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Parus aux Editions Publisud Collection Transitions dirigée par Gérard de Cortanze Gérard de Cortanze Une anthologie de la poésie latino-américaine

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Parus aux Editions Publisud Collection Transitions dirigée par Gérard de Cortanze

Gérard de Cortanze

Une anthologie de la poésie latino-américaine contemporaine Jean Paris

Noctuelles Philippe Boyer Marin Carmel Jean Pierre Faye Grandes narrations de Bourgogne

Collection Portulans dirigée par Chems Nadir

Edouard J. Maunick Désert-Archipel suivi de Cantate païenne pour Jésus-Fleuve

Chems Nadir Le livre des célébrations (Illustrations de H. Zenderoudi)

hors collection Rabah Belamri Le soleil sous le tamis

Hawa Djabali Agave Mohamed Magani

La faille du ciel Mouloud Mammeri

Le fœhn (théâtre) Jean Déjeux La poésie algérienne

Mustapha Haciane Quand meurent les cigales

Eric Jourdan Qui est là? (Contes) Illustrations de Topor

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MARIN CARMEL

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PHILIPPE BOYER

MARIN CARMEL

Collection Transitions Editions Publisud

25, rue de l'Espérance - 75013 Paris

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DU MEME AUTEUR Aux éditions du Seuil : Mots d'ordre, roman, 1969 Non lieu, roman, 1972 Aux éditions Seghers/Laffont : L'ecarté(e), essai, 1973 Entailles entrailles, roman, 1977 Textes:

Mort musaraigne, la répétition, 1978

Paysage, 1980, tirage limité à 40 exemplaires, avec écriture manuscrite, dessins et une gravure originale de Christian Rosset Livres collectifs (participation)

Ecriture... voir, dans Change matériel, Colloque de Cerisy 1973, U.G.E. 10/18, 1975

Façade trouée, dans Chroniques des années de crise/Le men- songe, éditions Recherche/Exit 1978

Cette minorité d'où nous parlons, dans Minorités dans la pensée, Colloque IDEM II, Payot 1979

La renverse, dans Agrafe, éditions Premières Donnes, 1980 Préface :

Topographies pour jeux de pistes, préface à La mise en scène de Claude Allier, Garnier-Flammarion, 1982

Tous droits de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.

© Publisud, 1983 ISBN 2-86600-216-4

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«...je la sens qui me travaille comme si je portais en moi une bête rongeuse. » Maupassant

« Ici l'on commence à ne plus savoir si c'est pour entrer ou pour sortir qu'on entrouvre si fréquemment la porte du cirque des brumes. » A. Breton

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Autant en rester là.

Juste serrer le nœud un peu plus fort.

Il y a des jours où il ne peut pas se décider. Rien que l'idée de s'éloigner du bord, de marcher dans une direction précise, ça le démoralise, on voit bien. Il faut dire que l'époque ne favorise pas l'esprit d'aventure. On aurait plutôt tendance à s'écraser chacun dans son coin, à minimiser les emmerdes.

Quoi ? Un accident? Un blessé? Peut-être un mort? Non, personne n'a rien vu, rien entendu. Personne n'a d'opinion là- dessus. On n'a d'ailleurs rien à se reprocher. Le paysage est plutôt morose. Attente résignée de jours meilleurs sur l'ensem- ble du territoire. Petits dédommagements en dessous de table, une façon comme une autre de maintenir un certain ordre dans la débâcle, un minimum d'énergie. Paysage général d'eaux mortes. Temps lourd, parfois orageux. Les orages n'éclatent pas. Les mains restent moites. Les petites peurs font les grands silences.

Bien sûr on trouve toujours des gens pour dire qu'ils ne sont pas d'accord, pour s'opposer aux règles générales. C'est sans importance. Ils se retrouvent en cabane ou victimes d'un acci- dent. Ca peut arriver à tout le monde. On remarque que ça n'arrive pas à n'importe qui. Il y a des tendances. Et puis à eux

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aussi, les francs-tireurs, les maquisards, les conspirateurs, ça leur arrive un jour ou l'autre, la fatigue. A lui aussi, Marin Carmel.

Quand on dit que le moteur fatigue, alors il faut bien s'arrêter un moment, laisser refroidir. Marin Carmel en est là. Ce jour-là et d'autres jours aussi, d'autres nuits. Il marche le long du quai comme une bête, le souffle court, aspirant les vents marins, les odeurs de poisson, l'humidité. La jetée disparaît dans la brume.

Les chalutiers béquillés, presqu'au sec, font la sieste entre deux marées. On a vu ça partout, des tableaux réalistes de peintres du dimanche.

Ou une carte postale.

Mais à qui l'adresser? Il n'a pas l'adresse sur lui. Et puis l'adresse de qui? Depuis le temps. Il marche en attendant, se laisse pénétrer de l'humidité tiède qui colle à la peau.

Sur l'autre côté de la passe c'est le quai des Biffins comme on l'appelle ici, le port de plaisance. Les bateaux sont différents, emmaillotés pour l'hiver. D'autres sont engrangés dans les ga- rages des villas fortifiées jusqu'au retour des beaux jours. Il faut attendre la saison des amours pour les voir revenir par ici, les biffins, avec leurs déguisements d'opérette, les femmes bron- zées aux infra-rouges, encaustiquées jusqu'aux orteils. Difficile à imaginer quand on n'a pas vu ça de ses propres yeux.

Maintenant c'est l'hiver. Et le port, comme une gare ou un Café, comme l'amour ou l'alcool, au moins un point de départ, même si on ne sait pas où on va. Surtout si on ne sait pas. On peut toujours imaginer un voyage de l'autre côté de la passe.

Marin Carmel recommence encore une fois le parcours complet, de l'extrèmité de la jetée, feu vert, jusqu'au môle des Roches Noires, feu rouge. Entre les deux justement, la passe, l'entrée du port. Ou la sortie. Il suffit qu'il s'arrête un moment pour que tout s'arrête en même temps, le vent, le balancement des coques et des mâts, les brisées de la mer, le temps qui passe.

Il n'y a qu'un seul Café sur le port, le Bar du Transit. Même si personne ne l'attend là, même s'il n'a rendez-vous qu'avec lui-

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même, il n'y a pas d'autre endroit où s'arrêter. A chaque passage devant le Café il marque un temps d'arrêt, le temps de la carte postale. On voit donc un partie de la jetée, l'homme qui porte une casquette de pêcheur et derrière lui le Café avec l'enseigne qu'on peut lire : Bar du Transit.

Il reprend sa marche. Après tout rien ne presse. De toute façon il finira par entrer là. Le premier verre fera tomber d'un coup les incertitudes. Ensuite il filera en pente douce vers la cuite, vers le repos. Il oubliera l'amertume de l'époque, perdra la mémoire des amours impossibles et des batailles perdues.

Une façon comme une autre de faire son petit voyage, de franchir la passe encore une fois. Une mauvaise passe, forcé- ment.

Il marche encore un moment sur les quais vers quatre heures de l'après-midi, déjà presque la nuit. Et déjà appréhendant le jour prochain où il lui faudra reprendre le train vers la ville.

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Chaque fois que Marin Carmel revient faire un séjour à la Maison du Fol c'est la même chose. Comme si le voyage, tirant vers l'ouest, faisait retour au point de départ. Ou presque.

Parce qu'en réalité le cercle ne se referme jamais. Il reste toujours un décalage. C'est même peut-être pour ça qu'il vient, pour prendre la mesure de cet écart, pour mémoire.

Autrefois c'était la maison du passeur, avant la construction du pont. Il a connu cette époque-là. Beaucoup plus tard il a racheté la maison. Du Bar du Transit sur le port en passant par les dunes des Roches Noires, et remontant ensuite le long de la Rivière de la Sorcière, il faut compter une bonne demi-heure de marche. la nuit après la soif ça lui paraît long, à Carmel, quand il n'est plus très sûr des repères. Le plus souvent il vient seul.

Parfois avec une femme. Jamais pour très longtemps. Comme s'il avait peur. On peut aussi passer par la route mais le trajet est sensiblement plus long.

Au début ça lui paraissait simple. C'était le seul parcours connu, le seul voyage imaginable, d'un bout à l'autre du train, d'est en ouest, de la ville au port, et inversement. Il lui arrivait de sentir l'odeur des vents de mer jusque dans la ville. Il lui arrivait d'entendre les rumeurs de la ville jusque sur les dunes du bout du monde. Contre toute vraisemblance. Il connaissait chaque gare par son heure et ses minutes d'arrêt. Et puis d'autres voies, d'autres pistes se sont ouvertes au fil des ans,

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constituant peu à peu des réseaux compliqués, une sorte de labyrinthe géant. Et pendant toutes ces années il y a eu assi des impasses, des carrefours où il hésitait longuement sur la direc- tion à prendre, d'interminables lignes droites, des régions dé- sertiques, d'autres surpeuplées, des gares désaffectées, des cafés, des chambres, des maisons.

Des jours où la brume est dans la tête. Il attendra d'y voir plus clair, marchant jusqu'à la fatigue. Enfin il pousse la porte du Bar du Transit vers cinq heures du soir. En cette saison c'est déjà presque la nuit. Les néons restent allumés du matin au soir. Il est aussitôt saisi à la gorge par l'odeur du tabac froid.

Encore aujourd'hui il pourrait décrire la salle dans les moindres détails, dessiner les formes exactes des taches sur les ban- quettes, dire le nombre d'entailles faites au couteau dans les molesquines. Et dire encore bien d'autres choses à propos de cet endroit, pas seulement le Café mais aussi la région tout autour, le port, les dunes et les sables, les gens.

Il commande une Réserve du Patron, la bouteille entière pour voir venir. Depuis le temps que rien ne vient. Il va s'as- seoir au fond de la salle pour mieux se faire oublier. Il commence à boire lentement, avec détermination. Un voyage qui en vaut bien un autre. Mais très vite recommencent les complications.

Pour peu qu'il confonde par exemple les jours et les années.

C'était à peu près à la même époque, vers la fin de l'hiver, au même endroit, à la même table. Ce soir-là une femme était assise seule, comme attendant quelqu'un. Tout avait l'air neuf, le tailleur de ville couleur crème flanelle voyage, les bottes de ville cuir voyage, le manteau de ville fourrure voyage jeté sur le dossier de la chaise. Venue là elle aussi, sans doute pour faire peau neuve, inventer autre chose. Seul le sac était dépareillé, une vieille sacoche de cuir patiné qui aurait beaucoup voyagé, de ces sacoches d'ordonnance qu'on accrochait autrefois à la selle des chevaux. Ainsi circulairent les courriers d'une cour à

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l'autre de l'Europe et de la province, annonçant les alliances ou les trahisons, les guerres et les traités. Ainsi circulaient les lettres d'amour.

Comme si elle attendait quelqu'un. Ou un événement, un message, un signal. Peut-être rien. Elle était arrivée vraisembla- blement par le train de 14 heures 22, 3 minutes d'arrêt. Aucune voiture en effet ne stationnait dans les environs et il n'y avait pas d'autres trains qui s'arrêtaient à cette gare dans la journée.

Il n'y en a toujours pas d'autre. Beintôt la gare sera entièrement désaffectée.

Marin Carmel est entré dans le Café comme aujourd'hui, juste pour déraper un peu plus vite vers la nuit. Il s'est approché d'elle. Elle a dit que oui, il pouvait s'asseoir, qu'elle n'attendait rien ni personne précisément, qu'elle était juste venue chercher un peu de calme. On pouvait bien parler d'une première ren- contre. Un peu plus tard elle a ouvert la sacoche d'ordonnance.

Elle lui a montré la collection de cartes postales.

Aujourd'hui il est seul à la table au fond de la salle. Presque la nuit. Peut-être un peu plus tard écrira-t-il une carte postale, pour mémoire, sans trop savoir à qui l'adresser, une carte à la mer.

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A l'autre bout du train, la ville. D'une gare à l'autre le voyage est interminable. On n'en finit pas de joindre les deux bouts, la ville et le port, le Bar du Transit sur le port, et le Café du Transit dans la ville. Aussi bien deux cartes postales qui circuleraient parmi beaucoup d'autres. Des repères dans les brouillards, des refuges, des maquis. Des lieux pour parler ou se taire selon l'humeur. Du côté des Roches Noires les marées donnent la mesure du temps. Dans la ville on ne sait plus. Le temps est toujours perdu là où on est supposé le gagner, décompté au plus juste en même temps qu'il file comme mailles sur un bas de soie, noir ou couleur chair selon l'humeur aussi. Empresse- ments et dépressions accordent assez bien leurs violons. Les musiques sont dites concrètes. La tendance générale est plutôt à la sourde oreille.

Et ce mot en travers. Un accident? Un assassinat? Ils auront imaginé la mise en scène. Et tout autour le superbe vacarme de la modernité en marche. Un laboratoire des temps futurs. Tout est dit là noir sur blanc et en couleur, sur papier-journal, bandes magnétiques, écrans cathodiques, sur les murs de la ville: le rêve, l'illusion, la peur, le cauchemar des autres et la ligne bleue des Vosges. La vérité. Justement, parlons-en de la vérité. Rien de tel pour tenir au mors les populations qui n'en démordent pas, de ce qu'on leur raconte. Du moment que c'est dit, montré,

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écrit, mis en musique, c'est bien la preuve. Tous les trous sont remplis, tous les blancs, les surfaces de papier, les écrans, les murs, et aussi les vitrines, les heures, les conversations. Les quartiers de la ville sont méthodiquement quadrillés. Quelques coups de presse du moule à gauffre suffisent à rétablir l'ordre, ce ne sont pas les polices qui manquent, avec l'armée en renfort en cas de besoin.

On sait bien qu'il ne s'agit pas d'un accident mais qu'on l'a bel et bien liquidé, le Vieux, avant de reconstituer sur les Surfaces une vérité acceptable. Il est planté là depuis des années, en plein milieu du paysage. Le Vieux tient le manche, tous les manches à la fois. Alors forcément. Dans les Centrales qui rassemblent désormais la totalité de la population laborieuse, on distingue deux types d'activité: la production des Messages et la production des Objets. Avec ça on a vite fait le tour. Sans compter ceux qui restent sur le carreau. Pas de quoi en faire un drame. D'ailleurs il n'y a jamais eu aussi peu d'agitation. Il n'y a plus de vent. Seulement la pesanteur des orages qui n'éclatent pas. Et quelques bavures sans importance. Plein les yeux, plein les oreilles. On n'a rien vu, rien entendu. Tout est calme. Juste ce mort dans sa baignoire. La scène aura sans doute été recons- tituée en studio. Personne ne se souvient. On circule librement les yeux fermés dans une langue amnésique. La Centrale des Surfaces est une pieuvre géante au centre du paysage, dé- ployant ses tentacules jusque dans les chaumières les plus iso- lées, des millions de petits yeux fixés comme des vantouses sur les parois internes de tous les cerveaux en exercice.

Et lui, Marin Carmel, comme tout le monde, encore occupé un moment dans une minable officine des Centrales. Et l'at- tente, sans objet précis. En attendant d'être invité cordialement à faire sa malle. Dans les temps morts il déambule interminable- ment dans la ville toute entière recroquevillée par le froid. Et toujours le Transit au bout du voyage.

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Ce soir-là la salle est presque vide. C'est bientôt l'heure de la fermeture. Armand, le garçon, commence à retourner les chaises sur la table. Restent seulement quelques habitués qui semblent avoir oublié le temps qui passe. Deux soldats sont assis l'un en face de l'autre, ne disent rien, chacun reste ac- croché comme un naufragé au bord de son verre, et séparés l'un de l'autre par une double muraille de canettes vides. Ils portent des uniformes d'une autre époque, pantalons rayés bleus et blancs, baudriers croisés sur les vareuses défaites. Peut-être des soldats de la Garde. Le Palais est juste en face. Ou des figurants dans le film dont on tourne ces jours-ci des scènes en extérieur sur la petite place à côté du Café. De toute façon c'est toujours le même air de paria quand on n'est pas doué pour jouer aux soldats de plomb. Une vague détresse flotte dans les yeux en déroute. Tous les militaires de la nuit se ressemblent, émettant sur ondes courtes des S.O.S. que personne n'entend. Ou alors ils ne sont pas dans les Cafés mais endormis à même le sol dans des trains ou dans des trous.

A une autre table un peu plus loin, il y a cette femme, mi- femme du monde, mi-prostituée. On ne sait à peu près rien d'elle. On dit qu'elle a des relations. Elle vient généralement dans une longue limousine noire conduite par un chauffeur en livrée. Un corbillard. Le chauffeur attend dans la voiture le temps qu'il faut. Elle donne parfois des rendez-vous à des gens qui ont l'air d'avoir peur. Jusque là avec Marin Carmel, c'est juste bonjour bonsoir, des relations de bon voisinage sur les molesquines. Le visage est comme un masque sous le maquil- lage et les cosmétiques. Sans parler des chapeaux à voilette ou des lunettes noires.

Une fois de plus Marin Carmel est dans ses heures grises.

Charon respecte, question de métier. C'est le patron. Marin prend la bouteille de Réserve et va s'asseoir au fond. Il laisse son regard flotter vaguement vers la femme sans la regarder vraiment, juste un coup d'œil sur la silhouette. Le manteau de fourrure blanche est serré à la taille par une ceinture de cuir

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noire, ouvert en haut. Elle a gardé les gants. Elle contrôle ses gestes, comme si on avait tourné la scène au ralenti. Elle tire de longues bouffées sur le bout doré d'une cigarette mauve et sucrée, expire lentement la fumée vers les néons.

Personne ici ne regarde véritablement personne. C'est comme une règle du jeu. Les corps se tiennent dans des poses hiératiques, en état d'hibernation, les yeux vides, les visages morts. Seuls les avant-bras se déplacent, montent et descendent à intervalles réguliers, de la table aux lèvres et des lèvres à la table, la main gantée de la femme, la main légèrement trem- blante de Marin Carmel, les mains distraites des soldats. On dirait un théâtre d'automates. Marin Carmel est entré lui aussi dans le jeu de la boite à musique. Sans musique. Il boit lente- ment, méthodiquement. Peu à peu ça devient flou. Une mau- vaise passe. On n'en sort pas. On n'y entre pas vraiment. Il reste rivé au bord.

Chacun dans sa débâcle et dans sa catastrophe minuscule. En attendant mieux. Ou pire.

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Au Bar du Transit sur le port, il les connait presque tous, ceux qui sont accrochés là par grappes le long du zinc en attendant le retour de marée. Sauf les plus jeunes. Il jette un salut général en entrant, prend au passage la bouteille de Ré- serve que lui tend Charon et file droit vers le fond de la salle. Ils savent ce que ça veut dire. Celui-là maintenant, il ne veut pas qu'on l'emmerde. Ils respectent. Ils constatent entre eux discrè- tement que Marin Carmel est dans ses humeurs grises. Les humeurs bleues c'est quand il vient vers eux et serre les mains, quand il dit :

— allez Charon, tu remets ça, c'est ma tournée.

Armand, celui qui sert dans la salle, fait parti des meubles.

Marin Carmel l'a toujours connu là, gueule d'ancien tubar et jamais malade, on dit qu'il est né sur le zinc, qu'il a été nourri au Ricard dès les premiers biberons. Charon est un ami des anciens jours reconverti dans la limonade. Il a connu des hauts et des bas avant de venir s'enterrrer ici, le retour au pays comme on dit.

Quand ils se remémorent tous les deux, Charon et Marin Carmel, ils évitent de compter les années. Mais ça n'empèche pas d'en parler, des anciens jours, d'inventer un peu si on a l'humeur. Les soirs d'humeur bleue ils restent souvent tous les deux après la fermeture, éclusent encore quelques derniers

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verres avec accompagnement de vieilles rangaines repassées à coup de 78 tours sur le phono à manivelle. Ils évoquent. Et pour ce qui est d'évoquer ils ne craignent personne, du cinéma d'épo- que, Quai des brumes, Remorques et La Marie du Port en livraison groupée, renvoyant d'un coup l'ascenceur vers les temps immémoriaux, les bourlingues de la jeunesse, un vrai roman d'aventure entre les thons d'Afrique et les morues du Grand Nord. Et pendant qu'on y est, pourquoi pas la Baleine Blanche? A force de se raconter des histoires, ils ont fini par y croire, à tous les rêves d'enfance enfouis sous la cendre des ans, qui viennent se coller au plafond de la mémoire quand la marée remonte dans les gosiers à grandes lappes de quatorze degrés Réserve jusqu'aux écluses du cerveau, le feu au ventre, un léger balancement de l'horizontale, pataugeant à cœur joie dans les bains de Jouvence et les petites détresses de l'âge qui monte, le goût âcre des mots flambés dans la bouche, d'imperceptibles brûlures en rappel à l'ordre. Et puis c'est toujours la même chose, un moment de distraction et le charme est rompu. Cha- cun dérape dans sa solitude de plongeur de fond de cale. Glis- sade cotonneuse vers les dépresses alcoolos. Fin des humeurs bleues.

Mais ce jour-là la question ne s'est même pas posée. Marin Carmel navigue à vue dans les humeurs grises. Il n'a besoin de personne. Ou au contraire. Plus tard dans la nuit le vent est retombé avec les basses eaux. Il est rentré par les Roches Noires. Il a dû s'arrêter un bon moment dans les sables, dormir.

Puis réveillé à cause du froid. Déjà les baves de l'aube coulent doucement sur les grèves. Il voit encore passer quelques fan- tômes, se souvient de quelques amours fous qui se sont écrasés dans ces étés de sable comme de grands oiseaux morts. Ou bien il a lu ça quelque part. Quand il arrive à la Maison du Fol c'est le commencement du matin.

Des nuits comme celle-là: quand il veut se persuader d'avoir touché le fond. Mais il sait bien que pas un instant il ne s'est

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vraiment éloigné du bord. Le pays tout entier n'est fait que de ces bords incertains, là où tout a commencé, dans cette contrée de cavale entre terre et mer, sur ces espaces nus des Roches Noires entre le port et la rivière de la Sorcière, les dunes d'herbes rases et les sables des grèves, un paysage du bout du monde qu'il ne cessera de traîner avec lui.

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Là-bas dans la ville, à l'autre bout de la ligne des trains, la salle du Café du Transit est presque vide. Juste quelques auto- mates sous l'éclairage blanc-triste des néons, deux soldats qui dorment maintenant la tête sur la table, une femme qu'on situe mal, mi-prostituée, mi-femme du monde. Une cloison de verre dépoli avec des fleurs peintes sépare la salle en deux parties.

Des tables de bois déverni, des banquettes défoncées, un vrai zinc d'époque sur la droite en entrant, visiblement rien n'a changé ici depuis... on n'ose compter les années. Marin Carmel est assis au fond, de l'autre côté de la cloison. Il vide un dernier verre. La bouteille sur la table est vide aussi. Dehors deux flics en civil rôdent dans les parages, à tout hasard. Tous ici semblent pris dans le champ d'invisibles caméras qui enregistreraient inexorablement une scène précise d'un film dont personne ne saurait rien encore. Aucun de ceux qui sont assis dans ce vieux raffiot poussé par le courant sur les eaux noires de la ville, ne semblent pouvoir échappper tout-à-fait à la nécessité d'inventer un personnage et de s'y tenir à peu près s'ils ne veulent pas perdre pied complètement.

Alors quoi? Un passage à vide? Ou un simple moment de distraction? Marin Carmel ne se souvient plus exactement comment il est arrivé là finalement. Le nom est écrit sur la porte. L'immeuble est plutôt délabré. La voix venue du fond de l'appartement lui dit de s'installer. Il se laisse tomber d'un bloc

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sur le divan de velours frappé vieux vert usé jusqu'à la corde, parcours des yeux le décors peu vraisemblable de la pièce, Nautilus en plongée dans la nuit de la ville. Il entend les pas qui se rapprochent dans le couloir, le claquement des talons sur le parquet. Puis elle est là debout sur le seuil de la porte, les lèvres étirées d'un sourire dur, celle qu'on situe mal. Ni voilette, ni lunettes. Une simple tunique d'intérieur longue. Elle paraît à peine surprise.

— je ne pensais pas que vous viendriez.

Un jour qu'il chevauchait seul par temps de neige dans les premiers contreforts des montagnes frontalières, il aurait aper- çu de loin d'abord la tache vive aux couleurs d'herbe et de sang, se détachant sur le blanc de la neige vierge. On aurait dit un cerf-volant brisé. Quel homme venu là s'effondrer au terme d'une marche absurde? Ou évadé d'un asile de la région, un fou qui serait venu mourir tranquille, loin des autres fous. A peine quelques lignes dans la rubrique des faits divers. On reconnait encore cette femme vêtue d'une longue robe noire sous la cape de fourrure, le visage blanc comme neige, peut-être morte elle aussi, simplement empalée sur un pieux dissimulé sous la robe noire. Ou une photo publicitaire pour les lunettes star-système qui lui couvrent la moitié du visage. Une carte postale?

Elle est entrée dans la pièce, a refermé la porte derrière elle.

On n'entend plus rien. On croit rêver. Elle s'avance dans ce décors effondré de vieilleries baroques. Il aura sans doute en- tendu le bruit d'abord le long de la plainthe, avant de voir la petite fouine grise disparaître dans le trou. Mais peut-être confond-il les différents plans, mélangeant l'ordre des sé- quences. Difficile de faire la part des choses. La femme est restée debout devant lui un moment sans qu'ils disent rien, sans qu'ils fassent un mouvement. Il est brusquement tiré de sa léthargie par une douleur vive qu'il ne parvient pas à localiser, comme une morsure.

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Dans ce corps à corps dont l'issue reste incertaine encore malgré la tache de sang sur le tapis blanc, il semble que l'un au moins des deux adversaires doive y laisser quelques plumes. Il a pourtant cru viser juste entre les deux yeux mais qui sait, peut- être la lame du couteau de cuisine a glissé sur la joue, ne laissant malgré le sang qu'une balafre légère dont la cicatrice disparaîtra avec le temps. A peine de quoi occuper un pigiste débutant.

Pourtant une fois il aurait fini par l'avoir, ni rat ni souris, une sorte de petite fouine avec des yeux comme deux billes de verre.

Il l'aura assez longtemps guêtée à la sortie de son trou. Ensuite il essuie la lame du couteau sur son pantalon, avale d'un coup une grande rasade de cognac et quitte la pièce sans refermer la porte. Il descend dans la ville, marche longtemps dans les rues encore pleines de monde malgré l'heure tardive. Ce quartier à proximité de la gare est plein de cinémas et de Cafés qui restent ouverts tard. Il croise un soldat visiblement perdu dans cette ville qu'il ne connait pas, et un sérieux coup dans l'aile. Il a été sur le point de lui adresser la parole mais il ne l'a pas fait.

Pourtant il a un besoin urgent de parler à quelqu'un. Le silence remonte dans le sang comme une maladie. Il n'y a plus per- sonne à qui parler à ces heures-là. Aux autres heures non plus mais on le remarque moins.

De cette nuit, il n'aura gardé qu'une idée confuse. Elle a porté lentement la cigarette à sa bouche, a enfoncé le bout doré dans la pulpe des lèvres. Elle dit que peut-être il a eu tort de répondre à son invitation, qu'elle est capable, s'il l'accompagne un peu trop loin dans le fond des grottes, de réveiller des monstres dont lui, Marin Carmel, ne soupçonne sûrement pas l'existence et qui pourraient bien le mettre dans un piteux état.

Il ne comprend pas bien. Elle dit que ça ne fait rien, qu'il comprendra plus tard, mais peut-être alors sera-t-il trop tard pour revenir en arrière.

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Il y a des jours comme ça, où les vents sont tombés, où les orages n'éclatent pas, des jours de lenteur. Marin Carmel a senti la première morsure de la musaraigne. Le rongeur aux yeux verts est entré dans son corps par la plante des pieds, remontant doucement, au fil des ans, vers les organes vitaux. Mais se savoir mortel, ce peut être aussi l'occasion de se savoir vivant.

C'est par un de ces jours-là que Marin Carmel pousse la porte de ce

«cirque des brumes» dont a parlé A. Breton. Voyageur en transit, entre un passé qui se défait et un avenir qui tarde à s'annoncer, entre une femme qui s'éloigne et une femme qui s'approche, il attend le retour des vents, cherche à reprendre un second soufle. Les compa- gnons des anciens jours, conspirateurs ou maquisards, l'accompagnent dans la traversée de cette passe, bonne ou mauvaise selon les humeurs.

Une passe difficile à franchir, d'un bord à l'autre d'une nuit d'insom- nie, entre les rumeurs de la violence ordinaire et les pièges du fan- tasme dans la chambre des mirages. D'un côté: un complot, un assassinat politique, des coups de feu isolés, un simple licenciement ou la sonnerie d'un réveil-matin. De l'autre: une Veuve en manteau de paillettes noires, des salons délabrés dans une mystérieuse Maison des passes, ou encore un homme trouvé mort dans la neige, vêtu d'un étrange costume d'Arlequin.

Né en 1931, Philippe Boyer a publié trois romans et un essai de critique littéraire sur les rapports de l'écriture et de l'inconscient.

Il a été membre du Collectif Change de 1969 à 1977. En 1980 et 81, il collabore au journal Libération. Il est aujourd'hui colla- borateur au Nouvel Observateur.

Dirigée par Gérard de Cortanze, la collec- tion «Transitions» a pour objectif de repré- senter un lieu d'écoute et de rencontres de la litérature de tous pays.

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Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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