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«Comment peut-on laisser des gens comme ça à la maison ?»

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Academic year: 2022

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2042 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 27 octobre 2010

actualité, info

Elle est sourde, sa prothèse auditive est tou- jours mal réglée, elle laisse ouverte la porte du deuxième étage du vieil immeuble locatif qu’elle habite depuis plus de cinquante ans lorsqu’elle sait que je passe. Elle m’attend, l’été, sur le balcon ombragé, étendue sur une chaise longue qui semble flotter sur un lit de fleurs qu’elle cultive elle-même. Elle sursaute un peu et se redresse. Elle aura cent ans dans quelques jours. Hélène. Elle est toute menue et toute vive, moins qu’elle ne le voudrait parce qu’elle s’essouffle au moindre effort.

Elle a élevé le fils de sa sœur, qui s’occupe d’elle de loin «bien que retraité depuis peu».

Le petit-fils mangeait chez elle une fois par semaine, ses études achevées il n’habite plus la région. Elle a la tête dure, mais ne manque pas d’humour. Elle gronde ici et là et rit de son pouvoir. Elle en a : la femme de ménage est

privée, «les aides familiales du service de soins à domicile ne valent rien», il a fallu négocier ferme pour faire accepter depuis quelques mois le passage d’une infirmière «qui change tout le temps», une voisine bienveillante et ré- munérée veille sur elle et est coupable lors- qu’elle part en vacances, appelle-t-elle le cabinet médical ? c’est le jour-même qu’elle veut me voir. Et ce n’est jamais sans une très bonne raison. Elle est mignonne et frêle. Entre hiver et printemps deux pneumonies l’ont pro- menée dans le voisinage de la mort, elles ont été traitées sur son ordre à domicile. «Je suis prête à mourir, vous savez». Son petit thorax décharné à la peine sous le stéthoscope me gonfle la poitrine. Elle n’est pas morte. Elle a conduit sa voiture jusqu’il y a peu, le chemin est en pente, la COOP est à quelques cen- taines de mètres, le véhicule c’est commode, ça n’essouffle pas et c’est son facteur de sur- vie dans l’appartement qu’elle n’imagine pas quitter et «d’ailleurs je m’entraîne régulière- ment dans les lacets de la Tourne».

Elle s’est encore affaiblie dernièrement, la respiration n’est aisée qu’au repos «mais il ne faut pas toujours s’écouter» et la tête tourne carte blanche

Dr Jean-Paul Studer Médecine Générale FMH 2034 Peseux

aussi un peu ou sont-ce les jambes qui ne tiennent plus bien ? Ce jour de début août, debout côte à côte sur son petit balcon, nous regardons les massifs de fleurs en contre- bas : semis, repiquage, plantation, elle a tout assumé elle-même «encore cette année». Il fait un beau soleil tout net devant nous.

La semaine suivante, l’infirmière la trouve au sol en arrivant, bien consciente, c’est hor- rible, c’est insupportable pour le prestataire de soins étatique, je suis en vacances, le col- lègue est appelé, puis l’ambulance. Elle meurt quelques jours plus tard à l’hôpital. A une se- maine de ses cent ans, dont je ne suis pas sûr qu’elle en tirait fierté.

Mourir à domicile est une aventure à risque, périlleuse et toujours menacée d’échec. «Com- ment peut-on laisser des gens comme ça à la maison» disent la rue et les voisins, relayés par les journaux. Mourir chez soi c’est sale et ça fait désordre proclame l’hyperémotionna- lité virtualisée du moment. Un moyen très ef- ficace de mourir ailleurs que là où vous le souhaitez lorsque vous êtes vieux c’est de tomber et d’être hospitalisé par les quidams qui vous croisent à ce fâcheux moment, en rue ou au supermarché, ou par l’infirmière qui vous trouve à terre et noircit aussitôt méthodi- quement votre cahier de soins avant d’appe- ler le médecin de service qui ne vous verra pas. Comprenons bien : mourir tout de suite ou dans les jours qui suivent ou à plus ou

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Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 27 octobre 2010 2043 moins court terme de tristesse dans l’EMS

que vous n’avez pas choisi et dont vous de- vez être content. C’est propre et efficace, et discret, ce que l’époque affectionne lors- qu’elle parle de la mort.

Toiletter la mort. Une façon de l’expulser du quotidien.

Le balcon d’Hélène dans le soleil d’août.

«Tu étais pour nous la plus belle des roses, celle qui restera gravée dans nos cœurs et qui ne se fanera jamais» tente de mettre un brin de chaleur à l’avis mortuaire de la famille qui a la grande tristesse de… A mon dernier passage, m’accompagnant à la porte, Hé- lène, ces derniers mots : «c’est dommage, je commence à oublier le nom des fleurs». Et sa main sur ma joue, avec un pâle sourire.

Le nom des fleurs. Dans le vide qui s’étend.

«Mettre en chaque vide une image : Une aile dissoute dans la lumière Ou un silence vêtu d’un rayon.

En arrivant au dernier vide, Le laisser libre dans le doute.

Il pourrait être la plus belle image.»1

1 Juarroz R. Treizième poésie verticale. Paris : Corti, 1996.

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