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La connaissance historique et le tempérament de l'historien

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La connaissance historique et le tempérament de l'historien

LOMBARDO, Patrizia

LOMBARDO, Patrizia. La connaissance historique et le tempérament de l'historien. Critique, 2011, no. 769-770, p. 451-453; 485-501

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:25618

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c Il n'y a pas le Passé, ce donné - le Passé, cette collection de cadavres dont l'hi torlen aurait pour fonction de retrouver tous les numéros pour les photographier un à un et les identifier », procla- mait Lucien Febvre dans son avant-propo à Trots Essais sur histoire et culture de Charles Morazé ( 1948). Suivons l'exhortation du fonda- teur de Annales - avec Marc Bloch - et reconnaiSsons le caractère vivant de l'hi tolre. Ce numéro de Critique entend montrer que, bien loin d'être aujourd'hui flnJe. comme l'annonçait Francis FUkuyama en 1989, l'histoire nou encercle - dan les événements mondiaux, les g ste quotidien , le mot que nous utilisons, dans les lieux, les livres, les journaux et les images. Et de même que les historiens des Annales s'engageaient à ouvrir les études hi toriques à la sociologie, l'anthro- pologie. la p ychologte, le arts et la littérature, nous avons fait appel à des auteurs v nus de plusieurs di clplines pour affronter des questions dont l'actualité nous touche, à travers leur appréciation de l'œuvre d'un historien Italien qui a fait siennes les préoccupations de Lucien Febvre et de Marc Bloch.

Carlo Gtnzburg, dont le travaux dépassent les limites discipli- naires et connaissent une renommée internationale remarquable, est un des pen eur les plus importants en Italie et bien au-delà de l'Italie.

Critique a voulu saluer la récente publication en français de quelques- un de es livres :Le Fil et les Traces. Vraifauxftcttj, paru chez Verdier à l'automne 2010; la nouvelle édition de Mythes emblèmes traces, eUe aussi chez Verdier (2010) ; t Peur, révérence, terreur. Quatre essats d'iconographie politique, qui paraîtra en 2011 aux presses du réel.

Sen !ble à plu leurs traditions, comme l'herméneutique et l'ap- proche philologique des écoles italienne et allemande, Ginzburg a pri- vllégt la microhistoire et l'histoire des mentalités. !;histoire culturelle a trouvé en lui un de es représentants le plus fervents, capable de conjuguer l'intérêt pour la sorcellerie, la magte et la religion, vues et vécue par de pay ans du XVI• siècle, avec l'histoire de l'art et de la littérature, les questionnements sur l'historiographie, la lecture atten- tive des textes les plus variés. Fid le à un appel célèbre d l'histoire des mentalité que Walter Benjamin a fait lui aussi retentir, Ginzburg a donné une volx à ceux qui étalent condamné au silence par c l'histoire des vainqueurs ,. .

Carlo Gtnzburg a surtout enseigné à Bologne et à Los Angeles, Il est invité de par le monde à tenir des conférences et on ne compte pas les langue dan le quelles ses livres ont été traduits ni les occasions que sa parole a eues d'éclairer un problème, proposer une réponse, expliciter une méthode. n pose des questions fondamentales sur le réel, le vécu, la transcription du passé, le sources, les traces des strates temporelles

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452 CRITIQUE

sur les mots et les choses, et l'empreinte énigmatique du présent sur tout ce à quoi nous touchons. ll fait surgir des documents les plus anciens la fraîcheur d'interrogations qui nous habitent aujourd'hui.

Comme il apparaît dans plusieurs articles de ce numéro, le terme même de trace est essentiel pour Gtnzburg. Figurant dans le titre de ses deux recueils récemment publiés en français, Le Fil et les Traces et Mythes emblèmes traces, il Indique un motif constant chez l'histo- rien : l'attention aux menus détails qui permettent d'approfondir une réalité devenue difficilement accessible. Cexamen des traces promet de nombreuses réverbérations : de l'enquête dans les archives aux dialo- gues insoupçonnés entre des textes d'époques différentes ou d'années rapprochées, aux sens qui s'empilent à travers les siècles dans un mot ou une expression. On en trouvera un bel exemple dans le texte que nous a confié Carlo Gtnzburg et qui paraît pour la premtère fois en français. « La lettre tue ,. : la trace Ici n'est qu'une petite phrase, mals l'historien la déplie dans le temps et dans les textes, suit les méandres de ses signiflcations. interprétations. amplifications et effets à partir des Confessions d'Augustin au début du IV" siècle, à travers des lectures bibliques et philosophiques, jusqu'au récit de Kafka, La Colonie péni- tentiaire, de 1914.

Les traces retentissent : au cœur de ce numéro. nous présentons aussi un texte d'Italo Calvino inédit en français. Paru dans le quotidien La Repubbltca en janvier 1980, peu après la publication de « Traces.

Racines d'un paradigme indiciaire "• l'un des essais les plus Importants de Ginzburg, l'article de Calvino ouvre un dialogue avec les hypothèses de l'historien.

Nous avons donc voulu suivre Ginzburg, nous mettre sur ses traces et signaler à nos lecteurs que son œuvre offre une belle possibi- lité de réfléchir aux contours changeants de la discipline historique. et de manière plus large, aux appels qu'elle lance à de multiples champs du savoir, entre la littérature, l'anthropologie. l'histoire des sciences et l'analyse juridique. Chacun y trouvera son compte : l'historien des mentalités, le journaliste, ceux qui s'interrogent sur le monde antique comme sur le monde contemporain, ceux qui s'intéressent aux arts visuels et ceux qui aiment les romans.

Les frontières disciplinaires sont trompeuses. Le vrai historien, tel le saint Antoine de Flaubert, veut se " blottir sur toutes les formes, pénétrer chaque atome, descendre jusqu'au fond de la matière"· ll étu- die des tableaux, des vases, des traces, mais aussi des textes relevant des genres les plus variés : archives, romans, textes philosophiques, traités, correspondances, manuscrits, commentaires. critique littéraire.

Ses objets sont multiples, mais l'intention de sa recherche est une : approcher le vrai, trouver le souffle du temps. dans l'équilibre entre l'enthousiasme de l'enquête et la distance critique -apporter la preuve.

Les tâtonnements et les changements de perspective ne sont-ils pas indispensables à une visée non dogmatique ? Car ceux qui pensent sont attirés par d'innombrables sollicitations théoriques et concrètes. Pour

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Carlo Gtnzburg, les débats universitaires trouvent leur prolongement dans la collection « Microstoria ,. qu'il a fondée chez Einaudi avec deux autres historiens, Giovanni Levi et Simona Ceruttl ; les irritations et les sympathies donnent l'envie de poursuivre une recherche ; les lacunes appellent la quête de preuves; l'étincelle d'une idée ne sera jamais aban- donnée, mais déclenchera une œuvre ultérieure. Et l'historien saura aussi se retourner sur les traces de sa propre recherche pour en faire un nouveau point de départ.

Une étincelle, c'est la trace du futur, elle devient un énième fil à tisser. Ainsi dans Le Peintre, Le Poète et L'Historien (2005) de Jean- Louis Comolli. Le cinéaste filme Carlo Gtnzburg dans la chapelle des Scrovegnt à Padoue, ses premiers pas, ses premiers sondages dans le

XIV" siècle, qui aboutiront à un nouveau livre : long plan-séquence de

vingt-six minutes sur l'historien, rarement interrompu par des gros plans sur les pages d'un volume montrant des images de Giotto. Gtnz- burg déambule dans la chapelle, regarde les fresques de Giotto et livre à haute voix la démarche de sa recherche. A partir d'une unique citation de Dante sur Giotto dans La Diulne Comédie, il construit des hypo- thèses sur les contacts entre le peintre et le poète, contacts qui, même si les deux artistes ne se sont jamais rencontrés, sont vastes et décisifs pour l'histoire des arts et des mentalités.

La chapelle des Scrovegni venait d'être restaurée en 2005. Dis- posées en bas et en haut des murs, les fresques illustrent des récits séparés qui néanmoins se suivent, se regardent d'une paroi à l'autre, cependant que notre œil doit prendre des angles et perspectives variés pour les contempler. Les couches de peinture étalées sur ces murs d'une époque lointaine font briller aujourd'hui les œuvres et les idées d'autrefois parmi lesquelles l'historien se promène pour les saisir et pour nous les restituer sous une forme qui n'est certainement plus la forme originaire, mais qui vit avec nous : ce petit lieu magntflque où Carlo Gtnzburg se promène n'est-il pas l'allégorie même de la recherche historique et de son lien au temps et à la vie ?

Patrizia LoMBARDO et Martin RuEFF

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La connaissance historique et le tempérament de l'historien

Comment naît une discipline ? Par quel formidable coup de dés la connaissance se ramifie-t-elle en différents champs d'investigation ? S'interroger sur les origines mentales, insti- tutionnelles, morales, d'une forme de savoir : voilà une étude qui relève de l'histoire. Carlo Ginzburg raconte le début anthropologique de toute recherche : l'homme a été chasseur et il a toujours examiné les traces, les empreintes ; déjà, dans les forêts et les clairières du monde primitif, il a exercé ses capacité mentales : observer, classer, comprendre à partir des moindres détails 1De l'histoire, relève aussi l'interroga- tion sur les méthodes et les moyens d'une discipline : Ginz- burg réfléchit constamment à l'état de l'histoire, aux dangers et espoirs qui l'ont accompagnée et l'accompagnent. Depuis longtemps, l'histoire n'est ni un enregistrement photogra- phique des événements, comme le pensait l'historicisme, ni

une accumulation de statistiques, comme le soutient la pure histoire quantitative. 'Lhistorien qui veut appréhender les objets et les procédés de sa discipline tâche de repérer les modèles épistémologiques qui ont surgi à un moment donné, ou, comme dans l'inédit « La lettre tue », présenté dans ce numéro de Crtttque, il retrace une trajectoire intellectuelle à partir du premier emploi d'un terme ou d'une expression, en saisissant ses transmutations et ses retentissements dans le temps.

Y a-t-il des tempéraments disciplinaires ? Un romancier traite-t-il un nom propre et des actions humaines comme les traite un historien ou un philosophe? Les regards des roman- ciers, des historiens et des philosophes sont innombrables.

Doit-on conclure que l'éparpillement est tel que toute catégo-

1. Je me réfère à un passage souvent cité du célèbre essai

«Traces», Le Fil et les Traces, trad. M. Rueff, Lagrasse, Verdier, 2010, p. 10 (désormais abrégé FT), publié en italien en 2006.

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rie générale est superflue ? Mais comment communique-t-on si l'on ne dispose pas de généralités à déployer et spécifier au moment voulu et en situation ? Tel est l'équilibre instable auquel on doit se tenir pour éviter à la fois l'absolutisme d'un universalisme écrasant, monocolore et monocentrique, et la négativité d'un relativisme despotique, sans valeurs et sans vérité. Le premier appartient à une manière de penser d'autrefois, le second à de « méchantes » attitudes nouvelles contre lesquelles Ginzburg veut défendre le métier d'histo- rien.

n

s'insurge souvent contre les néosceptiques contempo- rains qui voient toute activité humaine comme une fiction : cela ne l'empêche pas, dit-il, de travailler sur leur terrain et de les attaquer avec leurs stratégies mêmes, car il ne veut certainement pas les combattre au nom des « anciennes cer- titudes2 », et conjugue merveilleusement l'intelligence philo- logique des textes et le repérage de leurs oscillations et tâton- nements.

n

existe des « styles de pensée » qui caractérisent des époques et des groupes scientifiques, ainsi que le disait Lud- wik Fleck dans un livre de 1935 que Gtnzburg dit admirer3 : un style de pensée est l'ensemble des croyances reconnues par une collectivité scientifique et indispensables, selon cette collectivité, pour accéder à la connaissance. Dans ces dernières décennies, le style de pensée postmoderne, ou

« déconstruction », a assiégé plusieurs disciplines, provoqué des érosions au cœur même des savoirs, et mis en cause les notions de fait, de vérité, de réalité, de pensée. Pourtant, il n'y pas un seul style de pensée à une certaine période histo- rique, mais plusieurs, d'ou les débats, les incompatibilités et les incompréhensions qui sont le murmure de tout acte de connaissance. Quelle position prendre parmi ces bruits discordants ? Centrale ou marginale ? Et comment la définir lorsque, par exemple, ayant opté, comme Ginzburg, pour ce qu'il ressentait comme «marginal» à l'époque de ses premiers

2. C. Gtnzburg. Mythes emblèmes traces, Lagrasse. Verdier, 2010, Préface, p. 10 (désormais abrégé MET).

3. Voir L. Fleck, Genèse et Développement d'unjatt sctent!ftque.

trad. N. Jas, préf. de 1. Lôwy, postface de B. Latour, Paris, Les Belles Lettres, 2005. Ginzburg mentionne ce livre dans « La fiction est mauvaise. mals la réalité est pire,. (www.liberatlon.fr, 11 oct. 2010).

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travaux, la marge est devenue de plus en plus centrale grâce aux formes diverses de la microhistoire, et ne fût-ce que par le succès de son œuvre traduite en maintes langues depuis les années 1980 4 ?

Heureusement pour les historiens et les littéraires. Ginz- burg croit qu'il existe une connaissance historique. Comme le dit Robert Musil, que Ginzburg cite rarement, toute connais- sance relève de la vérité ou de la recherche de la vérité, que ce soit une connaissance des faits naturels ou une connais- sance, comme la littérature, « des motifs qui président aux faits éthiques 5 ».

Quel type de connaissance offre l'histoire ? Est-elle art ou science, se demandait déjà, au milieu du XIX" siècle, Hyp- polite Taine dans ses Essais de critique et d'histoire, tiraillé entre le projet scientifique du positivisme et l'attrait pour la littérature ? I.;œuvre immense de Ginzburg, si attentive au langage, aux textes, aux liens et aux démarcations entre la narration historique et la narration fictionnelle, pourrait être recueillie elle aussi sous le titre d'Essais de critique et

d'histoire, car les problèmes de critique se mêlent aux préoc-

cupations historiques, comme dans l'article sur le discours direct libre chez Stendhal {« I.;âpre vérité », FT). On pour- rait multiplier les exemples, mais il suffira de mentionner

«Détails, gros plan, micro-analyse » {FT). Dans cet essai de 2003, on ne saurait répartir les constructions selon qu'elles relèvent de l'histoire, de l'histoire littéraire, de la théorie du cinéma, ou de l'histoire de la réception critique des textes : la lecture de Siegfried Kracauer - notamment de ses contra- dictions sur l'historicisme et la photographie dans sa Théorie du cinéma et dans un ouvrage posthume, History. The Last Things Bejore the Last - est tressée avec des analyses de Proust ou de Flaubert sur le regard distant comparé à la pho- tographie. Des textes de nature différente sont rapprochés ; ils témoignent des oscillations des parcours, des circuits des points de vue, et de leur manière de se frotter pour ainsi dire au temps.

4. «[ ... ]pour différentes raisons, les thèmes dont je m'occupe sont

passés de la périphérie au centre de la discipline» (MET, p. 14).

5. R. Musil, «La connaissance chez l'écrivain. EsquisseEssats, trad. P. Jaccottet, Paris, Éd. du Seuil, 1978, p. 83.

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Les dates : pourrait-on imaginer une histoire sans dates ? Des catalogues de l'École des chartes, fondée en 1821, et des tableaux chronologiques de Jules Michelet aux références et notes de bas de page des philologues, ou aux documents des positivistes, l'historien navigue dans les chronologies : les arcWves et les bibliothèques représentent son lot quotidien.

Les chronologies ont une valeur causale pour Ginzburg : elles se situent à la fois horizontalement sur l'axe synchronique et verticalement sur l'axe diachronique, ou plus exactement sur une construction alternée où la synchronie des événe- ments étudiés est soudainement interrompue par une per- cée diachronique ou vice versa. Considérons encore l'essai

« Traces » avec ses fils de recherche qui peuvent être compa- rés, dit Ginzburg, « aux fils d'un tapis » (MET, p. 277). Une première partie, subdivisée en sections, examine les corres- pondances entre la méthode de l'historien de l'art Giovanni Morelli, celle de Freud et celle de Sherlock Holmes, le prota- goniste des romans de Conan Doyle. Le connotsseurshtp, la théorie de l'inconscient et les intuitions du détective datent tous de la fin du XIX" siècle. r; analogie entre ces trois méthodes vise à mettre en lumière un nouveau paradigme épistémolo- gique fondé sur la valorisation de détails qui à première vue semblent insignifiants, mais qui permettent d'atteindre une connaissance profonde, comme les oreilles et autres détails picturaux dans les catalogues de Morelli permettent l'attri- bution exacte d'un tableau. {;analogie est donc justifiée avant tout par la proximité chronologique. De la datation des lec- tures que Freud a pu faire de Morelli, se déduit l'idée que le fondateur de la psychanalyse n'a pas pu ne pas être frappé par cette méthode fondée « sur les écarts, sur les faits margi- naux considérés comme révélateurs» (MET, p. 230).

La deuxième partie de l'essai explicite la disposition mentale de l'être humain comme chasseur : la formule dia- chronique par excellence,« pendant des millénaires» (MET, p. 233), indique un archétype anthropologique qui perdure dans tout type de chasse ou de recherche décWffrant à partir de traces, notamment dans le savoir Wstorique. r; Wstoire est restée une science sociale particulière, « irrémédiablement liée au concret» (MET, p. 251). Le parcours millénaire de l'homme à travers les traces est ponctué de rappels diachro- niques, de visions rapides, à vol d'oiseau. Ainsi, d'Hippocrate,

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Ginzburg passe au corpus hippocratique et à une polémique,

« destinée à durer jusqu'à nos jours » (MET, p. 149), sur le caractère incertain de la médecine du V" siècle av. J. C. ; le paradigme scientifique de Galilée apparaît ; suivent les débats sur la science médicale du .xvme siècle. Les considé- rations sur les écrits de Cabanis et sur l'invention même du terme de « serendlplty » de la part d'Horace Walpole, l'auteur célèbre de romans gothiques. permettent de tirer un fil, car le terme, qui vient d'un recueil de nouvelles paru à Venise au milieu du XVI0 siècle. Peregrlnagglo dl tre glovanl flgliuoll del re dl Serendlppo, désigne les découvertes imprévues où le hasard et l'intelligence se conjuguent ; Voltaire s'inspire de ces nouvelles et son personnage de Zadig explique sa lecture des traces. Le fil continue sur l'axe vertical jusqu'à Poe et Conan Doyle et, comme l'indique Ginzburg, sur l'axe hori- zontal par des œuvres du début du xvm• siècle, lesquelles établissent des hiérarchies de crédibilité dans les savoirs. La troisième partie de l'essai de Ginzburg parvient, non sans passer de l'Europe à l'Asie, à indiquer les formes les plus consolidées du paradigme cognitif opposé aux oreilles de Morelli, la science galiléenne, fondée sur la généralisation, jusqu'aux modes de repérage de l'identité des individus, notamment des criminels, utilisée par le pouvoir étatique, et jusqu'à la méthode des empreintes digitales de Galton.

Voyage vertigineux ! Les époques. les noms, les dates, les notes, les renvois à des textes de périodes et d'auteurs diffé- rents. les suppositions, les questions, les explications, mille détails (l'essai cite Warburg en épigraphe : « Dieu est dans les détails»), tout cela, échafaudé sur les catégories structu- ralistes des axes synchronique et diachronique, montre que l'histoire est une connaissance du concret. On voit pour ainsi dire la table de travail de l'historien, couverte de livres, de feuilles, de notes, de fiches : c'est la toile dont il faut tisser les fils. On peut alors reprendre les fils et relancer la ques- tion fondamentale sur la recherche historique : peut-elle et doit-elle être une science à part entière ? Ginzburg conclut, dans cet essai de 1979, qu'un savoir fondé sur la flexibilité du paradigme indiciaire ne peut pas et ne doit pas avoir la rigueur des sciences de la nature.

ll est certes impossible de rendre compte de toutes les références riches de suggestions « tissées » par Ginzburg dans

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l'essai sur les traces. Ce que j'aimerais souligner, c'est sa manière de procéder. qui me semble un exemple de ce que Ginzburg nomme son utilisation des stratégies de l'ennemi, à savoir les pratiques de close reading. typiques des analyses postmodernes, au cœur même des matériaux de bibliothèque entassés par l'Wstorien. En effet, le gros plan sur un détail et surtout l'irradiation de renvois, de citations et de digres- sions filées n'est pas sans ressembler aux techniques de la

« déconstruction », mais le but s'en détache complètement : la déconstruction de Paul de Man et la métaWstoire de Hay- den White se fondent sur les ruses de la rhétorique, laquelle serait toujours aux aguets en dépit des intentions des auteurs et fragmenterait inévitablement tout discours et tout savoir.

Le parcours de Ginzburg en revanche, tout en instaurant des sauts Wstoriques et des associations latérales, est construc- tif. On l'a vu, il reconstitue des connexions entre événements d'ordres différents. Les fragments- si l'on peut qualifier de fragmentaire une belle étude convoquant plusieurs textes, disciplines et temporalités- sont ici dirigés par le tissage des fils qui se relient dans un ensemble, « un tapis », comme le suggère la métaphore explicitée par Ginzburg, dont la figure montre la valeur des traces, les oppositions épistémologiques et l'importance de l'intuition dans la recherche. En effet, la dispositio étourdissante, chère à Ginzburg, dans « Traces »

comme dans maints autres essais, est redevable aux stra- tégies textuelles en ce que, pour ainsi dire, elle amplifie le mode de pensée par vagues ou par épanchements successifs typique de Walter Benjamin, lequel, par exemple, pour parler de l'intériorisation de la violence de la vie métropolitaine dans la perception et dans la mémoire au xrx<' siècle, peut rappro- cher Bergson, Proust, Freud, Poe, Baudelaire, Marx et Engels.

Certes, ce style proche de Walter Benjamin n'est pas le seul utilisé par Ginzburg. J'en mentionnerai deux autres : le mode d'une narration personnelle et le mode du procès- verbal. ll me semble que tous ces styles convergent vers un but important : montrer qu'il n'y a pas de règles préalables, ou qu'elles sont très élastiques. On n'apprend pas le métier d'Wstorien en appliquant des normes fixées à l'avance. Ainsi les pages de Ginzburg sur la nature de sa discipline rap- pellent souvent une expérience personnelle qui n'est qu'une des formes du caractère concret de l'Wstoire. Ginzburg

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«raconte» la manière dont des rencontres souvent fortuites, dans des contextes culturels précis et datés, ont déterminé ses choix, son goût pour la philologie, sa passion pour les récits, sa méfiance pour le scepticisme postmoderne, son attention aux points de vue différents dans les narrations : Arnaldo Momigliano, Arsenio Frugoni, Les Rots thauma- turges de Marc Bloch, les grands écrivains du~ siècle, etc., marquent des étapes cruciales. Ginzburg aime à parler des bifurcations qui parsèment sa recherche, des « lâchetés » volontaires ou involontaires qui, revisitées, approfondissent les questions. Des détours inattendus, par exemple, de ses études du sabbat à son intérêt pour Piero della Francesca, lui ont fait soudain comprendre qu'il y a des rapports entre des projets différents. Cesprit du chercheur subit des tirail- lements incessants entre la morphologie et la chronologie, entre l'envie d'élargir ou de rétrécir les frontières de sa dis- cipline6.

Les conjectures

Une forme de savoir comme l'histoire, liée à l'expérience quotidienne - ou comme l'histoire de l'art, liée à une conver- gence de raisons esthétiques. symboliques et pratiques -. ne se fonde pas sur des règles inamovibles, mais sur l'impondé- rable de l'intuition. Pour Ginzburg, elle ne peut et ne doit pas être scientlflque comme les sciences de la nature, mais elle a un but de vérité. Cexamen des possibilités fait partie de la réalité historique, et l'historien est obligé de faire des conjec- tures, affirme Ginzburg dans « Preuves et possibilités » (FT), la préface de 1984 à l'édition italienne du Retour de Martin Guerre de Natalie Zemon Davis.

Les possibilités chez Ginzburg semblent viser deux types de vérités qui ne sont pas étanches : l'une propre- ment historique - la chronologie et les séquences causales - et l'autre morale ou même politique - l'envie de faire jus- tice, dans le passé comme dans le présenF, car l'historien

6. C. Ginzburg, c Chistorien et l'avocat du diable,., entretien avec C. illouz et L. Vidal, Genèses, n• 53 et n• 54, déc. 2003 et mars 2004.

7. Voir C. Ginzburg, Le Juge et l'Htstorten. Constdérattons en marge du procès Sojrt, Lagrasse. Verdier, 1997 (éd. italienne, 1\rrin,

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s'inscrit dans le souhait de Walter Benjamin et veut écrire une histoire qui ne soit pas celle des vainqueurs, mais celle des opprimés.

La voie de la connaissance historique est donc attachée aux sources, documents ou témoignages de toute sorte- com- plets ou incomplets, écrits, oraux ou visuels, authentiques ou falsifiés, fiables ou non fiables, uniques ou multiples. Chisto- rien ne peut pas se passer des archives, de papier ou légen- daires, car l'histoire des mentalités à fait beaucoup pour dila- ter la notion même de document et son degré de véridicité, qui va du faux au falsifié, du vraisemblable au possible et au vrai.

Ginzburg est connu surtout comme historien du

XVI" siècle et de la sorcellerie, mais son investigation s'étend à maintes périodes différentes. Quelques-uns de ses essais touchent au

xxx.e

siècle, comme l'article sur Stendhal8, et ses références à de grands écrivains du

xxx.e

siècle sont multiples.

Et pour cause, car de nombreux romanciers de cette époque ont réfléchi au problème de la narration historique et de la vérité positive, à l'histoire des grands événements politiques et militaires et à l'histoire des mœurs, ou des mentalités des individus et des sociétés : Manzoni est mal à l'aise avec ce qu'il voyait comme l'écart entre le récit historique et les conjectures ( t< Preuves et possibilités ,., FT, p. 467) ; Balzac se voit comme l'historien des mœurs (FT, p. 469) ; la pho- tographie a offert à Flaubert « la possibilité d'élaborer une série d'expériences cognitives et narratives ,. ( « Détails, gros plan, micro-analyse,., FT, p. 355) ; Stendhal suggère le lien qui existe entre ses héros isolés, leurs illusions et les impli- cations historiques de leurs aventures ( « Câpre vérité ,., FT, p. 259-260). Combien de fois lit-on dans les essais de Ginz- burg que les écrivains réalistes ont « lancé le défi ,. qui devait intéresser les historiens du siècle suivant !

Einaudi, 1990).

8. À part « };âpre vérité un autre essai développe un motif stendhalien : « Sur les traces d'Israël Bertuccio dans Le Fil et les Traces, montre comment une référence à un nom dans Le Rouge et le Notr peut plonger l'historien dans une quête de détective tendue à éclatrctr le mystère d'une identité pour arriver enfin à un personnage du

Xlv" siècle, Bertuccio lsarello.

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Le tempérament d'historien de Ginzburg - comme on parlerait du tempérament d'un peintre - me paraît caracté- risé par le penchant pour des idées fondamentales dans la pensée de l'histoire au xoce siècle : ce penchant consiste en la foi dans le document et dans les chronologies. Dans « Des- cription et citation», en parlant de l'ekphrasis comme objec- tif des récits historiques, il remarque que pour les Anciens la vérité historique se fondait sur la vivacité des procédés rhétoriques, « pour nous sur les documents » (FT, p. 34) : Taine s'était exprimé de manière analogue dans le texte qui fit scandale au concours de l'Académie en 1854, EEssat sur Tite-Live. La foi en le document n'est pas simpliste, car Ginz- burg sait, par exemple, qu'il ne dispose que d'un document exceptionnel, comme la seule pièce du procès de Menocchio dans le Frioul du XVIe siècle 9• ou des sources écrites d'un seul groupe, comme les inquisiteurs de Modène du ~ siècle.

Cette documentation biaisée lui est utile pour reconstituer les cultures orales des paysans ; l'histoire des opprimés devient intelligible à travers celle des vainqueurs. Car les archives parlent : leurs voix étaient entendues par des historiens dif- férents mais emblématiques du siècle qui fonda l'histoire comme discipline, Michelet et Taine ; la libido du document est consubstantielle au corps de l'historien.

Les documents sont des traces : dans la préface à son His- toire de la littérature anglaise (1864), Taine disait déjà que les traces témoignent de l'existence de quelque chose et ont un niveau d'abstraction plus grand que la chose même, car elles demandent à être lues, étudiées, expliquées : « Lorsque vous tournez les grandes pages d'un in-folio, les feuilles jau- nies d'un manuscrit, bref un poème, un code, un symbole de foi, quelle est votre première remarque ? C'est qu'il ne s'est point fait tout seul. Il n'est qu'un moule, pareil à une coquille fossile, une empreinte. » Certes l'historien positiviste pense que la compréhension historique saisit les grandes forces maîtresses, alors que le paradigme indiciaire de Ginzburg, issu de la méthode des « oreilles » de Giovanni Morelli, est fondé sur la valeur de ce qui semble marginal - ce que Cal-

9. Il s'agtt du célèbre Ilformaggio e i vermi. Il cosma dt un mugnaio del' 500, Thrtn, Einaudi, 1976; Le Fromage et les Vers. !:univers d'un meunier du XVI" siècle, Paris, Flammarion, 1980.

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vino, dans son article de 1980 publié pour la première fois en français dans ce numéro de Critique, appelle « le savoir indiciaire et individualisant » qui « se présente pour nous sous la forme d'une oreille ».

Les archives: croce e delizia de l'historien l !;essai« Sor- cellerie et piété populaire », dans Mythes emblèmes traces, présente ainsi le cas de la paysanne Chiara Signorini, accu- sée de sorcellerie à Modène en 1519, et il est typique de ce que j'ai appelé le style du procès-verbal : l'historien a en main un matériau, plonge dans les documents écrits ou dictés par l'Inquisiteur, le frère Bartolomeo de Pise, afin de dévoiler les techniques d'accusation et les tortures par lesquelles le juge oblige la jeune femme à dire ce qui l'amènera à être condam- née. Ginzburg suit la chronologie dès les premières accusa- tions en décembre 1518 jusqu'aux nombreux interrogatoires et aux témoignages contre Chiara et son époux, détaillant les questions du juge et les réponses de l'accusée. La transcrip- tion de plusieurs passages des documents, ainsi que les notes de bas de page, accompagnent le compte rendu étape par étape. Aucune tentation de faire de la matière de ces archives une fiction littéraire, à la manière des biographies de Natalie Zemon Davis : les fiches sont sèches, juridiques, positives.

Le cas ne se limite néanmoins pas à la pure transcription, car il est encadré par des problèmes parfaitement historiques de causalité : le mystère d'une documentation irrégulière - très dense pour les années 1518-1520, et absente pendant plu- sieurs années - et la grande probabilité que l'Inquisiteur Bar- tolomeo de Pise soit l'auteur d'un traité sur la sorcellerie, Quaestlo de strigibus. Faut-il en déduire, se demande Ginz- burg, que l'intérêt pour la sorcellerie chez cet Inquisiteur était préalable à son activité à Modène ou, au contraire, que son expérience de la sorcellerie dans cette région « le porta, dans un premier temps, à la répression pratique et, dans un deuxième temps, à la réflexion théorique » (MET, p. 25) ? Quelle est la cause initiale et déterminante sous-Jacente à un phénomène, ici la répression de la sorcellerie ? Evénements, dates et causes : il s'agit de l'histoire telle qu'elle est définie au XIX" siècle : d'un côté l'érudition documentaire, de l'autre les alternatives problématiques. D'un côté la chronologie, de l'autre la morphologie. comme chez Lévi-Strauss, suggère Ginzburg ; et surtout la tension entre les deux.

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r.:

article sur la sorcellerie est exemplaire de ce que Ginz- burg appelle hypothèses ou conjectures en histoire. Le travail de l'historien vise à resserrer le plus possible l'hypothèse vers un maximum de vraisemblance factuelle. La reconstitution de pièces oscille entre le goût pour les dates et la recherche des causes, deux marques de l'héritage d'un style de pensée en histoire typique du ~ siècle. En exposant les difficultés relatives à la documentation des procès de Modène, Ginz- burg laisse percer le regret positiviste : « Malheureusement, l'état fragmentaire dans lequel nous est parvenu le matériel et surtout les lacunes [ ... ] rendent difficile une détermina- tion précise des motifs de cette intensification de l'activité de persécution et de répression de la sorcellerie par l'Inquisi- tion de Modène~ (MET, p. 24). Malheureusement... d!fftcile une détermination précise : le rêve de l'historien consiste dans l'espoir que les éléments soient tous à sa disposition pour la vérification. Faute de cela, les hypothèses doivent être constituées « sur la base d'inductions et d'associations plau-

sibles~. passant ensuite du plausible au vraisemblable ou au vrai. Certes, Ginzburg indique la différence entre le juge et l'historien : pour le premier, la marge d'incertitude est pure- ment négative, pour le second, qui parsème son analyse de

«peut-être ~. «très probablement», «on peut conjecturer ~.

etc., « elle amorce un approfondissement de recherches » («Preuves et possibilités ~. FT. p. 453). Mais l'historien est malheureux lorsqu'il ne peut pas disposer d'une détermina- tion précise, lorsqu'il ne peut pas choisir« entre deux inter- prétations auxquelles les documents donnaient la même valeur ~ (« Sorciers et chamans ~. FT, p. 444), et, puisque plusieurs remarques sur les possibilités en histoire viennent de la préface au livre de Natalie Zemon Davis, j'ose dire que l'historien formé par l'approche philologique d'Arnaldo Momigliano est un peu plus malheureux que l'historienne éprise de « fictions ~ dans les archives.

Le tempérament y est pour quelque chose, car il y a des historiens qui, dans les archives, cherchent la saveur des vies romanesques, et d'autres qui cherchent des preuves, avec la conviction que le récit historique est nécessairement autre que le récit littéraire. Il y a des historiens qui aiment les romanciers du ~siècle car ils poussent à la compréhension de problèmes historiques, et parce que leurs romans, sans

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être des documents historiques. sont imprégnés d'histoire (Préface, FT, p. 13).

{;historien chasseur a besoin d'éléments tangibles pour construire ses hypothèses, d'oreilles infinitésimales.

La même soif du document qui lui fait dire « malheureuse- ment » devant les lacunes est apaisée lorsque les conjectures sont plus proches de la preuve et que les dates déterminent clairement des causes. Reprenons l'essai « Traces ». Ginz- burg part de l'importance du détail imperceptible : l'oreille de la recherche philologique de Morelli. Ginzburg explicite ses hypothèses : Freud mentionne Morelli à deux reprises. Le goût de la chronologie impose à l'historien de dater ces« ren- contres » : pour la première, malheureusement, « on ne peut faire que des conjectures», 1895 ou 1896, tandis que, heu- reusement. il « est sans doute possible de dater la seconde rencontre de Freud avec les écrits de Morelli avec une plus grande précision » (FT, p. 228) : cela a dû être autour de 1898, probablement lorsque Freud est tombé sur un exem- plaire du livre de Morelli dans une librairie milanaise. Par- lant des hypothèses en histoire et commentant la métaphore de Natalie Zemon Davis sur « le laboratoire de l'historien »

(« Preuves et possibilités », FT. p. 477). Ginzburg souligne la valeur de ces expressions qui, comme « peut-être », « il me semble», etc., signalent l'étendue des possibilités perçues par l'historien et orientées vers la preuve factuelle : entre la première et la seconde datation des lectures que Freud aurait faites des écrits de Morelli, le « peut-être » s'affaiblit et la tem- pérature monte vers plus de certitude.

Ainsi, pour Ginzburg, la conjecture, qu'il appelle parfois expérience mentale, est liée au document, naît du problème des lacunes à combler, se déploie à partir d'associations tex- tuelles : elle n'a rien à voir avec les hypothèses contrefactuelles qui sont à proprement parler des expériences de pensée. Ces conjectures ont fait l'objet d'autres types de recherche, rele- vant un autre « style de pensée » dans les sciences humaines.

Dans son Plausible Worlds. Possibtllty and Understanding in Htstory and in the Social Sciences (Cambridge Univer- sity Press, 1991), Geoffrey Hawthorn a fait des hypothèses contrefactuelles à propos de trois modèles d'événements relatifs à l'histoire culturelle, l'histoire politique et l'histoire de l'art: l'un de longue durée, les épidémies en Europe entre

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542 et 767 et en 1352 ; un autre dans le court terme, l'occu- pation de la Corée décidée par Truman à l'automne 1945 ; enfin, un cas de moyen terme offert par le travail du peintre Duccio au début du

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siècle.

Les hypothèses contrefactuelles ne se formulent pas dans des expressions dubitatives, mais dans des phrases hypo- thétiques : elles abandonnent les « peut-être » pour s'ériger sur la conjonction « si », surtout lorsqu'elles se conjuguent à l'imparfait du subjonctif ou du conditionnel. {;historien est celui qui fait la différence entre l'indicatif et le conditionnel, dit Ginzburg dans un débat de 2009 avec le réalisateur Jean- Louis Comolli 10, à propos du film [;Affaire Sofri (2001), ins- piré du livre Le Juge et l'Historien. Le but de Ginzburg est de révéler les mensonges et les lacunes des documents du procès contre Adriano Sofri, comme il l'avait fait dans sa lec- ture des archives de l'Inquisition : il travaille au service de la vérité et de la justice, deux valeurs - morale et politique - qui se recoupent. Cétude du passé et la précision philologique sont ici des moyens excellents pour prendre position dans le monde contemporain, établir les responsabilités et défendre les innocents.

Mais Ginzburg tient aussi à démarquer le conditionnel de l'indicatif dans ses essais sur les méthodes et problèmes de l'historiographie, et il sympathise avec les réflexions de Manzoni sur le roman historique. Cécrivain du XIX" siècle,

«très en avance sur son temps», sait que, malheureusement, l'histoire doit parfois se servir du « vraisemblable », mais invite à bien distinguer « les parties certaines et les parties hypothétiques »(« Preuves et possibilités», FT, p. 473-475).

Toutefois, on peut concevoir des abstractions qui servent la connaissance historique. Les expériences de pensée dans les sciences humaines entrelacent le conditionnel et l'indi- catif: on y envisage des possibilités qui n'existent pas mais pourraient exister, ou qui n'ont pas existé mais auraient pu exister. Par cet exercice analytique, on parvient à rendre

10. « Justice et InquiSition "· http://1Jlle1tv.univ-1Ulel.frMdeos/

Video.aspx?ld=73dbbd7b-5556-4b52-b649-040557562baf, visité le 21 mars 2011. Adriano Sofri, ancien dirigeant du groupe d'extrême gauche Lotta Continua fut condamné en 1997 pour le meurtre du commissaire Calabresi (1992).

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compte de causalités différentes ainsi que de la grande variété des interprétations possibles des événements humains. Plus on examine les interprétations diverses, plus on raisonne sur des arguments contrefactuels, et plus l'on est en mesure de comprendre que la plupart des causes et de leurs conditions sont accidentelles.

n

s'agit de causes qui ne sont liées ni à une philologie textuelle, ni à l'envol des siècles (les grands axes diachroniques), ni aux rapprochements chronologiques (les dates de Freud ou des procès de sorcières), mais aux contingences d'un ensemble de facteurs - politiques. socio- logiques, démographiques, culturels, personnels, etc. - et à leur croisement 11

r.:

analyse de cet ensemble de raisons et de leurs variantes permet de mieux appréhender le phénomène étudié et de repérer des lois générales.

Dans la conclusion de l'essai de 2004 « Family Resem- blances and Family Trees : 1\vo Cognitive Metaphors » (Cri- tical Inquiry, n° 3, printemps 2004). Ginzburg signale, non sans auto-ironie, ses propres mutations de perspective, d'une position philologique attentive aux exceptions les plus menues, à une compréhension plus générale des asymétries entre les normes et les exceptions. Néanmoins, l'essai me paraît construit. avec l'intelligence et l'érudition habituelles de Ginzburg. grâce à des associations et des retentisse- ments textuels ; les derniers mots, invoquant une « straté- gie de recherche » fondée sur les erreurs. les fissures et les confusions, ont une saveur déconstructionniste. Mais, dans la pratique de la recherche, même l'ombre la plus pâle de la conjecture contrefactuelle dérange Ginzburg, car les possi- bilités s'inscrivent toutes dans le réel concret ou dans des lignes de conjecture remplissant des lacunes telles que celles dont parlait Manzoni. Dans « Microhistoire : deux ou trois choses que je sais d'elle » (FT). les conditionnels de l'irréalité

11. Dans les chapitres théoriques sur les contrefactuels, Hawthorn considère la défaite du Labor Party aux élections générales en 1983 : si l'on décline une série de scénarios qui s'attachent à des causes différentes, on peut voir par exemple que la défaite n'aurait pas eu lieu si le nombre des inscrits n'avait pas diminué depuis trente ans ; si le parti ne s'était éloigné des trade unions ; mals aussi que« la réduction des employés dans l'industrie à partir de la pointe maximale atteinte en 1950 », déterminée par des choix gouvernementaux, « n'était pas inévitable" (Plausible Worlds, op. ctt., p. 14-15 et p. 157-158).

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lui semblent aboutir au« nez de Cléopâtre», comme la petite phrase de l'historien George Stewart sur la bataille de Gettys- burg, qui imagine que, si le résultat de celle-ci avait été diffé- rent, l'existence de deux républiques rivales aurait empêché l'intervention des États-Unis dans les deux guerres mondiales et donné un autre cours à l'histoire du xxe siècle. Certes, la remarque rapide de cet historien, que Ginzburg cite parce qu'il fut le premier, en 1959, à adopter le mot microhistoire pour définir son travail (FT, p. 362), n'est pas un exemple des raisonnements contrefactuels dont parle Hawthorn, car elle ne se développe pas dans une analyse ; mais l'irritation de Ginzburg signale sa méfiance envers les conditionnels.

Pourtant, les hypothèses contrefactuelles, étudiant les causalités historiques, aident à répondre à la question :

« pourquoi ? », et à trouver des généralités hors norme qui expliquent certains phénomènes. Les adeptes de cette manière d'analyser, s'éloignant encore plus que Ginzburg des néosceptiques, conçoivent des fictions, imaginent des faits et des situations pour mieux comprendre le monde. Ils sont les vrais héritiers de Robert Musil car, comme lui, ils croient que le sens du possible est une disposition créatrice qui peut avoir des conséquences remarquables et faire « appa- raître faux ce que les hommes admirent et licite ce qu'ils interdisent 12 ». Comme Musil, ils perçoivent ce que Calvino suppose en parlant des traces de Ginzburg, à savoir que le modèle cognitif scientifique logico-mathématique n'est pas toujours si opposé que Ginzburg le croit au modèle du savoir particulier, et que l'histoire, comme la littérature, est une connaissance « des motifs qui président aux faits éthiques».

Si le tempérament de Ginzburg ne le rendait pas parti- san du concret et héritier du réalisme, non seulement il serait plus sensible aux possibilités de Musil, mais il aurait aussi trouvé un autre fil à sa lecture passionnante de Stendhal dans « Lâpre vérité. Un défi de Stendhal aux historiens ».

Lhistorten comprend la complexité de Stendhal, l'attrait de l'écrivain pour l'histoire des émotions humaines qui lui fait dépasser la position historiciste de Balzac (FT, p. 251) ; sur- tout, Ginzburg saisit le défi des glissements abrupts, sans

12. R. MusU, .C:Homme sans qualités, trad. P. Jaccottet. Parts, Éd.

du SeuU, 1979, t. 1, p. 18.

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ponctuation, de la troisième à la première personne, qu'il appelle : « le discours direct libre 13 ». les irruptions soudaines de la voix des personnages, qui, « ne laissant pas de traces documentaires », provoquent des questions narratives « et attirent de possibles documents » (FT, p. 273). Élargissant la lecture historiciste d'Erich Auerbach dans le célèbre essai de Mimésis sur Stendhal, Ginzburg capte les implications du style et prédit la portée d'un procédé narratif « interdit aux historiens», procédé «né pour répondre, sur le terrain de la fiction à une série de questions posées par l'histoire » (FT, p. 273), et prometteur de solutions nouvelles pour la narration historique. On pourrait ajouter un autre défi lancé par l'ironie de l'écrivain épris de logique aux amis des cau- salités chronologiques. Les grands personnages de Stendhal raisonnent sur leurs actes et émotions, ils tissent des hypo- thèses non pas pour rapporter les faits, mais pour les forger, avec la disposition créatrice dont parle Ulrich dans I.:Homme sans qualités. Comme Musil un siècle plus tard, Stendhal a le sens du réel et du possible à lajois.

I.;âpre vérité de Stendhal offre le roman comme miroir du monde et imagination à la fois. Ses romans sont des expé- riences de pensée qui élaborent des causes à partir de l'hypo- thèse de personnages et d'aventures complètement« Impos- sibles », «irréels» dans son siècle. !;imagination de Julien, si souvent mentionnée dans Le Rouge et le Noir, travaille un réseau complexe de motifs ; les phrases hypothétiques déploient à la fois des conditions réelles, possibles et impos- sibles. Elles s'enchaînent souvent et pour ainsi dire s'infiltrent grâce à l'humeur « subjonctive » du discours indirect libre, si fréquent chez Stendhal : plus complexe que le discours direct sans guillemets, qui séduit l'historien conscient du présent et du passé irrémédiablement perdus, et en quête de la voix vive du document et de sa transcription, le discours indirect libre projette plusieurs perceptions à la fois- de personnages différents ou du narrateur et d'un personnage. Défi remar- quable à toute narration, le discours indirect libre tresse des séries différentes d'interprétations et de motifs et s'entrelace

13. Ginzburg renvoie en note à l'article de J. T. Booker, « Style direct libre. The Case of Stendhal ,., Stanford French Review, vol. 9, no 2, 1985 (cité dans FT, p. 261).

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LA CONNAISSANCE HISTORIQUE ... 501 aux conditionnels, comme au moment où Julien, après avoir conjecturé un comportement distant qui le mettrait à l'abri des offenses des riches, se laisse aller, caché dans les bois des Alpes, à ses rêveries d'amour et de gloire, et s'imagine à la conquête de Paris. Le narrateur prend la voix du person- nage et se fait complice tendre et ironique de ses rêves, rien que par le démonstratif « cette ,. au début de la citation :

Au milleu de cette obscurité lmmense, son âme s'égarait dans la contemplation de ce qu'Il s'imaginait rencontrer un jour à Paris.

C'était d'abord une femme bien plus belle et d'un génie bien plus élevé que tout ce qu'Il avait pu voir en province. n aimait avec pas- sion. Il était aimé. S'Il se séparait d'elle pour quelques instants.

c'était pour aller se couvrir de gloire. et mériter d'en être encore plus aimé(« Un voyage,., chap. xu).

La série des « si ,. de Julien est réfractée par l'interven- tion du narrateur dans le paragraphe qui suit immédiate- ment, emboîte des hypothèses et lance un double contrefac- tuel convoquant les conjectures des personnages fictionnels et les suppositions des auteurs de récits : « Même en lui supposant l'imagination de Julien, un jeune homme élevé au milieu des tristes vérités de la société de Paris eût été réveillé à ce point de son roman par la froide ironie ; les grandes actions auraient disparu avec l'espoir d'y atteindre ... ,.

C'est surtout par les conditionnels que Le Rouge et le Noir lance des défis qui, au cœur même de l'écart entre les individus isolés et l'histoire « qui bouleverse et humilie leurs illusions» (FT, p. 273), proposent le modèle cognitif de l'ex- périence de pensée.

Car il y a le tempérament des chasseurs et celui des

« ergoteurs 14 », et ceci aussi aurait pu être une question d'oreilles.

Patrtzia LoMBARDO

14. Selon un terme heureux de Léon Blum. Voir Stendhal et le Beylisme, Paris, Albin Michel. 1947, p. 140-141.

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