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Biographie, autobiographie, ego-histoire: l'historien en son miroir. A propos d'une préface de Kracauer

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Biographie, autobiographie, ego-histoire: l'historien en son miroir. A propos d'une préface de Kracauer

MÜLLER, Bertrand

MÜLLER, Bertrand. Biographie, autobiographie, ego-histoire: l'historien en son miroir. A propos d'une préface de Kracauer. In: Despoix, Philippe & Schöttler, Peter. Siegfried Kracauer, penseur de l'histoire . Paris : Editions de la Maison des sciences de l'homme, Les presses de l'Université Laval, 2006. p. 119-139

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:14899

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(2)

P HILIPPE D ESPOIX

P ETER S CHÖTTLER

Avec la collaboration de

N

IA

P

ERIVOLAROPOULOU

Siegfried Kracauer

penseur de l’histoire

LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ LAVAL

EDITION DE LA MAISON DES SCIENCES DE L’HOMME

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Bertrand Müller

Biographie, autobiographie, ego-histoire : l’historien en son miroir

À propos d’une préface de Kracauer

Pour Nicole I

Je dois l’inspiration de mon propos à une interrogation ancienne et à la première phrase du livre de Siegfried Kracauer sur l’Histoire qui nous préoccupe principalement ici. Il nous dit ceci :

« Les historiens de l’Antiquité faisaient habituellement pré- céder leurs récits d’une courte autobiographique – comme pour informer d’emblée le lecteur de la place où ils se situaient dans le temps et dans la société, telle un point d’Archimède d’où ils se préparaient à parcourir ensuite le passé. »1

Les propos de Kracauer me renvoient directement à Guizot qui, dans ses Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, précisait lui aussi :

« Dans les temps anciens et modernes, de grands historiens, les plus grands, Thucydide, Xénophon, Salluste, César, Tacite, Machiavel, Clarendon, ont écrit et quelques-uns ont eux-mêmes publié l’histoire de leur temps et des événements auxquels ils avaient pris part. Je n’entreprends point une telle œuvre ; le jour de l’histoire n’est pas venu pour nous, de l’histoire complète et libre, sans réticence ni sur les faits ni sur les hommes. Mais mon histoire propre et intime, ce que j’ai pensé, senti et voulu dans mon concours aux affaires de mon pays, ce qu’ont pensé, senti et voulu avec moi les amis

1 Siegfried Kracauer, History. The Last Things Before the Last, Princeton, Markus Wiener Publisher 1995, p. 3 ; en français : L’Histoire. Des avant-dernières choses, trad. Claude Orsoni, Paris, Stock 2006, p. 55.

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politiques auxquels j’ai été associé, la vie de nos âmes dans nos actions, je puis dire cela librement, et c’est là ce que j’ai eu à cœur de dire, pour être, sinon toujours approuvé, du moins toujours connu et compris. À cette condition, d’autres marqueront un jour avec justice notre place dans l’histoire de notre temps. »2

Des considérations de Kracauer et de Guizot ressort une figure de l’implication de l’historien dans son travail et finalement dans l’histoire, histoire de leur temps qui se confond ici avec l’histoire narrée de l’historien. Sont également pointés les lieux scripturaires où se déploient ces jeux du “je” de l’historien. Celui de la préface pour Kracauer, celui des Mémoires pour Guizot, mémoires qui se substituent précisément à l’histoire non encore advenue. En d’autres termes, à l’inverse des classiques, la biographie de soi n’est pas selon Guizot pensable en termes d’histoire, mais seulement sous la forme de mémoires, d’une autobiographie, d’une “histoire propre et intime”. Dans ces propos apparaissent déjà deux jeux possibles du

“je” : celui qui se manifeste dans le texte de l’historien, et celui qui se fonde dans une histoire personnelle, l’autobiographie.

Depuis une trentaine d’années, deux traits mettent en évidence la figure de l’historien : 1) la subjectivité, qui marque une rupture avec un objectivisme historique qui avait contraint l’historien à s’absenter de son texte ; 2) le retour du sujet. C’est dans cette double perspective que se sont développées et multipliées les ma- nières d’implication, diversifiés les textes autobiographiques et que s’est affirmée aussi la curieuse expérience de l’ego-histoire. De toutes les manières qu’il puisse s’exprimer, ce phénomène renvoie toujours, à cette même idée de l’effacement du “je” de l’historien devenu homme de science. L’anonymat ou le collectif seraient dès lors les formes possibles de cet effacement, lequel serait non seule- ment l’expression d’un insupportable objectivisme, mais la traduc- tion même d’un positivisme désormais obsolète et désuet. Ainsi, a contrario, la résurgence du “je” dans le texte exprimerait un rapport nouveau à l’objet, manifesterait une nouvelle épistémologie, voire une nouvelle éthique dans la recherche. À ces propositions,

2 François-Pierre-Guillaume Guizot, Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, Paris, R. Laffont 1971, t. xii, “Les grands monuments de l’histoire”, p. 4.

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problématiques, je voudrais opposer au moins partiellement une autre interprétation. L’effacement du “je” de l’historien de son texte, plus largement des signes de sa présence dans le texte tient d’abord, me semble-t-il, à une transformation de la relation de l’historien avec la société et en particulier à un effacement de sa posture de

“témoin”.3

Au cours du xixe siècle, l’équation entre histoire, mémoire, témoignages et documents a été revisitée et corrigée au profit d’une histoire “scientifique” qui s’affirme contre la mémoire, qui privilégie le document contre le témoignage. Plus précisément, l’affirmation d’une connaissance historique fondée sur une lecture critique des documents s’effectue dans une perspective de méfiance à l’égard de la mémoire et du témoignage. Ce décentrement s’accompagne d’autres déplacements. D’une part, le regard de l’historien se transforme. “Observer” n’est plus cette simple vue de l’œil qui enregistre le visible, mais une opération qui s’efforce de voir l’invisible.4 Ce nouveau regard pointe un œil sceptique sur le regard du témoin oculaire, qui n’est plus à bonne distance.5 L’objectivité désigne précisément cette distance du regard, elle concerne l’œil avant l’esprit et les sentiments. D’autre part, il y a une articulation qui déplace la configuration dialogique qui s’établit entre le témoin, l’historien et son lecteur. C’est donc, me semble-t-il, cette configuration épistémologique entre l’historien et le témoin, l’histoire et la mémoire, qui a marqué la présence/absence de l’historien dans son texte, qu’il convient de revisiter dans un premier temps.

3 Pour ce thème je renvoie à Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil 2001.

4 Cf. Jonathan Crary, L’art de l’observateur. Vision et modernité au xixe siècle, Paris, Éditions Jacqueline Chambon 1990.

5 Scepticisme qu’exprime bien Stendhal dans la Chartreuse de Parme dans des propos repris par Norton Cru sous le titre de “paradoxe de Stendhal” : Du témoignage, Paris, Éditions Allia 1989. Cf. surtout Renaud Dulong, Le témoin occulaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, Éditions de l’EHESS 1998.

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II

Dans cette nouvelle configuration d’une histoire avec documents et sans témoins, mais aussi bientôt sans auteur, des voix ont exprimé la difficulté de penser et d’écrire l’histoire. Ainsi Chateaubriand. Il s’est souvent présenté comme le “dernier des historiens”, c’est-à-dire très précisément comme le dernier chroniqueur, l’ultime témoin d’un monde désormais disparu, dont il ne reste que des ruines.6 Dernier historien de l’Église du Saint Sépulcre de Jérusalem disparue dans un incendie, dernier historien des peuples indiens, il est le dernier chroniqueur, dernier témoin d’un ancien régime révolu. Dans ses Mémoires d’Outre-tombe, il veut rendre compte

« [des] enchaînements de l’histoire, [du] sort des hommes, [de] la destruction des empires, [des] desseins de la Providence, [tels qu’ils] se présentaient à [sa] mémoire en s’identifiant aux souvenirs de [sa] propre destinée ».7

Mais, témoin d’un monde défait qui ne parvient pas à se recomposer, il ne peut en faire la simple narration. Il multiplie les genres, fait éclater les instances narratives, démultiplie les prises de parole, manière d’écrire l’impossibilité désormais de tenir ensemble la posture de l’historien, du témoin et du narrateur. Ne restent donc d’un côté que les ruines et les morts et, de l’autre, outre-tombe, l’écriture. L’écriture qui est désormais « le lieu et le moyen d’une réappropriation d’un monde disparu ». Ce monde disparu dont Chateaubriand ne peut plus être le témoin ni même l’historien, il ne peut que se prolonger dans la poésie et la littérature. La mort accomplit chez lui un curieux travail : elle devient mémoire et langage.

Sur les ruines de l’Ancien régime, Chateaubriand promène sa quête mélancolique d’un monde définitivement perdu dont il est témoin de la chute. Sur ces mêmes ruines, Michelet assiste à la

6 Cf. notamment Jean-Claude Berchet, “Chateaubriand : l’écriture, l’histoire et la mort”, in : Communication, 12 (1989), pp. 787-797 ; cf. aussi Agnès Verlet, Les vanités de Chateaubriand, Genève, Droz 2001 ; Jean-Claude Berchet (dir.), Chateaubriand. Le tremblement du temps, Toulouse, Éditions du Mirail 1994.

7 François de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, Gallimard 1951, coll. La Pléiade, vol. 2, p. 664.

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formation d’un nouveau monde, d’une France nouvelle, dont il veut être le premier historien, jusqu’à en être malade.

« Elle [la France] avait des annales et non point une histoire […]. Nul ne l’avait encore embrassée du regard dans l’unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l’ont constituée. Le premier, je la vis comme une âme et une personne. »8

Par son corps, dans son corps Michelet établit la symbiose de l’histoire et de l’historien ; elle va métaphoriquement jusqu’à sa mort puisque celle-ci coïncide avec la fin de l’histoire, la fin du moins, de son œuvre : la grande préface de 1869 de l’Histoire de France (23 volumes, 36 années, 20 siècles).

Michelet se place donc au-delà de l’articulation histoire/témoi- gnage, puisque c’est l’histoire même qui fait l’historien. Il est l’un des premiers à revendiquer précisément le besoin d’aller au-delà des témoignages pour remonter aux “sources primitives”, aux manuscrits des bibliothèques, aux documents des archives. Mais lorsqu’il se rend dans ces “catacombes manuscrites” que sont les Archives nationales, ce n’est pas pour y dépouiller des témoignages ou des documents puisque « ces papiers ne sont pas des papiers, mais des vies d’hommes de province, de peuples ». « Les souffrances lointaines de tant d’âmes étouffées de ces vieux âges se plaignaient à voix basses. » Ces voix ne sont pas seulement à entendre car elles portent une dette dont l’historien doit s’acquitter. L’historien ne fait pas parler les morts, il les ressuscite pour « être en commerce intime avec eux ».9

Dans les propos de Michelet, on aurait tort de ne voir que des extravagances romantiques, une sorte de subjectivisme exacerbé. La préface de 1869, énonce bien une méthode de travail et une écriture. Lorsque Michelet critique les faiblesses méthodologiques de l’histoire, « trop peu matérielle » et « trop peu spirituelle », il regrette qu’elle soit « peu curieuse du menu détail érudit, où le meilleur, peut-être, restait enfoui aux sources inédites ». Il en- chaîne : si le « souffle intérieur », si « l’émotion de la France » sont

8 Roland Barthes, Michelet par lui-même, Paris, Seuil 1965, p. 18.

9 Ibid., p. 74.

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un défaut, « il nous rend bien service ».10 « L’historien qui en est dépourvu, qui entreprend de s’effacer en écrivant, de ne pas être, de suivre par-derrière la chronique contemporaine […] [celui-là]

n’est point du tout historien. » Si pour Michelet, le « cœur ému » est un puissant moyen, c’est d’abord parce qu’il permet non pas de mieux aimer mais de mieux voir : « Le cœur ému à la seconde vue, voit mille choses invisibles au peuple indifférent. L’histoire, l’his- torien se mêlent en ce regard. »11

III

Ce nouveau regard qui se porte sur les hommes et les choses transforme doublement le rapport de l’historien à son objet. Du commerce que l’historien a longtemps établi avec le témoignage, il conserve un regard équivalent à celui du témoin, il demeure au niveau du visible, et l’oreille importe plus que l’œil “métaphorique”

pour les choses du passé.12 Cette relation visuelle et auditive avec l’objet se transforme totalement au cours du xixe siècle. Désormais, les choses ne sont plus compréhensibles dans leur apparence visible et immédiate, mais elles se révèlent au travers de cette “seconde vue” qu’évoquait Michelet, par un autre regard qui perce la surface des choses pour rendre visible l’invisible. Au-delà de l’histoire, c’est tout le mouvement scientifique qui s’efforce de mettre au point les techniques de ce nouveau regard pour atteindre cette “invisible visibilité” – selon l’expression de Michel Foucault. La création de la photographie, portée par des scientifiques, apparaît alors précisément comme l’une d’entre elles, comme le précise Monique Sicard :

« L’image photographique est l’empreinte du monde réel dont elle rend compte. Or, on sait, à l’époque, qu’il lui arrive d’être

10 “Préface de 1869”, in Michelet, Œuvres complètes, t. iv, édition établie par P. Viallaneix, Paris, Flammarion, 1974, p. 14 sq.

11 Ibid., p. 400.

12 François Hartog, “L’œil de l’historien et la voix de l’histoire”, in : Commu- nications, 43, 1986, pp. 55-69.

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la trace visible d’un réel invisible pour l’œil. Cette qualité-là est source d’espoir. »13

Cet espoir d’ailleurs se confirme à la fin du siècle, en 1895, lorsque sont présentées simultanément mais sans aucun lien deux inventions : la photographie aux rayons X et le cinématographe.

Que Michelet, visitant quotidiennement le cimetière du Père- Lachaise, portait son regard autour de lui parce qu’il se tenait dans l’histoire, l’histoire scientifique qui se développe porte le regard à distance. Elle est peut-être science d’observation mais seule l’obser- vation indirecte lui est accessible, non seulement en raison de la coupure/distance qu’elle établit entre passé et présent, mais surtout parce que le matériau qu’elle privilégie désormais, le document, ne lui livre pas immédiatement les faits. Ceux-ci ne subsistent que par traces dans des documents et ne se révèlent qu’au prix d’un long effort d’analyse. Cet œil n’est ni celui du peintre, ni celui du pho- tographe, il est l’œil exercé du lecteur, du philologue. Observer, désormais, c’est lire. Lire, c’est être capable de voir dans les textes et y trouver les faits. C’est exercer sur les textes un regard compétent, et non pas seulement un regard autorisé.

Ce regard compétent se fonde sur une élaboration amorcée dès les années 1830 d’une professionnalisation de l’histoire qui s’effec- tue en plusieurs temps au long du xixe siècle. À la fin du siècle, l’histoire est une discipline puissante qui s’impose non seulement institutionnellement mais aussi scientifiquement. C’est aussi à partir de ce lieu social – celui de la science qui implique une “dépolitisation du savant”14 – que l’historien exerce sa compétence et son autorité, mais aussi établit son rapport à la société et à son texte. Qu’il s’exprime au singulier en utilisant le “je” ou collectivement ou anonymement, le “nous”, c’est toujours par la médiation de ce lieu que l’historien parle. Qu’il soit engagé politiquement ou non, c’est encore la même médiation.

13 Monique Sicard, La fabrique du regard. Image de science et appareils de vision (xve- xxe siècle), Paris, Éditions Odile Jacob 1998, p. 14.

14 Cf. Michel de Certeau, L’écriture de l’histoire, Paris, Gallimard 1975.

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La conjoncture historique particulière dans laquelle s’est mise en place la professionnalisation et la professorialisation de l’histoire a induit une lecture partiellement biaisée. Car la distance sociale que creuse précisément le lieu social de l’histoire n’impliquait nullement le “refoulement du sujet discourant”, elle indiquait d’abord une redistribution des locuteurs. Le “nous” de l’auteur renvoie ainsi au groupe et manifeste son identité par rapport à d’autres groupes. Il correspond aussi comme l’a noté M. de Certeau à celui des vrais lecteurs qui sont désormais les pairs et les collègues.

Même lorsqu’il s’exile de son texte, ou se tient sur le seuil, dans les paratextes, comme les préfaces, l’historien n’en existe pas moins comme historien. Dans les temps forts du positivisme triomphant, l’identité du groupe se lit notamment dans les “notices nécrolo- giques” publiées dans les revues professionnelles qui constituent la galerie de portraits de la discipline. Celles-ci marquent le lien entre le portrait individuel – le “je” disparu – et la cité idéale des savants – le “nous” pérenne –, proposant une représentation à usage essentiellement interne qui a accompagné les temps forts de la construction disciplinaire.

L’idéal de neutralité scientifique revendiqué par les historiens positivistes ou méthodistes a certes contribué à structurer certains comportements, mais il n’a nullement empêché la confusion des rôles ni même les engagements contradictoires. Mais loin d’être seulement politique, la neutralisation du “je” est revendiquée comme une stylisation particulière de l’écriture historique qui entend se démarquer de la littérature, et en particulier de celle de Michelet.

Mais ici l’absence du “je” renvoie moins à l’intimité de l’écrivain qu’elle n’est un refoulement de la fonction d’auteur. L’histoire positiviste aspire à être une histoire impersonnelle, sans auteurs singuliers, mais élaborée par des “spécialistes” d’une science anonyme produisant un savoir dont ils ne sont pas les propriétaires.

Ces refus trahissent aussi la préoccupation importante de penser une écriture spécifique pour l’histoire qui permette de réguler l’inévitable intervention de la personnalité et de l’expérience personnelle dans la construction du récit. L’effacement de l’auteur n’est pas une nouveauté, l’historien compilateur s’effaçait lui aussi devant ses témoins. Confrontés désormais au document, l’historien-

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lecteur s’efforce également de définir une nouvelle forme d’écriture historique.

Pour autant, ce refoulement du “je” ne s’inscrit pas seulement dans des dispositifs littéraires, il manifeste également une posture sur l’objet qui est une posture de surplomb. La méthode historique et la critique des sources placent l’historien à distance des documents.

Professionnel de l’histoire, il occupe une position éminente par rapport à son lecteur.

IV

C’est donc autour de ces trois configurations de la distanciation et de l’engagement, de l’auteur et de l’écriture, et, enfin, de la relation de l’historien à son objet qu’il faudrait poursuivre la réflexion. Je me limiterai à quelques remarques, empruntant un chemin de traverse pour revenir à Chateaubriand et Michelet en donnant la parole à Lucien Febvre.

Dans le cours qu’il a consacré à Michelet et la Renaissance au Collège de France durant l’hiver 1942-1943, cours moins innocent qu’il n’y paraît, Febvre revient sur l’histoire en France au xixe

siècle, au sein de laquelle il veut placer Michelet. Malgré les “abî- mes” qui l’en séparent, il revient d’abord à l’auteur du Génie du christianisme, même si le livre n’est pas un livre d’histoire ni son au- teur un historien : Febvre reconnaît que c’est bien Chateaubriand qui a lancé une des premières conditions – l’historicisation de la religion – pour que puisse naître une histoire du Moyen âge.15 Febvre reprend le couplet sur Michelet, dénoncé comme “littéraire” par tant de

« pauvres hères, tant de professionnels de l’histoire, organisés en société à capacité limitée […]. Ils se targuent de méthode, de documentation, d’objectivité. Ils n’oublient qu’une chose – c’est que, pour découvrir les archives, pour les ranimer, pour les exploiter, il fallait des poètes et non pas des gardiens ».16

15 Cf. Lucien Febvre, Michelet et la Renaissance, Paris, Flammarion 1992, p. 94 sq.

16 Ibid., p. 58.

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Voilà pour les sources. La construction historique maintenant.

Reconnaissant tout de même que Michelet déraille un peu, Febvre développe ensuite l’idée de la synthèse historique :

« La synthèse ne s’opère pas d’elle-même : on ne voit jamais les fiches renverser les compartiments de leurs boîtes pour se mêler. […] La synthèse s’opère par l’historien et dans l’historien. »

Mais Febvre ne s’arrête pas en si bon chemin d’emphase michelettiste ; la synthèse ne peut s’opérer en dehors de celui qui la tente « et son moi n’est pas seulement le lieu de cette synthèse. Il en est l’élément indispensable ».17

Toutefois lorsque Febvre-Michelet revendique la part du Moi au cœur de l’opération historique, qu’il assume sa part entière de subjectivité, ce n’est nullement pour renoncer à sa posture ration- nelle ou scientifique. Plus encore que la notion de synthèse – j’ai montré ailleurs que Febvre n’y tenait pas – c’est la notion de

“problème” qui traduit le mieux cette posture. Commencement et fin de toute histoire, le problème ne renvoie pas chez Febvre à une exigence théorique mais désigne une posture critique. Il faut entendre ici la critique dans toute sa signification, à la fois comme exercice de lecture et de recension des livres, mais aussi comme posture théorique ou enfin comme rapport au monde.

Dès lors le “je” de Febvre, si on le débarrasse provisoirement de sa gangue narcissique ou de ses inévitables effets d’autorité, ce “je”

met en évidence une triple implication critique fondatrice préci- sément d’une histoire. Première implication : l’historien dans son temps. Il ne s’agit pas ici de céder aux sirènes de l’idéologie ni à l’air du temps – « Toute histoire, disait Febvre après Croce, est histoire contemporaine » – mais de rappeler d’abord que l’historien vit dans son époque et que ce sont les problèmes de son époque qui lui permettent de construire ses problématiques à partir notamment d’une interaction entre présent et passé. Ce serait le “je dans l’histoire”. Deuxième implication : de l’historien dans son milieu.

Certes la critique bibliographique fait de son auteur nécessairement

17 Ibid., p. 118.

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un censeur, mais il peut aussi l’instituer en interlocuteur d’un dialogue et d’un débat, en animateur responsable de controverses historiographiques indispensables à l’activité scientifique. Ce serait le “je dialogique” qui opère dans la discipline au sens large.

Troisième implication. De l’historien par rapport à l’histoire. Poser un problème revient à effectuer un travail critique sur la manière dont ce problème, à un moment donné, a été posé et éventuellement mal posé. La problématisation garantit précisément l’unité de la démarche scientifique et permet de spécifier en même temps les différentes opérations méthodologiques, documentaires, etc. qui la constituent. Ce serait alors le “je méthodologique” en quelque sorte.

À ces trois “je”, on doit en ajouter encore un quatrième bien sûr qui est celui de l’auteur. Il engage aussi l’historien par rapport à son lecteur.

V

Après ce parcours, revenons à Kracauer. D’où et de quand parle-t-il, en tant qu’historien ? Quel point d’Archimède fut le sien ? Puisque telles sont les questions qu’il entendait poser en se référant à la tradition grecque. Son intérêt pour l’histoire s’inscrit dans le prolongement de ses travaux sur le cinéma et surtout sur la photo- graphie. Mais ce lien lui est apparu “soudainement”, comme “un éclair” qui illuminait les nombreux parallèles entre l’histoire et la photographie, la réalité historique et la réalité photographiée. Cette découverte, jusque-là obscurément retenue dans son inconscient, venait confirmer la légitimité et la nécessité interne de ses recherches historiques et de ses travaux sur la Theory of Film.

Kracauer ne renonce pas pour autant à ses autres travaux, mais pour lui, ce lien est aussi le fil, la trame en quelque sorte qui a tissé la surface de ses travaux – si incohérents en apparence – dans leur déploiement principal : « Réhabiliter des visées et des modes d’existence qui n’ont pas encore reçu de nom et restent de ce fait ignorés ou mal compris. »18 Ainsi l’histoire révèle ce lien entre l’esprit et une région de la réalité qui est demeurée terra incognita.

18 S. Kracauer, History, op. cit., p. 4, trad., p. 56.

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Il reprend deux ou trois raisons qui l’ont conduit à placer l’his- toire au centre de ses préoccupations. En premier lieu, il rappelle le désir d’arriver à une meilleure compréhension de notre situation – du présent – par un regard porté à distance, sur le passé. C’est donc dans l’articulation entre présent et passé qu’il situe le regard de l’historien. Kracauer ne cache pas non plus son intérêt pour certaines périodes anciennes de l’histoire, en particulier pour ces moments singuliers qui ont vu l’émergence des grandes idéologies alors que celles-ci n’étaient pas encore figées dans les institutions.

Enfin il est préoccupé de l’extraordinaire expansion de « notre univers physique et mental ». Difficile de ne pas penser globalement dans un monde qui s’est rétréci, dans un univers familier dont nous sommes évincés et qui nous est devenu étranger.

L’aveu autobiographique demeure toutefois suspendu à ces attendus tout intellectuels qui disent si peu et déjà tant de la place ou du temps de leur auteur. Kracauer paraît se tenir là précisément dans ce lieu et ce temps où il situe le message qu’il retient des grandes idéologies. Ce message, qui n’est pas dans les “causes” mais enfoui dans les interstices, concerne la possibilité qu’aucune des positions en débat ne soit le dernier mot, mais

« qu’il y [ait] tout au contraire une façon de penser et de vivre qui […] permettrait de régler les problèmes d’une façon que l’on appellera, faute d’un meilleur terme, ou d’un terme tout simplement, humaine ».19

Or précisément, pour Kracauer, ce besoin de l’humain, qui ne se pose pas dans toutes les périodes de la même manière, est aujourd’hui urgent. Paradoxalement, cette urgence il ne la pose pas en fonction de lui-même ; et le lien entre l’humain, l’histoire et son temps n’est nullement précisé, comme si malgré l’illumination du lien trouvé, il hésitait à mieux se situer par rapport à ces idéologies qui l’ont tant fasciné, et se tenait dans l’ombre, dans un interstice.

La référence à Marx mais surtout à Érasme auquel il consacre un long commentaire prend ainsi un relief singulier. Notamment à cet Érasme vivant parmi les controverses tout en refusant d’appartenir à aucun des camps antagonistes, cherchant la voie étroite pour vivre

19 Ibid., p. 8, trad., p. 60 sq.

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libre, hors ou loin de toute contrainte idéologique. Faut-il voir dans ce portrait curieux d’Érasme un miroir de Kracauer ? En tout cas, je relève que, dans ce passage long, à aucun moment Kracauer ne s’implique : son “je” est absent et seul le “il” et, par l’intermédiaire des citations, le “je” qui sont ceux d’Érasme sont mentionnés. De cet Érasme, Kracauer fait ressortir les traits dans son rapport à la controverse : d’abord sa nostalgie d’un christianisme primitif et sa satire du monachisme et de la corruption du clergé, mais aussi son horreur de la violence et sa sympathie pour le commun et l’âme simple. Mais précisément ce portrait, Kracauer le modèle comme étant celui de la statue publique qui masque un homme sceptique face à toute vérité qui « cesse d’être vraie, dès lors qu’elle se fait dogme ».20 En dehors d’elle, l’homme fut le plus “élusif” des hommes, personnage demeuré secret dans son intimité.

Or cette aversion de tout dogmatisme l’a conduit à maintenir sa pensée dans sa fluidité, à ne jamais l’enfermer dans un programme institutionnalisé. Ainsi Érasme n’a pas fait école, il n’a créé ni parti ni tradition : il voulait changer les institutions mais refusait de se compromettre dans aucune d’elle, sa pensée s’est perdue et a disparu dans un « flot de mésinterprétations ». D’où enfin cet aveu qui vaut autant pour lui-même : « En dépit de l’éclat qui l’illuminait aux yeux de tous, Érasme resta pour l’essentiel invisible. »21

Abandonnant Érasme, Kracauer revient à ses interrogations épistémologiques sur l’histoire qu’il situe dans un espace inter- médiaire à la croisée des chemins entre la science, la philosophie et la littérature. Malgré les analogies qu’il relève entre les procédures scientifiques et historiques, il refuse de les confondre et préfère rapporter le regard de l’historien à celui du photographe. Il retrouve ainsi le lien intime et révélé comme un “flash” entre son travail sur la photographie et le cinéma et ses réflexions sur l’histoire. Des analogies qu’il ne considère nullement comme des artifices mais qui fondent une homologie structurale en quelque sorte. Histoire et photographie sont amenées à se confronter à des mondes structurellement comparables. Une réalité qui s’offre au regard non

20 Ibid., p. 10, trad., p. 63.

21 Ibid., p. 12, trad., p. 65.

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pas sous la forme d’un ensemble d’abstractions scientifiques, mais d’un ensemble de faits et d’éléments enchevêtrés, confus, in- cohérents, obscurs. Parce que le champ historique est obscurci par des idées préconçues et des généralités approximatives, « encombré d’habitudes mentales et de thèmes rebattus qui s’allient pour le rendre pratiquement impénétrable ».22 Or précisément, le regard photographique peut contribuer à nous “décentrer”, à nous “défa- miliariser” des habitudes qui obstruent le champ historique : ainsi des implications et des solutions cachées à la vue dans la dimension historique ont une chance raisonnable de devenir enfin visible.23

Pour évoquer ce rapport entre “réalité”, “photographie” et

“histoire”, Kracauer rappelle dans History un passage qu’il avait déjà cité et commenté de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust dans lequel le narrateur fait le récit de son impression au moment où il revoit sa grand-mère, malade, peu avant sa mort, alors qu’elle ne l’attend pas, l’ignore et qu’elle se révèle à lui pour la première fois comme au travers d’un « objectif purement matériel, une plaque photographique ». Kracauer cite longuement Proust :

« J’étais là, ou plutôt je n’étais pas encore là puisqu’elle ne le savait pas. […] De moi […] il n’y avait là que le témoin, l’observateur, en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’on ne reverra plus. »24

Il poursuit la citation jusqu’à la fin du paragraphe qui se termine par l’image d’« une vieille femme accablée que je ne connaissais pas ». La photographie ici constitue aux yeux de Kracauer ce regard qui objective ou plus exactement qui nous détache des sentiments qui brouillent notre regard sur les êtres qui nous sont proches, non plus notre œil, mais « un objectif purement matériel, une plaque photographique » pour reprendre la formule de Proust.

22 Ibid., p. 60, trad., p. 119.

23 Ibid., p. 60 sq., trad., p. 120.

24 Kracauer, Theory of Film. The Redemption of Physical Reality, rééd. Miriam Hansen, Princeton, Princeton University Press 1997, p. 14. La citation figure à la page 853 de l’édition Gallimard-Quarto de À la Recherche du temps perdu, Paris, 1999.

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Ainsi, littéralement, le narrateur se trouve-t-il dans la position du photographe désintéressé, comme un « étranger qui n’est pas de la maison » qui enregistre des « lieux qu’on ne reverra plus », des personnes qui vont mourir. En quelque sorte encore un narrateur, comme le dit Jérôme Thélôt à propos de Proust, « absent de soi, destitué d’identité, incertain de sa ressemblance à lui-même ».25 Dans son commentaire, Kracauer avait insisté d’abord sur la di- mension aliénante de la photographie chez Proust. La photographie, dans son désir de contraste et sa volonté de clarification, devait en effet aliéner le flou des « mémoires involontaires » et, en accord avec l’illusion réaliste de la toute fin du xixe siècle, offrir le miroir vrai de la nature. Mais Kracauer savait que Proust ne pouvait s’en tenir à cet argument candide et qu’il était conscient, lui aussi, des effets liés aux conditions (choix du sujet, cadrage, focale, filtre, émulsion et grain) dans lesquelles les photographies sont prises.

Elles relèvent d’ailleurs de l’empathie plutôt que d’une « spontanéité dégagée ». Empathie : c’est-à-dire selon Kracauer, la faculté à tenir la juste distance entre le détachement émotionnel nécessaire mais impossible et l’extériorisation, jamais libre, d’une vision intime.26 Kracauer, une fois encore, donne raison à Proust : la photographie est bel et bien un « processus aliénant ». Mais cette aliénation se prolonge dans la mélancolie. La mélancolie est une disposition essentielle, précise-t-il, moins pour rendre attractifs des « objets élégiaques » que pour encourager la distance par rapport à soi, le

« self-estrangement ».27 Cette faculté de distanciation n’est-elle pas aussi comparable à cette faculté qu’évoquait Proust – dans un passage omis par Kracauer – que nous avons « pendant ce cours instant du retour, […] d’assister brusquement à notre propre absence » ?

25 Jérôme Thélot, Les inventions littéraires de la photographie, Paris, PUF 2003, p. 198.

26 « Even though the photographer who acknowledges the properties of his medium rarely, if ever, shows the emotional detachment which Proust ascribes to him, he cannot freely externalize his inner vision either » (in : Kracauer, Theory of Film, op. cit., p. 16).

27 Ibid., p. 17.

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VI

Proust semble nous avoir éloigné de la figure d’Érasme. Rien n’est moins sûr. Dans le chapitre 3 sur “l’intérêt pour le présent”, Kracauer discute un point essentiel du débat historiographique qui concerne l’interaction entre l’historien et son temps. Il conteste en particulier la thèse historiciste et idéaliste de Croce ou de Collingwood selon lesquels « l’histoire est histoire contemporaine » ou « l’historien est fils de son temps ».28 Cette idée présuppose une conception particulière du temps historique défini comme un processus dialectique de périodes historiques isolées et définies par une identité en quelque sorte “spirituelle”. Mais ce Zeitgeist n’est qu’une illusion ou un a priori puisque le moment historique ne peut être autre chose qu’un conglomérat de tendances, d’aspirations et d’activités plus ou moins indépendantes les unes des autres ; une période ne peut être qu’une « unité diffuse, fluide, et pour l’essentiel insaisissable ».29 Bien plus, si cette plongée dans le Zeitgeist avait un sens, il faudrait encore que l’historien postule l’existence d’un univers historique global homogène que des sources également homogènes rendraient lisible. Pour Kracauer, l’historien n’est ni le fils ni nécessairement l’esclave de son temps et son point d’Archimède du présent n’est ni nécessairement son seul point de départ ni fatalement un point d’aboutissement. C’est précisément cette posture “historiciste” que conteste Kracauer. On se rappelle en particulier que la rédaction de History devait moins à l’esprit du temps qu’elle n’était un prolongement de ses interrogations sur la photographie et le cinéma. La photographie, qui est certes une aliénation, a aussi la faculté de décentrer, de mettre à distance.

Or, pour préciser encore autrement l’articulation entre passé et présent, Kracauer convoque à nouveau Proust – « une autorité en la matière » –, sollicitant un autre passage de la Recherche qui évoque cette fois-ci non plus le regard médiatisé par l’appareil photo- graphique, mais l’image souvenir, le rappel familier de la mémoire.

Le passage concerne le regard qui s’arrête sur un ensemble de trois arbres qui semblent familiers au narrateur, lui font éprouver un

28 Kracauer, History, op. cit., p. 63, trad., p. 122.

29 Ibid., p. 67, trad., p. 126.

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étrange sentiment de “déjà vu”, comme si les “fantômes du passé”

s’efforçaient d’attirer son attention pour lui délivrer un message personnel concernant son existence.30 Ici à l’inverse de l’attitude photographique de self-estrangement, c’est la sensation du déjà vu, de la familiarité, qui prévaut sans pour autant que Proust, tout comme Kracauer, ne décide si ce sentiment provient d’un rêve ou d’une vision effectivement passée. Dès lors, l’historien a la faculté de se déprendre de son présent, de prendre de la distance, et c’est sa capacité d’user de sa liberté, de s’affranchir du présent, qui lui permet de se confronter avec le passé. Aussi bien, la position de l’historien n’est-elle ni tout le présent ni tout le passé, mais une position mouvante, intermédiaire, autre.

L’historien est un voyageur. C’est le thème du beau chapitre 4 :

« Le métier de tourisme exige un moi capable de mobilité. »31 C’est donc pour Kracauer sa capacité à se mouvoir qui permet à l’historien de ne pas rester collé au présent en visitant le passé. Il donne cependant raison à Ranke et tort à Dilthey qui voulait exacerber la subjectivité de l’historien. Pour préciser sa pensée, il utilise une nouvelle fois la grand-mère de Proust non pas pour montrer l’effacement du moi comme le suggérait insuffisamment Ranke, mais pour valoriser la figure de l’exilé, la rupture avec ses racines. Parce qu’il a effectivement cessé “d’appartenir”, parce qu’il vit dans l’extra- territorialité, le moi de l’étranger est mouvant. « Le véritable mode d’existence de l’exilé est celui d’un étranger. »32 Le meilleur historien ne peut être que l’étranger, l’exilé, non pas parce qu’il est

“objectivement” hors lieu, mais précisément parce qu’il a été littéralement “déterritorialisé”, projeté hors des lieux qui lui furent familiers. S’il n’est pas nécessairement confronté aux souffrances de l’exil volontaire, l’historien peut, pour voyager plus librement dans le passé, éprouver les différentes situations de l’exil. L’effacement de soi lui permet dans un premier temps de s’éloigner, de prendre de la distance.33Puis, ayant reconnu quelques repères, il peut alors se

30 Cf. ibid., p. 6, trad., p. 58.

31 Ibid., p. 81, trad., p. 142.

32 Ibid., p. 83 sq., trad., p. 145.

33 Cette prise de distance est théoriquement sans limite, elle peut aller jusqu’à la perte d’identité.

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laisser porter par une « passivité active » qui lui permettra alors de se familiariser lentement avec les sources. Puis, défrichant et déchiffrant un matériau complexe, mobilisant les ressources interprétatives, l’historien poursuit ses pérégrinations qui se terminent avec l’énoncé des résultats sous forme d’idées générales.

De son voyage dans le passé qui est en fait un incessant va-et-vient entre présent et passé, l’historien, à la différence du narrateur de Proust qui ne change pas ou se retrouve tel qu’en lui-même, est changé, transformé. Son “moi” s’en trouve altéré et enrichi ; il se trouve ainsi non plus le fils de son temps, mais, en quelque sorte le fils de deux temps, le sien et celui de son investigation : « En un sens son esprit n’est pas localisable ; il déambule sans domicile fixe. »34 Certes le portrait de l’historien sous les traits de l’exilé et du nomade est largement autobiographique ; ce qui transparaît encore plus nettement lorsque Kracauer évoque la figure allégorique d’Ahasver, le juif errant, témoin de première main des déve- loppements et des transitions, parce que lui seul a éprouvé jusqu’à son terme l’expérience de la déchéance.35

VII

L’on pourrait conclure ici, évoquer encore la sympathie partagée par Kracauer pour les causes perdues, expression elle aussi ultime de la mélancolie à laquelle il fait allusion à plusieurs reprises dans son texte. Le “je” de l’historien après s’être effacé à l’arrière d’illustres figures comme celle d’Érasme et de Proust, se dissout ainsi dans le no man’s land de l’exil et de l’errance sous les traits d’une allégorie.

Mais conclure ainsi serait en quelque sorte donner raison à l’homme Kracauer en donnant tort à l’historien. L’historien qui précisément entend user de sa faculté d’échapper à son temps et à sa condition.

Kracauer, architecte de formation, philosophe, sociologue, journaliste aussi, critique et théoricien du cinéma, avait plusieurs identités, celle de théoricien de l’histoire s’est révélée sur le tard,

34 Kracauer, History, op. cit., p. 93, trad., p. 155.

35 Ibid. p. 157, trad., p. 225 : « Il serait certes le mieux placé pour connaître les développements et les transitions, puisque seul dans tout l’histoire il a pu sans l’avoir voulu faire personnellement l’expérience du devenir et du déclin lui- même. »

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peu avant sa mort. De fait, Kracauer n’était pas reconnu comme historien, il n’en avait ni la formation ni n’en portait le costume. À cet égard, il fut également “exterritorialisé” de ce lieu de l’institution historiographique si pertinemment analysé par M. de Certeau. Les avatars de son livre posthume le soulignent assez.

Durablement ignoré des historiens, il n’a été redécouvert que très tardivement par l’un des plus brillants d’entre eux : Carlo Ginzburg.

Cependant, si l’on suit l’argument de Kracauer, rien ne devait le prédestiner à articuler sa trajectoire personnelle avec la forme d’histoire qu’il nous propose ; ou du moins cette articulation ne pouvait prendre que la forme d’un réseau complexe d’éléments et de fragments. De fait, comme l’a souligné Inka Mulder-Bach, Kracauer qui avait par ailleurs recouru à l’autobiographie déguisée dans son roman Ginster, puis dans Georg, avait lui-même pratiqué le genre biographique en proposant une biographie sociale d’Offenbach, devait trouver une forme particulière pour s’impliquer lui-même dans History. Il en est ainsi :

« As the legendary painter enters into his picture so Kracauer enters into the book called History. By cloaking the image of his Self in the guise of an Other, he is able to represent it and at the same time to preserve what is crucial for him : anonymity, invisibility as a form of escape. »36

Ainsi peut se comprendre le recours à Érasme puis à Proust et enfin à la figure allégorique d’Ahasver. Alors qu’il (ab)use du “je”

dans son argumentation intellectuelle – il s’agit ici plutôt ici d’un

“je” neutre qui se distingue des autres par une prise de position –, il recourt à un autre pour exprimer une expérience qui a ou aurait pu être la sienne.

Il y a cependant au moins deux exceptions à cette construction et deux passages dans lesquels il évoque explicitement un événement personnel. La première fois lorsqu’il vient de commenter le passage sur la grand-mère de Marcel et où il s’apprête précisément à marquer les limites de l’effacement de soi et de l’observation passive.

Ce passage, qui lui permettait de s’interroger sur les meilleures

36 Inka Mulder-Bach, “History as Autobiography. The Last Things before the Last”, in : New German Critique, 54, 1991, p. 157.

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modalités pour rendre compte d’un événement passé, lui rappelle alors une conversation qu’il eut avec un jeune historien américain d’origine allemande qui l’interrogeait sur les intellectuels allemands pendant la République de Weimar.37 Il fut alors frappé par l’évocation d’événements avérés, mais qui, pour certains, s’étaient déroulés à ses yeux d’une toute autre manière que celle rapportée par son interlocuteur, et pour d’autres, lui étaient inconnus ou peu familiers. Ce décalage – ou pour reprendre son expression –, cette

« relation incommensurable » entre la construction historique et la réalité vécue est précisément l’une des tensions majeures entre le travail nécessairement rétrospectif (ou prospectif selon Kracauer) de l’historien et l’évocation mémorielle du témoin.

Le second passage intervient à un autre moment important où Kracauer discute de l’une des questions les plus difficiles pour l’historien : celle des influences, lesquelles demeurent plutôt éva- sives sinon évanescentes. Il évoque alors une remarque de l’un de ses amis qui avait transformé profondément sa manière de percevoir le peuple et à certains égards avait altéré sa conception de la vie. Ce qui frappa beaucoup son ami lorsqu’ils évoquèrent plus tard cet élément dont il avait perdu le souvenir. L’aveu peut paraître anodin, mais il précède très précisément le passage à propos de la figure terrible d’Ahasver.38 Ce n’est peut-être pas un hasard car l’apparition fugitive et peu intime du “je” personnel s’inscrit dans une stratégie narrative parfaitement maîtrisée. Ces deux exemples montrent que ce “je” intervient au moment où le “je est un autre” et se déplace vers un autre encore. Il n’est au fond qu’une dissimulation, une manière d’apparaître pour ne pas se dire et se déplacer ailleurs.

37 Ce passage figure à la page 86 de History, trad., p. 148.

38 Il l’imagine être à plusieurs têtes, chacune reflétant chacun des âges qu’il tra- versa, s’efforçant de composer à chaque moment le nouveau visage qu’il était condamné à incarner. « Quelle terrible apparence doit être la sienne ! », cf.

History, p. 157, trad., p. 225. Il faudrait rapprocher ce personnage nomade d’Orphée qui, désirant trop ardemment revoir Euridyce, s’est égaré dans son voyage parmi les morts pour la perdre définitivement. Kracauer y fait référence : « Tel Orphée, l’historien doit descendre dans le monde inférieur pour ramener les morts à la vie » (ibid., p. 79, trad., p. 140).

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Ce procédé lui permet ainsi de tenir dans son texte même la tension qu’il problématise entre l’historien et son temps et le fait aboutir à la figure de l’exilé et du nomade. Dans le dernier chapitre de son livre inachevé, Kracauer revient sur la définition de la réalité historique qu’il compare à la réalité photographique. Il redit ainsi son objectif : faire pour l’histoire ce qu’il avait fait pour la photographie. Caractériser la nature spécifique d’un espace inter- médiaire – une antichambre – qui n’a pas encore été reconnu comme tel. Et dans un dernier paragraphe sur les « anonymes », il cite à nouveau l’hérétique Érasme, puis loue la figure de Sancho Pança : un « homme libre » qui, dans l’interprétation qu’en donne Kafka, a un caractère d’utopie. Sancho Pança, parce que, comme Érasme, il indique la voie vers une utopique terra incognita enfouie dans les interstices de terres familières.39

39 Ibid., p. 216 sq., trad., p. 291 sq. ; et p. 14, trad., p. 67.

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