les enjeux relationnels sont différents. Leroyer de Chantepie et Sand ne représentent aucun danger pour l’accomplissement de son Oeuvre. Des digressions significatives prennent toutefois place ici et là dans les lettres à l’amie. Toujours adaptées à la personnalité de la correspondante, elles ont davantage valeurs de détails psychologiques que de justifications implicites d’une posture relationnelle. A la nerveuse Leroyer de Chantepie, Flaubert précise : « Je m’y suis cependant mêlé quelquefois (la vie); mais par fougue, par crises, - et bien vite je suis revenu (et je reviens) à ma nature réelle qui est contemplative »

33.

A Sand, son aînée qualifiée de maître en psychologie, il se plaint tour à tour de ses lenteurs et de ses attendrissements. Fondée sur la compréhension et l’acceptation des différences, la relation des deux écrivains est un échange fructueux. Son amie lui recommande-t-elle de sortir de temps en temps de son cabinet de travail pour pratiquer l’action physique, Flaubert aussitôt s’exécute.

Volontiers badin, il prend plaisir à manifester dans ses lettres l’heureuse influence de Sand sur sa vie.

« J’ai suivi vos conseils, chère Maître. J’ai fait de l’exercice !!! Suis-je beau, hein ? »

34

lui écrit-il

.

A la différence des lettres à Colet, l’épistolaire matérialise ici tolérance et bienveillance mutuelles, conseil désintéressé et libre assentiment. Cette heureuse complicité avec l’amie est pourtant tempérée par des épreuves existentielles.

Dans l’après-Commune, l’écrivain est sollicité de part et d’autre par des activités qui, aussi artistiques soient-elles, lui sont de plus en plus pénibles. En décembre 1871, il fait imprimer et travaille à la préface d’un recueil de poèmes de Bouilhet, son ami disparu en 1869. Le premier décembre, très affecté, il se raconte à Sand en des termes où sourd le désespoir d’exister et d’agir :

« je suis exténué ! et triste ! triste à en crever ! Quand il faut que je me livre à l’action, je me jette

31(1 - C., 4 avril 1854, Corr. II, p. 543)

32(1 - C., 7 avril 1854, Corr. II, p. 546)

33(1 - L.d.C, 30 mars 1857, Corr. II, p. 697)

34(1 - S., 23 janvier 1867., Corr. III, p. 597)

(19)

dedans tête baissée. mais le coeur m’en saute de dégoût. Voilà le vrai »

35.

Dans les premiers mois de 1872, la mort investit chaque jour davantage les lettres d’un écrivain inquiet de la déliquescence physique de sa mère - elle décédera en avril de la même année - et harassé par ses recherches documentaires relatives à La Tentation de Saint Antoine. Flaubert rend compte au Chère Maître de son horreur de l’action, de son dégoût des rapports humains, et de son refuge dans « la sacro- sainte littérature »

36

. Stoïcien, il veut en finir avec une vie de bêtise et de deuil. Il exprime à son amie son désespoir : « ...j’ai durement souffert l’hiver dernier. Toutes les fois que je me suis livré à l’Action, il m’en a cuit. Donc, assez ! assez ! « Cache ta vie », maxime d’Epictète. Toute mon ambition maintenant est de fuir les embêtements »

37.

Cette compréhension aiguë de tout ce qui le sépare de l’humanité ne fait qu’accentuer son isolement. En 1874, il connaît un échec retentissant avec Le Candidat. Four de son propre aveu, cette expérience théâtrale le laisse amer. Devant la cabale des critiques multipliant les règlements de compte, Flaubert contre-attaque par le retrait de sa pièce. Le 12 mars, il écrit à Sand : « Comme il aurait fallu lutter et que Cruchard a en horreur l’action, j’ai retiré ma pièce sur 5 mille fr. de location ! tant pis ! »

38.

Un peu après cet épisode, à l’heure de la ruine et du marasme psychologique et créatif, l’écrivain scande son ennui radical de l’existence, celui-là même qui l’emportera quatre années plus tard : « Je suis raisonnable, je sors tous les jours, je fais de l’exercice. Et je rentre chez moi las et encore plus embêté. Voilà ce que j’y gagne

»

39

.

La sociabilité problématique de Flaubert est étroitement liée à ses hésitations entre la vie et l’Oeuvre. Prend-il Colet pour maîtresse qu’aussitôt il a le sentiment d’être menacé dans sa créativité, met en avant sa personnalité solitaire, développe son culte de l’inaction. Et lorsqu’il trouve en Leroyer de Chantepie et Sand des individus d’exception, à même de le comprendre et d’accepter ses singularités, il se rend immédiatement compte de ce qui le sépare de l’humanité ordinaire, ce qui l’incite à faire de l’écart une règle de pensée et de comportement. Avec leurs spécificités respectives, les lettres à Colet, Leroyer de Chantepie et Sand sont des espaces de définition d’un devoir de singularité et de créativité. Les complaintes d’un souffrant y affleurent, un idéaliste pour qui il s’avère nécessaire de se séparer d’autrui et du monde pour mieux s’en rapprocher par la fiction.

35(1 - S., 1er décembre 1871, Corr. IV, p. 424)

36(1 - S., 26 février 1872, Corr. IV, p. 487)

37(1 - S., 28 octobre 1872, Corr. IV, p. 600)

38(1 - S., 12 mars 1874, Corr. IV, p. 780)

39(1 - S., 27 mars 1875, Corr. IV, p. 917)

(20)

1.1 - Les différences de personnalités

Nous nous sommes rencontrés déjà plus que mûrs sous le rapport du coeur, ô ma vieille amie, et nous avons fait mauvais ménage comme les gens qui se marient vieux.

(1 - C., 7 novembre 1847, Corr. I, p. 480)

Flaubert cultive les disparités de caractère en lui-même comme dans sa relation à l’amante et à l’amie. Il est l’homme des contrastes d’idées, des inégalités de sentiments et des divergences de perceptions : un acteur de la dissemblance et de l’opposition. Son écriture épistolaire a des objectifs variés selon qu’elle s’adresse à Colet, Leroyer de Chantepie ou Sand.

En 1846, Colet est une belle femme blonde de trente-six ans. Elle se consacre d’une plume sans talent à la littérature. Mais sachant faire profiter les autorités critiques de sa généreuse sensualité, Karr, Cousin, Hugo, Musset, Villemain, Champfleury, Vigny contribueront parmi d’autres à lui donner ses lettres de noblesse. La Muse - comme se plaît à la surnommer Flaubert - est une personnalité reconnue, aux « talents supérieurs » ajoute E. de Mirecourt

40.

Elle connaît la gloire poétique dès 1842. A cette époque, il est encore dans l’ombre. Colet est une provençale habitant à Paris. La Normandie est le berceau de l’écrivain résidant dans les environs de Rouen. Elle est mariée et adultère. Il est célibataire et relativement chaste. Tout semble s’opposer à la rencontre de ces deux personnalités, et pourtant l’histoire lie leur sort. Au début de l’été 1846, Flaubert, âgé de vingt- quatre ans, fait la rencontre de Colet par l’entremise du sculpteur Pradier dont elle est le modèle. Ils sont tous deux artistes et d’une beauté certaine. Réciproquement séduits, ils décident de se revoir.

Devenus amants, ils partagent ensemble quelques nuits d’amour, d’intenses moments d’ivresse, puis

une première séparation. Le 4 août, Flaubert regagne son domicile. Le soir même, il écrit à son

(21)

amante. Les soupirs et les images de bonheur se déploient sous sa plume, en marge toutefois d’une première mise en garde. En l’espace de quelques phrases, une irrémédiable distance est creusée :

Ma mère m’attendait au chemin de fer. Elle a pleuré en me voyant revenir. Toi tu as pleuré en me voyant partir. Notre misère est donc telle que nous ne pouvons nous déplacer d’un lieu sans qu’il en coûte des larmes des deux côtés ! C’est d’un grotesque bien sombre. - J’ai retrouvé ici les gazons verts, les arbres et l’eau coulant comme lorsque je suis parti. Mes livres sont ouverts à la même place, rien n’est changé

41

.

L’écrivain mesure son incapacité à faire cohabiter sa liaison avec ses obligations familiales, ses aspirations intellectuelles, son célibat. Et son austérité - caractère raisonné et raisonnable à l’extrême, culte de la franchise déplaisante, pessimisme viscéral - ainsi que l’étrangeté de ses principes de vie et de pensée sont à même de déconcerter plus d’une femme amoureuse.

Dès la première lettre à Colet, Flaubert met en avant froideur et sécheresse, égoïsme et dégoût du dérangement

42.

Plus qu’il ne le fait avec Leroyer de Chantepie et Sand, il brandit à sa maîtresse ses attributs psychologiques masculins les plus odieux. Il s’insurge en outre contre le caractère consensuel de l’amour. La relation passionnelle le rabaisse au niveau du commun estime-t-il. Afin de se défendre, il fait de son ego un rempart et assène à la Muse : « Plus haut ou plus petit je ne suis pas un homme comme tout le monde; et il ne faut pas m’aimer comme on aime tout le monde »

43.

Cette affirmation de soi n’est pas faite pour éteindre les revendications d’une femme fatiguée des absences de son amant. Même les recommandations de Maxime du Camp n’ont pas raison de ses griefs

44.

Reconnaissons-le avec Alfred Colling : « Flaubert est bien vis-à-vis d’elle ce chirurgien qui panserait ses malades avec des gantelets de fer aux mains. Toutes les fois qu’il l’approche, il la déchire. Elle recule et le rappelle »

45.

Mais l’essence du différend séparant les amants a peut-être une autre origine.

Au moment où débute sa liaison avec Colet, Flaubert ne s’est pas débarrassé des scories de son amour secret pour Elisa Schlésinger. La Muse, dont il connaît les libéralités sexuelles, constitue un contre-modèle de ce fantôme idéalisé. Epris d’absolu féminin plus que de femme extravertie, l’écrivain souffre des excès de la poétesse. A la permanence de ses sentiments pour Elisa, il oppose la finitude programmée de sa liaison avec Colet. La chimère de Trouville fait écran à la mondaine parisienne. A un rapport réel, Flaubert préfère une relation virtuelle entretenant ses fantasmes de

40(240 - MIRECOURT, E. de, Louise Colet. Paris : Havard, 1857. - 88 p. - p. 25. - (Collection Les Contemporains))

41(1 - C., 4-5 août 1846, Corr. I, p. 273)

42(Ibid.)

43(1 - C., 21 octobre 1846, Corr. I, p. 394)

44(1 - Appendice III, 18 décembre 1846, Corr. I, pp. 819-820)

45(105 - COLLING, A., G. Flaubert. Paris : Fayard, 1941. - 380 p. - p. 112)

(22)

jeunesse. De ses autres fréquentations passées - Gertrude et Henriette Collier, Eulalie Foucaud ou les filles de l’amiral anglais - rien de très prégnant ne subsiste dans son esprit. Flaubert connaît une phase d’abstinence prolongée dans sa post-adolescence. En 1844, une première crise nerveuse le touche. L’année suivante, il achève la première version de L’Education sentimentale. Son père et sa soeur décèdent en 1846, son ami intime A. Le Poittevin épouse L. de Maupassant (ce qu’il vit comme le pire des abandons) sa nièce Caroline naît, il s’installe à Croisset. A la suite de ces événements, son terrain psychologique est des plus fragiles. L’écrivain a davantage besoin d’isolement (afin de faire le point sur lui-même et sur son écriture) que de passion. « ... toi, tu es dévorante et exclusive » prévient-il Colet

46.

Ancré dans son huis clos avec sa mère et sa nièce, rivé au souvenir de sa soeur et d’Elisa, l’écrivain de vingt-six ans ne peut ouvrir sa vie sur l’amour et croire en l’avenir. Recevoir à Croisset lui est impossible. C’est pourquoi il prend soin de programmer ses entrevues voluptueuses entre Paris et la Normandie. A Mantes, le plus souvent.

Distance et distanciation scellent cette relation. Femme de conquête, Colet est loin d’être découragée. Sa fierté la pousse à rivaliser avec celui qui se dérobe à son autorité. Les accusations d’« infidélité » reviennent souvent dans ses propos. Sa jalousie façonne une correspondance vengeresse. Le ton monte au fil des lettres. Ce qui n’est pas sans faire ironiser Flaubert :

Voyons, dis-moi ce qu’il faut faire ? Veux-tu que je te dégoûte de moi ? que je me montre bien ignoble, bien trivial, bien canaille et tellement repoussant qu’on n’y puisse plus revenir ? C’est facile. Veux-tu que je te dise que je ne t’aime pas, que je suis fatigué de toi comme tu l’es de moi ?... conseille-moi... je ferai tout ce que tu voudras

47.

La suspicion conforte chaque jour davantage son assise dans ces procès-verbaux. Le 17 février 1847, une scène violente a lieu entre les deux amants. Colet pense que l’écrivain a partagé son intimité avec Ludovica Pradier. Elle fait irruption dans sa chambre d’hôtel. Quelques heures plus tard, cette indélicatesse lui vaut une crise d’épilepsie. L’épisode porte atteinte à leur liaison. Au bord de la rupture, les amants entretiennent une correspondance difficile jusqu’en 1848. Plus ou moins abstinente, cette étape relationnelle irrite Flaubert et blesse la Muse, désormais « vieille, fidèle et bien platonique amie »

48

. Un événement précipite le dénouement tragique. Fruit de son aventure avec Franc, un amant polonais, la grossesse de Colet

49

achève le processus de mise à l’écart de l’«

46(1 - C., 27 février 1847, Corr. I, p. 437)

47(1 - C., 29 octobre 1846, Corr. I, p. 401)

48(1 - Lettre de Colet à Gustave Flaubert , 9 novembre 1847, Corr. I, p. 484)

49(1 - C., mars 1848, Corr. I, p. 493)

(23)

élément maîtresse » dans la vie de Flaubert. Hormis une lettre expéditive en août 1848, l’écrivain rompt tout commerce avec la poétesse. En novembre 1849, il quitte la France pour l’Orient.

Ce départ anonyme bouleverse Colet. Elle s’en explique sur le mode exclamatif dans son Mémento :

C’est aujourd’hui que Ferrat m’a dit que Gustave passerait par Paris pour aller s’embarquer pour ce long voyage d’Orient. Il part sans m’écrire, sans me revoir, sans me dire ce qu’il a fait de mes lettres et de mes souvenirs. Oh ! que c’est sombre, ces amours brisées à jamais, et qui ne laissent pas de traces ! Pas de traces dans le coeur de l’homme, car, dans le mien, les plaies ne se referment pas et restent éternellement saignantes ! - Quoi ! se peut-il que deux êtres se soient aimés, sincèrement aimés, confondus l’un dans l’autre, et que l’un des deux se détache ainsi, qu’il oublie tout, tout, mon Dieu ! de ces heures si belles

50

.

Prétendant

51

souhaiter mourir, la Muse restera séparée de Flaubert pendant quatre ans.

Ne pouvant se résoudre à l’oublier, elle le contacte dès son retour d’Egypte. L’écrivain oppose quelques résistances à ses atermoiements. La Muse fait alors un examen de conscience. Elle reconnaît ses torts :

Le soir, ouvert le paquet des lettres de Gustave. Emotion déchirante, larmes, regret, il m’aimait. C’est ma faute, ou plutôt c’est celle de ma nature : s’aimer ainsi et ne pas se voir ! Brûler de désirs et ne jamais les satisfaire, cela se peut-il ? Il fallait son organisation exceptionnelle pour s’y résigner. Moi, je souffrais trop; j’étais irritée, exagérée, peu intelligente sur les moyens de le charmer

52

.

En dépit de cette lucidité, son instinct premier ne tarde pas à refaire surface. Il est plus que jamais diamétralement opposé à celui de Flaubert. Lequel lui en fait part lors de leurs retrouvailles à l’hôtel d’Angleterre le 26 juin :

Je serais un misérable de vous tromper, a-t-il répliqué. mais je ne puis rien pour votre bonheur. Ni vous, ni une autre, rien ne m’attire. Je suis maître de mes sens, si je veux, durant un an entier; depuis vous, je n’ai rien aimé; en voyage, (en) Egypte, j’ai vu des Almées : c’est beau, c’est étrange, cela excite

53

.

Mais Colet ne retient que l’argument du charme dans cette déclaration. Elle exploite la faiblesse sensuelle de l’écrivain. Flaubert cède - sans doute en mal de douceurs après sa parenthèse orientale.

Et les désaccords ne tardent pas à réapparaître.

Emma Bovary s’interpose aussitôt entre eux. La rêveuse normande requiert toute l’attention de son créateur. La correspondance des deux amants prend l’allure d’un carnet de croquis et d’un traité d’esthétique. L’idée de l’héroïne séduit davantage l’écrivain que la réalité de la Muse. Le 23

50(1 - Appendices, II, Mémento du 28 octobre 1849, Corr. I, p. 809)

51(1 - Appendices, II, Mémento du 4 décembre 1849, Corr. I, p. 809)

52(1 - Appendices, II, Mémento du 23 juin 1851, Corr. I, p. 811)

(24)

octobre, il s’exclame : « Pauvre enfant ! Vous ne voudrez donc jamais comprendre les choses comme elles sont dites ? »

54 -

ce qui est annonciateur d’une reprise des hostilités. Des rendez-vous encore plus espacés qu’ils ne l’étaient auparavant sont fixés à Colet. Rencontrer son amante quatre fois par an suffit à Flaubert. Et si jamais une partie de son roman reste inachevée, l’écrivain ne s’embarrasse nullement de ses promesses. Il ajourne brutalement la rencontre. Le rapport à l’amante se transforme en relation à une correspondante fantoche. La lettre amoureuse se transforme un espace littéraire. La passion de l’art est substituée à celle de la femme. Colet s’accommode tant bien que mal de cette situation. Bien qu’elle témoigne de certaines difficultés à interagir avec l’écrivain, elle a conscience de sa personnalité exceptionnelle. Se sachant d’un talent inférieur au sien, elle profite des dons de son amant pour réformer le style sans grâce de ses ouvrages. Plus ses signes de faiblesse sont manifestes, plus Flaubert se montre ravi de lui apporter son soutien en redessinant l’architecture d’une oeuvre ou en élaguant des idées. L’écart entre elle et lui n’est comblé que lorsque les réquisitoires de l’amante se substituent à des signes de soumission littéraire. La divergence des projet de vie s’estompe dans l’exercice de la domination stylistique. Mais les accalmies occasionnées par ces séances de correction demeurent fugitives. L’estime a disparu.

Flaubert épingle chaque vice de forme sans économiser ses sarcasmes. Sa franchise attise le caractère vindicatif de la Muse. Elle le place sur l’échafaud épistolaire, le voue aux gémonies de la lettre pamphlétaire. L’hétérogénéité de leurs attentes relationnelles et intellectuelles ne cesse de s’accuser. Comme le remarque Lévinas dans son approche phénoménologique de la relation, le sujet aimant ne peut se résigner longtemps à s’investir dans l’Autre sans rien recevoir en retour :

« L’amour reste un rapport avec autrui virant en besoin; et ce besoin présuppose encore l’extériorité totale, transcendante de l’autre, de l’aimé »

55.

Le conflit grandit. Colet pense à Flaubert. L’écrivain est hanté par son oeuvre. La Muse rêve d’amour. L’homme de lettres est torturé par le style. La poétesse est ancrée dans le présent et le futur. Le passé habite l’esthète. Ces antagonismes appellent des constats déchirants.

Flaubert souligne lettre après lettre ce rapport de souffrance réciproque. Il est obsédé par l’idée de péremption affective, ce que Colet conteste. Une pensée de Jankélévitch éclaire les motivations de ce pessimisme relationnel :

L’amour sincère, tant qu’il est là, est éternel par définition, mais en fait il cessera un jour. (...) Le tiers, le philosophe ironique qui le regarde, le sait provisoire; l’optique naïve de l’amant

53(1 - Appendices, II, Mémento du 27 juin 1851, Corr. I, pp. 814-815)

54(1 - C., 23 octobre 1851, Corr. II, p. 6)

55(310 - LEVINAS, E., Totalité et infini - Essai sur l’extériorité, op. cit., p. 281)

(25)

qui en toute bonne foi se veut fidèle dément donc l’optique consciente du témoin qui sait la vérité; l’amour fulgurant, bien différent en cela de la sereine amitié, cédera quelque jour à un nouveau choix, à une nouvelle décision

56

.

Flaubert engage sa maîtresse à réorienter son engagement relationnel, ou bien à accepter de souffrir.

« Il y a un pacte entre nous deux, et indépendant de nous. N’ai-je pas fait tout pour te quitter ? N’as-tu pas fait tout pour en aimer d’autres ? nous sommes revenus l’un à l’autre, parce que nous étions faits l’un pour l’autre »

57

lui soutient-il. Mais cette tolérance du malheur est mise en échec par les velléités de la poétesse.

Devenue veuve et feignant des concessions, la Muse entame une politique de séduction accrue afin que Flaubert l’épouse. Désespérée, elle transgresse dans les derniers mois de 1854 deux interdits fondamentaux fixés de longue date par son amant : l’accès à la maison de Croisset et la rencontre de Madame Flaubert. L’écrivain est révolté par ces audaces. Il considère cette intrusion dans sa sphère privée comme une atteinte impardonnable à son équilibre vital. Le 6 mars 1855, il rompt avec elle :

J’ai appris que vous vous étiez donné la peine de venir, hier, dans la soirée, trois fois, chez moi. Je n’y étais pas. Et dans la crainte des avanies qu’une telle persistance de votre part, pourrait vous attirer de la mienne, le savoir-vivre m’engage à vous prévenir : que je n’y serai jamais

58.

De ce jour, Flaubert s’interdit des relations autres que des passades. Il se consacre à son oeuvre, ne voulant plus connaître un trouble où, comme le remarque Jankélévitch, « l’énergie à tout moment s’assoupit sur l’oreiller de la féminité; et à tout moment l’énergie quiddifiée, l’énergie « at home », l’énergie « sous le charme » maudit les filles-fleurs et les enjôleuses qui ont interrompu son passionnant périple »

59.

Fatiguée de maudire la femme et la féminité, la dynamique créatrice de Flaubert trouve une issue dans la séparation.

Nature du lien affectif, fréquence de la correspondance, éventail des sujets abordés, la relation avec Leroyer de Chantepie met également en jeu la distance et la distanciation. L’épistolier ne rencontre pas une seule fois son amie en l’espace de quinze années d’écriture intime et de quarante- six lettres. Leroyer de Chantepie a cinquante-cinq ans lorsqu’elle lui adresse, le 18 décembre 1856, sa première lettre

60

. Au cours de ce premier contact, elle rapporte à l’écrivain (de vingt ans son cadet) son admiration pour Madame Bovary, récemment publiée dans la Revue de Paris. En

56(309 - JANKELEVITCH, V., Les vertus et l’amour (Traité des vertus II). Paris : Flammarion, 1986. - 402 p. - pp. 305-306)

57(1 - C., 21 août 1853, Corr. II, pp. 403-404)

58(1 - C., 6 mars 1855, Corr. II, p. 572)

59(309 - JANKELEVITCH, V., Les vertus et l’amour (Traité des vertus II), op.cit., p. 163)

60(1 - Lettre de Leroyer de Chantepie à Flaubert, 18 décembre 1856, Corr. II, p. 654)

(26)

s’identifiant à cette héroïne, Leroyer de Chantepie tisse la trame de ses psychoses à fleur de lettre.

Souffrances et plaintes, agonies de l’âme et visions deviennent les leitmotive de sa correspondance.

Originaire d’Angers, Leroyer de Chantepie se plaint d’une existence sans saveur et d’une ville à l’opéra disparu, de son embêtement radical et de ses accès de nihilisme. Seules les lettres de Flaubert, Michelet et Sand (28 ans d’amitié entre 1836 et 1864) lui apportent un réconfort passager.

Une entente et un dialogue sur la vie et l’écriture est bâti dans la Correspondance sur cette assise de solitudes et d’amertumes. Pour se distraire, Leroyer de Chantepie peine à écrire des nouvelles et des romans destinés à des revues de modes ou des journaux régionaux. Cette différence de vocation ne dérange pas outre mesure Flaubert. La grande complicité intellectuelle à laquelle il rêve sera concrétisée avec Sand en 1863. En fait, c’est la personnalité malade de Leroyer de Chantepie qui l’attire avant tout. Dès ses oeuvres de jeunesse, il se révèle intrigué par les pathologies de la bigote.

Dans Par les champs et par les grèves, l’écrivain sarcastique rapporte cet épisode mystique : A Rosporden, par exemple, nous vîmes dans le cimetière une femme en prières qui nous en rappela une autre que nous avions vue dans la cathédrale de Nantes. Elle était à genoux, raidie, immobile, le corps droit, la tête baissée et regardant la terre avec un oeil fouilleur plein de rage et de tristesse. Ce regard perçait la dalle blanche, entrait, descendait, pompait à lui ce qu’il y avait dessous; celle de Nantes, au contraire, dont le teint était blanc comme la cire des cierges, couchée de côté sur un prie-Dieu, la bouche ouverte dans l’extase, les yeux portés au ciel, au delà du ciel, plus haut encore, avait l’âme partie au dehors. Toutes deux priaient avec une aspiration démesurée (...) La première s’acharnait au néant, la seconde montait à Dieu; ce qui était regret dans l’une était désir dans l’autre; et le désespoir de celle- ci si âcre qu’elle s’y complaisait comme à une volupté dépravée, et le désir de celle-là si fort qu’elle en souffrait comme d’un supplice. Ainsi toutes deux tourmentées par la vie souhaitaient d’en sortir : celle qui priait sur le tombeau, pour rejoindre ce qu’elle avait perdu;

celle qui priait devant la Vierge, pour s’unir à ce qu’elle adorait. Douleur, aspiration, prières, mêmes rêves et quel abîme ! L’une pivotait sur un souvenir, l’autre gravitait vers l’éternité !

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Flaubert trouve en Leroyer de Chantepie le prototype même de la provinciale névrosée et mélancolique : un idéal sujet d’étude et de dissection psychologiques. Le 13 décembre 1866, il lui exprime sa compréhension et sa sympathie en regard de sa tristesse d’avoir perdu un animal domestique :

Non, chère Demoiselle, je ne trouve pas ridicule votre douleur à propos de la perte d’un petit chien. Qu’on aime une bête ou un homme (la différence n’est pas si grande), le beau est d’aimer. Nous ne valons quelque chose que par notre puissance d’affection; c’est pour cela que vous valez beaucoup. Je sympathise avec vous, n’en doutez pas, et bien que nous ne connaissions pas nos visages, je vous considère comme une amie

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.

61(FLAUBERT , G., Par les champs et par les grèves In 21 - FLAUBERT, G., Voyages. Texte établi et présenté par René DUMESNIL. Paris : Société Les Belles Lettres, 1948. - 2 vol. - t. 1, p. 282)

62(1 - L.d.C, 13 décembre 1866, Corr. III, p. 577)

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Leroyer de Chantepie est un être fragile et vulnérable pour qui l’épistolaire est catharsis. Flaubert est ému par cette âme souffrante. Au tout début de leur amitié, il représente une écoute et un conseiller pour cette vieille demoiselle isolée dans ses lectures. Peu à peu, il s’investira davantage dans cette relation, acceptera le statut de consolateur

63,

et embrassera cette femme dépressive par lettre interposée. Flaubert et Leroyer de Chantepie, c’est la rencontre de deux solitudes, et comme l’observe B. Beugnot : « l’épistolier, avant d’être un écrivain ou un artiste, est un artisan de soi. La lettre invente des liens et des lieux intimes pour nier la solitude première d’où elle sourd; elle a, comme souvent les mémoires, partie liée avec l’enfermement et la prison »

64.

Mais ce rapport à la femme malade ne se réduit pas à une entente sur des problèmes existentiels. Esthète, Flaubert l’est avec toutes ses correspondantes. Depuis le printemps 1855, il n’écrit plus à Colet. Et il ne commencera à correspondre avec Sand qu’en 1863. Aussi éprouve-t-il le besoin de se raconter.

Car, selon Blanchot, « Ecrire, c’est entrer dans l’affirmation de la solitude où menace la fascination »

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, les lettres à Leroyer de Chantepie font retentir les tonnerres du style, de l’érudition et du grand art romanesque. A cette monodie créatrice, l’amie répond par des lamenti religieux et des angoisses de confession, des ennuis domestiques et des atermoiements moraux. A l’image de la relation avec Colet, cette correspondance se caractérise par l’écart des personnalités et l’hétérogénéité des discours en présence.

L’amitié de Flaubert et Sand débute le 31 janvier 1863 suite à une lettre louangeuse de l’auteur de Lélia sur Salammbô. Le rapport épistolaire des écrivains débute dans la compréhension et l’estime réciproques. Un fait confondant scelle cette entente. Sand et Flaubert reçoivent par courrier l’un une plante sèche, l’autre une feuille d’arbre. La femme de lettres attribue à l’épistolier l’expédition de ce présent

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. Ce dernier, ignorant aussi l’identité du destinateur de son fétiche, nie pourtant toute responsabilité dans cet envoi

67.

Leur relation est frappée du sceau de cette générosité anonyme que ne démentiront pas treize ans d’amitié.

La personnalité de Sand intrigue Flaubert. Son rapport à la masculinité est des plus singuliers.

Exceptionnelle nature féminine, elle est femme par le corps, homme par l’esprit, troubadour par la sensibilité, mère par le coeur, maître par l’intelligence. Flaubert est attiré par cet écrivain au

63(1 - L.d.C, 16 janvier 1866, Corr. III, p. 478)

64(BEUGNOT, B., « De l’invention épistolaire : à la manière de soi » In 178 - BOSSIS, M., L’épistolarité à travers les siècles - geste de communication et/ou d’écriture. Centre culturel international de Cerisy-la-Salle. Stuttgart, Franz Steiner Verlag (Edition), 1990. - p. 36)

65(294 - BLANCHOT , M., L’espace littéraire. Paris : Gallimard, 1955. - 379 p. - p. 27. - (Collection Idées))

66(1 - Lettre de Sand à Flaubert, 28 janvier 1863, Corr. III, p. 303)

67(1 - S., 31 janvier 1863, Corr. III, p. 304)

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pseudonyme bisexuel. Son amitié pour elle semble étrange car leurs trajectoires de vie divergent sensiblement. Sand est une femme au passé ponctué de scandales littéraires et amoureux, l’auteur de soixante-quinze romans au féminisme controversé. Flaubert est un ascète aux oeuvres rares ayant sacrifié ses passions sur l’autel de l’écriture. Ce qui rassemble les écrivains, c’est un rapport intellectuel aussi riche de différences que de tolérance. Sand est l’aînée de Flaubert, et leur respectable différence d’âge - 17 ans - exclut a priori toute ambiguïté amoureuse. Exclusivité et aliénation étant écartés, Flaubert ne se révèle jamais autant qu’avec Sand, la seule personne de son entourage qui, bien que vivant en couple, demeure toujours disponible. C’est pourquoi il élimine les éléments parasites lorsqu’il l’incite à lui rendre visite. « Quant aux encombrements qu’y peut apporter le Beau Sexe, vous ne vous en apercevrez pas (soyez-en sûre), pas plus que les autres.

Mes petites histoires de Coeur ou de Sens ne sortent pas de l’arrière-boutique »

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lui écrit-il.

Flaubert et Sand font de la confrontation fraternelle de leurs différences la dynamique de leur correspondance. La personnalité de l’homme de lettres - rêvant de lointains et cependant cloué à son cabinet de travail - intrigue Sand. Elle ne comprend pas les motivations de son chemin de croix esthétique, mais perçoit spontanément l’étendue de son génie. Goûtant en famille les délices du repos et de la convivialité, elle essaie d’éloigner son ami du magnétisme fatal de l’écriture. Elle tente de rompre sa vie de célibataire et lui vante les plaisirs du voyage. Difficilement, Sand lui arrache une visite dans sa maison de Palaiseau. Plusieurs années passent cependant avant qu’il ne se rende à Nohant.

Femme d’action, Sand prêche à l’ascète les vertus de la promenade, si salutaire à ses yeux pour l’intellect. Epicurienne convaincue à la jeunesse jalonnée de liaisons, elle met tout en oeuvre pour que Flaubert inscrive des parenthèses sensuelles dans sa vie monastique. Ce à quoi l’intéressé lui répond en prétextant que l’écriture est ennemie de la divagation amoureuse. Et en regard de ses impatiences créatives et de sa nervosité, Sand lui prêche une philosophie de la résignation. N’a-t-il pas délibérément fait le choix de l’oeuvre au détriment de celui de la vie ? Les lettres de Flaubert s’articulent autour des oppositions de caractère et de la complicité.

L’esthétique littéraire est un des premiers motifs discutés par les deux amis. Pour Sand, la littérature a partie liée avec l’expression d’une affection personnelle. Il n’en est rien aux yeux de Flaubert. Opposé au sentimentalisme, sa doctrine de l’impersonnalité conteste l’esthétique de la confession. Mais jamais cette divergence de points de vue n’occasionne de propos blessants.

Seulement des mises au point ici et là - « Je l’ai bien relue dix fois (votre bonne lettre) et je vous

68(1 - S., 5 mars 1867, Corr. III, p. 612)

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